[14,0] BIBLIOTHÈQUE HISTORIQUE DE DIODORE DE SICILE. LIVRE QUATORZIÈME. [14,1] I. Tous les hommes souffrent naturellement avec impatience le mal que l'on dit d'eux. Et, en effet, ceux mêmes dont la méchanceté est tellement manifeste qu'il est impossible de la nier, s'indignent cependant dès qu'on leur adresse des reproches et cherchent à justifier leur conduite. Tout le monde, mais surtout ceux qui aspirent au pouvoir ou à une fortune élevée, doivent donc éviter avec soin le reproche d'une mauvaise action; car, exposés par l'éclat de leur position à tous les regards, il leur est impossible de cacher leurs torts. Aucun homme placé au-dessus des autres ne doit espérer échapper au reproche d'une faute qu'il pourrait commettre. Et s'il parvient pendant sa vie à échapper à la réprobation qui frappe les méchants, qu'il sache que la vérité éclatera un jour et qu'elle fera connaître ouvertement tout ce qui avait été jadis tenu secret. C'est déjà une punition pour les méchants de laisser après eux, à la postérité, un souvenir ineffaçable de toute leur vie. Quand même il n'y aurait après la mort pour nous que le néant (ainsi que quelques philosophes l'insinuent), la vie n'en serait cependant que plus misérable, si elle ne devait laisser qu'une mémoire odieuse. Le lecteur trouvera, dans les détails du livre suivant, des preuves évidentes de la vérité de ces réflexions. [14,2] II. Les trente tyrans établis dans Athènes plongèrent, par leur ambition, la patrie dans de grands malheurs; et après avoir eux-mêmes perdu le pouvoir, ils ont laissé un opprobre éternel attaché à leurs noms. De même, les Lacédémoniens s'étant acquis sur la Grèce une suprématie incontestée, en ont été dépouillés du moment où ils voulurent commettre des actes injustes envers les alliés. Les chefs conservent leur autorité par des sentiments de bienveillance et d'équité; ils la perdent par leur injustice qui excite le ressentiment des subordonnés. Denys, tyran des Syracusains, offre un exemple analogue : pendant toute sa vie il était en butte à des conspirations, et la crainte d'être assassiné lui faisait porter sous sa tunique une cuirasse de fer. Enfin, la mémoire qu'il a laissée après lui est le plus frappant objet d'exécration pour toute la postérité. Mais nous parlerons de ces choses plus amplement en temps convenable. Actuellement, nous allons reprendre le fil de notre histoire en suivant l'ordre chronologique. Dans les livres précédents nous avons consigné tous les faits historiques depuis la prise de Troie jusqu'à la fin de la guerre du Péloponnèse et de la suprématie des Athéniens, en comprenant un espace de sept cent soixante-dix-neuf années. Dans le livre présent, nous allons compléter notre récit en commençant par l'établissement des trente tyrans à Athènes, et en terminant ce livre à la prise de Rome par les Gaulois; ce qui comprend un espace de dix-huit ans. [14,3] III. La destruction de l'autorité établie à Athènes tombe dans la sept cent quatre-vingtième année après la prise de Troie. Dans cette même année, les Romains conférèrent l'autorité consulaire à quatre tribuns militaires, Caïus Furius, Caïus Servilius, Caïus Valérius, Numérius Fabius, et on célébra la XCIVe olympiade, où Corcinas de Larisse fut vainqueur à la course du stade. A cette époque, les Athéniens, accablés de malheurs, conclurent avec les Lacédémoniens un traité en vertu duquel ils devaient abattre leurs murailles et conserver le droit de se gouverner d'après leurs anciennes lois. Les murailles de la ville furent démolies; mais les Athéniens n'étaient pas d'accord entre eux sur la forme du gouvernement à adopter. Les partisans de l'oligarchie voulaient revenir à l'ancienne constitution, suivant laquelle le pouvoir était entre les mains d'un petit nombre. La majorité désirait la démocratie, alléguant que c'était là aussi une constitution ancienne et qu'ils lui donneraient, d'un commun accord, la préférence. Comme les discussions à ce sujet se prolongeaient pendant plusieurs jours, les partisans de l'oligarchie envoyèrent des députés près de Lysandre le Spartiate (celui-ci, après la fin de la guerre, avait été chargé de régler l'administration des villes, dans la plupart desquelles il institua un gouvernement oligarchique). Ces députés espéraient ainsi le faire entrer, ce qui était vraisemblable, dans leurs desseins. Ils mirent donc à la voile pour Samos où séjournait alors Lysandre qui venait de s'emparer de la ville. Lysandre se rendit à leur invitation : après avoir confié le gouvernement de Samos à Thorax l'harmoste spartiate, il entra dans le Pirée avec cent bâtiments. Il convoqua une assemblée et conseilla aux Athéniens d'élire trente citoyens qui seraient placés à la tête du gouvernement et de l'administration de la ville. Théramène s'opposa à ce projet, et donnant lecture du traité de paix, qui accordait aux Athéniens le droit de se gouverner d'après leurs propres lois, il ajouta que ce serait le comble de l'injustice d'enlever aux Athéniens, contrairement à la foi jurée, la liberté de choisir eux-mêmes le gouvernement qui leur conviendrait. Lysandre répliqua que les Athéniens avaient déjà violé le traité, parce qu'ils n'avaient démoli leurs murs qu'après l'expiration du terme fixé dans le traité. En même temps il menaça Théramène de tout le poids de sa colère, lui déclarant qu'il le ferait mettre à mort s'il résistait plus longtemps aux volontés des Lacédémoniens. C'est ainsi que Théramène et le peuple, effrayés de ces menaces, furent contraints de voter l'abolition du gouvernement démocratique. Ils choisirent donc trente citoyens chargés de l'administration de l'État, magistrats de nom, tyrans de fait. [14,4] IV. Le peuple, considérant la modération de Théramène, et espérant que les qualités éminentes de ce citoyen pourraient servir de frein à l'ambition démesurée des chefs du gouvernement, le mit, par ses suffrages, au nombre des trente magistrats. Ces magistrats élus devaient organiser le sénat ainsi que les diverses fonctions publiques, et rédiger des lois d'après lesquelles serait gouverné l'État. Mais ils ajournaient sans cesse la rédaction de ces lois, sous des prétextes spécieux; en même temps ils composaient de leurs amis le sénat et les magistratures, en sorte que ce n'était là que des magistrats de nom, car, en réalité, c'étaient les serviteurs des trente. Ils commencèrent l'exercice de leurs fonctions, en livrant à la justice et en faisant condamner à mort les hommes les plus pervers d'Athènes. Jusque-là les actes des trente étaient approuvés par les citoyens les plus modérés. Mais, plus tard, les trente, voulant tenter des entreprises violentes et contraires aux lois, demandèrent aux Lacédémoniens une garnison, en leur promettant d'établir un gouvernement conforme à leurs intérêts. En effet, fls n'ignoraient pas qu'ils ne pourraient exécuter les massacres qu'ils méditaient sans l'appui de troupes étrangères, et que toute la population se soulèverait pour défendre la sûreté commune. Les Lacédémoniens envoyèrent la garnison demandée. Les trente gagnèrent d'abord Callibius, commandant de cette garnison, par des présents et par tout ce qui peut flatter un homme. Puis, désignant les plus riches citoyens, ils les accusèrent de projets séditieux, les firent condamner à mort et vendre leurs biens à l'enchère. Théramène se mit en opposition avec ses collégues, et comme il les menaçait de se réunir à leurs adversaires pour défendre le salut public, les trente assemblèrent le sénat. Critias, leur chef, accusa Théramène de plusieurs choses; il lui reprocha surtout de trahir ce même gouvernement dont il faisait volontairement partie. Théramène prit alors la parole, et sa défense complète lui concilia le bienveillance de tout le sénat. Critias et ses partisans, craignant qu'un tel homme ne parvînt, par son influence, à détruire l'oligarchie, le firent entourer de soldats, l'épée nue à la main, et ordonnèrent de le saisir. Théramène prévint leurs desseins en s'élançant vers le foyer sacré du sénat, non pas, disait-il, pour implorer la protection des dieux, mais pour que ceux qui le tueraient se rendissent coupables de sacrilége. [14,5] V. Les satellites des trente arrachèrent Théramène de son asile. Il supporta noblement son infortune, car il avait appris la philosophie à l'école de Socrate. Le reste de la population déplora le sort de Théramène ; mais personne n'osa le secourir, à cause des hommes armés qui l'environnaient. Cependant Socrate le philosophe et deux de ses amis accoururent pour résister aux satellites. Mais Théramène les pria de n'en rien faire; et, tout en louant cette preuve d'amitié et leur courage, il leur dit qu'il serait bien plus malheureux s'il devenait la cause de la mort de ceux qui donnaient des témoignages d'une si profonde affection. Socrate et ses amis n'étant pas soutenus, et voyant que les plus puissants l'emportaient, se tinrent tranquilles. Les satellites des trente arrachèrent alors Théramène des autels qu'il embrassait, et le traînèrent au milieu de la place publique, jusqu'au lieu du supplice. Le peuple, effrayé de l'attitude menaçante de la garnison, ne manifesta que de la commisération pour le malheureux Théramène; il pleura son infortune en même temps qu'il versa des larmes sur sa propre servitude; car les citoyens des classes inférieures, voyant les vertus de Théramène ainsi foulées aux pieds, prévoyaient bien qu'on mépriserait leur faiblesse pour les asservir. Après la mort de Théramène, les trente dressèrent la liste des plus riches citoyens, et portant contre eux de fausses accusations, ils les mirent à mort et pillèrent leurs propriétés. Au nombre de ces victimes se trouva Nicératus, fils de Nicias, qui avait commandé l'expédition contre Syracuse : il passait pour le citoyen le plus riche et le plus considérable des Athéniens. Dans toutes les maisons on pleura la mort de ce citoyen, qui laissa après lui tant de témoignages de sa bienfaisance. Cependant les trente, loin de s'arrêter dans leur scélératesse, ne montrèrent que plus de füreur : ils égorgèrent soixante des plus riches étrangers pour s'emparer de leurs biens. Les massacres se renouvelant journellement, presque tous les citoyens jouissant de quelque opulence s'enfuirent d'Athènes. Autolycus, orateur populaire, perdit également la vie; en un mot, les citoyens les plus aimés devinrent le point de mire des trente. La ville d'Athènes fut tellement ruinée, que plus de la moitié de ses habitants l'abandonna. [14,6] VI. Les Lacédémoniens, voyant la ville d'Athènes déserte, se réjouirent, et décidés à empêcher les Athéniens de reconquérir leur puissance primitive, ils firent bientôt connaître leurs intentions. Ils décrétèrent que les émigrés d'Athènes seraient arrêtés dans toute la Grèce et livrés aux trente; que quiconque s'opposerait à l'exécution de ce décret, serait passible d'une amende de cinq talents. Bien que cette mesure fôt souverainement inique, les autres villes, redoutant le pouvoir des Spartiates, se soumirent. Cependant les Argiens, révoltés de la cruauté des Lacédémoniens, furent les premiers qui, saisis de compassion, accueillirent avec bienveillance les réfugiés. Les Thébains en firent autant; ils rendirent même un décret qui condamnait à une amende tout individu qui, voyant arrêter un réfugié, ne lui porterait pas tout le secours possible. Telle était la situation des Athéniens. [14,7] VII. En Sicile, Denys, tyran des Sicules, ayant fait la paix avec les Carthaginois, songea à affermir sa dynastie; car il prévoyait que les Syracusains, débarrassés de la guerre, auraient le loisir de songer à recouvrer leur liberté. Voyant que le quartier appelé l'Ile était la partie la plus forte de la ville et facile à défendre, il le sépara du reste de la ville par la construction d'un beau mur, sur lequel il construisit des tours élevées très rapprochées les unes des autres. En avant de cette enceinte il bâtit des halles et des portiques assez vastes pour réunir une masse de peuple; en dedans, il construisit à grands frais une forte citadelle où il pourrait se réfugier promptement. Il renferma dans cette enceinte les chantiers situés dans le petit port appelé Laccium. Ce port, qui contenait soixante trirèmes, était fermé d'une porte par laquelle les navires entraient un à un. Denys donna ensuite la meilleure portion du territoire à ses amis et aux magistrats en fonction; le reste fut également réparti entre les étrangers et les citoyens, désignant par ce dernier nom les esclaves affranchis, qui furent appelés néopolites. Il distribua au peuple les maisons de la ville, à l'exception de celles du quartier de l'Ile, dont il fit don à ses amis et à ses troupes mercenaires. Lorsqu'il pensa avoir assez affermi sa tyrannie, il conduisit son armée contre les Sicules, ayant le projet de subjuguer toutes les villes libres, et surtout celles qui, dans la guerre précédente, avaient embrassé le parti des Carthaginois. Il dirigea d'abord sa marche contre la ville des Herbessiniens, et s'occupa à en faire le siége. Cependant les Syracusains qui faisaient partie de cette expédition, une fois en possession des armes qu'on leur avait confiées, se révoltèrent et se reprochèrent les uns aux autres de n'avoir point secondé la cavalerie lorsqu'elle avait tenté de renverser le tyran. Le commandant que Denys avait mis à la tête de ses troupes proféra d'abord des menaces contre un soldat qui parlait trop librement. Comme cet homme répliqua avec audace, le chef s'avança pour le frapper. A cette vue, les soldats, indignés, égorgèrent ce commandant, qui s'appelait Doricus, et appelant les citoyens à la liberté, ils firent. venir les cavaliers d'Etna. Ces cavaliers occupaient cette place depuis qu'ils avaient été exilés au commencement du règne de Denys. [14,8] VIII. Effrayé de l'insurrection des Syracusains, Denys leva le siége d'Herbessus, et retourna précipitamment à Syracuse pour s'emparer de la ville. Pendant qu'il était en fuite, les auteurs de la révolte choisirent pour généraux les soldats qui avaient massacré leur commandant, et, s'étant réunis aux cavaliers arrivés d'Etna, ils vinrent camper aux Épipoles et interceptèrent au tyran toute communication avec la campagne. Ils dépêchèrent aussitôt des envoyés à Messine et à Rhégium, pour engager les habitants à les aider par mer à reconquérir leur liberté. Ces villes étaient, à cette époque, assez fortes pour mettre en mer au moins quatre-vingts trirèmes; elles les envoyèrent au secours des Syracusains dans la lutte entreprise pour secouer le joug du tyran. Des hérauts annoncèrent que l'on donnerait une forte somme d'argent à ceux qui tueraient le tyran, et que les étrangers qui abandonneraient le parti de Denys obtiendraient le droit de cité. En même temps les Syracusains préparèrent des machines de guerre pour battre les murs en brèche, et renouvelèrent journellement leurs attaques contre le quartier de l'Ile, et ils accueillirent avec bienveillance les étrangers qui abandonnaient le parti du tyran. Privé de toute communication avec la campagne, abandonné de ses mercenaires, Denys assembla ses amis pour délibérer sur le parti à prendre. Déjà il désespérait de conserver le pouvoir au point de chercher, non plus à combattre les Syracusains, mais à ne pas finir son règne par une mort ignominieuse. Héloris, un de ses amis, et, selon quelques-uns, son père adoptif, lui répondit que le plus bel ornement funèbre était le signe de l'autorité souveraine. Polyxène, son beau-frère, lui conseilla de monter sur le plus rapide de ses chevaux, et de se rendre chez les Campaniens, dans le domaine des Carthaginois. Imilcar avait laissé ces Campaniens en garnison dans les places que les Carthaginois occupaient en Sicile. Philistus, qui, dans la suite, a écrit l'histoire de la Sicile, fut d'un avis contraire à celui de Polyxène; "ce n'est pas, disait-il à Denys, en fuyant à toute bride qu'il sied de quitter la tyrannie; il n'en faut sortir que tiré par les jambes." Denys se rendit à ce dernier avis, et résolut de tout supporter plutôt que d'abdiquer le pouvoir. En conséquence, il envoya des parlementaires aux Syracusains pour les prier de lui accorder la faculté de sortir de la ville avec les siens; en même temps il dépêcha en secret des députés auprès des Campaniens, auxquels il promit tout l'argent qu'ils lui demanderaient, pour les engager à venir faire lever le siége de l'Ile. [14,9] IX. Les Syracusains accordèrent au tyran la faculté de se retirer avec cinq navires, et, croyant la victoire assurée, ils se tinrent moins sur leurs gardes. Ainsi, ils congédièrent la cavalerie comme inutile dans un siége ; la plupart des fantassins se dispersèrent dans la campagne, comme si la tyrannie était complétement renversée. Cependant, les Campaniens, séduits par les promesses de Denys, s'avancèrent d'abord sur Agyre. Là, ils confièrent leur bagage à Agyris, commandant de la ville, et, armés à la légère, ils se mirent en route vers Syracuse, au nombre de douze cents cavaliers. Ayant fait ce trajet avec la plus grande célérité, ils tombèrent à l'improviste sur les Syracusains, en tuèrent un grand nombre et se firent jour, les armes à la main, jusqu'au quartier où Denys se trouvait renfermé. En ce même moment, trois cents soldats mercenaires se joignirent au tyran, qui reprit ainsi du courage. Pendant que la puissance de Denys se relevait, les Syracusains se désunirent : les uns proposèrent de continuer le siége, les autres de licencier l'armée et de quitter la ville. Instruit de cela, Denys fit une sortie, et, tombant sur les Syracusains en désordre, il les refoula jusque dans le quartier appelé Ville neuve. Il n'y eut pas beaucoup de morts, car Denys était accouru à cheval pour défendre de massacrer les fuyards. Les Syracusains se dispersèrent immédiatement dans la campagne ; et peu de temps après ils se réunirent au nombre de sept mille cavaliers. Denys donna la sépulture aux Syracusains tombés dans cette affaire et envoya des députés à Etna, pour inviter les réfugiés à se soumettre et à rentrer dans leur patrie, leur promettant sur l'honneur de ne conserver aucun souvenir du passé. Quelques-uns, qui avaient laissé à Syracuse leurs enfants et leurs femmes, se rendirent avec empressement à cette invitation. Quant aux autres, pendant que les envoyés préconisaient la générosité que Denys avait montrée en faisant inhumer les morts, ils répondirent qu'il était, digne du même bienfait et qu'ils priaient les dieux de leur fournir au plus tôt l'occasion de le lui faire sentir. Ceux-là, ne voulant en aucune façon se fier aux paroles du tyran, restèrent dans Etna, et épièrent le moment favorable pour marcher contre lui. Denys traita avec douceur les émigrés rentrés dans leur patrie, espérant par cet exemple engager les autres à revenir. Quant aux Campaniens, après les avoir comblés de présents, il les renvoya de la ville, se défiant de leur inconstance. Ils se rendirent à Entella et parvinrent à persuader aux habitants de les laisser vivre au milieu d'eux; mais profitant de la nuit pour exécuter leur dessein, ils égorgèrent tous les hommes adultes, épousèrent les femmes de leurs victimes, et prirent possession de la ville. [14,10] X. En Grèce, les Lacédémoniens, ayant terminé la guerre du Péloponnèse, obtinrent, d'un commun accord, la suprématie sur terre et sur mer. Ils nommèrent Lysandre au commandement de la flotte et lui ordonnèrent de se rendre dans les villes de la Grèce et d'y établir des harmostes. Abolissant le gouvernement démocratique, les Lacédémoniens cherchaient partout à introduire l'oligarchie. Ils imposaient des tributs aux peuples soumis, et eux, qui autrefois n'avaient pas l'usage de la monnaie, recueillaient annuellement de leurs impôts une somme de plus de mille talents. Après avoir réglé, selon leur gré, les affaires de la Grèce, ils envoyèrent à Syracuse Ariste, un des hommes les plus considérables de Sparte, sous le prétexte d'abolir la tyrannie, mais en réalité pour contribuer à la consolider; car ils se flattaient de se faire de Denys un allié fidèle, en l'aidant à reconquérir son autorité. Arrivé à Syracuse, Ariste eut une entrevue secrète avec le tyran, et excita les Syracusains à la révolte, en invoquant la liberté. Ayant fait périr Nicotelès le Corinthien, chef des Syracusains, et trahi les conjurés qui s'étaient fiés à lui, il affermit le pouvoir du tyran, et, par cette action indigne, se couvrit de honte lui et sa patrie. Quelque temps après , Denys envoya les habitants faire leurs moissons, pénétra dans les maisons et enleva toutes les armes qui s'y trouvaient; il entoura ensuite la citadelle d'un second mur, fit construire des bâtiments et réunit un grand nombre de mercenaires; enfin il ne négligea rien pour l'affermissement de son autorité , instruit qu'il était, par l'expérience, que les Syracusains pouvaient tout supporter hormis l'esclavage. [14,11] XI. Pendant que ces choses se passaient, Pharnabaze, satrape de Darius, le roi, arrêta Alcibiade et le mit à mort, pour complaire aux Lacédémoniens. Comme Éphore attribue cette fin tragique d'Alcibiade à d'autres causes, je crois qu'il n'est pas inutile de dire ici quel motif cet historien donne de l'attentat commis sur Alcibiade. D'après ce qu'Ephore dit dans le dix-septième livre de son histoire, Cyrus et les Lacédémoniens s'étaient entendus en secret pour se préparer à faire la guerre à Artaxerxès, frère de Cyrus. Instruit du projet de Cyrus, Alcibiade alla trouver Pharnabaze, et, après lui avoir appris tous les détails de la conspiration, il le pria de lui donner la permission de se mettre en route pour se rendre auprès d'Artaxerxès; car il voulait être le premier à dénoncer au roi la trame du complot. Pharnabaze, après avoir écouté Alcibiade, voulut s'approprier le mérite de cette dénonciation et envoya, en conséquence, des messagers affidés pour la porter au roi. Cependant, Alcibiade ne recevant pas de Pharnabaze la permission de se rendre auprès du roi, alla trouver le satrape de la Paphlagonie pour obtenir la facilité de faire le voyage. Mais Pharnabaze, craignant que le roi n'apprit ainsi la vérité, dépêcha des sbires qui devaient assassiner Alcibiade en route. Ils l'atteignirent dans un village de la Phrygie, où il s'était arrêté; pendant la nuit ils entourèrent la maison d'un amas de bois auquel ils mirent le feu. Alcibiade chercha d'abord à se défendre, mais, atteint par les flammes, et accablé des flèches qui étaient lancées sur lui, il rendit la vie. A cette même époque, mourut le philosophe Démocrite, après avoir vécu quatre-vingt-dix ans. Lasthène le Thébain, qui avait remporté le prix aux derniers jeux olympiques, fut, dans la même année, vainqueur à une course de cheval. L'espace à parcourir était de Coronée à Thèbes. En Italie, les Romains occupaient Erruca, ville des Volsques; les ennemis, revenus à la charge, se rendirent maîtres de la ville, et tuèrent la plus grande partie de la garnison. [14,12] XII. L'année étant révolue, Euclide fut nommé archonte d'Athènes; à Rome, quatre tribuns militaires furent revêtus de l'autorité consulaire, Publius Cornélius, Numérius Fabius, Lucius Valérius et Tarentius Maximus. A cette époque, les Byzantins se trouvaient dans une position critique, résultant des troubles intérieurs et de la guerre qu'ils avaient entreprise contre leurs voisins, les Thraces. Dans l'impossibilité d'apaiser ces dissensions intestines, ils demandèrent anx Lacédémoniens un commandant militaire. Les Spartiates leur envoyèrent Cléarque avec l'ordre de régler l'administration de la ville. Investi d'un pouvoir absolu, et à la tête d'une nombreuse troupe de mercenaires, il avait bien plutôt l'autorité d'un tyran que celle d'un gouverneur. Il commença d'abord par mettre à mort tous les magistrats qu'il avait invités à la solennité d'un sacrifice ; ensuite, la ville étant plongée dans l'anarchie, il fit arrêter les chefs qu'on nommait les trente conseillers et les fit étrangler. Après s'être approprié les biens des victimes, il dressa une liste des plus riches citoyens, et fit, sur de fausses accusations, condamner les uns à mort, les autres à l'exil. Il amassa ainsi d'immenses richesses , réunit de nombreux mercenaires, et s'affermit dans l'autorité souveraine. Cependant, le bruit des cruautés et des violences exercées par ce tyran s'étant répandu, les Lacédémoniens lui envoyèrent d'abord des députés chargés de l'inviter à résigner volontairement l'autorité souveraine. Comme il ne se rendit pas à cette invitation, les Lacédémoniens firent marcher contre lui une armée sous les ordres de Panthoedas. Instruit de l'approche de cette armée, Cléarque transporta ses troupes à Selybria, ville dont il était également le maître : comme il avait à se reprocher beaucoup de torts commis envers les Byzantins, il ne se dissimula pas qu'il aurait pour ennemis, non seulement les Lacédémoniens, mais encore les habitants de Byzance. C'est pourquoi, croyant se défendre avec plus de sûreté dans Selybria, il y avait transporté ses richesses et ses troupes. Lorsqu'il apprit que les Lacédémoniens n'étaient plus loin, il se porta à leur rencontre et engagea un combat avec l'armée de Panthoedas, dans un lieu nommé Porus. L'action dura longtemps; les Lacédémoniens se battirent brillamment et mirent en déroute l'armée du tyran. Cléarque s'enferma d'abord à Selybria, avec un petit nombre de ses partisans, et se prépara à soutenir un siége; mais ensuite, craignant pour sa personne, il s'enfuit la nuit et fit voile pour l'Ionie. Là, il se lia avec Cyrus, frère du roi, et fut nommé à un commandement de troupes. Cyrus, institué chef de toutes les satrapies maritimes, et plein d'ambition, méditait alors le projet d'expédition contre son frère Artaxerxès. Voyant en Cléarque un homme d'un caractère résolu et entreprenant, il le combla de richesses et le chargea d'enrôler un grand nombre de soldats étrangers; car il était persuadé qu'il trouverait en lui un auxiliaire utile dans l'exécution de ses projets téméraires. [14,13] XIII. Lysandre le Spartiate avait réglé, suivant l'ordre des éphores, l'administration des villes soumises à la domination des Lacédémoniens, en établissant dans les unes le décemvirat, dans les autres l'oligarchie, et jouissait de la plus grande considération à Sparte. En effet, en terminant la guerre du Péloponnèse, il avait procuré à sa patrie une suprématie incontestée sur terre et sur mer. Son ambition s'étant accrue par ces succès, il forma le projet de renverser la dynastie des Héraclides, et de rendre l'élection à la royauté accessible à tous les Spartiates ; car il espérait que le souvenir de ses hauts faits et des services rendus à la patrie, le ferait bientôt appeler au pouvoir suprême. Sachant que les Lacédémoniens attachaient une grande importance aux oracles, il essaya de gagner à prix d'argent la prêtresse de Delphes, il se flattait d'atteindre facilement son but, s'il parvenait à rendre l'oracle favorable à ses desseins. Comme il n'avait réussi, par aucune promesse d'argent, à séduire l'oracle de Delphes, il s'adressa aux prêtresses de Dodone, par l'intermédiaire d'un certain Phérécrate, natif d'Apollonie, qui était lié avec les familiers du temple. N'ayant pas davantage réussi, il entreprit un voyage à Cyrène, sous le prétexte d'accomplir des voeux faits à Jupiter Ammon, mais en réalité pour essayer de corrompre l'oracle. Avec les sommes d'argent qu'il avait apportées, il se flattait de gagner les ministres du temple, d'autant plus facilement que Libys, roi de ces contrées, avait été lié avec son père par le lien de l'hospitalité, et que le frère de Lysandre avait reçu le nom de Libys, en mémoire de cette amitié. Cependant, non seulement il ne réussit par aucun de ces moyens à séduire l'oracle, mais les préposés du temple firent partir des envoyés chargés d'accuser Lysandre d'avoir voulu corrompre l'oracle. Lysandre, de retour à Lacédémone, se justifia d'une manière plausible de l'accusation portée contre lui. Alors les Lacédémoniens ne savaient rien encore du dessein qu'il avait conçu d'abolir la royauté héréditaire des Héraclides. Quelque temps après la mort de Lysandre, en cherchant dans sa maison des comptes d'argent, on trouva un discours soigueusemeut écrit, qu'il devait prononcer devant le peuple, pour le persuader de décréter tous les citoyens éligibles à la royauté. [14,14] XIV. En Sicile, Denys, tyran des Syracusains, après avoir conclu la paix avec les Carthaginois et apaisé les troubles de la ville, s'occupa à soumettre à son pouvoir les villes chalcidiennes, Naxos, Catane, Léontium. Il désirait se rendre maître de ces villes, parce qu'elles étaient situées dans le voisinage de Syracuse, et qu'elles lui facilitaient les moyens d'étendre sa domination. Il marcha d'abord contre la ville d'Etna, et s'empara de cette place, les réfugiés qui s'y trouvaient n'étant pas de force à lui résister. De là, il se porta sur Léontium, et établit son camp dans les environs de la ville, aux abords du fleuve Téria. Après avoir rangé son armée en bataille, il envoya aux Léontiniens un héraut pour les sommer de rendre la ville, espérant ainsi les intimider. Les Léontiniens, loin d'écouter cette sommation, prirent toutes les dispositions pour soutenir un siége. Denys, qui manquait de machines de guerre, renonça pour le moment à investir la ville, et se contenta de ravager toute la campagne. Il marcha ensuite contre les Sicules, en apparence pour leur faire la guerre, mais en réalité pour que les Cataniens et les Naxiens fussent moins sur leurs gardes. Ils s'arrêta quelque temps à Enna, et engagea Aïmnestus, citoyen de cette ville, à aspirer à la tyrannie, lui promettant son concours. Aïmnestus se laissa persuader; mais comme il ne voulut pas faire entrer Denys dans la ville, ce dernier, irrité, changea de dessein, et excita les Ennéens à renverser le tyran. Ils accoururent tous armés sur la place publique, pour reconquérir la liberté, ce qui mit le désordre dans toute la ville. Informé du tumulte qui venait d'éclater, Denys, prenant avec lui quelques affidés, pénétra dans la ville par un quartier désert, se saisit d'Aïmnestus et le livra à la vengeance des Ennéens; il se retira ensuite de la ville sans avoir fait aucun mal. Il agissait ainsi, non par amour pour la justice, mais pour gagner la confiance des autres vlles. [14,15] XV. En partant de là, Denys se dirigea vers la ville des Erbitéens, et tenta de la prendre d'assaut. Ayant échoué dans cette tentative, il conclut avec les habitants un traité de paix, et se porta avec son armée sur Catane; car Arcésilaüs, qui commandait les Cataniens, avait promis de lui livrer la ville. Introduit à Catane, au milieu de la nuit, Denys se rendit maître de la ville, fit désarmer les habitants et y établit une forte garnison. Après cela, Proclès, chef des Naxiens, séduit par de grandes promesses, livra également sa patrie à Denys. Celui-ci, après avoir récompensé le traître et toute sa famille, vendit les habitants à l'enchère, abandonna à ses soldats le pillage des propriétés, et démolit les maisons et les murs. Le même sort fut réservé aux Cataniens; Denys vendit à Syracuse, comme esclaves, les prisonniers qu'il avait faits. Il concéda le territoire des Naxiens aux Sicules, limitrophes, et donna pour demeure aux Campaniens la ville des Cataniens. Après cela, Denys marcha avec toute son armée contre les Léontiniens, et investit leur ville de tous côtés. Il envoya aux habitants des parlementaires pour les sommer de livrer la ville et d'accepter le droit de cité à Syracuse. Les Léontiniens n'espérant aucun secours, et considérant les désastres que venaient d'éprouver les Naxiens et les Cataniens, craignaient de s'exposer aux mêmes malheurs. Ils cédèrent donc au destin en abandonnant leur ville, et en transportant leur domicile à Syracuse. [14,16] XVI. Après que les Erbitéens eurent fait la paix avec Denys, Archonide, gouverneur d'Erbite, conçut le projet de fonder une ville. Il avait à sa disposition une troupe de mercenaires, ramassis d'hommes, qui était accourue dans la ville d'Erbite pendant la guerre de Denys. Un grand nombre d'Erbitéens s'engagèrent également à faire partie de la colonie. A la tête de cette population mixte, Archonide alla occuper une hauteur à huit stades de la mer, et y fonda la ville d'Alesa. Comme il y avait en Sicile d'autres villes de ce nom, il l'appela, d'après lui, Archonidium. Lorsque, plus tard, cette ville eut pris un grand développement, tant par ses relations maritimes que par les immunités que les Romains lui avaient accordées, ses habitants désavouèrent leur origine orbitéenne, regardant comme un déshonneur de se reconnaître les descendants d'une ville qui leur était si inférieure. Quoi qu'il en soit, les deux villes offrent encore aujourd'hui plusieurs témoignages d'une origine commune; elles observent les mêmes cérémonies dans les sacrifices offerts à Apollon. Quelques-uns prétendent qu'Alesa fut fondée par les Carthaginois à l'époque où Imilcar conclut avec Denys un traité de paix. En Italie, les Romains firent la guerre aux Véiens, pour les motifs suivants.... Ce fut dans ce temps que les Romains décrétèrent, pour la première fois, de donner à leurs guerriers une solde annuelle. Ils prirent d'assaut la ville des Volsques, laquelle s'appelait alors Auxur, et qui porte maintenant le nom de Taracine. [14,17] XVII. L'année étant révolue, Micion fut nommé archonte d'Athènes, et à Rome on investit de l'autorité consulaire six tribuns militaires, Titus Quintius, Caïus Julius et Aulus Manlius. Dans ce temps, les habitants d'Orope eurent des troubles civils par suite desquels plusieurs citoyens furent envoyés en exil. Pendant quelque temps les exilés essayèrent, par leurs propres moyens, de rentrer dans leur patrie; mais n'ayant pu venir à bout de leur entreprise, ils engagèrent les Thébains à leur envoyer une armée. Les Thébains marchèrent donc contre les Oropiens, s'emparèrent de la ville d'Orope et en transportèrent les habitants à sept stades de la mer. Ils les laissèrent d'abord se gouverner d'après leurs propres lois ; mais ensuite ils leur conférèrent le droit de cité et incorporèrent leur territoire à la Béotie. Tandis que ces choses se passaient, les Lacédémoniens reprochaient aux Eliens, entre plusieurs autres torts, d'avoir empêché leur roi Pausanias de sacrifier au dieu, et de s'être opposés à ce que les Lacédémoniens prissent part aux jeux olympiques. Décidés donc à faire la guerre aux Éliens, ils leur envoyèrent dix députés, avec ordre d'exiger d'abord que les villes limitrophes eussent la faculté de se gouverner elles-mêmes, suivant leurs propres lois, et de leur demander ensuite leur quote part des frais de la guerre contre les Athéniens. Ces demandes n'étaient que des prétextes et des motifs en apparence plausibles pour leur déclarer la guerre. Comme les Eliens, non seulement refusèrent de répondre à ces prétentions, mais qu'ils reprochèrent aux Lacédémoniens de vouloir asservir tous les Grecs, les Lacédémoniens firent marcher contre eux Pausanias, un de leurs rois, avec quatre mille hommes. A cette troupe se joignit un grand nombre de soldats, fournis par presque tous les alliés, excepté les Béotiens et les Corinthiens, qui, désapprouvant la conduite des Lacédémoniens, ne prirent aucune part à l'expédition contre l'Elide. Pausanias, passant par l'Arcadie, envahit l'Elide et prit aussitôt Lasion, place forte. Conduisant ensuite son armée à travers les montagnes, il alla soumettre quatre villes, Throestum, Alium, Eupagium et Oponte. De là il vint camper près de Pylos, et s'empara immédiatement de cette place, à soixante-dix stades d'Elis. Après cela, il continua sa marche sur Élis même, et vint établir son camp sur les hauteurs situées en deçà du fleuve. Les Eliens venaient alors de recevoir des Etoliens un secours de mille hommes d'élite qu'ils avaient préposés à la garde du gymnase. Pausanias essaya d'abord d'assiéger ce poste par bravade, persuadé que les Eliens n'oseraient faire aucune sortie, lorsque tout à coup les Etoliens, secondés d'un grand nombre de citoyens , se précipitèrent hors de la ville, mirent le désordre parmi les Lacédémoniens et leur tuèrent environ trente hommes. Pausanias leva alors le siége, et, voyant combien la prise de la ville serait difficile, il alla ravager le territoire sacré, où il fit un immense butin. Comme l'hiver approchait déjà, il fortifia les places de l'Élide dont il s'était rendu maître, y laissa de fortes garnisons, et alla, avec le reste de son armée, prendre ses quartiers d'hiver à Dyme. [14,18] XVIII. En Sicile, Denys, tyran des Syracusains, après avoir réussi à souhait à consolider son autorité, forma le projet de déclarer la guerre aux Carthaginois. N'étant pas encore suffisamment préparé à la guerre, il cacha son projet, tout en prenant les dispositions nécessaires pour en tenter l'exécution. Sachant que, dans la guerre attique, Syracuse avait pu être entouré d'un bras de mer à l'autre par un mur de circonvallation, il craignait que, dans un cas de revers, il ne fût privé de toute communication avec la campagne. Comme il voyait que les Epipoles étaient une position très favorable pour attaquer la ville de Syracuse, il fit venir des architectes, sur l'opinion desquels il jugea nécessaire de fortifier les Epipoles par un mur qui subsiste encore aujourd'hui près des Hexapyles. Cette position située au nord de la ville, est toute garnie de rochers et inaccessible par les côtés extérieurs. Désirant hâter la construction de ce mur, Denys fit venir une multitude de gens de la campagne, parmi lesquels il choisit soixante mille ouvriers robustes, de condition libre, et leur distribua l'emplacement de l'enceinte. Pour chaque stade de terrain il établit un architecte, et pour chaque plèthre un maître constructeur, ayant à son service deux cents ouvriers. Indépendamment de ceux-là, une multitude de bras étaient employés à tailler les pierres. Six mille couples de boeufs étaient employés sur l'emplacement désigné. L'activité de ces milliers de travailleurs, dont chacun s'empressait d'achever sa tâche, présentait un spectacle étonnant. Denys, pour stimuler leur zèle, promit de fortes récompenses à ceux qui achèveraient les premiers leur tâche; et ces promesses étaient faites aux architectes qui devaient recevoir le double, ainsi qu'aux maîtres constructeurs et aux ouvriers. Il assistait lui-même, avec ses amis, à ces travaux, pendant des journées entières, se montrant partout et faisant relever ceux qui étaient fatigués; bref, déposant la gravité du magistrat, il se montrait comme un simple particulier, et, présidant aux travaux les plus lourds, il supportait la même fatigue que les autres. Il fit ainsi naître une telle émulation que quelques ouvriers ajoutaient à leurs journées une partie de la nuit. Aussi l'enceinte fut-elle, contre toute attente, achevée dans l'espace de vingt jours. Elle avait trente stades de longueur sur une hauteur proportionnée; elle était si solidement construite qu'elle passait pour imprenable. Elle était flanquée de tours élevées, très rapprochées les unes des autres, et bâties en pierres de taille, de quatre pieds, soigneusement jointes entre elles. [14,19] XIX. L'année étant révolue, Exainète fut nommé archonte d'Athènes; à Rome, on revêtit de l'autorité consulaire six tribuns militaires, Publius Cornélius, Caeso Fabius, Spurius Nautius, Caïus Valérius, Manius Sergius et Junius Lucullus. Cyrus, gouverneur des satrapies maritimes, avait déjà formé le projet d'entreprendre une expédition contre son frère Artaxerxès. Cyrus était un jeune homme plein d'ambition, et avait des dispositions réelles pour la carrière militaire. Il avait pris à sa solde un grand nombre de troupes étrangères et fait de bons préparatifs pour l'expédition projetée. Mais il cacha à son armée ses véritables desseins, en lui disant qu'il allait la conduire en Cilicie pour châtier les tyrans qui s'étaient insurgés contre l'autorité du roi. Il avait aussi dépêché des envoyés pour demander aux Lacédémoniens des troupes auxiliaires, en leur rappelant les services qu'il leur avait rendus dans la guerre contre les Athéniens. Les Lacédémoniens estimant cette guerre utile à leurs intérêts, consentirent à fournir les secours demandés, et firent sur-le-champ prévenir leur nauarque, nommé Samius, de se mettre aux ordres de Cyrus. Samius commandait vingt-cinq trirèmes avec lesquelles il se rendit à Éphèse pour se joindre au nauarque de Cyrus, et se tenir prêt à toute coopération. Les Lacédémoniens firent aussi partir huit cents hommes d'infanterie, sous les ordres de Cheirisophus. Tamos était à la tête de toutes les forces navales des Perses, composées de cinquante trirèmes parfaitement équipées. Après l'arrivée des Lacédémoniens, les flottes réunies se dirigèrent vers les côtes de la Cilicie. Cependant Cyrus avait enrôlé en Asie et pris à sa solde treize mille hommes, qu'il rassembla à Sardes. Il confia les gouvernements de la Lydie et de la Phrygie à des Perses : il donna le gouvernement de l'Ionie, de l'Eolie et des contrées limitrophes à Tamos, son fidèle ami, originaire de Memphis. Il se dirigea ensuite, à la tête de son armée, vers la Cilicie et la Pisidie, sous le prétexte d'y châtier quelques rebelles. Il avait en tout soixante-dix mille Asiatiques, dont trois mille cavaliers, et treize mille soldats mercenaires, tirés du Péloponnèse et d'autres pays de la Grèce. Les Péloponnésiens, à l'exception des Achéens, étaient commandés par Cléarque le Lacédémonien, les Béotiens par Proxenus le Thébain, les Achéens par Socrate l'Achéen, les Thessaliens par Ménon de Larisse ; les divers corps de Barbares étaient sous les ordres de généraux perses. Cyrus s'était réservé le commandement en chef. Il communiqua aux généraux le projet d'une expédition contre son frère, mais il le cacha aux troupes, craignant de les voir reculer devant la gravité de cette entreprise. Pour parer à tout événement, il comblait ses soldats de soins pendant la route, se familiarisait avec eux, et pourvoyait abondamment à tous leurs besoins. [14,20] XX. Cyrus traversa la Lydie, la Phrygie, les contrées limitrophes de la Cilicie, et atteignit le défilé des portes ciliciennes. Ce défilé est très étroit, formé par des précipices et a une étendue de vingt stades des deux côtés. Il est environné de montagnes très élevées et presque inaccessibles. De chaque côté de ces montagnes descend un mur jusqu'au milieu de la route où sont construites les portes qui la ferment. Après avoir dépassé ce défilé, Cyrus entra avec son armée dans une plaine aussi belle qu'aucune autre de l'Asie. De là il se rendit à Tarse, la plus grande des villes de la Cilicie, et s'en empara promptement. Syennesis, chef de la Cilicie, fut très embarrassé à la nouvelle des forces nombreuses de l'ennemi, car il ne se trouvait pas assez fort pour s'opposer à leur marche. Cyrus le fit venir, après lui avoir donné un sauf-conduit. Syennesis, ayant appris la vérité sur cette expédition, consentit à prendre les armes contre Artaxerxès, appela auprès de lui un de ses fils et le fit partir avec Cyrus à la tête d'une forte troupe de Ciliciens. Mais, en homme prudent, et se mettant en garde contre l'inconstance de la fortune, il dépêcha secrètement son autre fils près du roi, pour l'informer des forces nombreuses qui marchaient contre lui. Ce messager devait, en même temps, annoncer au roi que si Syennesis avait fourni à Cyrus une troupe auxiliaire, c'est que, d'un côté, il y avait été contraint, mais que, d'un autre côté, il avait ainsi agi par affection pour Artaxerxès, s'étant proposé d'abandonner à propos le parti de Cyrus, pour se joindre à l'armée du roi. Cyrus laissa son armée se reposer à Tarse pendant vingt jours. Lorsqu'il se remit en route, les troupes commencèrent à soupçonner que l'expédition était dirigée contre Artaxerxès. Chacun se mit à calculer la longueur du chemin et le nombre des peuples ennemis qu'il aurait à combattre pour se frayer une route. Enfin, l'armée était pléine d'anxiété. Le bruit s'était répandu qu'il fallait marcher quatre mois pour arriver jusqu'à Bactres, et que le roi avait rassemblé une armée de plus de quatre cent mille hommes. Les soldats étaient tout à la fois inquiets et indignés : ils voulaient tuer leurs chefs comme des perfides qui les avaient trahis. Cependant, Cyrus adressa à tous de vives instances et leur assura que l'expédition était dirigée, non pas contre Artaxerxès, mais contre un satrape de la Syrie. Les soldats se laissèrent persuader, et, ayant reçu une augmentation de solde, ils revinrent à leurs bonnes dispositions. [14,21] XXI. Après avoir traversé la Cilicie, Cyrus arriva à Issus, ville située sur les bord de la mer et la dernière de la Cilicie. Au même moment y entra la flotte lacédémonienne; elle débarqua ses troupes et amena à Cyrus comme un témoignage de la bienveillance des Spartiates, les huit cents hommes d'infanterie qui étaient commandés par Cheirisophus. Les Lacédémoniens lui remirent ces troupes comme si elles lui avaient été envoyées par de simples particuliers, amis de Cyrus; cependant, en réalité, tout avait été fait avec l'approbation des éphores. Les Lacédémoniens ne voulaient pas faire la guerre ouvertement à Artaxerxès ; ils cachaient leurs desseins en attendant l'issue de la lutte. Cyrus se mit en route avec toute son armée; il passa par la Syrie et ordonna aux nauarques de longer les côtes. Parvenu aux portes de la Syrie, il se réjouit de trouver ce poste sans défenseurs, car il était bien inquiet de le voir occupé d'avance. C'est un défilé étroit et escarpé, de manière à pouvoir être aisément défendu par une poignée de soldats. Il est encaissé entre deux montagnes très rapprochées ; l'une est presque taillée à pic et remplie de précipices; l'autre sert de point de départ au seul chemin qui soit praticable dans ces lieux; elle s'appelle le Liban et s'étend jusqu'à la Phénicie. L'espace compris entre ces montagnes est de trois stades, complétement fortifié par un mur et fermé, dans sa partie la plus étroite, par des portes que Cyrus franchit sans encombre, pendant qu'il ordonna à la flotte de retourner à Ephèse. En effet, la flotte lui devenait inutile, puisqu'il devait continuer sa route dans t'intérieur du pays. Après vingt jours de marche, il atteignit la ville de Thapsacus, située sur les rives de l'Euphrate. Il s'y arrêta cinq jours, et, s'étant attaché l'armée par les abondantes provisions qu'il lui avait fournies et par le butin qu'il lui avait laissé faire, il convoqua une assemblée générale et découvrit aux troupes réunies le but réel de son expédition. Comme le discours fut mal accueilli par les soldats, Cyrus les supplia tous de ne point l'abandonner; en même temps il promit de les combler de présents, ajoutant qu'arrivé à Babylone il donnerait à chaque homme cinq mines d'argent. Exaltés par l'espoir de ces récompenses, les soldats se laissèrent persuader â le suivre. Cyrus passa l'Euphrate avec son armée, et parvint, par des marches forcées, aux frontières de la Babylonie où il fit reposer ses troupes. [14,22] XXII. Le roi Artaxerxès, d'avance instruit par Pharnabaze de l'expédition que Cyrus préparait en secret contre lui, avait, à la nouvelle de l'approche de l'ennemi, concentré toutes ses forces à Ecbatane en Médie. Comme les Indiens et les autres nations étaient, vu la distance des lieux, en retard pour l'envoi de leurs contingents, le roi, avec l'armée déjà réunie, se porta à la rencontre de Cyrus. Toute cette armée s'élevait, au rapport d'Euphore, à quatre cent mille hommes, y compris la cavalerie. Arrivé dans la plaine babylonienne, le roi établit son camp sur les rives de l'Euphrate, ayant l'intention d'y laisser son bagage; car il savait que l'ennemi n'était pas loin et il jugeait de son audace par la témérité de son entreprise. Il creusa donc un fossé de soixante pieds de largeur sur dix de profondeur, et l'entoura comme d'un mur, par tous les chariots rangés en cercle, qui avaient suivi l'armée. Il laissa dans ce camp ainsi retranché, tout son bagage avec la foule inutile et y établit une garnison suffisante. Quant à lui, il se mit à la tête de ses troupes, libres de toutes entraves, et alla au-devant des ennemis qui étaient proches. Dès que Cyrus vit l'armée du roi se porter en avant, il rangea aussitôt la sienne en bataille. L'aile droite, s'appuyant à l'Euphrate, était formée par l'infanterie lacédémonienne et quelques corps mercenaires, sous le commandement de Cléarque le Lacédémonien, qui était soutenu par la cavalerie paphlagonienne, au nombre de mille chevaux. L'aile gauche était occupée par les troupes tirées de la Phrygie et de la Lydie, et par un détachement de mille cavaliers sous les ordres d'Aridée. Le centre de l'armée était commandé par Cyrus lui-même. Cette phalange était formée des plus braves des Perses et d'autres Barbares, au nombre d'environ dix mille. Elle était précédée d'un corps de mille cavaliers, magnifiquement équipés, portant des cuirasses et des épées grecques. Artaxerxès avait placé sur le front de son armée un grand nombre de chars armés de faux. Il avait confié le commandement des ailes à des chefs perses, et s'était lui-même réservé le centre, composé d'au moins cinquante mille hommes d'élite. [14,23] XXIII. Lorsque les deux armées n'étaient plus éloignées l'une de l'autre que de trois stades, les Grecs entonnèrent le péan et s'avancèrent d'abord lentement. Mais, arrivés à portée de trait, ils pressèrent le pas. C'était là l'ordre donné par Cléarque le Lacédémonien. En effet, en s'abstenant de parcourir rapidement un long intervalle, les soldats se réservaient frais et dispos au combat; et en accélérant, au contraire, le pas, en présence des ennemis, ils se dérobaient aux coups des projectiles qui devaient voler au-dessus de leurs têtes. Dès que l'armée de Cyrus fut en présence de celle du roi, elle fut reçue par une immense quantité de flèches, comme devait en lancer une armée de quatre cent mille hommes. Mais le combat à distance ne dura pas longtemps ; les soldats en vinrent bientôt aux mains. Dès le commencement de la mêlée, les Lacédémoniens et les autres mercenaires étonnèrent les Barbares par la splendeur de leurs armes et la prestesse de leurs mouvements. Car les Barbares étaient couverts d'armures de petite dimension; presque tous leurs rangs étaient armés à la légère et, de plus, ils étaient sans aucune expérience de la guerre; tandis que les Grecs avaient passé leur vie dans les combats, et avaient acquis une grande supériorité dans l'art militaire pendant la longue guerre du Péloponnèse. Aussi firent-ils promptement lâcher le terrain aux rangs qui leur étaient opposés et tuèrent un grand nombre de Barbares. Le hasard avait placé au centre de leurs ar- mées les deux adversaires qui se disputaient la couronne A cette vue, ils fondirent l'un sur l'autre, jaloux de décider par eux-mêmes le sort de la bataille. La fortune semblait avoir ainsi réduit la lutte entre deux frères à un combat singulier, comparable à celui d'Étéocle et de Polynice, chanté par les poètes tragiques. Cyrus fut le premier à lancer son javelot à distance et atteignit le roi qui tomba à terre. Les soldats qui l'entouraient le relevèrent aussitôt et l'entraînèrent hors du combat. Tissapherne, Perse d'origine, succédant au roi dans le commandement, exhorta les troupes et combattit lui-même brillamment. Il répara l'échec amené par la chute du roi et, se montrant partout à la tête d'un corps d'élite, il porta la mort dans les rangs de l'ennemi : sa valeur le faisait reconnaître au loin. Cyrus, fier de l'avantage qu'il venait de remporter, se précipita au milieu de la mêlée et, abusant de son audace, il tua de sa propre main un grand nombre d'ennemis. Il continuait à s'exposer ainsi de plus en plus, lorsqu'il tomba frappé mortellement par un soldat perse inconnu. Sa mort ranima le courage des troupes du roi qui, par leur nombre et leur ardeur guerrière, parvinrent à culbuter l'ennemi. [14,24] XXIV. Aridée, satrape de Cyrus, commandant l'aile gauche de l'armée, soutint d'abord intrépidement le choc des Barbares. Cependant, menacé d'être enveloppé par la phalange ennemie qui s'étendait considérablement, et apprenant la mort de Cyrus, il se réfugia avec ses soldats dans un des quartiers où il pouvait trouver un asile. Cléarque, à la vue de la déroute du centre et des autres corps auxiliaires, s'abstint de poursuivre les ennemis et, appelant à lui les soldats, il leur fit faire halte ; car il craignait que les Grecs, attaqués par toute l'armée des Perses, ne fussent enveloppés de toutes parts et complétement exterminés. Les soldats victorieux du roi se mirent d'abord à piller les bagages de Cyrus; et ce ne fut qu'à l'approche de la nuit qu'ils se rallièrent pour tomber sur les Grecs. Ceux-ci reçurent l'attaque vaillamment. Les Barbares lâchèrent bientôt le terrain, vaincus et mis en déroute par le courage et l'agilité des Grecs. Les soldats de Cléarque tuèrent un grand nombre de Barbares; la nuit étant survenue, ils élevèrent un trophée et se retirèrent dans leur camp vers l'heure de la seconde garde. Telle fut l'issue de cette bataille, dans laquelle le roi perdit plus de quinze mille hommes; la majeure partie avait été tuée par les Lacédémoniens de Cléarque et les troupes mercenaires. L'aile gauche de l'armée de Cyrus compta environ trois mille morts. Quant aux Grecs, on rapporte qu'ils ne perdirent pas un seul homme, et qu'un petit nombre seulement fut blessé. Dès que la nuit fut passée, Aridée qui s'était réfugié dans ses quartiers, envoya des messagers à Cléarque pour l'inviter à se joindre à lui dans une retraite commune vers les bords de la mer. Car la mort de Cyrus et les troupes nombreuses du roi inspirèrent les plus vives alarmes à ceux qui avaient osé prendre les armes pour renverser le trône d'Artaxerxès. [14,25] XXV. Cléarque convoqua les généraux et les chefs de corps pour délibérer sur les conjonctures actuelles. Ils étaient encore à se consulter, lorsque arriva, de la part du roi, une députation dont le chef était un Grec, nommé Phalinus, natif de Zacynthe. Introduits dans l'assemblée, les envoyés s'exprimèrent ainsi : "Le roi Artaxerxès vous fait dire : Puisque j'ai vaincu et tué Cyrus, rendez les armes. Venez vous asseoir aux portes de mon palais, et cherchez, par votre soumission, à recueillir quelque bienfait." A ces paroles chacun des généraux grecs répondit comme Léonidas, lorsque, gardant le passage des Thermopyles, il fut sommé par Xerxès de mettre bas les armes : "Si nous sommes devenus les amis du roi, disait Léonidas aux envoyés de Xerxès, nous serons, en conservant nos armes, des auxiliaires plus utiles; si, au contraire, nous sommes forcés d'être ses ennemis, nous pourrons mieux le combattre avec les armes." Cléarque fit une réponse semblable. Proxène le Thébain s'exprima ainsi : "Maintenant nous avons à peu près tout perdu; il ne nous reste plus que notre courage et nos armes. Nous croyons donc que si nous conservons nos armes, le courage pourra nous servir; mais que si nous les livrons, notre courage nous sera inutile. Allez dire au roi que s'il songe à nous faire du mal, nous combattrons pour notre salut commun, les armes à la main. " On rapporte aussi que Sophilus, l'un des chefs de corps, adressa aux envoyés d'Artaxerxès ces mots : "Les paroles du roi me surprennent. S'il s'estime supérieur aux Grecs, qu'il vienne avec son armée nous enlever nos armes; s'il veut employer les moyens de persuasion, qu'il nous dise quelle grâce il nous accordera pour prix de ce sacrifice." Enfin Socrate l'Achéen tint le discours suivant : "Le roi se conduit envers nous d'une façon fort étrange. Ce qu'il veut nous prendre, il nous le demande sur-le-champ; et ce qu'il doit nous donner en échange, il ordonne de le lui demander en suppliants. Enfin, si c'est par ignorance qu'il commande à des hommes victorieux comme à des gens vaincus, qu'il s'avance avec ses nombreuses troupes; il apprendra de quel côté est la victoire. Si, au contraire, il sait parfaitement que nous avons vaincu, et qu'il nous trompe par un mensonge, comment pourrions-nous dans la suite ajouter foi à ses paroles?" Les messagers partirent avec ces diverses réponses. Cléarque se retira dans le quartier où s'était déjà réfugiée l'armée. Là, on délibéra sur le plan de retraite et sur la route pour gagner ensemble les bords de la mer. Il fut convenu que l'on ne suivrait pas le même chemin par lequel on était venu. Car le pays qu'on avait traversé était en grande partie désert, et los troupes, sans cesse harcelées par les ennemis. auraient manqué de vivres. Il fut donc décidé que l'on passerait par la Paphlagonie. Aussitôt les troupes prirent le chemin de la Paphlagonie, s'avançant à petites journées, pour avoir le temps de se munir de provisions. [14,26] XXVI. Dès que le roi, qui était à peu près remis de sa blessure, apprit le départ des ennemis, il se mit à leurs trousses à la tête de son armée, croyant avoir affaire à des fuyards. Il les atteignit bientôt, car ils marchaient lentement; et comme il faisait déjà nuit, il établit son camp tout près de celui de ses ennemis. A la pointe du jour, les Grecs se rangèrent en bataille. Le roi leur envoya des parlementaires et conclut d'abord une trêve de trois jours; il y fut stipulé que le roi s'engageait à faire cesser les hostilités dans le pays {que les Grecs allaient traverser}, à leur donner des guides qui devaient les conduire jusqu'à la mer, et à leur ouvrir, dans leur retraite, des marchés de vivres. De leur côté, les mercenaires de Cléarque et toutes les troupes d'Aridée s'engageaient à ne causer aucun dommage dans les contrées qu'ils devaient parcourir. Après la conclusion de ce traité, les Grecs continuèrent leur marche, et le roi ramena son armée à Babylone. Là, il récompensa, chacun selon son mérite, ceux qui s'étaient distingués dans la bataille, et proclama Tissapherne le plus brave de tous. Il le combla de présents, lui donna sa fille en mariage, et eut en lui, pendant le reste de sa vie, le plus fidèle de ses amis. Il lui confia aussi le gouvernement des satrapies maritimes qui avaient été sous les ordres de Cyrus. Comme Tissapherne voyait le roi fort irrité contre les Grecs, il lui promit de les faire tous massacrer, s'il voulait mettre à sa disposition des corps d'armée, et pardonner à Aridée, qui devait lui livrer les Grecs pendant leur retraite. Le roi accueillit avec joie cette proposition, et permit à Tissapherne de choisir dans toute l'armée les plus braves. {Tissapherne partit à la tête de ce corps, et, après plusieurs journées de marche, il vint établir son camp dans le voisinage de celui des Grecs. De là, il envoya des députés chargés d'inviter Cléarque et} les autres chefs à venir parler avec lui. Cléarque, presque tous les généraux et une vingtaine de capitaines se rendirent auprès de Tissapherne; ils étaient accompagnés d'environ deux cents hommes qui avaient l'intention d'acheter des vivres. Tissapherne appela les généraux dans sa tente; les simples capitaines restèrent à l'entrée. Peu d'instants après, il s'éleva un drapeau rouge sur la tente de Tissapherne; c'était le signal pour arrêter les généraux qui étaient dans l'intérieur, en même temps que les capitaines furent égorgés par ceux qui en avaient reçu l'ordre. D'autres tuèrent les soldats qui venaient pour acheter des vivres. Un seul s'échappa et vint annoncer dans le camp des Grecs ce triste événement. [14,27] XXVII. A cette nouvelle, les soldats, frappés d'abord d'épouvante, coururent tous, dans le plus grand désordre, aux armes, et n'obéirent plus à aucun commandement. Mais, voyant ensuite qu'on ne venait point fondre sur eux, ils élurent plusieurs nouveaux généraux et donnèrent le commandement en chef à Cheirisophus le Lacédémonien. Ce fut sous les ordres de ces chefs que l'armée se mit en marche, et se dirigea, sur la route la plus frayée, vers la Paphlagonie. Quant à Tissapherne, il chargea de chaînes les généraux grecs et les envoya à Artaxerxès. Celui-ci les fit tous mettre à mort, à l'exception de Menon, qu'il relâcha, parce que ce général, s'étant brouillé avec ses camarades, paraissait avoir eu l'intention de trahir les Grecs. Tissapherne, à la tête de ses troupes, se mit à la poursuite des Grecs; mais il n'osa pas les attaquer de front, redoutant le courage d'hommes réduits au désespoir. Il se bornait à les harceler en occupant les postes les plus favorables, mais il ne pouvait pas leur faire beaucoup de mal; il les poursuivit ainsi jusque chez les Carduques. Dans l'impossibilité de rien exécuter d'important, il se dirigea avec son armée vers l'Ionie. Les Grecs mirent sept jours à franchir les montagnes des Carduques, ayant beaucoup à souffrir de la part des indigènes, hommes robustes et connaissant parfaitement le pays. Ces montagnards étaient ennemis du roi, indépendants, exercés à la guerre, très habiles à lancer avec leurs frondes d'énormes pierres, et à manier des arcs immenses. Échelonnés sur les hauteurs, ils lancèrent de là leurs projectiles sur les Grecs, en tuèrent beaucoup et en maltraitèrent un grand nombre. Leurs flèches avaient plus de deux coudées de long; elles pénétraient à travers les boucliers et les cuirasses, au point qu'il était impossible de s'en garantir. On raconte même que ces flèches étaient si longues, que les Grecs s'en servaient en guise de saunies, après les avoir fixées à des courroies. Enfin, après une marche pénible à travers cette contrée, les Grecs arrivèrent sur les bords du fleuve Centrite ; ils le passèrent et entrèrent dans l'Arménie. Tiribaze était satrape de cette province. Les Grecs conclurent avec lui un traité de paix et traversèrent le pays comme amis. [14,28] XXVIII. En traversant les montagnes de l'Arménie, ils rencontrèrent beaucoup de neige et faillirent tous périr. L'air étant agité, la neige tomba d'abord peu abondante et ne mit point d'obstacle à la continuation de la marche; mais bientôt le vent souffla plus violemment, et comme la neige tomba en grande quantité, elle couvrit tout le sol et ne permit plus de distinguer les routes ni la situation des lieux. Le découragament et la peur s'emparèrent alors de tous les soldats, qui, de crainte de périr, ne voulaient point revenir sur leur pas, et ne pouvaient plus avancer en raison de l'épaisseur de la neige. Cependant, l'hiver se faisait de plus en plus sentir : les vents impétueux étaient accompagnés d'une grêle abondante, qui frappa directement dans la figure et obligea l'armée entière de faire halte. Dans l'impossibilité de résister aux fatigues de la marche, chacun dut s'arrêter où le hasard l'avait placé. Manquant des choses les plus nécessaires à la vie, les Grecs passèrent toute cette journée et la nuit en plein air, exposés à beaucoup de maux. La neige, qui n'avait pas cessé de tomber, couvrait toutes les armes, et le froid, devenu très intense par un temps serein, avait engourdi les corps. En proie à cet excès de maux, ils veillaient durant toute la nuit; les uns allumaient des feux pour en tirer quelque soulagement; les autres, saisis par le froid et ayant presque tous les membres gelés, désespéraient de tout salut. Aussi, à la pointe du jour, la plupart des bêtes de somme étaient crevées; beaucoup d'hommes étaient morts sur place, et un grand nombre de ceux qui avaient encore conservé leurs facultés mentales, ne pouvaient remuer leurs corps engourdis par le froid. Quelques-uns avaient perdu la vue par le froid et l'éclat de la neige. Enfin, l'armée entière aurait péri, si elle n'eût pas bientôt rencontré des villages remplis de vivres. Dans ces villages, le bétail était gardé dans des souterrains où on le faisait descendre ; les hommes entraient dans les maisons par des échelles. Les bêtes de somme étaient nourries avec du foin, et les soldats y trouvaient en abondance toutes les provisions nécessaires à la vie. [14,29] XXIX. Après s'être arrêtés huit jours dans ces villages, les Grecs continuèrent leur route en se dirigeant vers le fleuve Phasis. Là, ils séjournèrent quatre jours, et traversèrent ensuite le pays des Chaoniens et des Phasianiens. Attaqués par les indigènes, ils les défirent dans un combat et en tuèrent un grand nombre. Ils occupèrent les habitations de ces indigènes, pleines de richesses, et s'y arrêtèrent quinze jours. De là, ils se dirigèrent vers le pays des Chalybes, qu'ils traversèrent en sept jours, et atteignirent les bords du fleuve appelé Harpagus, large de quatre plèthres. De là, passant par une plaine, ils entrèrent sur le territoire des Scutines, où ils se reposèrent pendant trois jours, au sein de l'abondance. En quittant ce pays ils atteignirent, après quatre jours de marche, une grande ville appelée Gymnasia. Le chef de cette contrée fit un traité avec les Grecs et leur donna des guides qui devaient les conduire jusqu'à la mer. En quinze jours de route, ils atteignirent le mont Chénium. Dès que les soldats de l'avant-garde eurent aperçu la mer, ils témoignèrent leur joie en poussant de telles clameurs, que ceux qui étaient à l'arrière-garde coururent aux armes, croyant être attaqués par les ennemis. Mais lorsqu'ils furent tous parvenus dans le lieu d'où ils pouvaient découvrir la mer, ils rendirent grâce aux dieux en élevant leurs mains, et s'estimèrent déjà sauvés; puis, entassant des pierres les unes sur les autres, ils en construisirent des colonnes élevées, auxquelles ils suspendirent les dépouilles enlevées aux Barbares, afin de laisser après eux un monument immortel de leur expédition. Enfin, ils firent présent d'une coupe d'argent et d'un vêtement persique au guide, qui se sépara d'eux, après leur avoir montré le chemin qui conduit chez les Macrons. Arrivés dans le pays des Macrons, les Grecs firent avec ce peuple un traité de paix; en signe de garantie, ils reçurent une lance fabriquée à la manière des Barbares, tandis qu'ils donnèrent en retour une lance grecque. C'était là, disaient les Barbares, l'usage de leurs ancêtres, lorsqu'ils voulaient donner à la foi jurée la plus forte garantie. Ayant franchi les limites du pays des Macrons, ils entrèrent dans la région des Colchidiens. Assaillis par les indigènes qui s'étaient attroupés, ils les défirent dans un combat et leur tuèrent beaucoup de monde. Ils s'emparèrent ensuite d'une position retranchée d'où ils portèrent la dévastation dans les campagnes voisines. Après avoir ainsi amassé des dépouilles, ils se reposèrent au sein de l'abondance. [14,30] XXX. Les Grecs trouvèrent dans cette région de nombreux essaims d'abeilles qui avaient formé de belles ruches. Tous ceux qui avaient goûté du miel de ces abeilles, furent atteints de symptômes étranges. Les uns devinrent maniaques, tombaient à terre et étaient semblables à des morts. Séduits par la douceur de cet aliment, beaucoup de soldats en mangèrent, et, en peu de temps, le sol fut jonché d'hommes comme après la perte d'une bataille. Ce jour-là, toute l'armée était découragée par cet étrange accident, et consternée à la vue de tant de malheureux. Le lendemain, à la même heure {où l'accident était arrivé}, tous furent rétablis, et ayant bientôt repris leurs sens, ils se levèrent et se sentirent comme des hommes qui ont fait usage d'une préparation pharmaceutique. Ainsi rétablis, ils se mirent en route et parvinrent, dans trois jours, à Trapézonte, ville grecque, colonie de Sinope, située dans la Colchide. Les Grecs y séjournèrent trente jours, et reçurent chez les indigènes une brillante hospitalité. Ils y célébrèrent un sacrifice et des jeux gymniques en honneur d'Hercule et de Jupiter Sauveur, dans le même endroit où, selon la tradition, abordèrent le navire Argo et les compagnons de Jason. Cheirisophus, le commandant des troupes, fut ensuite dépêché à Byzance pour ramener des bâtiments et des trirèmes. Il passait pour l'ami d'Anaxibius, nauarque byzantin. Cheirisophus partit donc sur une céloce. {Pendant l'absence de leur chef}, les Grecs obtinrent des Trapézontins deux navires légers, et firent des excursions sur mer et sur terre pour piller les Barbares du voisinage. Ils attendirent ainsi pendant trente jours le retour de Cheirisophus; mais comme celui-ci tardait à revenir et que les provisions commençaient à manquer, ils partirent de Trapézonte, et arrivèrent, après trois jours de marche, à Césaronte, ville grecque, colonie des Sinopéens. Ils s'y arrêtèrent quelques jours et se rendirent de là chez les Mosynoeques. Assaillis par ces Barbares, ils les vainquirent dans un combat et en tuèrent un grand nombre. Les fuyards se retirèrent dans un village où ils habitaient des tours de bois de sept étages. Les Grecs les y poursuivirent, et s'en emparèrent après des assauts non interrompus. Ce village était le chef-lieu de toutes les autres forteresses; c'était la résidence du roi qui y habite le point plus élevé. Suivant une coutume antique, le roi occupe ce séjour pendant toute sa vie, et donne-de là des ordres à ses peuples. Selon le rapport des. soldats, cette nation était la plus barbare de celles qu'ils avaient vues; les hommes approchent des femmes à la vue de tout le monde. Les enfants des plus riches habitants sont nourris avec des châtaignes cuites. Ils ont tous, dès leur enfance, le dos et la poitrine tatoués. Les Grecs traversèrent toute cette contrée dans l'espace de huit jours. Ils se rendirent en trois jours de marche dans le pays limitrophe, nommé la Tibarène. [14,31] XXXI. En quittant cette région, ils parvinrent à Cotyore, ville grecque, colonie des Sinopéens. Là, ils demeurèrent cinquante jours occupés à marauder dans les environs de la Paphlagonie, et chez les autres Barbares. Les Héracléotes et les Sinopéens leur envoyèrent des bâtiments, sur lesquels les Grecs s'embarquèrent avec leur bagage. Sinope, colonie des Milésiens, située dans la Paphlagonie, était alors la ville la plus importante de ces régions. Et même de nos jours, Mithridate, qui a combattu les Romains, y avait établi sa principale résidence. Là, les Grecs furent rejoints par Cheirisophus qui avait échoué dans la mission d'emprunter des trirèmes aux Byzantins. Les Sinopéens accueillirent les Grecs très hospitalièrement, et les firent transporter par mer jusqu'à Héraclée, colonie des Mégariens. La flotte mouille en vue de la presqu'île d'Achéruse où, selon la tradition, Hercule amena Cerbère tiré des enfers. De là, les Grecs continuèrent leur marche à pied à travers la Bithynie, où ils furent fort maltraités par les indigènes qui les harcelaient sur la route. Enfin, de dix mille hommes , il n'y en eut que trois mille huit cents qui parvinrent avec peine à Chrysopolis en Chalcédoine. De là, plusieurs se rendirent aisément dans leur patrie; les autres se rassemblèrent dans la Chersonèse et allèrent ravager une ville située dans le voisinage des Thraces. Telle fut l'issue de l'expédition de Cyrus contre Artaxerxès. [14,32] XXXII. Les trente tyrans qui exerçaient le pouvoir souverain dans Athènes, continuaient à condamner journellement les citoyens, les uns à l'exil, les autres à la mort. Les Thébains, indignés de ces cruautés, accueillirent les exilés avec empressement. Enfin, Thrasybule, surnommé le Tyrien, d'origine athénienne et banni par les trente, parvint, avec l'appui secret des Thébains, à s'emparer d'un endroit de l'Attique que l'on nomme Phylé. C'était une place très forte, éloignée de cent stades d'Athènes, et bien située pour envahir de là l'Attique. Dès que les trente tyrans en furent instruits, ils envoyèrent d'abord des troupes pour investir cette place. Pendant que ces troupes étaient campées dans le voisinage de Phylé, il tomba beaucoup de neige; comme quelques soldats étaient occupés à transporter leurs tentes ailleurs, tous les autres s'imaginèrent que leurs camarades fuyaient à l'approche des forces de l'ennemi, ce qui produisit une terreur panique dans l'armée, et le camp fut changé de place. Les trente voyant que les citoyens d'Athènes, exclus de la classe privilégiée des trois mille, conspiraient le renversement de la tyrannie, les obligèrent de transporter leurs demeures dans le Pirée, et firent occuper la ville par des troupes étrangères. Ils mirent à mort tous les habitants d'Eleusis et de Salamine, accusés de favoriser les projets des exilés. Sur ces entrefaites un grand nombre de bannis affluaient au camp de Thrasybule. {Dès que les trente en furent informés, ils envoyèrent auprès de Thrasybule des députés}, en apparence pour traiter de l'échange des prisonniers, mais en réalité pour lui conseiller secrètement de disperser le rassemblement des exilés, et l'engager à partager avec eux le gouvernement, en remplacement de Théramène; ajoutant qu'ils lui accordaient la permission de choisir, à son gré, dix réfugiés, et de les reconduire avec lui dans leur patrie. Thrasybule répondit qu'il préférait son exil au pouvoir des trente, et qu'il ne cesserait les hostilités que lorsque tous les citoyens rentreraient dans leurs foyers et que le peuple aurait recouvré son ancienne constitution. Les trente voyant beaucoup de monde se détacher d'eux par la haine qu'ils inspiraient, pendant que le rassemblement des bannis s'accroissait de plus en plus, envoyèrent des députés à Sparte pour demander des secours. Les Lacédémoniens firent partir toutes les troupes qu'ils purent réunir. Celles-ci vinrent camper, en rase campagne, près du bourg des Acharnes. [14,33] XXXIII. Thrasybule laissa dans la place une garnison suffisante, s'avança avec les exilés au nombre de douze cents, et vint ainsi à l'improviste attaquer nuitamment le camp des ennemis; il en tua un grand nombre, et répandit la terreur parmi le reste de l'armée qu'il refoula dans Athènes. Après ce combat, Thrasybule se porta sur le Pirée et s'empara de Munychie, hauteur fortifiée et laissée sans défense. De leur côté, les tyrans firent descendre toute leur armée dans le Pirée, et attaquèrent Munychie, sous le commandement de Critias. Le combat dura longtemps : les tyrans étaient supérieurs en forces, mais les exilés avaient l'avantage d'occuper une position très forte. Enfin, Critias tomba; sa mort consterna les soldats des trente qui se retirèrent alors dans la plaine où les exilés n'osaient pas les suivre. Mais comme le nombre de ceux qui vinrent se joindre aux exilés grossissait, Thrasybule attaqua soudain les ennemis, les défit en bataille rangée et se rendit maître du Pirée. Aussitôt une multitude de citoyens, impatients de secouer le joug de la tyrannie, se précipitèrent dans le Pirée. Dès que les autres bannis, disséminés dans les différentes villes de la Grèce, apprirent ce succès de Thrasybule, ils vinrent tous au Pirée. Les exilés, dont les forces étaient devenues ainsi de beaucoup supérieures à celles des trente, tentèrent le siége de la ville. Cependant les citoyens restés dans Athènes déposèrent les trente, les expulsèrent de la ville, et revêtirent dix hommes de l'autorité souveraine, espérant ainsi pouvoir terminer la guerre à l'amiable. Mais à peine installés, ces dix magistrats, peu soucieux des intérêts de l'État, se proclamèrent eux-mêmes tyrans, et firent venir de Lacédémone quarante navires et une troupe de mille soldats sous les ordres de Lysandre. Mais Pausanias, roi des Lacédémoniens, jaloux de Lysandre, et voyant aussi que Sparte se déshonorait par sa conduite aux yeux des Grecs, se mit en campagne avec une forte armée, se rendit à Athènes et y réconcilia les exilés avec les citoyens qui étaient restés dans la ville. C'est ainsi que les Athéniens furent réintégrés dans leur patrie et purent se gouverner par leurs propres lois. Ceux qui avaient à craindre quelque châtiment des injustices qu'ils avaient commises, obtinrent la permission d'établir leur domicile à Éleusis. [14,34] XXXIV. Les Éliens, intimidés par la supériorité des Lacédémoniens, mirent un terme à la guerre qui avait éclaté entre les deux nations, et ils convinrent de livrer aux Lacédémoniens leurs trirèmes et de laisser les villes limitrophes se gouverner par leurs propres lois. Débarrassés ainsi des entraves de la guerre, les Lacédémoniens profitèrent de leur loisir pour faire une expédition contre les Messéniens, dont les uns occupaient une place forte dans l'île de Céphalonie, et les autres habitaient, avec l'agrément des Athéniens, Naupacte, située sur le territoire des Locriens occidentaux. Les Lacédémoniens les expulsèrent de ces lieux; ils rendirent le fort aux habitants de Céphalonie et Naupacte aux Locriens. Traqués de toutes parts par la haine des Spartiates, les Messéniens sortirent de la Grèce, emportant leurs armes; une partie vint aborder en Sicile et s'engagea au service de Denys; les autres passèrent à Cyrène, au nombre d'environ trois mille hommes, et se rangèrent du parti des exilés qui s'y trouvaient. Dans ce temps, les Cyrénéens étaient en proie à des dissensions intestines, pendant lesquelles Ariston et quelques-uns de ses partisans s'emparèrent de la ville. Cinq cents des plus puissants Cyrénéens y perdirent la vie ; d'autres citoyens, des plus estimés, s'exilèrent. Ces bannis, réunis aux Messéniens, marchèrent ensemble contre ceux qui avaient pris possession de la ville. Les Cyrénéens perdirent des deux côtés beaucoup de monde; les Messéniens restèrent presque tous sur le champ de bataille. Après cette sanglante mêlée, les Cyrénéens s'envoyèrent réciproquement des parlementaires et conclurent la paix. Ils s'engagèrent par des serments à oublier le passé, et habitèrent en commun la ville. A cette époque les Romains envoyèrent des colons àVélétri. [14,35] XXXV. L'année étant révolue, Lachès fut nommé archonte d'Athènes, à Rome furent investis de l'autorité consulaire les tribuns militaires Manius Claudius, Marcus Quintius, Lucius Julius, Marcus Furius, Lucius Valérius ; et on célébra la XCVe olympiade, où Minos l'Athénien fut vainqueur à la course du stade. Dans ce temps, Artaxerxès, roi de l'Asie, après la défaite de son frère Cyrus, envoya Pharnabaze prendre le gouvernement de toutes les satrapies maritimes. Les satrapes et les villes qui avaient fourni des troupes à Cyrus, étaient dans une grande anxiété ; car ils craignaient d'être punis de leurs torts envers le roi. Tous ces satrapes envoyèrent donc des députés à Tissapherne pour lui offrir leurs hommages, et mirent tout en usage pour se concilier sa faveur. Mais Tamos, le plus considérable d'entre eux, et gouverneur de l'Ionie, fit transporter ses richesses sur des trirèmes et s'y embarqua avec tous ses fils à l'exception d'un seul, nommé Gaüs, qui devint, quelque temps après, commandant des troupes royales. Pour se soustraire à la vengeance de Tissapherne qu'il redoutait, Tamos mit à la voile pour l'Égypte et se réfugia avec sa flotte auprès de Psammitichus, alors roi des Egyptiens, et descendant de l'ancien Psammitichus. Comme il avait jadis rendu des services à ce roi, il espérait se trouver auprès de lui comme dans un port, à l'abri de tout danger. Mais Psammitichus, oubliant les services rendus, et violant le droit sacré de l'hospitalité, fit égorger son hôte et son ami avec tous ses enfants, et s'empara de la flotte avec les richesses qu'elle contenait. Les villes grecques de l'Asie, apprenant l'arrivée de Tissapherne, tremblaient pour leur existence; elles envoyèrent des députés aux Lacédémoniens pour les supplier de ne point rester spectateurs indifférents à la ruine dont elles étaient menacées par les Barbares. Les Lacédémoniens leur promirent des secours en même temps qu'ils dépêchèrent auprès de Tissapherne une députation pour l'engager à ne point porter les armes contre les villes grecques. Mais déjà Tissapherne avait fait avancer des troupes contre la ville de Cymes, en avait ravagé tout le territoire, et enlevé un grand nombre de prisonniers. Après cela, il refoula les habitants dans la ville qu'il assiégea. Mais comme il ne réussissait pas à s'en rendre maître, et que l'hiver approchait, il leva le siége et rendit les prisonniers pour de fortes rançons. [14,36] XXXVI. Les Lacédémoniens déclarèrent donc la guerre au roi, et firent marcher contre lui mille citoyens sous les ordres de Thimbron, qui était autorisé à lever autant de troupes auxiliaires qu'il jugeait convenable. Thimbron se rendit à Corinthe, et après y avoir rassemblé tous les soldats envoyés par les alliés, il s'embarqua pour Ephèse, ayant avec lui au moins cinq mille hommes. Là, il enrôla environ deux mille hommes tirés, tant des villes soumises à Sparte, que des autres villes indépendantes, et ouvrit la campagne avec plus de sept mille hommes. Après environ cent vingt stades de marche, il arriva à Magnésie, ville gouvernée par Tissapherne; et l'ayant prise d'emblée, il se porta promptement sur Tralles d'Ionie, et en tenta le siége. Mais, comme il ne parvint pas à se rendre maître de cette ville, qui était très fortifiée, il retourna à Magnésie. Cette dernière ville n'étant point fortifiée, et craignant qu'après son départ Tissapherne ne vînt à s'en emparer, Thimbron la transporta sur une montagne voisine qu'on appelle Thorax. Lui-même, envahissant le territoire des ennemis, procura à ses soldats toutes sortes de provisions en abondance ; mais lorsque Tissapherne parut avec une nombreuse cavalerie, Thimhron, redoutant un engagement, se retira à Ephèse. [14,37] XXXVII. A cette même époque, les Grecs qui avaient pris part à l'expédition de Cyrus, parvinrent heureusement dans leur pays et rentrèrent en partie dans leurs foyers. Mais la plupart, au nombre de près de cinq mille hommes accoutumés à la vie des camps, élurent pour chef Xénophon qui les mena faire la guerre aux Thraces, habitant les environs du golfe Salmydesse. Ce golfe est situé à la gauche du Pont-Euxin; il s'avance profondément dans le continent; beaucoup de navires y échouent. Les Thraces, passant leur vie dans ces parages, guettent les marchands naufragés et les font prisonniers. Xénophon pénétra avec son armée dans le pays de ces Thraces, les défit dans un combat, et incendia la plupart de leurs villages. Thimhron invita ces Grecs à accepter une solde dans son armée. Ceux-ci s'y rendirent et firent avec les Lacédémoniens la guerre contre les Perses. Pendant que ces choses se passaient, Denys fonda en Sicile, au pied de l'Etna, une ville à laquelle il donna le nom d'Adranum, d'après celui d'un temple célèbre. Dans cette même année mourut en Macédoine le roi Archélaüs, à la suite d'une blessure que Crater, son favori, lui avait involontairement portée dans une chasse. Il avait régné sept ans. Oreste, encore fort jeune, lui succéda. Celui-ci fut assassiné par Aëropus, son tuteur, qui usurpa le trône pendant six ans. Dans Athènes, Socrate le philosophe, accusé par Anytus et Mélitus d'impiété et de corrompre les jeunes gens, fut condamné à mort et mourut en buvant la ciguë. Cette sentence ayant été reconnue injuste, le peuple se repentit d'avoir laissé tuer un tel homme. Vivement irrité contre les accusateurs, il les livra, sans jugement, au dernier supplice. [14,38] XXXVIII. L'année étant révolue, Aristocrates fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent, au lieu de consuls, six tribuns militaires, Caïus Servilius, Lucius Verginius, Quintus Sulpicius, Aulus Manlius, Claudius Capitolinus et Marcus Ancus. Les Lacédémoniens informés que Thimbron conduisait mal la guerre, le remplacèrent dans le commandement par Dercyllidas, qui fut envoyé en Asie. Ce général se mit à la tête de l'armée, et marcha contre les villes de la Troade. Il prit d'emblée Hamexitum, Colones et Arisbe; après ce premier succès, il se porta sur Ilium, Cébrénie et toutes les autres villes de la Troade; il prit les unes par la ruse, les autres par la force. Après cela, il conclut avec Pharnabaze une trêve de huit mois et entreprit une expédition contre les Thraces qui habitaient alors la Bithynie. Après avoir dévasté leur territoire, il ramena son armée dans les quartiers d'hiver. Cependant, des troubles ayant éclaté à Héraclée, en Trachinie, les Lacédémoniens envoyèrent Eripidas pour calmer les esprits. Arrivé à Héraclée, Eripidas convoqua une assemblée générale, et, ayant entouré le peuple d'hommes armés, il saisit les auteurs de l'insurrection et les fit tous mourir, au nombre d'environ cinq cents. Les habitants du mont OEta s'étaient également révoltés. Eripidas marcha contre les rebelles, leur fit beaucoup de mal et les força à quitter le pays. La plupart d'entre eux se réfugièrent en Thessalie avec leurs enfants et leurs femmes; cinq ans après; ils furent transportés en Béotie. Pendant que ces événements avaient lieu, les Thraces pénétraient en masse dans la Chersonèse, ravageaient toute la campagne et tenaient les habitants renfermés dans les murs des villes. Les Chersonésites, ainsi assiégés, firent venir de l'Asie Dercyllidas le Lacédémonien. Celui-ci arriva avec son armée et chassa les Thraces de la Chersonèse, qu'il fortifia par un mur s'étendant d'une mer à l'autre. Par ce moyen, il mit un terme aux incursions des Thraces. Il fut comblé de présents, et repassa avec son armée en Asie. [14,39] XXXIX. Pendant que durait la trêve conclue avec les Lacédémoniens, Pharnabaze se rendit auprès du roi et le persuada d'équiper une flotte et d'en donner le commandement à Conon l'Athénien. Celui-ci était, en effet, très expérimenté dans l'art militaire et avait une exacte connaissance des ennemis. Ce militaire si renommé demeurait alors en Cypre, chez le roi Evagoras. Artaxerxès goûta ce conseil et accorda à Pharnabaze cinq cents talents d'argent pour l'équipement d'une flotte. Abordant dans l'île de Cypre, Pharnabaze enjoignit aux divers souverains de cette île de lui fournir cent trirèmes; et, s'étant entretenu avec Conon au sujet du commandement, il le nomma chef des forces maritimes et lui fit entrevoir, de la part du roi, de grandes récompenses. Conon accepta l'offre de Pharnabaze; car il se flattait en abaissant les Lacédémoniens, de relever la puissance de sa patrie, et d'acquérir en même temps une immense gloire. Toute la flotte n'était pas encore prête, lorsque Conon mit en mer avec quarante navires, et vint aborder en Cilicie où il acheva tous les préparatifs de guerre. De leur côté, Pharnabaze et Tissapherne, réunissant les troupes de leurs satrapies, ouvrirent la campagne en marchant sur Ephèse où l'ennemi tenait son armée. Les deux généraux perses étaient suivis de vingt mille fantassins et de dix mille cavaliers. Instruit de l'approche des Perses, Dercyllidas, commandant des Lacédémoniens, fit avancer toutes ses troupes qui ne dépassaient pas sept mille hommes. Lorsque les deux armées se trouvèrent en face l'une de l'autre, les chefs, au lieu de combattre, conclurent un armistice et fixèrent un terme pendant lequel Pharnabaze devait envoyer prendre les ordres du roi relativement à un traité de paix définitif, et Dercyllidas, de son côté, en référa aux Spartiates. Ce fut ainsi que les deux armées furent congédiées. [14,40] XL. {Reprenons l'histoire de la Sicile.} Les habitants de Rhégium, colonie des Chalcidiens, voyaient de mauvais oeil l'augmentation du pouvoir de Denys. Ce dernier avait réduit en esclavage les Naxiens et les Cataniens, de même origine que les Rhégiens. Ceux-ci, craignant de subir le même sort, éprouvèrent la plus vive inquiétude à la vue da ces événements. Ils résolurent donc de marcher promptement contre le tyran avant qu'il se fût complétement affermi dans son autorité. Les Syracusains, qui avaient été exilés par Denys, secondèrent puissamment les Rhégiens dans cette entreprise. Dans ce temps, la plupart de ces exilés demeuraient à Rhégium et ne cessaient de dire dans leurs conversations, que tous les Syracusains n'attendaient qu'un moment propice pour se soulever contre le tyran. Enfin, les Rhégiens nommèrent des généraux et les firent partir avec six mille hommes d'infanterie, six cents chevaux et cinquante trirèmes. Les généraux passèrent le détroit et vinrent engager les chefs des Messiniens à prendre part à la guerre, en leur faisant comprendre combien il serait affreux de laisser détruire par le tyran les villes grecques d'alentour. Les généraux de Messine, ainsi entraînés par les Rhégiens, mirent leurs forces en mouvement, sans prendre l'avis du peuple. Ces forces consistaient en quatre mille hommes d'infanterie, quatre cents chevaux et trente trirèmes. A leur arrivée aux frontières du territoire de Messine, les soldats s'insurgèrent à l'instigation de Laomédon le Messinien. Cet orateur populaire leur conseillait de ne point commencer la guerre contre Denys qui ne leur avait fait aucun mal. Les soldats de Messine se laissèrent aussitôt persuader ; et comme la guerre n'avait point été décrétée par le peuple, ils abandonnèrent leurs généraux et retournèrent dans leur patrie. Les Rhégiens n'étant pas de force à soutenir seuls la guerre, imitèrent l'exemple des Messiniens, levèrent le camp et revinrent promptement à Rhégium. A la première nouvelle de cette expédition, Denys avait conduit son armée jusqu'aux frontières du territoire de Syracuse, et se tenait prêt à recevoir l'attaque des ennemis. Mais, lorsqu'il apprit leur départ, il ramena son armée à Syracuse. Les Rhégiens et les Messiniens envoyèrent des parlementaires. Denys, jugeant qu'il serait de son intérêt de faire cesser les hostilités, conclut avec les deux villes un traité de paix. [14,41] XLI. Voyant que plusieurs Grecs accouraient s'établir dans les villes soumises à la domination des Carthaginois et qu'ils y avaient acquis le droit de cité et des possessions, Denys pensa que, tant que la paix conclue entre lui et les Carthaginois durerait, beaucoup de ses sujets prendraient part à cette émigration; mais que, si la guerre recommençait, tous ces Grecs, traités en esclaves par les Carthaginois, se révolteraient pour revenir à lui. De plus, il avait appris qu'un grand nombre de Carthaginois étaient morts de la peste qui désolait alors la Libye. Jugeant donc le moment favorable pour rompre la paix, il se prépara à recommencer la guerre. Il ne se dissimulait pas que cette guerre devait être sérieuse et longue, car il s'agissait de combattre une des nations les plus puissantes. Aussitôt il rassembla des ouvriers qu'il fit venir en partie des villes soumises à son autorité, en partie de l'Italie, de la Grèce et même des Etats carthaginois; il les attira par la promesse d'un fort salaire. Il avait l'intention de les employer à la fabrication d'une grande quantité d'armes de guerre de toutes sortes, et à la construction de trirèmes et de quinquerèmes. Après avoir ainsi rassemblé un grand nombre d'ouvriers, il les distribua dans les ateliers, leur donna pour inspecteurs les citoyens les plus distingués, et proposa de grands prix pour encourager la fabrication des armes. Il donna aux ouvriers un modèle de chaque espèce d'armes, désirant que les mercenaires, tirés de tant de nations diverses, trouvassent toutes prêtes les armes en usage dans leur patrie. Il se flattait aussi de donner par là un aspect plus formidable à son armée, en même temps qu'il pensait que les combattants se serviraient avec plus d'avantages des armes qu'ils étaient déjà habitués à manier. Les Syracusains secondèrent les projets de Denys ; ces travaux étaient pour eux un objet d'émulation. Non seulement les porches et les arrière-constructions des temples, mais les gymnases et les portiques des marchés étaient tous remplis d'ouvriers. Indépendamment des lieux publics, les maisons les plus considérables étaient transformées en ateliers pour fabriquer des armes. [14,42] XLII. La catapulte fut dans ce même temps inventée à Syracuse qui était alors le rendez-vous des plus habiles artisans. L'élévation du salaire et la multitude de prix proposés à ceux qui se distingueraient le plus, excitèrent une émulation générale. Outre cela, Denys visitait lui-même journellement les ouvriers, leur adressait des paroles affectueuses, remettait des présents aux plus laborieux et les admettait à sa table. Aussi ces ouvriers s'empressaient-ils à l'envi d'imaginer des machines extraordinaires et capables des plus grands effets. Denys se mit à faire construire des trirèmes et des bâtiments à cinq rangs de rames, genre de construction qu'on n'avait pas encore vu jusqu'alors. Denys, qui avait entendu que la première trirème avait été construite à Corinthe, voulut que la ville, colonie des Corinthiens, eût aussi augmenté la dimension des navires. Après avoir fait venir d'Italie un convoi de bois de charpente, il partagea en deux moitiés les ouvriers employés à la coupe du bois; les uns furent envoyés sur le mont Etna, alors couvert de forêts de pins et de sapins; les autres furent détachés en Italie. En même temps il fit faire des attelages propres à transporter les matériaux jusqu'à la mer, où des matelots montés sur des barques devaient les conduire immédiatement à Syracuse. Après avoir ainsi réuni une quantité suffisante de matériaux, il fit, en un seul moment, mettre sur les chantiers plus de deux cents navires, et en réparer cent dix des anciens. Enfin il fit bâtir de magnifiques hangars, rangés tout autour de ce qu'on appelle aujourd'hui le port; ces hangars étaient au nombre de cent soixante et la plupart pouvaient contenir deux navires. En même temps il fit réparer les anciens qui étaient déjà au nombre de cent cinquante. [14,43] XLIII. L'aspect de tous ces ouvriers réunis, travaillant à la fabrication des armes et à la construction des navires, offrait un spectacle étonnant. Lorsqu'on regardait les travaux du port, on aurait cru que tous les bras de la Sicile y étaient employés. Et lorsqu'on parcourait les ateliers d'armes et de machines de guerre, on se figurait que tout le monde y était occupé. Mais aussi ces travaux furent poussés avec tant de vigueur, qu'on eut bientôt fabriqué cent quarante mille boucliers et un nombre égal de coutelas et de casques. Plus de quatorze mille boucliers, de formes variées et artistement fabriqués, sortirent de ces ateliers. Denys destinait les cuirasses aux cavaliers, aux officiers d'infanterie, et aux mercenaires qui devaient composer sa garde. Il avait fait fabriquer des catapultes de diverses espèces et une immense quantité de traits. Quant aux vaisseaux longs qui avaient été construits, une moitié fut montée par des pilotes, par des maîtres d'équipage et des rameurs appartenant à la classe des citoyens, et l'autre moitié par les étrangers que Denys avait pris à sa solde. Lorsque tous ces travaux de fabrique d'armes et de construction de bâtiments furent achevés, Denys songea à l'organisation des troupes. Car, pour s'épargner des dépenses, il avait jugé utile de ne point organiser et solder des troupes à l'avance. Dans ce temps, Astydamas, poète tragique, commença à faire représenter ses pièces. Il vécut soixante ans. Les Romains assiégèrent alors la ville de Veïes. Dans une sortie des assiégés, les Romains furent en partie détruits, et en partie forcés de fuir ignominieusement. [14,44] XLIV. L'année étant révolue, Ithyclès fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent, au lieu de consuls, six tribuns militaires, Lucius Julius, Marcus Furius, Æmilius Marcus, Cueïus Cornélius, Caeso Fabius et Paulus Sextus. Denys, tyran des Syracusains, après avoir en grande partie achevé la fabrication des armes et la construction des navires, s'occupa aussitôt de l'organisation de son armée. Il enrôla donc les Syracusains propres au service militaire, et tira, de toutes les villes soumises à sa domination, les hommes en état de porter les armes. Il fit venir des mercenaires de la Grèce et particulièrement de Lacédémone. Car les Lacédémoniens qui l'avaient aidé dans l'accroissement de son autorité, lui permettaient d'enrôler autant de soldats qu'il voudrait. Enfin, par la promesse d'une solde élevée, il parvint à réunir une nombreuse armée composée d'étrangers de diverses nations. Sur le point d'allumer une guerre très grave, il se conduisit avec bienveillance à l'égard des villes de la Sicile, afin de se concilier leur affection. Voyant que les peuples qui habitaient les bords du détroit, les Rhégiens et les Messiniens, avaient des forces considérables, il craignit qu'ils ne se joignissent aux Carthaginois, lorsque ceux-ci auraient passé en Sicile. Et, en effet, ces deux villes pouvaient faire pencher la balance en faveur du parti pour lequel elles se seraient déclarées. Préoccupé de cet état de choses, Denys donna aux Messiniens une grande partie du pays limitrophe, et se les attacha par des bienfaits. Quant aux Rhégiens , il leur fit demander en mariage une de leurs citoyennes. En même temps il leur promit la cession d'un territoire étendu, voisin de Rhégium, et de contribuer de toutes ses forces à l'accroissement de leur cité. Ayant perdu sa femme, fille d'Hermocrate, dans l'émeute des cavaliers, Denys désirait avoir des enfants pour perpétuer sa dynastie. Cependant les Rhégiens, réunis en assemblée générale, décidèrent, après une longue discussion, de ne point accepter l'alliance proposée. Denys, ayant échoué dans cette négociation, envoya chez les Locriens des députés chargés des mêmes offres. Les Locriens accordèrent l'alliance demandée, et Denys épousa Doris, fille de Xénetus, un des citoyens alors les plus distingués. Peu de jours avant la célébration des noces, Denys fit partir pour Locres une quinquerème, la première qui eût été construite, décorée d'ornements en argent et en or. La jeune fiancée s'y embarqua; arrivée à Syracuse, elle fut conduite dans la citadelle occupée par Denys. Celui-ci épousa aussi Aristomaque, fille d'un des citoyens les plus illustres de Syracuse ; il la fit amener dans sa maison sur un char attelé de quatre chevaux blancs. [14,45] XLV. Denys célébra alors ces doubles noces par des festins continuels qu'il donna à ses soldats et à un très grand nombre de citoyens. Il avait changé la dureté de sa tyrannie en une conduite douce et bienveillante envers ses sujets, et il ne prononçait plus ni peine de mort ni bannissements comme il l'avait fait auparavant. Après la célébration de ses noces, à laquelle il avait consacré quelques jours, il convoqua une assemblée dans laquelle il proposa de faire la guerre aux Carthaginois, les représentant comme les ennemis les plus dangereux des Grecs en général, et des Siciliens en particulier. Il ajouta que les Carthaginois étaient actuellement réduits à l'inaction par la peste qui décimait les populations de la Libye; mais qu'aussitôt qu'ils auraient repris des forces, ils ne tarderaient pas à exécuter les desseins qu'ils avaient depuis longtemps tramés contre les Siciliens ; qu'il valait mieux les attaquer pendant qu'ils étaient encore faibles, que d'aller les combattre lorsqu'ils auraient repris leurs forces. Il leur représentait qu'il serait honteux de rester spectateurs indifférents à l'asservissement des villes grecques par les Barbares, et que ces villes étaient d'autant plus disposées à partager les périls de la guerre, qu'elles avaient plus de désir de recouvrer leur indépendance. Après avoir, dans plusieurs discours, insisté sur l'exécution de ce projet, il entraîna bientôt les suffrages des Syracusains. Ils étaient tout aussi impatients que Denys de faire la guerre, d'abord parce qu'ils haïssaient les Carthaginois qui les avaient forcés d'obéir au tyran; ensuite parce qu'ils espéraient être traités moins cruellement par Denys qui aurait alors à craindre à la fois les ennemis et le mécontentement de ses sujets; enfin, parce qu'ils se flattaient surtout de l'espérance qu'étant une fois en possession de leurs armes, ils pourraient profiter de la première occasion pour secouer leur joug. [14,46] XLVI. Au sortir de cette assemblée, Denys accorda aux Syracusains la permission de piller les riches propriétés des Carthaginois, dont un grand nombre étaient établis à Syracuse même. Beaucoup de négociants de cette nation avaient dans le port des navires chargés de marchandises. qui toutes furent confisquées par les Syracusains. Les autres Siciliens suivirent cet exemple ; ils chassèrent de chez eux les Phéniciens et s'emparèrent de leurs richesses. Malgré la haine qu'ils avaient pour la tyrannie de Denys, ils prirent volontiers part à la guerre contre les Carthaginois, détestés pour leur cruauté. Par ces mêmes motifs, les villes grecques soumises à la domination des Carthaginois firent éclater leur haine contre la race punique, dès que la déclaration de guerre de Denys fut connue. Les habitants de ces villes ne se bornèrent pas seulement à piller les possessions des Phéniciens, ils se saisirent de leurs personnes et leur infligèrent toute sorte d'outrages, animés par le souvenir de ce qu'ils avaient eux-mêmes souffert dans la captivité. Ces représailles furent alors et par la suite portées à un tel degré, que les Carthaginois ont dû apprendre à écouter à l'avenir les supplications des vaincus. Ils furent instruits, par leur propre expérience, que dans la guerre les chances sont égales des deux côtés, qu'il faut s'attendre à subir les mêmes traitements qu'on a soi-même infligés aux malheureux. Lorsque tous les préparatifs de la guerre furent achevés, Denys envoya des députés à Carthage chargés d'annoncer que les Syracusains déclareraient la guerre aux Carthaginois, s'ils ne remettaient pas en liberté les villes grecques soumises à leur domination. Tels étaient alors les projets de Denys. C'est dans cette même année que l'historien Ctésias, qui a écrit l'histoire des Perses, termina son ouvrage qui commence à Ninus et Sémiramis. A cette époque florissaient aussi les plus célèbres poètes dithyrambiques, Philoxène de Cythère, Timothée de Milet, Téleste de Sélinonte, et Polyïde qui connaissait aussi la peinture et la musique. [14,47] XLVII. L'année étant révolue, Lysiade fut nommé archonte d'Athènes; les Romains déférèrent l'autorité consulaire à six tribuns militaires, Publius Manlius, Manius Spurius, Furius Lucius {Publius Licinius, Publius Titinius et Lucius Publius Volscus}. Denys, tyran des Syracusains, après l'achèvement des préparatifs de guerre, envoya à Carthage un héraut pour remettre une lettre au sénat. Il était écrit dans cette lettre que les Syracusains décréteraient la guerre, si les Carthaginois ne se décidaient pas à évacuer le territoire des villes grecques. Le héraut s'embarqua pour la Libye et remit, comme il lui était ordonné, la lettre au sénat. Elle fut lue d'abord dans le sénat, puis dans l'assemblée du peuple. Les Carthaginois furent vivement alarmés au sujet de cette guerre; car la peste avait décimé la population, et aucun préparatif n'était fait. Ils attendirent donc la résolution des Syracusains, et firent partir quelques membres du sénat avec de fortes sommes d'argent pour aller engager des soldats en Europe. De son côté; Denys, à la tête des Syracusains, des mercenaires et des alliés, sortit de Syracuse et se dirigea sur l'Éryx. Non loin de cette montagne se trouve la ville de Motye, colonie phénicienne, dont les Carthaginois avaient fait le centre de leurs opérations contre la Sicile. Une fois maître de cette ville, Denys se flattait d'obtenir l'avantage sur l'ennemi. Pendant sa marche, les habitants des villes grecques venaient se joindre à lui, de tous côtés on accourait en armes, tout le monde prit volontiers part à l'expédition, tant la haine contre la domination phénicienne était universelle, et le désir grand de reconquérir la liberté. Denys réunit ainsi à son armée les Camarinéens, les Géléens et les Agrigentins. Puis il appela à lui les Himériens qui habitaient dans une autre contrée de la Sicile; enfin, il prit avec lui les Sélinontins, et arriva avec toute son armée devant Motye. Il avait sous ses ordres quatre-vingt mille hommes d'infanterie, plus de trois mille chevaux et environ deux cents vaisseaux longs, qui étaient suivis de près de cinq cents vaisseaux de transport, chargés de machines de guerre et de toutes sortes de munitions. [14,48] XLVIII. Tout cet appareil de guerre, et l'aspect de ces forces nombreuses, surprirent les habitants de l'Eryx, qui, n'aimant pas les Carthaginois, se joignirent à Denys. Cependant les habitants de Motye, attendant les secours des Carthaginois, ne se laissèrent point effrayer et se préparèrent à soutenir le siége ; car ils savaient bien que les Syracusains songeaient d'abord à détruire Motye qui s'était toujours montrée très fidèle aux Carthaginois. Cette ville était située dans une île, à six stades de distance de la Sicile, elle se faisait remarquer par la beauté et le grand nombre de ses maisons, très bien construites, et par l'opulence de ses habitants. Une étroite chaussée, ouvrage de l'homme, la faisait communiquer avec le rivage de la Sicile. Cette chaussée fut alors détruite par les Motyens, afin d'empêcher les ennemis de pénétrer chez eux. Denys, ayant examiné avec ses architectes les localités, fit commencer des travaux de terrassement en face de Motye; à l'entrée du port, il fit mouiller ses vaisseaux longs, et sur la côte, les bâtiments de transport. Après cela, il confia la direction de ces travaux à Leptine, commandant de la flotte, et dirigea ses troupes de terre contre les villes alliées des Carthaginois. Tous les Sicaniens, redoutant la supériorité de ces forces, embrassèrent le parti des Syracusains. Cinq villes seulement demeurèrent fidèles à l'alliance des Carthaginois, savoir : Ancyres, Soluss, Egeste, Panorme, Entelle. Denys ravagea donc le territoire des Solentins, des Panormitains et des Ancyriens, et fit couper tous les arbres de la campagne. Il investit Egeste et Entelle, livra à ces villes des assauts continuels, et tâcha de s'en emparer de force. Telle était alors la situation des affaires de Denys. [14,49] XLIX. Cependant Imilcar, général des Carthaginois, s'occupa lui-même de la concentration de ses troupes et des préparatifs de guerre. Il détacha le nauarque avec dix trirèmes, et lui donna l'ordre de se diriger rapidement sur Syracuse, de pénétrer nuitamment dans le port, et de détruire tous les bâtiments qui s'y trouveraient abandonnés. Imilcar espérait faire ainsi une diversion avantageuse, et obliger Denys d'envoyer une partie de ses bâtiments à Syracuse. Le nauarque chargé de cette mission exécuta ponctuellement les ordres qu'il avait reçus; il entra, à la faveur de la nuit, dans le port des Syracusains, sans que personne ne se doutât de son arrivée ; il attaqua à l'improviste les bâtiments qui s'y trouvaient à l'ancre, les endommagea à coups d'éperon, et, après les avoir presque tous coulés, il retourna à Carthage. Pendant ce temps, Denys ravagea toutes les terres des Carthaginois, refoula les ennemis dans leurs murs, et fit marcher toute son armée contre Motye, pensant que les autres villes se rendraient d'elles-mêmes s'il parvenait à s'emparer de celle-là. Il fit donc travailler un grand nombre d'ouvriers aux terrassements, et parvint à combler l'espace qui sépare Motye de la côte de la Sicile; il fit avancer ses machines vers les murailles à mesure que les travaux avançaient. [14,50] L. Dans ce même temps, Imilcar, commandant des forces navales de Carthage, apprit que Denys avait fixé ses navires sur leurs ancres, et aussitôt il fit équiper cent trirèmes de choix. Il comptait, en se montrant à l'improviste, s'emparer aisément des navires mouillés dans le port, et devenir ainsi maître de la mer. Du même coup il espérait faire lever le siége de Motye et transporter le théâtre de la guerre à Syracuse. ll mit donc à la voile avec cent navires, aborda la nuit sur la côte de Sélinonte, et, ayant doublé le cap Lilybée, il se trouva avec le jour devant Motye. Ayant apparu ainsi à l'improviste, il brisa une partie des bâtiments à l'ancre, et brûla les autres, sans que Denys pût venir au secours. Imilcar pénétra ensuite dans le port, et rangea ses bâtiments en ligne comme pour attaquer ceux que les Syracusains avaient mis à l'ancre. Cependant Denys rassembla ses troupes à l'entrée du port, et voyant les ennemis en garder l'issue, il craignit de faire traîner ses navires dans le port, car il n'ignorait pas que, la passe étant très étroite, il y aurait nécessairement danger à se battre avec un petit nombre de navires contre des forces doubles. Il employa donc un grand nombre de soldats à faire tirer ses navires à terre, pour les remettre à flot en dehors du port, et les soustraire ainsi à l'ennemi. Imilcar attaqua les premières trirèmes qu'il rencontra; mais il fut repoussé par une grêle de traits; car Denys avait placé sur le pont des navires une multitude d'archers et de frondeurs; d'un autre côté, les Syracusains se servant à terre des catapultes construites pour lancer des traits aigus, tuèrent un grand nombre d'ennemis. Ces nouvelles armes produisirent par leur nouveauté une stupéfaction générale. Imilcar, n'ayant pas réussi dans son entreprise, retourna en Libye; il jugea tout engagement naval contraire à ses intérêts, parce que les forces de ses ennemis étaient le double des siennes. [14,51] LI. Grâce au grand nombre d'ouvriers qu'il avait employés, Denys était parvenu à terminer la jetée; et il fit avancer ses diverses machines contre les murs de la ville. Il battit les tours avec les béliers, et fit jouer les catapultes contre les combattants échelonnés sur les remparts. Il fit aussi approcher les tours à roues, de six étages, égalant la hauteur des maisons. Cependant les habitants de Motye, bien que menacés d'un danger imminent, et privés alors de tout secours, ne s'effrayèrent pas de l'approche de l'armée de Denys. Jaloux de surpasser l'ardeur des assiégeants, ils suspendirent au sommet des plus grands mâts des paniers, remplis de soldats qui, de ces points élevés, lançaient sur les machines de l'ennemi des torches brûlantes et des étoupes enflammées, enduites de poix. Le feu gagna les matériaux; mais les Siciliens étant promptement accourus, l'éteignirent, et, frappant la muraille à coups de bélier, ils parvinrent à ouvrir une large brèche. Assiégeants et assiégés s'accumulèrent, se pressèrent sur ce point, qui devint le champ d'un combat acharné. Les Siciliens, se croyant déjà maîtres de la ville, firent tous leurs efforts pour se venger des outrages qu'ils avaient jadis reçus des Carthaginois. De leur côté, les habitants de la ville voyant en quelque sorte sous leurs yeux les maux de l'esclavage, et ne connaissant aucun moyen de fuir ni par terre ni par mer, se défendirent en désespérés. Dès qu'ils s'aperçurent qu'il ne fallait plus compter sur la défense de leurs murailles, ils barricadèrent les rues et se servirent des maisons les plus éloignées du centre, comme d'un rempart construit à grands frais; c'est ce qui mit les troupes de Denys dans une situation périlleuse. Car, après avoir pénétré en dedans des murailles et se croyant déjà en possession de la ville, ils furent accablés par une grêle de traits lancés du sommet des maisons. Denys fit alors approcher les tours de bois jusqu'aux premières maisons sur lesquelles il jeta des ponts mobiles. Comme ces machines égalaient la hauteur des toits, il s'engagea un combat corps à corps. Car les Siciliens, au moyen de ces ponts mobiles, pénétrèrent de force dans les maisons. [14,52] Cependant les Motyens, malgré le danger dont ils calculaient la grandeur, combattirent courageusement sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants. Les uns, entourés de leurs pères et mères qui les suppliaient de ne pas les livrer à l'insolence de l'ennemi, sentaient leur courage se ranimer et ne ménageaient point leur vie. Les autres, entendant le gémissement des femmes et des enfants, aimaient mieux mourir les armes à la main que d'être témoins de la captivité de leurs enfants. Il était d'ailleurs impossible de s'enfuir de la ville; car elle était de tous côtés baignée par les eaux, et les ennemis étaient maîtres de la mer. Les Motyens furent saisis de frayeur à l'aspect des cruautés dont les prisonniers grecs avaient été l'objet; les Carthaginois surtout s'attendaient à subir le même traitement. Il ne leur resta donc plus qu'à vaincre ou à mourir en combattant glorieusement. Cette résolution prise par les assiégés mit les Siciliens dans un grand embarras. Ceux qui combattaient sur les planches servant de ponts mobiles furent repoussés avec perte, à cause de l'espace étroit où ils se trouvaient et parce qu'ils luttaient contre des ennemis réduits au désespoir. Ainsi, les uns combattaient corps à corps, donnant et recevant des blessures mortelles; les autres, repoussés par les Motyens, tombèrent du haut des planches du pont et périrent. Enfin ce siége dura plusieurs jours, et Denys fit sonner tous les soirs la retraite pour suspendre l'assaut. Après avoir habitué les Motyens à ce genre de guerre, et au moment où les deux partis s'étaient retirés, Denys fit partir Archylus de Thurium avec un détachement de soldats d'élite. Celui-ci, à la faveur de la nuit, fit appliquer des échelles contre les maisons écroulées, et, après les avoir escaladées, il prit possession d'un poste avantageux où il attendit l'arrivée des troupes de Denys. Informés de cette surprise, les Motyens accoururent en toute hâte, et comme ils se trouvaient en retard, ils bravèrent tous les dangers pour repousser l'ennemi. Un combat violent s'engagea et ce ne fut que grâce à la supériorité numérique que les Siciliens parvinrent avec peine à battre leurs adversaires. [14,53] LIII. Aussitôt toute l'armée de Denys se précipita par la jetée dans l'intérieur de Motye, et toute la place fut jonchée de cadavres; car les Siciliens, rivalisant en cruauté avec les Carthaginois, tuèrent sans pitié tous les habitants qu'ils rencontrèrent en n'épargnant ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Denys, voulant réduire la ville en esclavage, arrêta le massacre des captifs parce qu'il voulait par leur vente se procurer de l'argent. Mais comme son ordre n'était point respecté et qu'il vit l'impossibilité d'arrêter la fureur des Siciliens, il fit proclamer par des hérauts que les Motyens eussent à chercher un asile dans les temples vénérés chez les Grecs. Cela fait, les soldats cessèrent le carnage et se livrèrent avec ardeur au pillage des maisons; ils enlevèrent ainsi une grande masse d'argent, beaucoup d'or, de riches vêtements et une foule d'autres objets précieux. Denys avait abandonné aux soldats le pillage de la ville, afin de les rendre plus disposés à braver les dangers de la guerre. Après ce succès, il décerna à Archylus, qui le premier avait escaladé les murs, une couronne de cent mines; il donna aux autres des récompenses proportionnées à leur bravoure et vendit à l'enchère les Motyens qui avaient survécu à leur défaite. Quant à Daïmène et quelques autres Grecs captifs auxiliaires des Carthaginois, il les fit mettre en croix. Après cette victoire, Denys établit dans Motye une garnison confiée au commandement de Biton de Syracuse; la majeure partie de cette garnison se composa de Sicules. Il laissa aussi dans ces parages Leptine, le nauarque, avec cent vingt navires pour observer les mouvements des Carthaginois. Il lui ordonna d'assiéger Egeste et Entelle qu'il avait depuis longtemps résolu de détruire. Comme l'été était déjà passé, il regagna avec son armée Syracuse. En ce temps, Sophocle, fils de Sophocle, commença à enseigner la tragédie à Athènes et remporta douze fois le prix. [14,54] LIV. L'année étant révolue, Phormion fut nommé archonte d'Athènes; les Romains élurent, au lieu de consuls, six tribuns militaires, Cnéius Génucius, Lucius Atilius, Marcus Pomponius, Caïus Duilius, Marcus Véturius et Valérius Publius; et on célébra la XCVIe olympiade dans laquelle Eupolis d'Elide fut vainqueur à la course du stade. Dans ce temps, Denys, tyran des Syracusains, envahit avec toute son armée le territoire soumis à la domination des Carthaginois. Pendant qu'il ravageait la campagne, les Halyciens consternés lui envoyèrent des députés et demandèrent son alliance. Les Egestéens profitèrent de la nuit pour attaquer à l'improviste les assiégeants, mirent le feu aux tentes et répandirent le désordre dans le camp de l'ennemi. L'incendie gagnant du terrain, il fut impossible de l'éteindre; il y périt quelques soldats qui étaient accourus pour éteindre le feu, et la plupart des chevaux furent brûlés avec les tentes. Cependant Denys continua à désoler la campagne sans éprouver aucune résistance. De son côté, Leptine le nauarque, stationné à Motye, surveillait les mouvements des ennemis. Les Carthaginois, instruits de la force de l'armée de Denys, résolurent de la surpasser encore par de nouveaux préparatifs de guerre. Ils confièrent donc, d'après leurs lois, l'autorité royale à Imilcar et firent venir des troupes de toute la Libye et de l'Ibérie; ces troupes étaient formées en partie d'alliés, en partie de mercenaires. Ils parvinrent ainsi à réunir une armée de plus de trois cent mille hommes d'infanterie, de quatre mille chevaux, indépendamment des chars qui étaient au nombre de quatre cents. Leur flotte se composait de quatre cents vaisseaux longs, et, suivant Éphore, de plus de six cents vaisseaux de transport chargés de vivres, de machines et d'autres munitions de guerre. Timée ne porte pas au delà de cent mille hommes les troupes qui passèrent de Libye en Sicile, et à ces troupes il ajoute trente mille hommes enrôlés en Sicile. [14,55] LV. Au départ, Imilcar donna à tous les pilotes un livret cacheté avec l'ordre de ne l'ouvrir que lorsqu'ils seraient en mer, et d'en exécuter le contenu. Il avait imaginé ce stratagème afin qu'aucun espion ne vînt annoncer à Denys le départ des Carthaginois; l'écrit portait de se diriger sur Panorme. Profitant d'un vent favorable, toute la flotte leva l'ancre, les vaisseaux de transport gagnèrent le large et les trirèmes firent voile sur Motye, en longeant la côte. Le vent soufflait avec violence, et les premiers vaisseaux de transport étaient déjà en vue de la Sicile, lorsque Denys détacha Leptine avec trente trirèmes, et lui ordonna d'attaquer à coups d'éperon les navires ennemis et de détruire tous ceux qu'il aurait capturés. Cet ordre fut promptement exécuté; et, au premier engagement, Leptine coula bas quelques bâtiments avec tout leur équipage; les autres, montés par de bons rameurs et ayant le vent en poupe, parvinrent aisément à se sauver. Les bâtiments coulés étaient au nombre de cinquante; ils portaient cinq mille hommes et deux cents chars de guerre. Cependant Imilcar atteignit Panorme; il débarqua ses troupes et les fit marcher contre les ennemis. Il donna aux trirèmes l'ordre de côtoyer le rivage; chemin faisant, il s'empara d'Eryx par trahison et vint camper devant Motye. Denys était avec son armée à Égeste, lorsque Imilcar assiégea Motye. Les Siciliens désiraient le combat, mais Denys, très éloigné des villes alliées et commençant à manquer de vivres, jugea à propos de transporter ailleurs le théâtre de la guerre. Il se détermina donc à la retraite et engagea les Sicaniens à quitter pour le moment leurs villes et à servir dans son armée. En récompense, il leur promit un territoire plus fertile et aussi peuplé, ajoutant qu'à la fin de la guerre il laisserait chacun libre de rentrer dans ses foyers. Un petit nombre de Sicaniens, craignant par un refus de s'exposer au pillage, se rendirent aux prières de Denys. {La plupart s'y refusèrent.} Cet exemple fut suivi des Halicyens qui envoyèrent des députés aux Carthaginois, et conclurent une alliance. Denys se mit en marche pour Syracuse, ravageant le pays par lequel il conduisit son armée. [14,56] LVI. Imilcar réussissant ainsi dans son entreprise, se prépara à faire marcher son armée contre Messine, désirant vivement s'en rendre maître et occuper cette position avantageuse. En effet, le port de Messine était bien placé pour recevoir toute la flotte carthaginoise composée de plus de six cents bâtiments. Une fois en possession du détroit, Imilcar se flattait de pouvoir intercepter le convoi des troupes auxiliaires d'Italie et tenir en respect les flottes qui seraient envoyées du Péloponnèse. Après avoir arrêté ce plan, il fit un traité d'alliance avec les Himériens et les habitants de la place de Céphalcedium. Il s'empara ensuite de la ville de Lipare, et imposa aux habitants de l'île un tribut de trente talents. Enfin, il se porta avec toute son armée sur Messine, pendant que sa flotte côtoyait le rivage. Après avoir promptement parcouru ce trajet, il vint camper à Péloris, à cent stades de Messine. Lorsque les habitants de cette ville apprirent la présence de l'ennemi, ils eurent des avis différents au sujet de cette guerre. Quelques-uns, connaissant la puissance de l'ennemi, et se voyant eux-mêmes sans alliés et privés de leur propre cavalerie, qui se trouvait alors à Syracuse, renoncèrent à soutenir un siége; leurs murs abattus leur ôtaient le courage de se défendre, et le temps actuel ne permettait pas de les reconstruire. Ils firent donc sortir de Messine leurs enfants, leurs femmes, et les transportèrent, avec les objets les plus précieux, dans les villes voisines. Quelques autres Messiniens ayant entendu parler d'un ancien oracle qui disait que les Carthaginois viendraient porter de l'eau dans Messine, expliquèrent cet oracle dans un sens favorable, persuadés que les Carthaginois seraient un jour esclaves dans Messine. Ainsi encouragés, ils entraînèrent avec eux d'autres citoyens, les engageant à combattre pour la liberté. Immédiatement ils choisirent parmi les jeunes gens un corps d'élite qu'ils envoyèrent dans la Péloride pour s'opposer à la marche de l'ennemi. [14,57] LVII. Pendant que ces événements se passaient, Imilcar voyant que les Messiniens cherchaient à mettre obstacle à son passage, fit partir deux cents navires pour bloquer la ville. Il comptait, et avec raison, pendant que les troupes cherchaient à lui intercepter la route, se rendre facilement maître de Messine par mer, d'autant plus que cette ville était alors laissée sans défense. Secondée par un vent du nord, la flotte entra promptement et à pleines voiles dans le port. Le corps d'armée envoyé dans la Péloride n'arriva, bien qu'il eût hâté sa marche, qu'après l'entrée des bâtiments ennemis dans le port. C'est ainsi que les Carthaginois ayant investi Messine de tous côtés, pénétrèrent dans l'intérieur par l'ouverture des brèches, et prirent possession de la ville. Les plus vaillants des Messiniens furent tués, d'autres se réfugièrent dans les villes voisines, le plus grand nombre, gagnant les montagnes limitrophes, se dispersa dans les forteresses de la contrée. Quelques-uns furent faits prisonniers, et quelques autres, acculés au port, se jetèrent à la mer, dans l'espoir de traverser le détroit à la nage. Ces derniers étaient au nombre de plus de deux cents; la plupart, entraînés par le courant, périrent; cinquante seulement parvinrent à gagner la côte de l'Italie. Après avoir réuni toutes ses troupes à Messine, Imilcar entreprit d'abord de détruire les forteresses du pays; mais comme elles étaient bien assises, et que ceux qui s'y étaient réfugiés se défendaient vaillamment, il retourna dans la ville sans avoir réussi dans son entreprise. Il y laissa quelque temps reposer ses troupes et se disposa ensuite à marcher sur Syracuse. [14,58] LVIII. Les Sicules, nourrissant une ancienne haine contre Denys, profitèrent du moment pour abandonner son alliance, et embrassèrent tous, à l'exception des Assoriniens, le parti des Carthaginois. Denys mit en liberté les esclaves qui se trouvaient à Syracuse, et en équipa soixante navires. Il envoya demander aux Lacédémoniens un renfort de plus de mille mercenaires. Il visita lui-même toutes les forteresses de la contrée, et les pourvut d'approvisionnements. Il fortifia avec le plus grand soin les citadelles des Liontiniens, et y fit transporter les vivres de la campagne; il engagea aussi les Campaniens qui habitaient Catane à transporter leur domicile dans la ville nommée aujourd'hui Etna, car c'était une position très forte. Cela fait, il conduisit toute son armée à cent soixante stades de Syracuse, et vint camper aux environs de Taurus. Il avait alors sous ses ordres trente mille fantassins, plus de trois mille cavaliers et cent quatre-vingts navires, parmi lesquels il y avait très peu de trirèmes. Après avoir rasé les murs de Messine, Imilcar ordonna à ses soldats de renverser les maisons de fond en comble, de n'y laisser subsister ni briques ni bois; mais de brûler ou de briser tous les objets de construction. Ce travail, grâce au nombre de bras quiy étaient employés, fut promptement exécuté, et il ne fut plus possible de reconnaître l'emplacement qu'avait occupé cette ville. Imilcar considérant que Messine se trouvait très distante des villes alliées, en même temps que sa position était très avantageuse, avait décidé de deux choses l'une, ou de la rendre tout à fait inhabitable, on de l'asseoir sur des fondements solides et durables. [14,59] LIX. Après avoir montré, par le désastre des Messiniens, combien il haïssait les Grecs, Imilcar détacha Magon, commandant de la flotte, avec l'ordre de doubler la hauteur appelée Taurus. Cet endroit était alors occupé par des Sicules, très nombreux, mais sans chef. Denys leur avait primitivement donné à habiter le territoire des Naxiens; mais séduits alors par les promesses d'Imilcar, ils avaient occupé Taurus. Comme cette position était très forte, ils s'y étaient fixés, et l'ayant entourée de murailles ils continuèrent à l'occuper, même après la guerre. Enfin ils y fondèrent une ville qui, de leur séjour à Taurus, fut nommée Tauroménium. Cependant Imilcar s'était mis en route avec l'armée de terre, et il atteignit promptement la partie de la Naxie dont nous venons de parler, en même temps que Magon longeait la côte; mais une irruption récente de l'Etna, et qui s'était étendue jusqu'à la mer, empêcha les troupes de terre de marcher de conserve avec la flotte, car les bords , de la mer avaient été ravagés par la lave du volcan, de manière que l'armée de terre fut obligée de faire le tour du mont Etna. Magon reçut donc l'ordre de se porter sur Catane, tandis qu'Imilcar, traversant l'intérieur du pays, se hâtait de rejoindre la flotte sur la côte du territoire catanien; car il craignait que les Siciliens ne profitassent de la dispersion des troupes pour engager Magon dans un combat naval. C'est en effet ce qui arriva. Denys, sachant que la marche de Magon était lente, et que la route dans l'intérieur du pays était longue et difficile, se dirigea en toute hâte sur Catane, dans l'intention d'attaquer Magon par mer avant que celui-ci pût rejoindre Imilcar. Il se flattait qu'en échelonnant ses troupes de terre le long du rivage, il donnerait aux siens plus de courage, en même temps qu'il intimiderait l'ennemi; mais que, surtout, en cas de revers, il lui serait facile de se sauver avec les débris de sa flotte auprès de l'armée de terre. Après avoir arrêté ce plan, il détacha Leptine avec tous ses navires, lui donna l'ordre d'engager le combat avec la flotte entière, et de ne point rompre la ligne pour ne pas s'exposer au danger qui pourrait l'attendre de la part d'un ennemi supérieur en nombre; car Magon avait avec lui au moins cinq cents navires, en y comptant les bâtiments de transport et les autres embarcations armées d'éperons d'airain. [14,60] LX. Lorsque les Carthaginois virent la côte subitement couverte de combattants et la flotte grecque à leurs trousses, ils furent saisis d'une grande frayeur et cherchèrent à gagner le rivage; mais songeant ensuite qu'ils risquaient de tout perdre en combattant tout à la fois sur terre et sur mer, ils changèrent aussitôt de résolution. Ils se décidèrent donc à un combat naval, rangèrent leurs navires en ligne et se préparèrent à recevoir l'attaque de l'ennemi. Leptine s'étant avancé avec trente bâtiments d'élite bien au-devant du reste de la flotte, se battit vaillamment, mais avec imprudence. Attaquant aussitôt la première ligne des Carthaginois, il coula d'abord un assez grand nombre de trirèmes ennemies ; mais Magon enveloppant avec toute sa flotte les trente bâtiments syracusains, il s'engagea un combat dans lequel les troupes de Leptine étaient supérieures en courage, mais les Carthaginois l'emportaient en nombre. Le combat fut donc très opiniâtre; les pilotes, poussant les navires à l'abordage, rendirent le combat naval semblable à une bataille sur terre. Car les bâtiments ne se battaient plus à distance à coups d'éperon, mais, en venant à l'abordage, on se battait corps à corps. Quelques-uns, voulant sauter à bord des navires ennemis, tombèrent dans la mer ; d'autres, ayant réussi dans leur tentative , se battaient sur le pont même de ces navires. Enfin Leptine fut repoussé et obligé de gagner le large. Les autres navires, mis en désordre, furent pris par les Carthaginois; car la défaite de Leptine avait rendu ceux-ci plus audacieux, et répandu le découragement parmi les Siciliens. Le combat ainsi terminé, les Carthaginois se mirent avec une nouvelle ardeur à poursuivre les ennemis qui fuyaient en désordre; ils coulèrent bas plus de cent bâtiments, et ayant établi des embarcations à rames le long du rivage, ils égorgèrent tous ceux qui venaient à la nage se réfugier dans le camp de l'armée de terre. Un grand nombre périrent ainsi, tout près de la côte, sans que Denys pût leur apporter aucun secours. Tout le champ de bataille fut couvert de cadavres et de débris de navires. Beaucoup de Carthaginois furent tués dans ce combat naval; les Siciliens perdirent plus de cent bâtiments et plus de vingt mille hommes. Au sortir de ce combat, les Carthaginois firent voile vers Catane; traînant à la remorque les trirèmes qu'ils avaient capturées, ils les firent tirer à terre et radouber; de cette manière, l'éclat de cette victoire fut connu, non seulement par la nouvelle qui s'en répandit, mais encore par l'aspect des bâtiments pris sur l'ennemi. [14,61] LXI. Pendant leur retraite sur Syracuse, les Siciliens réfléchirent qu'ils allaient être renfermés dans cette ville, et avoir à soutenir un siége difficile; ils prièrent donc Denys de les conduire directement à la rencontre d'Imilcar, qui, depuis la dernière victoire {semblait se tenir moins sur ses gardes}. Ils espéraient, par une apparition soudaine, étourdir les Barbares et réparer la défaite qu'ils avaient essuyée. Denys se rendit d'abord à ces instances et était prêt à marcher contre Imilcar. Mais lorsque quelques-uns de ses amis lui eurent persuadé qu'il risquerait de perdre la ville, si Magon allait se porter avec toute sa flotte contre Syracuse, Denys changea aussitôt de résolution. Il savait que ce fut par un mouvement semblable que Messine était tombée au pouvoir de l'ennemi; jugeant donc imprudent de laisser Syracuse sans défense, il continua sa marche pour retourner dans cette ville. Mais la plupart des Siciliens, mécontents de ce qu'ils n'étaient pas conduits contre les ennemis, abandonnèrent Denys; les uns rentrèrent dans leurs foyers, les autres se retirèrent dans les forteresses voisines. Cependant Imilcar, arrivé en deux jours sur la côte de Catane, fit tirer tous ses navires à terre, pour les garantir d'une tempête qui s'était élevée. Il fit une halte de plusieurs jours, et envoya une députation aux Campaniens qui occupaient la ville d'Etna, pour les engager à se détacher de l'alliance de Denys. En même temps il promettait de leur donner un plus grand territoire, et de partager avec eux les dépouilles qu'on ferait sur l'ennemi. Il leur apprenait que les Campaniens qui habitaient Entelle favorisaient les Carthaginois, et s'armaient contre les Siciliens. Enfin, il leur représentait, que la race des Grecs était ennemie de toutes les nations. Mais les Campaniens, qui avaient donné des otages à Denys et envoyé leurs meilleurs soldats à Syracuse, furent forcés de conserver l'alliance de Denys, malgré le désir qu'ils avaient d'embrasser le parti des Carthaginois. [14,62] LXII. Après ces événements, Denys, redoutant les Carthaginois, députa Polyxène, son beau-frère, à tous les Grecs d'Italie, ainsi qu'aux Lacédémoniens et aux Corinthiens, pour les solliciter de venir à son secours et de ne pas laisser les villes grecques exposées à une ruine complète. Il envoya dans le Péloponnèse des commissaires auxquels il remit de fortes sommes d'argent, avec l'ordre de les employer à lever des troupes, et de ne pas être avares de solde. Cependant Imilcar, ayant orné sa flotte des dépouilles faites sur l'ennemi, s'avança vers le grand port de Syracuse, et répandit la consternation dans la ville. Deux cent huit vaisseaux longs entrèrent dans ce port; ils étaient rangés en bataille, les rames en dehors, et magnifiquement décorés de dépouilles. Ils étaient suivis des vaisseaux de transport, au nombre de plus de mille, portant plus de cinq cents marins. On comptait ainsi, en tout, près de deux mille bâtiments. Aussi, quelque spacieux que fût ce port, les bâtiments, pressés les uns contre les autres, le couvraient presque tout entier de leurs voiles. A peine tous ces bâtiments avaient-ils mouillé qu'on vit, du côté opposé, apparaître. l'armée de terre, qui, au rapport de quelques historiens, était composée de trois cent mille hommes d'infanterie, de trois mille chevaux et de deux cents vaisseaux longs. Le général en chef, Imilcar, dressa sa tente dans le temple de Jupiter ; son armée campa dans les environs, à douze stades de la ville. Après avoir pris ces dispositions, il fit sortir toute son armée et la rangea en bataille sous les murs de Syracuse, en provoquant les habitants au combat. Il fit ensuite entrer dans les autres ports cent vaisseaux d'élite, afin d'étourdir les Syracusains et de leur arracher en quelque sorte l'aveu de leur infériorité sur mer. Comme personne n'osa répondre à cette provocation, il ramena l'armée au camp. Puis, pendant trente jours, les soldats ravagèrent la campagne, coupant les arbres, et détruisant les récoltes; ils se procuraient ainsi des vivres , en abondance, en même temps qu'ils répandaient le découragement parmi les habitants de la ville. [14,63] LXIII. Imilcar prit aussi le faubourg de l'Achradine, et pilla les temples de Cérès et de Proserpine; mais il éprouva bientôt le châtiment que méritait son attentat sacrilége. Car dès ce moment ses affaires allaient en déclinant chaque jour, et Denys, reprenant courage, engagea quelques escarmouches, dans lesquelles les Syracusains l'emportèrent. Pendant les nuits, des terreurs paniques saisissaient les Carthaginois qui couraient aux armes comme si l'ennemi attaquait les retranchements. Il survint aussi une maladie qui fut la cause de tous leurs désastres; nous en parlerons un peu plus tard, afin de ne pas interrompre notre récit. Imilcar environnant son camp d'un mur, fit démolir presque tous les tombeaux des environs; parmi ces tombeaux se trouvaient ceux de Gélon et de sa femme Démarète, constructions magnifiques. Il fit élever en outre au bord de la mer trois forteresses, l'une auprès de Plemmyrium, l'autre au milieu du port, et la troisième à côté du temple de Jupiter. Il y fit transporter du vin, des vivres, ainsi que toutes ses autres provisions, comptant que le siége traînerait eu longueur. En même temps, il envoya en Sardaigne et en Libye des navires de charge qui devaient rapporter du blé et d'autres subsistances. Polyxène, beau-frère de Denys, arrivait alors du Péloponnèse et de l'Ionie amenant avec lui trente vaisseaux longs fournis par les alliés, sous le commandement de Pharacidas le Lacédémonien. [14,64] LXIV. Denys et Leptine firent ensuite , sur des vaisseaux longs, des courses sur mer, pour se procurer des vivres. Les Syracusains, qui étaient en quelque sorte livrés à eux-mêmes, apercevant par hasard un bâtiment chargé de blé, l'attaquèrent avec cinq navires, et, après l'avoir capturé, ils le conduisirent dans la ville. Les Carthaginois ayant détaché aussitôt quarante navires contre ces cinq bâtiments, les Syracusains montèrent sur tous les leurs; ils engagèrent un combat dans lequel ils prirent le vaisseau commandant, et en coulèrent bas vingt-quatre autres; et poursuivant le reste qui fuyait, jusqu'à la station navale des ennemis, ils provoquèrent les Carthaginois à un combat naval. Mais les Carthaginois, alarmés d'un événement si peu attendu, ne bougèrent pas. Les Syracusains amenèrent dans la ville, en les traînant à la remorque, les navires qu'ils avaient pris. Exaltés par ce succès et considérant que Denys avait été souvent battu par les Carthaginois qu'ils venaient de vaincre sans lui, ils étaient pleins d'enthousiasme. Ils se disaient les uns aux autres, en s'attroupant, qu'il ne fallait pas rester les esclaves de Denys, puisqu'ils avaient une si belle occasion d'abattre le tyran. En effet, la guerre venait de mettre dans leurs mains les armes dont on les avait dépouillés auparavant. Au milieu de cette agitation, Denys arriva et, convoquant une assemblée générale, il combla de louanges les Syracusains, les exhorta à prendre courage, leur promettant de terminer bientôt la guerre. Il allait dissoudre l'assemblée, lorsque Théodore le Syracusain, cavalier distingué et reconnu pour un homme d'exécution, se leva et eut la hardiesse de parler en ces termes au sujet de la liberté. [14,65] LXV. « Quoique Denys n'ait pas dit en tout la vérité, pourtant la fin de son discours est vraie, savoir que la guerre sera bientôt terminée. Mais ce ne sera point en nous menant au combat qu'il pourra y réussir, puisque il a été souvent battu, c'est en rendant à nos concitoyens leur antique liberté. Car maintenant aucun de nous n'affronte volontiers les périls de la guerre, puisque la victoire n'est pas plus avantageuse que la défaite. Vaincus, nous serons obligés de faire ce que nous commanderont les Carthaginois, vainqueurs, nous serons soumis à un despote plus insupportable encore. En effet, si la guerre nous donne pour maîtres les Carthaginois, ils nous imposeront un tribut et nous laisseront libres de gouverner l'Etat suivant nos anciennes lois. Au lieu que cet homme qui a pillé les temples, qui a ravi aux citoyens leurs richesses en même temps que la vie, a soudoyé des esclaves pour réduire les maîtres à la servitude, et après avoir causé en pleine paix des maux qu'on n'inflige qu'aux villes prises d'assaut, il nous promet de terminer la guerre des Carthaginois. Eh bien, nous avons autant d'intérêt à finir la guerre punique qu'à nous débarrasser du tyran qui règne dans nos murs. Cette citadelle, gardée par des esclaves armés, est dirigée contre notre ville; cette multitude de soldats mercenaires a été assemblée dans le but d'asservir les Syracusains. S'il est maître de la ville, ce n'est pas pour administrer la justice avec équité, mais pour agir en monarque absolu qui ne songe qu'à satisfaire son ambition. Nos ennemis ne possèdent maintenant qu'une partie de notre territoire, tandis que Denys en a saisi la totalité pour en faire présent à ceux qui avaient contribué à l'accroissement de la tyrannie. Jusqu'à quand supporterons-nous ces opprobres auxquels les plus braves citoyens ont préféré se soustraire par la mort? Irons-nous nous exposer aux plus grands dangers en combattant les Carthaginois et n'oserons-nous pas, en face de cet âpre tyran, élever la parole en faveur de la liberté et du salut de la patrie? Nous affrontons tant de milliers d'ennemis et nous tremblons devant ce monarque qui n'a pas même le courage d'un esclave ! [14,66] LXVI. « Qui voudrait comparer Denys à l'ancien Gélon? Celui-ci; grâce à sa propre valeur, avait délivré la Sicile avec l'aide des Syracusains et des autres Siciliens. Tandis que Denys, trouvant la liberté établie dans les villes, a laissé les ennemis s'emparer de toutes les autres villes, et a réduit notre patrie à la servitude. Le premier, combattant pour le salut de la Sicile, fit en sorte que ses alliés ne vissent jamais les ennemis. Celui-ci, fuyant depuis Motye à travers toute l'île, est venu s'enfermer dans nos murailles où, rude pour les citoyens, il ne supporte même pas la vue de l'ennemi. Aussi Gélon, par son courage et la grandeur de ses exploits, mérita-t-il de régner, non seulement sur les Syracusains, mais sur tous les Siciliens, qui lui déférèrent volontairement l'autorité suprême. Mais Denys qui a fait la guerre pour ruiner ses alliés et asservir ses compatriotes, comment ne serait-il pas pour tous l'objet d'une juste indignation? Non seulement il s'est montré indigne du commandement, mais il a mille fois mérité la mort. C'est par sa faute que Géla et Camarine ont été détruites; c'est à cause de son alliance que Messine vient d'être renversée de fond en comble et que vingt mille alliés ont péri. Enfin, nous sommes renfermés dans une seule cité, toutes les villes grecques de la Sicile ayant été rasées. Pour ajouter à tant d'infortunes, il a vendu comme esclaves les habitants de Naxos et de Catane, et détruit des villes dont l'alliance pouvait nous être d'un grand secours. Il a livré deux batailles aux Carthaginois, et deux fois il a été vaincu. Une fois investi par ses citoyens du commandement militaire, il nous ravit aussitôt la liberté ; il a fait mourir ceux qui lui rappelaient le respect des lois et banni ceux qui se faisaient remarquer par leurs richesses. Il a livré les femmes des bannis à des esclaves et à des prolétaires. Enfin, il a confié à des Barbares et à des étrangers les armes des citoyens. Voilà, par Jupiter et tous les dieux, ce qu'a fait un simple clerc, un homme sans nom. [14,67] LXVII. « Qu'est devenue cette ardeur des Syracusains pour la liberté? où sont les exploits de nos ancêtres? Je passe sous silence les trois cent mille Carthaginois qui trouvèrent la mort sous les murs d'Himère. Je ne dirai pas comment nos ancêtres se défirent des tyrans qui prétendaient succéder à Gélon. Mais je vous raconterai un fait qui ne date que d'hier. Lorsque les Athéniens étaient venus attaquer Syracuse avec des forces formidables, nos pères se défendirent si bien qu'il ne resta pas un seul homme pour porter à Athènes la nouvelle de la défaite. Et nous, en présence de ces exemples donnés par nos pères, nous nous soumettrions aux ordres de Denys, et cela dans un moment où nous sommes maîtres de nos armes! La providence des dieux nous a réunis avec nos alliés et en armes pour reconquérir la liberté. Dès aujourd'hui il nous est permis de nous montrer braves et sages en secouant le joug pesant de la servitude. Auparavant, nous étions désarmés, sans alliés et environnés de troupes mercenaires; il fallait alors céder au temps; mais aujourd'hui, maîtres de nos armes, et ayant nos alliés pour auxiliaires et pour témoins de notre courage, ne reculons plus, et montrons aux yeux de tous que ce n'est point par lâcheté, mais par la nécessité des circonstances que nous avons subi l'esclavage. Comment ne rougirions-nous pas de reconnaître pour chef un ennemi qui a profané les sanctuaires de la cité, de mettre à la tête de l'Etat un homme auquel un simple particulier pourvu de sa raison ne voudrait pas confier la gestion de ses biens. Lorsque tous les peuples, pendant les guerres, respectent les choses saintes en raison de la grandeur des dangers, comment pourrons-nous attendre d'un homme fameux par son impiété une fin prospère de la guerre que nous soutenons? [14,68] LXVIII. « Au reste, quiconque voudra y réfléchir de près, trouvera que Denys ne craint pas moins la paix que la guerre. En effet, il regarde la guerre actuelle comme une circonstance favorable qui empêche les Syracusains, paralysés par l'ennemi, de rien entreprendre contre lui; tandis que si les Carthaginois étaient battus, les Syracusains, animés par le succès, pourraient se servir de leurs armes pour conquérir leur liberté. Aussi est-ce, je pense, par ce motif que, dans la première guerre, il livra Géla et Camarine par trahison, qu'il rendit ces villes désertes, et que, dans le traité conclu avec les Carthaginois, il leur a cédé la plupart des villes grecques inhabitées. Plus tard, au milieu de la paix, et violant la foi des traités, il a vendu comme esclaves les habitants de Naxos et de Catane; il rasa la première ville et donna la dernière pour demeure aux Campaniens sortis de l'Italie. Enfin, lorsque ceux qui avaient échappé à la mort conspiraient le renversement de la tyrannie, il déclara de nouveau la guerre aux Carthaginois, car il craint bien moins de violer les traités jurés que d'être exposé aux tentatives des Siciliens, réunis en corps politiques. Aussi semble-t-il continuellement veiller à leur extermination ; d'abord, il aurait pu s'opposer au débarquement des Carthaginois à Panorme, fatigués alors d'un long trajet; et il n'a pas voulu le faire. Ensuite, il a laissé détruire Messine, cette ville si grande et si bien située, non seulement parce que cette perte entraînait celle d'un grand nombre de Siciliens, mais parce que les Carthaginois pourraient là barrer le passage aux flottes envoyées de l'Italie et du Péloponnèse. Enfin, il a, il est vrai, attaqué l'ennemi sur la côte de Catane : il avait engagé ce combat à la vue de cette ville, afin que les vaincus trouvassent un refuge dans les ports. Mais lorsque, après le combat naval, les vents violents forcèrent les Carthaginois à tirer leurs navires à terre, il ne profita point de cette belle occasion pour les terrasser. Leur armée de terre n'était pas encore arrivée, et la violence de la tempête avait fait échouer leurs bâtiments contre la côte; si alors nous étions tombés sur eux avec toute notre infanterie, nous les eussions facilement faits prisonniers à leur débarquement, ou, abandonnée la fureur des flots, leur flotte aurait couvert le rivage de ses débris. [14,69] LXIX. « Mais, je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'accuser davantage Denys devant les Syracusains ; car s'ils ne sont pas animés à la vengeance par la souffrance des maux qui sont l'oeuvre du tyran, je ne parviendrai jamais à vous enflammer par des paroles. Et ne voyez-vous pas en lui tout à la fois le citoyen le plus pervers, le tyran le plus impitoyable et le général le plus lâche? Nous avons été vaincus autant de fois que nous avons combattu sous ses ordres. Et pourtant, tout à l'heure, livrés à nous-mêmes, nous avons attaqué, avec un petit nombre de navires, toute la flotte de l'ennemi, et nous l'avons mise en déroute. Il nous faut donc chercher un autre chef, afin qu'en servant sous les ordres de celui qui a profané les temples, nous ne fassions pas la guerre aux dieux. La divinité nous a été évidemment contraire tant que nous avons été soumis au pouvoir du plus grand des impies. Et, puisque sous ses ordres toutes nos armées sont défaites, pendant que, sans lui, un petit corps de troupes a suffi pour mettre en déroute les Carthaginois, comment l'intervention des dieux n'est-elle pas ici visible pour tout le monde? Enfin, ô citoyens, si Denys abdique volontairement l'autorité suprême, laissons-le sortir de la ville, lui et les siens. Si, au contraire, il s'y refuse, l'occasion est belle pour reconquérir notre liberté. Nous voilà tous réunis, nous sommes maîtres de nos armes, nous nous trouvons au milieu de nos alliés, tant de ceux des Grecs d'Italie que de ceux du Péloponnèse. Choisissons notre chef selon les lois, soit parmi nos concitoyens, soit parmi les Corinthiens qui habitent la métropole, soit parmi les Spartiates qui tiennent le sceptre de la Grèce." [14,70] LXX. Les Syracusains furent enflammés par ce discours de Théodore, et tournèrent leurs regards vers leurs alliés. Pharacidas le Lacédémonien, commandant de la flotte des auxiliaires, monta à la tribune ; tous s'attendaient à le voir se déclarer le chef du mouvement en faveur de la liberté. Mais Pharacidas, ami du tyran, dit qu'il avait été envoyé par les Lacédémoniens pour soutenir les Syracusains et Denys contre les Carthaginois, mais non pas pour renverser l'autorité de Denys. Pendant ce discours, si opposé â l'attente générale, les troupes mercenaires accoururent auprès de Denys, et les Syracusains consternés gardèrent le silence, maudissant les Spartiates. En effet, déjà autrefois Arétès le Lacédémonien avait trahi les Syracusains lorsqu'ils s'apprêtaient à reconquérir la liberté, et aujourd'hui Pharacidas entrava cette même entreprise. Cependant Denys, saisi de crainte, rompit l'assemblée; ensuite il parla obligeamment à tout le monde, se familiarisa avec la foule, donna des présents aux uns et invita les autres à sa table. Après la prise du faubourg de Syracuse et le pillage du temple de Cérès et de Proserpine, l'armée des Carthaginois fut atteinte d'une maladie. A la vengeance de la divinité, ainsi manifestée, il faut ajouter que des milliers d'hommes étaient rassemblés dans un même espace, et qu'on se trouvait dans une saison très favorable au développement des maladies. De plus, dans cette année, les chaleurs de l'été étaient excessives. Cet endroit paraissait destiné à être le théâtre d'immenses calamités; car déjà, auparavant, les Athéniens qui avaient établi leur camp sur ce terrain bas et marécageux, furent décimés par des maladies. D'abord, avant le lever du soleil, un frisson, occasionné par un air froid et humide, saisissait les corps, et à midi la chaleur asphyxiait cette multitude d'hommes entassés dans un étroit espace. [14,71] LXXI. La maladie atteignit d'abord les Libyens dont un grand nombre moururent. Dans le commencement, ils ensevelissaient leurs cadavres; mais bientôt, en raison de la quantité des morts, et les gardes-malades étant eux-mêmes attaqués de la maladie, personne n'osa plus approcher des souffrants. Le secours médical ayant ainsi cessé, le fléau devint sans remède. La puanteur des corps laissés sans sépulture, et l'exhalaison putride des marais, causèrent d'abord un flux catarrhal qui fut suivi de tumeurs au cou; bientôt survinrent des fièvres, des douleurs clans les nerfs du dos, et des pesanteurs dans les jambes. A ces symptômes succédaient la dyssenterie et des pustules sur toute la surface du corps. Telle était la maladie qui avait attaqué la plupart des Carthaginois. Quelques-uns avaient des accès de manie et perdaient complétement la mémoire ; hors de leur sens, ils parcouraient le camp et frappaient ceux qu'ils rencontraient. Enfin, la gravité du fléau et la rapidité de la mort rendaient inutile le secours des médecins; les malades mouraient le cinquième ou le plus souvent le sixième jour en éprouvant des douleurs si atroces qu'ils estimaient heureux ceux qui avaient péri dans les combats. Comme le mal avait gagné ceux qui soignaient les malades, ceux-ci furent abandonnés à leur infortune, personne ne voulant les garder. Ainsi, non seulement ceux qui n'étaient pas parents s'abandonnaient réciproquement, mais les frères laissaient périr leurs frères, les amis leurs amis, par la crainte d'être eux-mêmes atteints de la contagion. [14,72] LXXII. Lorsque Denys apprit la calamité des Carthaginois, il équipa quatre-vingts navires, et ordonna à Pharacidas et à Leptine, commandants de la flotte, d'attaquer à la pointe du jour les bâtiments ennemis. Lui-même, profitant de l'obscurité de la nuit, se mit à la tête de son armée, et, faisant le tour du temple de Cyanée, il se trouva au matin en face du camp, sans avoir été aperçu des ennemis. Il avait détaché auparavant les cavaliers et mille fantassins mercenaires, pour attaquer la partie du camp des Carthaginois qui s'étendait dans l'intérieur du pays. Ces soldats haïssaient le plus Denys, et avaient souvent excité des troubles et des désordres. C'est pourquoi Denys avait ordonné à ses cavaliers de fuir et d'abandonner les mercenaires au moment de la mêlée. Les cavaliers ayant exécuté cet ordre, tous ces mercenaires furent taillés en pièces. Cependant Denys entreprit d'assiéger le camp et les forts qui l'environnaient. Les Barbares, effrayés de cette entreprise inattendue, se défendirent en désordre; et Denys s'empara du fort appelé Polichna; d'un autre côté, les cavaliers et quelques trirèmes s'approchèrent du bourg voisin de Dascon, et le prirent d'assaut. Aussitôt toute la flotte sicilienne s'avança en ordre, et l'armée poussait des cris de victoire sur la prise des forts. Les Barbares furent consternés; car ils avaient d'abord tous couru du côté où l'armée de terre venait attaquer le camp pour secourir les assiégés ; mais lorsqu'ils virent les bâtiments s'approcher, ils revinrent en toute hâte du côté de la station navale, mais leur diligence fut inutile. Ils étaient encore occupés à monter à bord et à équiper les trirèmes, lorsque les vaisseaux ennemis les prirent en flanc, endommagèrent les bâtiments à coups d'éperon, et les firent couler d'un seul coup bien appliqué. D'autres, frappant à coups redoublés les planches du bordage, répandaient la terreur parmi ceux qui faisaient de la résistance. Les meilleurs navires des Carthaginois, percés ou déchirés à coups d'éperon, se brisaient avec un horrible fracas ; le rivage était jonché de cadavres. [14,73] LXXIII. Animés par ce succès, les Syracusains s'empressèrent à l'envi de sauter sur les bâtiments ennemis, et, enveloppant les Barbares, effrayés de la grandeur du péril, ils les massacrèrent. L'armée de terre ne voulant pas rester en arrière d'ardeur belliqueuse, se précipita vers la station navale. Denys lui-même se trouvait parmi eux, et s'était avancé à cheval jusqu'à Dascon. Les Syracusains y trouvèrent mouillés quarante bâtiments à cinq rangs de rames, et à leur suite plusieurs vaisseaux de transport et quelques trirèmes; ils mirent le feu à tous ces bâtiments. La flamme s'éleva promptement et s'étendit si loin, que les embarcations furent brûlées; ni les marchands ni les marins ne purent porter aucun secours, tant cet incendie était immense. Un vent violent s'éleva, et la flamme fut portée des bâtiments de guerre aux vaisseaux de transport; les hommes qui les montaient plongèrent dans l'eau pour se soustraire au feu; les câbles ayant été brûlés, les navires, abandonnés aux flots, s'entre-choquèrent; quelques-uns échouèrent, quelques autres furent jetés sur la côte, la plupart devinrent la proie des flammes. L'aspect de cet incendie, qui se propageait dans les voiles et les mâtures des bâtiments de transport, offrait aux habitants de la ville un spectacle pour ainsi dire théâtral : les Carthaginois semblaient périr comme les impies que les dieux frappent de la foudre. [14,74] LXXIV. Cette victoire exalta les esprits des Syracusains; tout ce qu'il y avait d'enfants avancés en âge, et ceux qui n'étaient pas entièrement épuisés par la vieillesse, vinrent remplir les ports, se jetèrent en foule sur les navires en partie détruits par le feu, les pillèrent et en tirèrent les objets qui pouvaient encore servir; ils traînèrent à la remorque, jusque dans la ville, les bâtiments que la flamme avait épargnés. Ceux-là même qui, par leur âge, étaient exempts du service militaire, ne purent contenir leur ardeur, et l'excès de la joie donna des forces à la faiblesse de l'âge. Enfin le bruit de la victoire s'étant répandu dans la ville, les femmes, les enfants et les domestiques quittèrent les maisons et coururent sur les murs, qui furent tout couverts de spectateurs. Les uns, levant les mains au ciel, rendirent grâces aux dieux, les autres s'écrièrent que la divinité s'était vengée de l'impiété des Barbares. Et, en effet, ce spectacle, vu de loin, ressemblait à un combat des dieux : tant de navires étaient dévorés par le feu, et la flamme s'élevait au-dessus des mâts ! Chaque nouveau succès était accueilli par les Grecs avec des cris épouvantables, tandis que les Barbares, dans leur effroi, faisaient entendre un grand tumulte et des clameurs confuses. Mais la nuit étant survenue, on mit fin au combat, et Denys vint camper en face des Barbares, près du temple de Jupiter. [14,75] LXXV. Les Carthaginois, vaincus sur terre et sur mer, envoyèrent, à l'insu des Syracusains, une députation à Denys. Ils le supplièrent de laisser retourner en Libye les débris de leurs troupes, et lui offrirent trois cents talents qu'ils avaient dans leur camp. Denys répondit qu'il lui était impossible de les laisser tous échapper, mais qu'il leur permettait de s'embarquer secrètement la nuit en n'emmenant que les citoyens de Carthage; car il savait que ni les Syracusains ni les alliés ne souffriraient que les ennemis effectuassent leur retraite. Denys agissait ainsi parce qu'il ne voulait pas la ruine totale des Carthaginois qui pouvaient seuls tenir les Syracusains en respect, et les empêcher de songer à leur liberté. Ainsi, après être convenu que les Carthaginois partiraient la nuit du quatrième jour, Denys reconduisit l'armée dans la ville. Imilcar fit, pendant la nuit, porter dans la citadelle les trois cents talents promis, et les remit aux soldats que le tyran avait établis dans l'Île. Au moment convenu, Imilcar, à la faveur de la nuit, embarqua les citoyens carthaginois sur quarante trirèmes, et, abandonnant le reste de l'armée, se livra à la fuite. Il était déjà sorti du port, lorsque quelques Corinthiens eurent connaissance de cette fuite et en apportèrent promptement la nouvelle à Denys. Celui-ci appela les soldats aux armes et gagna du temps en réunissant les chefs; mais les Corinthiens, impatientés, coururent sus aux Carthaginois, et, leurs rameurs luttant de vitesse, ils atteignirent l'arrière-garde de la flotte phénicienne. Ils attaquèrent les navires à coups d'éperon, et les coulèrent bas. Après cette action, Denys mit ses troupes en mouvement; les Sicules, alliés , des Carthaginois, ayant prévu l'attaque des Syracusains, s'étaient réfugiés dans l'intérieur des terres, et parvinrent presque tous à se sauver dans leurs foyers. Cependant, Denys établissant des postes sur les routes, conduisit pendant la nuit son armée contre le camp des ennemis. Les Barbares, abandonnés à la fois par leur général et les Carthaginois, perdirent courage, et, saisis d'épouvante, se livrèrent à la fuite. Les uns, tombant au milieu des avant-postes placés sur les routes, furent faits prisonniers; mais la plupart, jetant leurs armes, allèrent au-devant des Syracusains, qu'ils supplièrent de leur accorder la vie. Les Ibériens seuls, se réunissant sous les armes, envoyèrent un héraut pour offrir leur alliance. Denys traita avec eux, et incorpora les Ibériens parmi ses mercenaires. Il fit prisonnier le reste de l'armée et laissa piller le bagage par ses soldats. [14,76] LXXVI. Tel fut le changement de fortune qu'éprouvèrent les Carthaginois ; ce fut pour les hommes un exemple que ceux qui s'élèvent trop haut peuvent promptement tomber bien bas. En effet, les Carthaginois, maîtres de presque toutes les villes de la Sicile, à l'exception de Syracuse, après avoir aspiré à s'emparer de cette dernière, eurent bientôt à craindre pour leur propre patrie. Eux qui avaient violé les tombeaux des Syracusains, laissèrent entassés sous leurs yeux sans sépulture, cinquante mille cadavres, victimes de la peste. Ils avaient incendié le territoire des Syracusains, et, par contre-coup, ils virent leur propre flotte devenue la proie des flammes. En entrant dans le port, ils avaient fait parade de leurs forces et montré aux Syracusains leurs richesses, et ils ne se doutaient pas qu'en une nuit ils seraient mis en fuite et livreraient leurs propres alliés aux ennemis. Le général lui-même, qui avait placé sa tente dans le temple de Jupiter, et qui avait profané le sanctuaire pour se procurer des richesses, se sauva ignominieusement à Carthage, accompagné d'un petit nombre de soldats, afin que, épargné par le fer, il mourût comme un sacrilége, et qu'il menât dans sa patrie une vie honteuse. Il arriva à un tel degré d'infortune que, couvert de haillons, il parcourait les temples de Carthage, se reprochant ses impiétés envers les dieux, et s'avouant puni de ses crimes par une divinité vengeresse. Enfin, se condamnant lui-même à mort, il se laissa périr d'inanition, léguant à ses concitoyens la crainte des dieux. Bientôt après, la fortune leur prépara bien d'autres revers. [14,77]LXXVII. Le bruit de ces désastres s'étant répandu dans la Libye, les alliés des Carthaginois, détestant depuis longtemps le joug pesant de leurs maîtres, sentirent leur haine se ranimer par la trahison qui avait livré leurs troupes aux Syracusains. Ainsi, excités par la colère et stimulés par le mépris que leur inspirait l'infortune des Carthaginois, ils s'insurgèrent pour ressaisir leur indépendance; après s'être réciproquement envoyé des députés, ils parvinrent à rassembler une armée qui établit son camp en rase campagne. Non seulement les hommes libres, mais encore les esclaves, se hâtèrent d'accourir, et se réunirent en peu de temps au nombre de deux cent mille hommes. S'emparant de Tynès, ville située à peu de distance de Carthage, ils en firent leur place d'armes, et, victorieux dans les combats, ils refoulèrent les Phéniciens dans leurs murs. Les Carthaginois, qui avaient évidemment contre eux les dieux, se réunirent tout effrayés, d'abord en petits groupes, et implorèrent la divinité pour apaiser son courroux. La superstition et la terreur s'étaient emparées de toute la ville, et chacun voyait déjà la patrie réduite en esclavage. On rendit un décret qui ordonna d'employer tout moyen pour fléchir les dieux offensés; ils admirent dans leurs temples Proserpine et Cérès, jusqu'alors inconnues aux Carthaginois, et choisirent les citoyens les plus renommés pour présider au culte de ces déesses, auxquelles on éleva solennellement des statues; on leur offrit des sacrifices suivant les rites grecs, et parmi les Grecs les plus considérés qui se trouvaient à Carthage, ils nommèrent ceux qui devaient veiller au service de ces divinités. Après ces dispositions, ils s'occupèrent à construire des bâtiments et à faire les préparatifs de guerre nécessaires. Cependant les rebelles, mélange de toutes les nations, manquant de chef capable, se battaient entre eux pour le commandement suprême, et, qui plus est, ils manquaient de vivres, tandis que les Carthaginois en faisaient venir de la Sardaigne; quelques-uns, corrompus par l'argent des Carthaginois, renoncèrent aux espérances de liberté. Ainsi, d'un côté le manque de provisions, et de l'autre la trahison, portèrent l'armée des insurgés à se dissoudre, et à rentrer dans leurs foyers, délivrant ainsi les Carthaginois de la plus grande terreur. Telle était la situation des affaires en Libye. [14,78] LXXVIII. Denys s'apercevant que les troupes mercenaires étaient mécontentes de lui, et craignant qu'elles ne conspirassent sa chute, se saisit d'abord d'Aristote, leur chef. A cette nouvelle les soldats coururent aux armes et demandèrent leur paye avec hauteur. Denys déclara qu'il allait envoyer Aristote à Lacédémone pour y être jugé par ses concitoyens; quant à la solde de ces mercenaires qui étaient au nombre d'environ dix mille, il leur donna en payement la ville et le territoire des Léontins. La beauté de ce pays leur fit facilement accepter cette offre : ils se partagèrent donc les terres et allèrent s'y établir. Denys prit ensuite à sa solde d'autres étrangers auxquels il joignit des esclaves qu'il avait affranchis pour consolider sa puissance. Cependant, après la défaite des Carthaginois, ceux qui avaient échappé à l'asservissement des villes en Sicile, se rassemblèrent, et rentrant dans leurs foyers, ils se reposèrent de leurs fatigues. Denys transporta à Messine une compagnie de mille Locriens, de quatre mille Médimnéens et de six cents Messéniens du Péloponnèse, bannis de Zacynthe et de Naupacte; mais voyant que les Lacédémoniens étaient fâchés de ce qu'il avait admis dans une ville aussi célèbre que Messine les Messéniens qui avaient été chassés par eux, il les fit sortir de Messine, leur donna sur le bord de la mer un territoire qu'il détacha du pays Abacénien, et fixa les limites des terres qu'il leur distribua. Les Messéniens y fondèrent une ville à laquelle ils donnèrent le nom de Tyndaris, établirent un gouvernement régulier, et après avoir inscrit au nombre des citoyens beaucoup d'étrangers, ils composèrent bientôt une population de plus de cinq mille habitants. Denys fit ensuite de fréquentes invasions sur le territoire des Sicules, prit Sménéum et Morgantinum, conclut un traité de paix avec Agyris, tyran des Agyrinéens, avec Damon, souverain des Centoripiens, ainsi qu'avec les Erbitéens et les Assoriniens. Il se rendit maître par trahison des villes de Céphaloedium, de Solonte et d'Enna, enfin il fit la paix avec les Erbessiniens. Tel était l'état des choses en Sicile. [14,79] LXXIX. En Grèce, les Lacédémoniens, pressentant l'importance de la guerre qu'ils allaient entreprendre contre les Perses, en confièrent la direction à Agésilas, l'un de leurs deux rois. Après avoir levé six mille hommes et fait entrer dans le sénat trente des citoyens les plus considérés, Agésilas se mit à la tête de son armée et se rendit d'Europe à Éphèse. Là, il enrôla encore quatre mille hommes et mit en campagne une armée de dix mille fantassins et de quatre cents cavaliers. Ces troupes étaient suivies d'une foule de marchands forains que l'espoir du pillage avait attirés, et dont le nombre n'était pas inférieur à celui des soldats. Agésilas parcourut d'abord la plaine caïstrienne, ravageant. le pays soumis à la domination des Perses et poussa jusqu'à Cymes. De là il fit, pendant la plus grande partie de l'été, des excursions dans la Phrygie et dans les contrées limitrophes qu'il dévasta; et après avoir pourvu l'armée de vivres en abondance, il retourna, vers l'automne, à Éphèse. Tandis que ces événements avaient lieu, les Lacédémoniens envoyèrent des députés à Néphérée, roi d'Égypte , pour demander son alliance. Celui-ci, au lieu d'un secours d'hommes, fournit aux Spartiates tout ce qui est nécessaire pour équiper cent trirèmes et leur donna cinq cent mille mesures de blé. D'un autre côté, Pharax, commandant de la flotte lacédémonienne, partant de Rhodes avec cent vingt navires, vint aborder à Sasanda, en Carie, forteresse éloignée de cent cinquante stades de Caune. Il partit de là pour assiéger Caune même et bloquer Conon qui commandait la flotte royale et qui stationnait à Caune avec quarante bâtiments. Mais Artapherne et Pharnabaze étant venus avec une forte armée au secours des Cauniens, Pharax leva le siége et revint avec toute sa flotte à Rhodes. Conon rassembla quatre-vingts trirèmes et fit voile pour la Chersonèse. Les Rhodiens repoussèrent la flotte des Péloponnésiens, se détachèrent de l'alliance des Lacédémoniens et reçurent dans leur ville Conon avec toute sa flotte. Les navires qui venaient d'Égypte, chargés de blé pour les Lacédémoniens, ignorant la défection des Rhodiens, abordèrent en toute confiance dans l'île. Les Rhodiens et Conon, commandant de la flotte des Perses, firent entrer ces navires dans les ports et mirent l'abondance dans la ville. Conon reçut encore un renfort de quatre-vingt-dix trirèmes, dix de la Cilicie et quatre-vingts de la Phénicie, qui étaient commandées par le souverain des Sidoniens. [14,80] LXXX. Cependant Agésilas ramena son armée dans la plaine de Caïstrum et dans les environs de Sipyle, et ravagea les propriétés des habitants. De son côté, Tissapherne avait réuni dix mille cavaliers et cinquante mille hommes d'infanterie qui suivaient les Lacédémoniens et massacraient ceux que l'ardeur du pillage avait écartés des rangs. Agésilas, ayant formé ses soldats en carré, continua sa route sur le penchant du mont Sipyle, épiant un moment favorable pour tomber sur les ennemis. Il parcourut ainsi le pays jusqu'à Sardes, dévastant les vergers et le jardin de Tissapherne, qui étaient plantés d'arbres de toute espèce et arrangés pour le luxe et la jouissance des bienfaits de la paix. De là, arrivé à moitié chemin entre Sardes et Thybarne, il détacha de nuit Xénoclès le Spartiate avec quatorze cents hommes chargés de s'emparer d'un lieu boisé d'où il pourrait surprendre les Barbares. Quant à Agésilas, dès le point du jour il continua sa marche, et à peine eut-il dépassé l'embuscade que les Barbares tombèrent en désordre sur son arrière-garde ; aussitôt il fit volte-face et un combat acharné s'engagea avec les Perses. Tandis que l'on se battait ainsi, ceux qui étaient mis en embuscade se montrèrent au signal donné, et, entonnant le péan, ils tombèrent sur les ennemis. Les Perses, se voyant pris entre deux corps d'armée, furent saisis d'épouvante et se livrèrent aussitôt à la fuite. Les troupes d'Agésilas les poursuivirent pendant quelque temps, tuèrent plus de six mille hommes et firent un plus grand nombre de prisonniers. Ils pillèrént le camp qui était rempli de richesses. Après cette bataille, Tissapherne se retira à Sardes, frappé de l'audace des Lacédémoniens. Agésilas s'avança vers les satrapies supérieures - - - ; mais ne pouvant, dans les sacrifices, obtenir des augures favorables, il reconduisit son armée vers les bords de la mer. Artaxerxès, roi de l'Asie, informé de cette défaite, et faisant à contre-coeur la guerre aux Grecs, fut fort irrité contre Tissapherne, qui passait pour l'auteur de cette guerre. Il était même sollicité par Parysatis, sa mère, de punir Tissapherne, auquel elle ne pouvait pardonner d'avoir dénoncé son fils Cyrus, lorsque ce dernier entreprit l'expédition contre son frère. Artaxerxès confia donc à Tithrauste le commandement de l'armée et lui donna l'ordre d'arrêter Tissapherne en même temps qu'il fit prévenir par écrit les villes et les satrapes d'obéir à ce nouveau gouverneur. Arrivé à Colosse en Phrygie, Tithrauste surprit, à l'aide d'un satrape natif de Larisse, Tissapherne qui se trouvait au bain; il lui coupa la tête et l'envoya au roi. Il entama une conférence avec Agésilas et conclut une trêve de six mois. [14,81] LXXXI. Pendant que ces événements se passaient en Asie, les Phocidiens, alléguant quelques sujets de plainte, déclarèrent la guerre aux Béotiens, et parvinrent à décider les Lacédémoniens à leur fournir des secours contre les Béotiens. Les Lacédémoniens leur envoyèrent d'abord Lysandre avec un petit nombre de soldats. Arrivé dans la Phocide, Lysandre leva une armée. Plus tard, ils leur envoyèrent leur roi Pausanias, à la tête de six mille hommes. De leur côté, les Béotiens engagèrent les Athéniens à prendre part à la guerre. En attendant, ils se mirent seuls en mouvement et prirent Haliarte, assiégée par Lysandre et les Phocidiens. Il s'engagea un combat; Lysandre y tomba ainsi qu'un grand nombre de Lacédémoniens et d'alliés. Toute la phalange béotienne revint promptement de la poursuite de l'ennemi; deux cents Thébains qui s'étaient avancés trop témérairement dans des défilés étroits furent tués. Cette guerre fut appelée guerre béotique. Pausanias, roi des Lacédémoniens, instruit de cette défaite, conclut un armistice avec les Béotiens et ramena son armée dans le Péloponnèse. Conon, commandant de la flotte des Perses, voulant aller lui-même parler au roi, plaça à la tête de la flotte Hiéronymus et Nicodémus, tous deux Athéniens, et fit voile vers la Cilicie; de là, il se rendit à Thapsaque en Syrie, et descendit l'Euphrate jusqu'à Babylone. Là, admis auprès du roi, il s'engagea envers lui à combattre les Lacédémoniens sur mer, si le roi était disposé à lui fournir tout l'argent et les autres munitions nécessaires pour cette entreprise. Artaxerxès, comblant Conon d'éloges et de présents, désigna le trésorier chargé de lui délivrer toutes les sommes d'argent qu'il demanderait ; et il lui permit de prendre pour collègue dans le commandement celui qu'il choisirait parmi les Perses. Conon choisit le satrape Pharnabaze, repartit pour gagner les côtes de la mer et régla toutes les choses d'après le pouvoir qui lui était confié. [14,82] LXXXII. L'année étant révolue, Diophante fut nommé archonte d'Athènes, les Romains élurent, au lieu de consuls, six tribuns militaires, Lucius Valérius, Marcus Furius, Quintus Servilius, Quintus Sulpicius, Claudius Ugon et Marius Appius. A cette époque, les Béotiens et les Athéniens, ensuite les Corinthiens et les Argiens, conclurent entre eux un traité d'alliance. Car, comme les Lacédémoniens étaient devenus odieux par le joug qu'ils faisaient peser sur leurs alliés, ces peuples pensaient, en entrainant les plus grandes villes à leur opinion, qu'ils parviendraient aisément à renverser la domination de Sparte. Ils commencèrent donc par établir à Corinthe une assemblée générale, y envoyèrent des députés volontaires, et réglèrent en commun les affaires de la guerre. Ils firent ensuite partir des députés dans les villes, et en détachèrent un grand nombre de l'alliance des Lacédémoniens. En effet, toute l'Eubée, les Leucadiens, les Acarnaniens, les Ambraciotes, et les Chalcidiens de Thrace entrèrent dans la ligue. Les députés firent également des tentatives auprès des habitants du Péloponnèse pour leur faire abandonner l'alliance des Lacédémoniens; mais aucun d'eux n'écouta cette proposition. Car Sparte, placée sur leur flanc, était comme une citadelle qui tenait en respect tout le Péloponnèse. Médius, souverain de Larisse en Thessalie, étant alors en guerre contre Lycophron, tyran de Phères, demanda du secours à l'assemblée générale, qui lui envoya deux mille hommes. Médius se servit de ce corps auxiliaire pour prendre Pharsale, défendue par une garnison lacédémonienne, et vendit les habitants à l'enchère. Après ce succès, les Béotiens, de concert avec les Argiens, s'emparèrent d'Héraclée en Trachinie; ils y avaient été introduits pendant la nuit par quelques habitants; ils égorgèrent les Lacédémoniens qui y restaient et laissèrent sortir avec leur bagage les Péloponnésiens. Après avoir rappelé dans leur ville les Trachiniens qui avaient été exilés de leur patrie par les Lacédémoniens, ils leur donnèrent pour demeure Héraclée comme aux plus anciens habitants de la contrée. Dans la suite, Isménias, chef des Béotiens, laissa les Argiens dans la ville pour la défendre. Quant à lui, il détermina les Énians et les Athamans à se détacher des Lacédémoniens et il réunit à leurs soldats les troupes fournies par les alliés. Se trouvant ainsi à la tète de près de six mille hommes, il se mit en marche contre les Phocidiens. Il était campé auprès d'Aryca dans la Locride (où l'on dit qu'était né Ajax) lorsqu'il fut attaqué par un corps considérable de Phocidiens commandé par Lacisthène le Laconien. Il s'engagea un combat long et acharné d'où les Béotiens sortirent victorieux; ils poursuivirent les fuyards jusqu'à l'entrée de la nuit, et tuèrent près de mille hommes, tandis qu'eux-mêmes ne comptaient que cinq cents morts. Après cette bataille, les deux partis licencièrent leurs troupes et retournèrent les uns dans leurs foyers, les autres à Corinthe où fut convoquée l'assemblée générale. Comme tout avait réussi à souhait, on appela à Corinthe des troupes tirées de toutes les villes alliées et on parvint ainsi à réunir une armée de plus de quinze mille fantassins et d'environ cinq cents cavaliers. [14,83] LXXXIII. Les Lacédémoniens, voyant les villes les plus considérables de la Grèce soulevées contre eux, décrétèrent de rappeler de l'Asie Agésilas et les troupes qu'il commandait. En attendant, ils se mirent en campagne avec une armée de vingt-trois mille hommes d'infanterie et de cinq cents cavaliers pris tant chez eux que chez les alliés. Il se livra une bataille sur les bords du fleuve Némée ; elle dura jusqu'à la nuit : la victoire se partagea également entre les ailes des deux armées ennemies. Cependant les Lacédémoniens et leurs alliés ne perdirent que onze cents hommes, tandis que les Béotiens et leurs alliés en perdirent deux mille huit cents. Sur ces entrefaites, Agésilas avait ramené son armée de l'Asie en Europe, et à la première rencontre des Thraces il remporta la victoire et tua un grand nombre de Barbares. Il continua ensuite sa route à travers la Macédoine, parcourant le même pays par lequel avait passé Xerxès lors de son expédition contre les Grecs. Après avoir ainsi traversé la Macédoine et la Thessalie, il atteignit le défilé des Thermopyles. Conon l'Athénien et Pharnabaze, qui commandaient la flotte royale, stationnaient à Loryma dans la Chersonèse, ayant sous leurs ordres plus de quatre-vingt-dix trirèmes. Avertis que la flotte des ennemis se tenait dans les environs de Cnide, ils se disposèrent à lui présenter le combat. Pisandre, nauarque des Lacédémoniens, quitta alors les parages de Cnide avec quatre-vingt-cinq trirèmes, et vint aborder à Physcus dans la Chersonèse. De là il se remit en mer pour attaquer la flotte du roi, et il remporta l'avantage dans ce premier engagement. Mais comme les trirèmes des Perses reçurent des renforts, tous les alliés s'enfuirent vers la côte. Pisandre, placé sur son navire, continua à faire face à l'ennemi, regardant comme une action indigne de Sparte de fuir lâchement. Après avoir fait des prodiges de valeur et tué un grand nombre d'ennemis, il mourut, les armes à la main, d'une mort digne de sa patrie. Conon poursuivit les Lacédémoniens jusqu'à la côte et se rendit maître de cinquante trirèmes; la plupart des hommes qui les montaient plongèrent dans la mer et gagnèrent la côte à la nage; cinq cents d'entre eux furent faits prisonniers; le reste de la flotte se sauva dans le port de Cnide. [14,84] LXXXIV. Agésilas, qui avait reçu des renforts du Péloponnèse, était entré dans la Béotie. Les Béotiens, secondés de leurs alliés, le rencontrèrent à Coronée. Il se livra une bataille; les Thébains mirent en déroute l'aile qui leur était opposée et poursuivirent l'ennemi jusque dans son camp; mais le reste de l'armée béotienne, après une courte résistance, fut forcé par Agésilas et les autres à prendre la fuite. Les Lacédémoniens, se regardant comme vainqueurs, élevèrent un trophée et rendirent les morts aux ennemis. Les Béotiens et leurs alliés avaient perdu six cents hommes, tandis que les Lacédémoniens et leurs auxiliaires ne comptaient que trois cent cinquante morts. Agésilas, criblé de blessures, fut porté à Delphes pour s'y faire soigner. Pharnabaze et Conon, après le combat naval de Cnide, se dirigèrent avec tous leurs bâtiments contre les alliés des Lacédémoniens. Ils commencèrent d'abord par détacher les habitants de Cos de l'alliance de Sparte, puis les Nisyréens et les Teïens. Les habitants de Chio chassèrent la garnison lacédémonienne et passèrent également dans le parti de Conon; les Mitylénéens, les Éphésiens et les Érythréens en firent autant. Toutes les villes s'empressaient de prendre part à ce soulèvement général : les unes, expulsant les garnisons des Lacédémoniens, établirent un gouvernement libre; les autres se livrèrent à l'autorité de Conon. Dès ce moment les Lacédémoniens perdirent l'empire de la mer. Conon résolut de s'avancer avec sa flotte vers les côtes de l'Attique; il fit voile pour les Cyclades et aborda à l'île de Cythère; il s'en rendit maître sur-le-champ, et envoya les Cythériens dans la Laconie sur la foi d'un traité. Après avoir laissé à Cythère une garnison suffisante, il se porta sur Corinthe. Débarqué dans cette ville, il eut une conférence avec les membres de l'assemblée générale. Il conclut avec eux un traité d'alliance et mit à leur disposition des sommes d'argent, après quoi il repartit pour l'Asie. A cette époque, Aéropus, roi des Macédoniens, mourut de maladie après un règne de six ans; il eut pour successeur son fils Pausanias qui ne régna qu'un an. Théopompe de Chio, qui a écrit l'histoire de la Grèce, termina dans la même année son ouvrage, au récit du combat naval de Cnide. L'histoire de Théopompe, composée en douze livres, commence à la bataille navale de Cynossema, là où Thucydide finit la sienne; elle comprend un espace de dix-sept ans. [14,85] LXXXV. L'année étant révolue, Eubulide fut nommé archonte d'Athènes, et à Rome six tribuns militaires, Lucius Sergius, Aulus Posthumius, Publius Cornélius, Sextus Censius, Quintus Manlius, Anitius Camillus exercèrent l'autorité consulaire. En ce temps, Conon, commandant de la flotte royale, entra dans le Pirée avec quatre-vingts trirèmes, et promit à ses concitoyens de reconstruire l'enceinte d'Athènes. On se rappelle que cette enceinte, ainsi que la longue muraille qui s'étendait du Pirée à la ville, avait été démolie, conformément au traité conclu avec le Lacédémoniens à la suite de la défaite des Athéniens dans la guerre du Péloponnèse. Conon rassembla une multitude d'ouvriers qu'il prit à ses gages; aidés par les soldats de la marine que Conon leur adjoignit, ils parvinrent promptement à relever la plus grande partie des murailles. Les Thébains avaient fourni cinq cents artisans et tailleurs de pierre, et plusieurs autres villes avaient également envoyé des secours. Cependant Téribaze, qui commandait en Asie les troupes de terre, devint jaloux de la fortune de Conon; sous prétexte qu'il employait les forces du roi à soumettre aux Athéniens les villes de la Grèce, il le fit arréter, le conduisit à Sardes et le mit aux fers dans une prison. [14,86] LXXXVI. A Corinthe, quelques hommes, poussés par leur ambition, profitèrent du moment où les jeux se célébraient au théâtre pour remplir la ville de troubles et de meurtres : leur audace était stimulée par les Argiens. Cent vingt citoyens y trouvèrent la mort et cinq cents autres furent bannis. Les Lacédémoniens rassemblèrent des troupes et firent des dispositions pour faire rentrer les exilés, tandis que les Athéniens et les Béotiens prirent le parti des meurtriers, dans l'intention de s'approprier la ville. Les exilés, réunis aux Lacédémoniens et à leurs alliés, vinrent pendant la nuit attaquer le Léchée a et prirent le port de force. Le lendemain, les Corinthiens firent une sortie sous les ordres d'Iphicrate; il s'engagea une bataille dans laquelle les Lacédémoniens, victorieux, tuèrent beaucoup de monde. Mais ensuite les Béotiens et les Athéniens, réunis aux Argiens et aux Corinthiens, formèrent une armée qui s'avança sur le Léchée et fit le siége de la place. Ils avaient déjà forcé les murs, lorsque les Lacédémoniens et les exilés de Corinthe parvinrent, après un brillant combat, à refouler les Béotiens et leurs alliés, qui se retirèrent à Corinthe après avoir laissé près de mille hommes sur le champ de bataille. Bientôt après, vers l'époque des jeux isthmiques, il s'éleva un différend au sujet de la présidence de cette solennité. Les Lacédémoniens l'emportèrent encore dans cette occasion, et firent donner la présidence des jeux aux réfugiés de Corinthe. Comme la guerre qui s'éleva à la suite de ce différend avait pour théâtre le territoire de Corinthe, elle reçut le nom de guerre Corinthiaque; elle dura huit ans. [14,87] LXXXVII. En Sicile, les habitants de Rhégium se plaignaient que Denys fortifiait Messine dans l'intention de leur nuire. Ils commencèrent donc par accueillir ceux que Denys avait punis de l'exil, ainsi que ses adversaires. Ils donnèrent ensuite la ville de Myles aux Naxiens et aux Cataniens qui avaient survécu, et, mettant sur pied une armée, ils en donnèrent le commandement à Héloris, avec l'ordre d'assiéger Messine. Ce général attaqua la citadelle; aussitôt les Messiniens qui occupaient la ville se joignirent aux troupes mercenaires de Denys, et allèrent à la rencontre de l'ennemi. Il s'engagea un combat d'où les Messiniens sortirent victorieux, après avoir tué plus de cinq cents hommes. Ils allèrent immédiatement attaquer Myles, prirent cette ville et relâchèrent, aux termes d'une capitulation, les Naxiens qui s'y trouvaient établis. Ceux-ci se retirèrent alors auprès des Sicules et dans les autres villes grecques de la Sicile, où ils fixèrent leur domicile. Cependant Denys, qui avait attiré dans son alliance tous les habitants du détroit, conçut le projet de marcher contre Rhégium. Mais comme il était contrarié dans ce projet par les Sicules qui habitaient Tauroménium, il jugea convenable d'attaquer d'abord ces derniers. Il mit donc son armée en mouvement et vint camper en face de la ville de Naxos. Il y passa l'hiver sans cesser le siége, dans l'espérance que les Sicules abandonneraient cette montagne sur laquelle ils s'étaient depuis peu établis. [14,88] LXXXVIII. Les Sicules de Tauroménium savaient par une ancienne tradition que pendant que leurs ancêtres occupaient cette partie de l'île, des Grecs, arrivés par mer, avaient jadis fondé Naxos et chassé les habitants primitifs. Ils conclurent de là qu'ils étaient rentrés dans leur ancienne possession, et qu'ils se défendaient légitimement contre les Grecs qui avaient si indignement traité leurs ancêtres; ils rivalisèrent donc de zèle pour garder la montagne qu'ils occupaient. Pendant que les deux partis se disputaient, arriva le solstice d'hiver, et tous les environs de la citadelle furent couverts de neige. Denys, remarquant que les Sicules, confiants dans la force et la hauteur de leurs murailles, négligeaient la garde de la citadelle, profita d'une nuit très obscure et orageuse pour attaquer les postes les plus élevés. Après avoir beaucoup souffert de la difficulté d'une route semée de précipices, et de la profondeur de la neige, il se rendit maître de l'unique citadelle. Le froid lui avait gelé le visage et blessé les yeux. Cependant il porta l'attaque sur un autre point et fit entrer les troupes dans la ville; mais les Sicules, réunis en une foule compacte, repoussèrent ces troupes; Denys lui-même fut entraîné dans la fuite, et, renversé par un coup porté sur sa cuirasse, il faillit être pris vivant. Les Sicules, occupant des hauteurs, tuèrent à Denys plus de six cents hommes; presque tous ses soldats avaient perdu leurs armes et Denys lui-même ne sauva que sa cuirasse. A la nouvelle de cette déroute, les Agrigentins et les Messiniens renvoyèrent les partisans de Denys, songèrent à reconquérir leur liberté et abandonnèrent l'alliance du tyran. [14,89] LXXXIX. Pausanias, roi des Lacédémoniens, mis en accusation par ses citoyens, fut condamné à l'exil après un règne de quatorze ans. Il eut pour successeur son fils Argésipolis qui régna aussi longtemps que son père. Pausanias, roi des Macédoniens, mourut par la trahison d'Amyntas, après un règne d'un an. Amyntas s'empara de la royauté et régna vingt-quatre ans. [14,90] XC. L'année étant révolue, Démostrate fut nommé archonte d'Athènes, et à Rome six tribuns militaires, Lucius Titinius, Publius Licinius, Publius Manilius, Quintius Manlius, Cnéius Genucius et Lucius Atilius exercèrent l'autorité consulaire. En ce temps, Magon, général des carthaginois, qui était resté en Sicile, rétablit les affaires de Carthage abattue par la dernière défaite. Il usait de beaucoup d'humanité à l'égard des villes soumises et prenait sous sa protection les peuples auxquels Denys faisait la guerre. Il conclut des alliances avec la plupart des Sicules et marcha contre Messine à la tête des troupes qu'il avait rassemblées;. il ravagea tout le pays qu'il parcourut, fit beaucoup de butin et vint camper auprès d'Abacénum, ville alliée. Cependant Denys vint lui-même l'attaquer avec son armée; il se livra un combat acharné d'où Denys sortit victorieux. Les Carthaginois, ayant perdu plus de huit cents hommes, se réfugièrent dans Abacénum. Denys retourna alors à Syracuse; quelques jours après, il équipa cent trirèmes et se présenta devant Rhégium. Il surprit cette ville pendant la nuit, brûla les portes et appliqua des échelles contre les murailles. Les habitants, qui s'aperçurent les premiers de cette attaque imprévue, coururent aux armes et cherchèrent à éteindre le feu. Le général Héloris, qui arriva un moment après, conseilla d'autres moyens de défense qui sauvèrent la ville. En effet, ceux qui étaient occupés à éteindre le feu n'étaient pas assez forts pour empêcher Denys de pénétrer dans la ville. Il fit donc apporter des maisons voisines des sarments de vigne et du bois, afin d'augmenter l'incendie et d'appeler ainsi aux armes un plus grand nombre de défenseurs. Denys se désista de son entreprise et se contenta de parcourir la campagne en la désolant par le feu et le fer. Après cela, il conclut une trêve d'un an et remit à la voile pour Syracuse. [14,91] XCI. Les Grecs domiciliés en Italie voyant que Denys faisait sentir son ambition jusque dans leurs États, conclurent entre eux des traités et instituèrent un conseil général. Ils espéraient ainsi se défendre aisément contre Denys et contre leurs voisins les Lucaniens avec lesquels ils étaient alors en guerre. Les exilés de Corinthe qui occupaient le Léchée, favorisés par quelques citoyens qui les introduisirent la nuit dans l'intérieur de leurs murs, entreprirent de s'emparer de la ville. Mais Iphicrate, accourant au secours, leur tua trois cents hommes et les força à se réfugier dans le port. Quelques jours après, un détachement de Lacédémoniens traversa le territoire de Corinthe : Iphicrate, à la tête de quelques alliés, l'attaqua et l'extermina en grande partie. Iphicrate prit avec lui les peltastes et marcha sur Phlionte; il livra un combat aux habitants qui étaient sortis de leur ville, et en tua plus de trois cents De là il s'avança vers Sicyone; les Sicyoniens, rangés en bataille sous les murs de leur ville, perdirent environ cinq cents hommes et se réfugièrent dans la ville. [14,92] XCII. Pendant que ces choses se passaient, les Argiens, accourus en armes, marchèrent sur Corinthe, s'emparèrent de la citadelle, et s'approprièrent la ville des Corinthiens qu'ils réunirent au territoire d'Argos. Iphicrate l'Athénien cherchait aussi à s'emparer de ce territoire qu'il regardait comme avantageux pour reconquérir l'empire de la Grèce. Mais le peuple d'Athènes s'opposant lui-même à cette entreprise, Iphicrate résigna le commandement. Les Athéniens nommèrent à sa place Chabrias qu'ils firent partir pour Corinthe. En Macédoine, Amyntas, père de Philippe, fut chassé de sa capitale par les Illyriens qui avaient envahi la Macédoine; désespérant de conserver le pouvoir souverain, il donna aux Olynthiens le territoire voisin de leur ville. Il abdiqua alors la royauté; mais peu de temps après il fut ramené par les Thessaliens, ressaisit la couronne, et régna encore vingt-quatre ans. Quelques historiens disent qu'après l'expulsion d'Amyntas, Argée fut pendant deux ans roi des Macédoniens, et que ce ne fut qu'après ce temps qu'Amyntas recouvra son empire. [14,93] XCIII. A cette même époque, Satyrus, fils de Spartacus, roi du Bosphore, mourut après un règne de quatorze ans. Son fils Leucon lui succéda et régna quarante ans. En Italie, les Romains assiégeaient depuis onze ans la ville de Véies; ils nommèrent dictateur Marcus Furius et maître de la cavalerie Publius Cornélius. Ces deux chefs, â la tête des troupes, firent creuser des fossés et emportèrent Véies d'assaut; ils réduisirent la ville en esclavage et vendirent à l'enchère publique hommes et biens. Le dictateur eut les honneurs du triomphe; le peuple romain, prélevant un dixième du butin, fit fabriquer un cratère d'or qui fut déposé dans le temple de Delphes. Les envoyés qui portaient cette offrande tombèrent entre les mains de pirates lipariens; ils furent tous faits prisonniers et conduits à Lipare. Timasithée, chef des Lipariens, informé de cet événement, sauva la vie aux envoyés, leur rendit l'or qu'on leur avait enlevé et les fit conduire à Delphes. Ceux-ci, après avoir déposé le cratère dans le trésor des Massiliens, retournèrent à Rome. Le peuple romain, informé de la générosité de Timasithée, lui décerna aussitôt des honneurs et lui donna le droit d'hospitalité publique. Cent trente-sept ans après cet événement, lorsque les Romains enlevèrent Lipare aux Carthaginois, ils exemptèrent de tout tribut les descendants de Timasithée et les déclarèrent libres. [14,94] XCIV. L'année étant révolue, Philoclès fut nommé archonte d'Athènes; les Romains élurent, au lieu de consuls, six tribuns militaires, Publius Sextus, Céso Fabius, Cornélius Crassus, Lucius Furius, Quintus Servilius et Marcus Valérius, et on célébra la XCVIIe olympiade, dans laquelle Térirès fut vainqueur à la course du stade. Dans ce temps, les Athéniens nommèrent Thrasybule au commandement de l'armée et le firent partir avec quarante trirèmes. Ce général se porta sur l'Ionie, tira des alliés des secours en argent, et fit voile pour la Chersonèse; il y établit sa station, et engagea dans son alliance Médocus et Seuthès, rois des Thraces. Quelque temps après, il se rendit de l'Hellespont dans l'île de Lesbos, et vint mouiller sur la côte d'Eressus. Là il fut assailli par des ouragans qui lui firent perdre vingt-trois trirèmes ; avec le reste de la flotte qui échappa à la tempête, il se dirigea sur les villes de l'île de Lesbos qui, à l'exception de Mitylène, avaient toutes abandonné l'alliance des Athéniens. Il attaqua d'abord Méthymne et livra un combat aux habitants, qui étaient commandés par Thérimaque le Spartiate. Thrasybule combattit brillamment, tua Thérimaque lui-même ainsi qu'un grand nombre de Méthymnéens et refoula les autres dans leurs murailles. Il ravagea ensuite le territoire des Méthymnéens, s'empara d'Eressus et d'Antissa qui se rendirent par capitulation. Après ces succès, il rassembla les navires alliés que lui avaient fournis les habitants de Chio et de Mitylène, et mit à la voile pour Rhodes. [14,95] XCV. Les Carthaginois s'étant peu à peu relevés des pertes qu'ils avaient essuyées à Syracuse, renouvelèrent leurs prétentions sur la Sicile. Décidés à tenter le sort des armes, ils mirent en mer un petit nombre de vaisseaux longs et levèrent des troupes dans la Libye, en Sardaigne et chez les Barbares de l'Italie. Toutes ces troupes furent soigneusement équipées aux frais de l'État et envoyées en Sicile au nombre d'au moins quatre-vingt mille hommes, sous le commandement de Magon. Arrivé en Sicile, ce général parvint à détacher un grand nombre de villes de l'alliance de Denys et établit son camp sur le territoire des Agyrinéens, au bord du fleuve Chrysas, près de la route qui conduit à Morgantine. Car, n'ayant pu attirer dans son parti les Agyrinéens, et instruit que l'armée des Syracusains s'était mise en mouvement, il n'avança pas davantage. Denys, qui savait que les Carthaginois avaient pris le chemin de l'intérieur, rassembla promptement tout ce qu'il put de soldats syracusains et de mercenaires, et se mit en marche à la tête de plus de vingt mille hommes. Arrivé en présence de l'ennemi, il envoya une députation à Agyris, souverain des Agyrinéens; c'était alors, après Denys, le tyran le plus puissant de la Sicile car il était maître de presque tous les forts des environs et exerçait l'autorité suprême dans la ville des Agyrinéens, qui renfermait à cette époque une population nombreuse, car elle ne comptait pas moins de vingt mille habitants. Les plus grandes richesses accumulées dans cette ville avaient été déposées dans la citadelle, après qu'Agyris eut fait massacrer les citoyens les plus opulents. Cependant Denys, accompagné de quelques-uns des siens, entra dans l'intérieur des murs et engagea Agyris à embrasser sincèrement son alliance, en même temps qu'il lui promit une grande étendue de territoire limitrophe après que la guerre serait terminée. Agyris fournit d'abord à l'armée de Denys des vivres et d'autres munitions nécessaires ; puis il mit sur pied toutes ses troupes, se joignit à Denys et déclara la guerre aux Carthaginois. [14,96] XCVI. Magon, qui campait dans un pays ennemi et manquait de plus en plus de vivres, fut vivement alarmé : les troupes d'Agyris, connaissant parfaitement le pays, vivaient dans l'abondance et enlevaient aux ennemis les convois de provisions. Bien que les Syracusains fussent d'avis de terminer cette guerre le plus tôt possible par un combat décisif, Denys s'y opposa, leur disant qu'ils parviendraient, sans coup férir, à exterminer les Barbares par le temps et la famine. Cependant les Syracusains, irrités, abandonnèrent Denys. Celui-ci, craignant pour sa personne, appela les esclaves à la liberté. Quelque temps après, les Carthaginois dépêchèrent auprès de lui des députés pour traiter des conditions de paix. Denys accueillit leurs propositions, renvoya les esclaves à leurs maîtres, et conclut avec les Carthaginois un traité de paix. Les conditions étaient semblables à celles du traité précédent. Les Sicules ainsi que Tauroménium devaient rentrer dans l'obéissance de Denys. Après la stipulation de ce traité, Magon remit à la voile, Denys occupa Tauroménium, d'où il chassa la plupart des Sicules et y établit les détachements les plus fidèles de ses troupes mercenaires. Telle était la situation des affaires en Sicile. En Italie, les Romains dévastèrent Falisque, capitale du peuple des Falisques. [14,97] XCVII. L'année étant révolue, Nicotélès fut nommé archonte d'Athènes, et à Rome, trois tribuns militaires, Marcus Furius, Caïus Émilius et Catulus Vérus, exercèrent l'autorité consulaire. A cette époque, les Rhodiens, partisans des Lacédémoniens, firent soulever le peuple et expulsèrent de la ville ceux qui favorisaient le parti des Athéniens. Ces derniers coururent aux armes et tentèrent de changer la face des affaires ; mais les alliés des Lacédémoniens s'opposèrent à ces tentatives, tuèrent le plus grand nombre d'entre eux et proscrivirent ceux qui étaient parvenus à s'échapper. Ils envoyèrent immédiatement des députés à Lacédémone pour demander des secours dans la crainte que les troubles ne se renouvelassent. Les Lacédémoniens leur envoyèrent sept trirèmes, sous le commandement de trois chefs, Eudoximus, Philodicus et Diphilas. Ceux-ci s'arrêtèrent d'abord à Samos et détachèrent la ville de l'alliance des Athéniens, puis ils se rendirent à Rhodes, où ils rétablirent l'autorité. Les Lacédémoniens, réussissant dans leurs entreprises, songèrent à ressaisir l'empire de la mer ; ils réunirent une flotte et regagnèrent bientôt leurs anciens alliés. Ils croisèrent aussi dans les eaux de Samos, de Cnide et de Rhodes, levèrent partout les meilleurs soldats de marine et équipèrent richement une flotte de vingt-sept trirèmes. Cependant Agésilas, roi des Lacédémoniens, apprenant que les Argiens occupaient Corinthe, mit sur pied toutes les troupes de Lacédémone, à l'exception d'un seul corps ; il entra dans l'Argolide, pilla les propriétés, coupa les arbres de la campagne et revint à Sparte. [14,98] XCVIII. Dans l'île de Cypre, Evagoras de Salamine, homme d'une très illustre naissance (il descendait des fondateurs de Salamine), qui, par suite d'une insurrection, avait été obligé autrefois de s'exiler, était revenu dans l'île et était parvenu, à l'aide d'un petit nombre de partisans, à chasser de la ville le tyran Abdémon, natif de Tyr et ami du roi des Perses. Evagoras s'étant rendu maître de la ville, exerça d'abord la royauté à Salamine, la plus grande et la plus puissante des cités de Cypre. Bientôt après, en possession de grandes richesses, et maître d'une armée, il chercha à s'approprier l'île entière. Il prit quelques villes par la force, gagna les autres par la séduction, et enfin il devint maître de toutes. Mais les Amathusiens, les Soliens et les Citiens, qui continuèrent la guerre, avaient envoyé des députations à Artaxerxès, roi des Perses, pour lui demander des secours; ils accusèrent en même temps Evagoras d'avoir mis à mort le roi Agyris, allié des Perses, puis ils promirent à Artaxerxès de l'aider à se mettre en possession de l'île. Le roi, qui ne voulait pas qu'Évagoras devînt trop puissant, et qui comprenait la position avantageuse de Cypre pouvant fournir une flotte considérable et servir d'avant-poste dans la guerre de l'Asie, résolut de leur accorder des secours. Il renvoya donc les députés avec une réponse favorable, et écrivit aux villes maritimes et aux satrapes de construire des trirèmes, et de hâter tous les préparatifs nécessaires à l'équipement d'une flotte. Il chargea Hécatomnus, souverain de la Carie, de déclarer la guerre à Evagoras. Ce souverain visita aussitôt les villes des satrapies supérieures et passa, avec une armée considérable, en Cypre. Voilà les événements qui se passèrent en Asie. En Italie, les Romains conclurent un traité de paix avec les Falisques ; ils entreprirent une quatrième guerre contre les Èques; ils se portèrent sur Sutrium, et furent repoussés de la ville de Vérugo. [14,99] XCIX. L'année étant révolue, Démostrate fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent pour consuls Lucius Lucrétius et Servius Cossus. Vers ces temps, Artaxerxès envoya le général Struthas, avec une armée, pour faire la guerre aux Lacédémoniens. Les Spartiates, informés de l'arrivée de Struthas, firent partir Thimbron à la tête d'une armée pour l'Asie. Celui-ci s'empara de la place d'Ionde et vint occuper Coressus, montagne située à quarante stades d'Ephèse. Ensuite, à la tête de huit mille hommes, joints aux troupes levées en Asie, il ravagea les provinces du roi. Cependant Struthas, avec une nombreuse cavalerie de Barbares, cinq mille hoplites, et plus de vingt mille hommes de troupes légères, établit son camp à peu de distance de celui des Lacédémoniens. Enfin, il profita du moment où Thimbron était sorti avec un détachement et allait revenir chargé de butin; il l'attaqua, lui tua un grand nombre de soldats et fit les autres prisonniers; un petit nombre de soldats se réfugièrent dans la forteresse de Cnidium. Cependant, Thrasybule, général des Athéniens, s'était porté avec sa flotte sur Aspendus, et avait fait mouiller ses trirèmes près du fleuve Eurymédon. Il imposa aux Aspendiens des tributs, mais quelques-uns de ses soldats n'en dévastèrent pas moins la campagne. Les Aspendiens, indignés de cette injustice, tombèrent pendant la nuit sur les Athéniens, et tuèrent Thrasybule et quelques autres avec lui. Les triérarques athéniens, intimidés par cet événement, se rembarquèrent à la hâte et gagnèrent les eaux de Rhodes; mais, comme cette ville avait déjà abandonné l'alliance des Athéniens, les soldats de la flotte se réunirent aux exilés qui s'étaient rendus maîtres d'un fort, et firent ensemble la guerre aux habitants de la ville. Lorsque les Athéniens apprirent la mort de leur général Thrasybule, ils envoyèrent Agyris pour lui succéder dans le commandement. Telle était la situation des affaires en Asie. [14,100] C. En Sicile, Denys, tyran des Syracusains, cherchait à étendre sa domination sur les Grecs de l'Italie; cependant il ajourna à un autre temps l'expédition qu'il avait projetée contre eux. Il croyait dans ses intérêts de faire d'abord une tentative contre la ville de Rhégium qui, par sa position, était la clef de l'Italie. Il partit donc de Syracuse à la tête d'une armée de vingt mille fantassins, de mille cavaliers et de cent vingt bâtiments. Il débarqua ses troupes sur la frontière de la Locride ; de là, il continua sa route dans l'intérieur des terres, dévastant le territoire des Rhégiens par le fer et le feu. La flotte le suivit de l'autre côté de la mer, et il vint avec toutes ses forces établir son camp près du détroit. Cependant les Italiens, informés du débarquement de Denys à Rhégium, firent partir de Crotone soixante navires, s'empressant de venir au secours des Rhégiens. Mais pendant que ces navires tenaient encore la haute mer, Denys alla à leur rencontre avec cinquante bâtiments. Les Italiens se réfugièrent à terre, Denys les y poursuivit et fit arracher les bâtiments attachés au rivage. Les soixante trirèmes couraient risque d'être prises par l'ennemi, lorsque les Rhégiens, accourus de toutes parts, repoussèrent Denys par une grêle de flèches. Le vent soufflant avec violence, les Rhégiens tirèrent leurs vaisseaux à terre, tandis que Denys, battu par la tempête, perdit sept bâtiments et au moins quinze cents hommes qui les montaient. Les Rhégiens firent prisonniers un grand nombre de matelots qui, avec leurs bâtiments, avaient échoué sur la côte. Denys lui-même, monté sur un bâtiment à cinq rangs de rames, avait plus d'une fois failli être submergé, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'il parvint, vers le milieu de la nuit, à se réfugier dans le port de Messine. Comme l'hiver approchait déjà, il conclut un traité avec les Lucaniens et reconduisit ses troupes à Syracuse. [14,101] CI. Quelque temps après, les Lucaniens envahirent le territoire de Thurium. Les Thuriens avertirent leurs alliés de venir promptement à leur défense; car les villes grecques de l'Italie avaient stipulé entre elles qu'elles se prêteraient toutes un mutuel secours dès que leur territoire serait violé par les Lucaniens, et que si une ville manquait à cet engagement, on punirait de mort les chefs militaires. Ainsi, dès que les courriers des Thuriens eurent répandu la nouvelle de l'arrivée des ennemis, toutes les villes se préparèrent à se mettre en campagne. Les Thuriens, entraînés par leur ardeur, se levèrent les premiers, et, sans attendre l'arrivée de leurs nombreux alliés, marchèrent contre les Lucaniens avec une armée de plus de quatorze mille hommes d'infanterie et de près de mille cavaliers. A leur approche, les Lucaniens se retirèrent dans leur pays; mais les Thuriens envahirent à leur tour la Lucanie, s'emparèrent d'une forteresse et firent beaucoup de butin dont l'appât leur devint funeste. Car, encouragés par ce succès, ils s'engagèrent imprudemment dans des défilés et des chemins semés de précipices, dans l'intention de se rendre maîtres d'un peuple et d'une ville très riches. Parvenus dans une plaine entourée de montagnes escarpées, ils furent assaillis par toute l'armée lucanienne qui leur ôta l'espoir de jamais revoir leur patrie. L'apparition subite des ennemis sur ces hauteurs frappa d'épouvante les Grecs, qui n'auraient jamais cru que ces lieux fussent accessibles à une armée aussi considérable, car les Lucaniens avaient trente mille hommes d'infanterie et au moins quatre mille cavaliers. [14,102] CII. Pendant que les Grecs désespéraient de leur salut, les Barbares descendirent dans la plaine; il se livra un combat dans lequel les Italiotes, accablés par le nombre des Lucaniens, perdirent plus de dix mille hommes, car les Lucaniens avaient ordre de ne faire aucun quartier. Le reste de l'armée vaincue se sauva sur une hauteur voisine de la mer; d'autres, apercevant quelques vaisseaux longs et croyant que ces vaisseaux appartenaient aux Rhégiens, se jetèrent à la mer et atteignirent les trirèmes à la nage. Mais c'était la flotte de Denys que le tyran avait envoyée sous les ordres de Leptine, son frère, au secours des Lucaniens. Cependant Leptine accueillit humainement ceux qui s'étaient ainsi sauvés à la nage ; il les remit à terre et engagea les Lucaniens à se contenter d'une mine d'argent pour chaque tête de prisonnier, et les prisonniers étaient au nombre de plus de mille. Il se porta lui-même leur garant, s'entremit pour réconcilier les Italiotes avec les Lucaniens, et les amena à faire la paix. Cette conduite lui concilia une grande estime auprès des Italiotes pour lesquels la fin de cette guerre était avantageuse, tandis qu'elle était contraire aux intérêts de Denys, car celui-ci se flattait que les hostilités entretenues entre les Italiotes et les Lucaniens le rendraient aisément maître de l'Italie, ce qu'il ne pouvait guère espérer lorsque les hostilités auraient cessé. C'est pourquoi il ôta à Leptine le commandement de la flotte et nomma à sa place Théaride, son autre frère. Pendant que ces événements se passaient, les Romains se partagèrent le territoire de Véies, de manière que chaque citoyen en eut quatre plèthres, ou, selon d'autres, vingt-huit. Dans la guerre qu'ils firent aux Èques ils prirent d'assaut la ville de Liphlum ; ils attaquèrent les habitants de Vélétri qui s'étaient révoltés. Satricum s'était aussi détaché de l'alliance des Romains. Enfin les Romains envoyèrent une colonie à Cercies. [14,103] CIII. L'année étant révolue, Antipater fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent pour consuls Lucius Valérius et Aulus Manlius. A cette époque, Denys, souverain des Syracusains, annonça ouvertement l'expédition qu'il allait entreprendre contre l'Italie, et quitta Syracuse avec la plupart de ses troupes ; il avait sous ses ordres plus de vingt mille hommes d'infanterie, et environ trois mille cavaliers. Il mit en mer quarante vaisseaux longs et plus de trois cents bâtiments chargés de provisions. Cinq jours après son départ il arriva à Messine ; il y fit reposer ses troupes et détacha Théaride, son frère, avec trente navires pour bloquer les îles des Lipariens ; car il avait appris que les Rhégiens y avaient une station de dix bâtiments. Théaride mit à la voile, attaqua dans une position avantageuse la petite flotte des Rhégiens, prit les bâtiments avec tout leur équipage, et revint promptement à Messine auprès de Denys. Celui-ci fit mettre les prisonniers aux fers et en confia la garde aux Messiniens. Quant à lui, il passa le détroit, débarqua ses troupes à Caulonia, qu'il investit de toutes parts ; il dressa ses machines de guerre contre la ville et lui livra de fréquents assauts. Lorsque les Grecs d'Italie apprirent que les troupes de Denys avaient passé le détroit qui les séparait d'eux, ils rassemblèrent aussi une armée. Comme Crotone était une ville très populeuse qui renfermait un très grand nombre de réfugiés syracusains, on confia à ces derniers la conduite de la guerre. Après que les Crotoniates eurent réuni de tous côtés des troupes, ils désignèrent, pour les commander, Héloris le Syracusain. Banni par Denys, et renommé pour son esprit hardi et entreprenant, ce général devait faire une guerre implacable au tyran, qui lui était odieux. Lorsque tous les alliés furent arrivés à Crotone, Héloris organisa l'armée selon ses vues, et la dirigea sur Caulonia. Il se flattait que son apparition ferait lever le siége en même temps qu'il aurait à combattre un ennemi fatigué par des assauts journaliers. Héloris avait en tout vingt-cinq mille fantassins, et environ deux mille cavaliers. [14,104] CIV. Ces troupes avaient déjà franchi la plus grande partie de la distance de Crotone à Caulonia, et étaient venues camper sur les bords du fleuve Hélorus, lorsque Denys quitta la ville qu'il assiégeait et marcha à la rencontre des Italiotes. Héloris s'était de son côté porté en avant avec cinq cents hommes d'élite. Denys était alors campé à quarante stades de l'ennemi; averti par quelques éclaireurs de l'approche des Grecs, il réveilla son armée avant le jour et la fit marcher en avant. Dès la pointe du jour, il se trouva en présence du petit détachement d'Héloris, qu'il attaqua soudain en bon ordre, ne laissant pas à l'ennemi le temps de se reconnaître. Malgré cette position critique, Héloris soutint le choc ; il dépêcha quelques-uns de ses amis au camp avec l'ordre de hâter la marche de l'armée. Cet ordre fut promptement exécuté; les Italiotes, apprenant que le général avec son détachement était en danger, accoururent à perte d'haleine à son secours; mais Denys, qui avec son armée compacte avait déjà enveloppé le corps ennemi, passa au fil de l'épée Héloris et presque tous ses soldats qui s'étaient bravement défendus. Les Italiotes, qui étaient accourus à la hâte et en désordre, furent facilement défaits par les Siciliens qui avaient gardé leurs rangs. Cependant les Grecs d'Italie soutinrent le combat pendant quelque temps, bien qu'ils eussent perdu beaucoup de monde. Mais, la nouvelle de la mort de leur général achevant de mettre la confusion dans leurs rangs, ils perdirent courage et se livrèrent à la fuite. [14,105] CV. Après avoir laissé beaucoup de morts sur le champ de bataille, le débris de l'armée se réfugia sur une hauteur bien située pour la défense, mais privée d'eau et pouvant être aussi gardée à vue par les ennemis. En effet, Denys l'investit et tint ses troupes sous les armes tout le jour et la nuit suivante, s'assurant lui-même soigneusement de la vigilance des postes. Le lendemain , les ennemis réfugiés sur la hauteur eurent beaucoup à souffrir de la chaleur et du manque d'eau. Ils envoyèrent donc des parlementaires à Denys pour lui offrir leur rançon ; mais celui-ci, qui ne savait pas se modérer dans ses succès, ordonna qu'ils missent bas les armes et se rendissent à discrétion. Comme ces conditions étaient dures, les Grecs supportèrent encore quelque temps leurs maux; mais enfin, contraints par les be- soins physiques, ils se rendirent vers la huitième heure, ayant le corps tout épuisé de souffrance. Denys, prenant une baguette et frappant sur la colline, compta tous les prisonniers à mesure qu'ils en descendaient; ils étaient au nombre de plus de dix mille. Ils s'attendaient tous à être traités avec cruauté. Mais Denys se montra au contraire très humain ; car il relâcha tous ces prisonniers sans rançon, conclut avec la plupart des villes un traité de paix et les laissa se gouverner par leurs propres lois. Pour cette conduite, il reçut des louanges de tous ceux à qui il avait fait du bien; on lui envoya des couronnes d'or, en un mot, on regarda cet acte de générosité comme le plus beau trait de sa vie. [14,106] CVI. Denys se porta ensuite sur Rhégium, dont il s'apprêtait à faire le siége; car il n'avait point oublié l'affront que lui avaient fait les Rhégiens en lui refusant une de leurs citoyennes en mariage. Les Rhégiens conçurent de vives inquiétudes, car ils étaient sans alliés et n'avaient sur pied que des forces peu considérables; de plus, ils savaient que si leur ville était prise, le vainqueur n'aurait pour eux aucune pitié. Ils résolurent donc de dépêcher auprès de lui des députés pour le supplier d'en user modérément envers eux, et de vouloir bien prendre conseil des sentiments de l'humanité. Denys exigea une contribution de trois cents talents, se fit livrer tous leurs bâtiments, au nombre de soixante-dix, et se fit donner cent otages. Ces affaires réglées, il se remit en marche pour Caulonia. Il transféra les habitants de cette ville à Syracuse, leur accorda le droit de cité et les exempta pour cinq ans de tous les impôts. Il fit raser la ville et donna aux Locriens le territoire des Cauloniates. Les Romains, ayant pris la ville de Liphoecua, appartenant aux Eques, célébrèrent, pour accomplir les voeux qu'avaient faits les consuls, de grands jeux en l'honneur de Jupiter. [14,107] CVII. L'année étant révolue, Pyrrhion fut nommé archonte d'Athènes, les Romains déférèrent l'autorité consulaire à quatre tribuns militaires, Lucius Lucrétius, Servius Sulpicius, Caïus Emilius et Caïus Rufus, et on célébra la XCVIIIe olympiade, dans laquelle Sosippus d'Athènes fut vainqueur à la course du stade. A cette époque, Denys, souverain de Syracuse, marcha avec son armée sur Hipponium, en transféra les habitants à Syracuse, détruisit la ville et en distribua le territoire aux Locriens ; car il s'empressait sans cesse de faire du bien aux Locriens, parce qu'ils lui avaient accordé en mariage une de leurs filles, tandis qu'il ne cherchait qu'à se venger des Rhégiens, dont il avait essuyé un refus injurieux. En effet, dans le temps où il envoya des députés aux Rhégiens pour leur demander en mariage la fille d'un de leurs citoyens, on rapporte que, dans une assemblée publique, ils répondirent aux députés qu'ils ne pouvaient lui donner en mariage que la fille du bourreau. Irrité d'une réponse qu'il regardait comme l'expression de la plus grave insulte, il désirait ardemment en tirer vengeance. Ainsi quand, l'année précédente, il fit la paix avec les Rhégiens, ce n'était point par amitié, mais bien dans l'intention de leur enlever leur flotte, composée de soixante-dix trirèmes; car il espérait se rendre facilement maître de la ville, du moment où il lui aurait enlevé tout secours naval. C'est pourquoi il prolongea son séjour en Italie, attendant un prétexte plausible pour rompre le traité précédent, afin de sauver les apparences de la bonne foi. [14,108] CVIII. Il conduisit donc ses troupes vers le détroit, et se prépara pour le passer. Il demanda d'abord aux Rhégiens des vivres, avec promesse de les leur restituer dès qu'il serait arrivé à Syracuse. Il agissait ainsi, afin de montrer un motif légitime pour prendre leur ville en cas de refus, ou bien, dans le cas contraire, pour s'en emparer en l'assiégeant; car il considérait qu'une ville dépourvue de vivres ne pouvait pas résister longtemps. Les Rhégiens, ne soupçonnant rien de tout cela, fournirent d'abord abondamment des vivres pendant quelques jours ; mais, comme Denys prolongeait son séjour, alléguant soit des raisons de santé, soit d'autres prétextes, les Rhégiens, soupçonnant le stratagème, n'approvisionnèrent plus l'armée. Alors Denys, feignant d'être irrité, rendit aux Rhégiens les otages, investit la ville et lui livra des assauts journaliers. Il fit dresser une multitude de machines de guerre d'une dimension prodigieuse, avec lesquelles il essaya d'ébranler les murailles, jaloux de prendre la ville de force. Cependant les Rhégiens, ayant nommé Phyton au commandement militaire, appelèrent sous les armes toute la population valide, établirent des postes vigilants, et brûlèrent les machines des ennemis dans les sorties qu'ils faisaient à propos. Combattant ainsi vaillamment pour le salut de la patrie, ils allumèrent le courroux des assiégeants et, en perdant beaucoup des leurs, ils causèrent de grandes pertes aux Siciliens. Denys lui-même reçut un coup de lance dans l'aine et en faillit mourir; il ne se rétablit qu'avec peine de la blessure qu'il avait reçue. Cependant, le siége traînait en longueur, car les Rhégiens mettaient une ardeur inouïe à défendre leur liberté, et, de son côté, Denys employait ses troupes à faire des assauts journaliers, ne voulant pas abandonner le but qu'il s'était proposé. [14,109] CIX. L'époque des jeux olympiques approchant, Denys envoya pour cette solennité plusieurs quadriges attelés de coursiers rapides et des tentes toutes d'or et ornées de draperies de couleurs variées. Il fit partir aussi les meilleurs rapsodes, qui devaient réciter dans ces fêtes solennelles, pour la glorification de Denys, les poèmes {qu'il avait lui-même composés}; car cet homme avait la manie de la poésie. A la tête de cette députation il plaça son frère Théaride, qui, lorsqu'il arriva avec ses riches tentes et ses quadriges, attira les regards de tout le monde; et lorsque les rapsodes se mirent à déclamer les vers de Denys, ils furent aussitôt entourés d'une foule d'admirateurs attirés par la beauté de leurs voix; mais s'apercevant ensuite combien ces vers étaient mauvais, on se moqua de Denys et on porta si loin la désapprobation que quelques-uns osèrent déchirer les tentes. Lysias le rhéteur, qui se trouvait alors à Olympie, exhorta même la foule à ne point admettre aux jeux sacrés les théores envoyés par un tyran souillé d'impiété. Ce fut là le sujet du discours intitulé l'Olympique. Pour comble de malheur, pendant la course, quelques-uns des chars de Denys tombèrent hors de la lice et se brisèrent les uns contre les autres. Enfin le navire qui ramena les théores des jeux olympiques eut également un sort malheureux : au lieu d'aborder en Sicile, il fut jeté par une tempête sur la côte de Tarente, en Italie. C'est ce qui fit dire aux matelots qui parvinrent à se sauver à Syracuse, que les mauvais vers de Denys avaient porté malheur non seulement aux rapsodes, mais encore aux chars et au vaisseau. Cependant Denys, sachant que ses vers avaient été sifflés, trouva encore des flatteurs qui lui persuadaient que les Grecs, jaloux de tous ceux qui font quelque chose de bon, finiraient par l'admirer plus tard. C'est pourquoi il ne cessa point de s'appliquer à la poésie. A cette époque les Romains, en guerre avec les Volsques, livrèrent un combat près de Gurasium, et tuèrent beaucoup de monde à l'ennemi. [14,110] CX. L'année étant révolue, Théodote fut nommé archonte d'Athènes, et à Rome l'autorité consulaire fut exercée par six tribuns militaires, Quintus Céso, Sulpicius Ænus, Céso Fabius, Quintus Servilius, Publius Cornélius et Marcus Claudius. Dans ce temps, les Lacédémoniens , qui avaient essuyé de grandes pertes dans la guerre contre les Grecs et dans celle contre les Perses, firent partir Antalcidas le nauarque, chargé de traiter avec Artaxerxès des conditions de la paix. Après que l'envoyé de Sparte eut exposé l'objet de sa mission, le roi déclara qu'il signerait la paix aux conditions suivantes : les villes grecques de l'Asie seraient soumises à la domination du roi des Perses; tous les autres Grecs se gouverneraient d'après leurs propres lois; et, de concert avec les contractants, feraient la guerre à ceux qui refuseraient d'obéir et d'accepter les conditions de cette paix. Les Lacédémoniens, acquiesçant à ces conditions, rentrèrent dans le repos. Les Athéniens, les Thébains, et quelques autres peuples grecs, furent indignés de la clause qui stipulait l'abandon des villes de l'Asie; mais comme ils n'étaient pas assez forts pour soutenir à eux seuls une guerre, ils cédèrent à la nécessité et acceptèrent la paix. Débarrassé de tout différend avec les Grecs, le roi employa toutes ses forces à la guerre de Cypre. Evagoras avait appelé sous les armes la presque totalité de l'île, et rassemblé des troupes considérables pendant qu'Artaxerxès était occupé ailleurs à la guerre contre les Grecs. [14,111] CXI. Cependant Denys assiégeait Rhégium depuis onze mois, et, ayant intercepté tous les convois de vivres, il réduisit la ville à une affreuse disette. Car on rapporte que le médimne de blé se payait alors cinq mines. Poussés par la faim, les habitants mangèrent d'abord les chevaux et les autres bêtes de somme, ensuite ils se nourrirent des peaux cuites de ces animaux; enfin, sortant de la ville, ils broutèrent comme des bestiaux les herbes qui croissaient au pied des murs. C'est ainsi que la nécessité força les hommes à changer de régime et à recourir à la nourriture destinée aux brutes. Denys, informé de cet état des choses, non seulement ne fut point touché de tant de misère, mais il fit, tout au contraire, conduire les bêtes de somme dans l'endroit où croissaient ces herbes afin d'enlever aux habitants leur dernière subsistance. Enfin, les Rhégiens, vaincus par l'excès de leurs maux, livrèrent la ville au tyran et se rendirent à discrétion. Denys trouva dans la ville des monceaux de cadavres, victimes de la famine, et les vivants offraient l'aspect de morts. Il s'empara de ces corps exténués et fit plus de six mille prisonniers. Il les envoya à Syracuse avec ordre de relâcher ceux qui payeraient une mine d'argent pour rançon et de vendre à l'enchère ceux qui seraient hors d'état de payer. [14,112] CXII. Quant à Phyton, général des Rhégiens, Denys se saisit de sa personne et fit noyer son fils dans la mer. Il attacha le père à une des plus hautes machines de guerre, voulant donner le spectacle d'un supplice tragique. Puis Denys le fit prévenir par un de ses satellites qu'il avait fait la veille jeter le fils de Phyton à la mer. Phyton se contenta de répondre : «Le fils est d'un jour plus heureux que le père. » Après cela, Denys le fit promener dans la ville, et tandis qu'on le battait à coups de verges et qu'on l'outrageait de toutes façons, un héraut qui l'accompagnait proclamait à haute voix : «Denys inflige ce châtiment à l'homme qui a conseillé à sa cité de préférer la guerre à la paix." Phyton, qui, pendant le siége, s était conduit en brave général, et dont la vie avait été d'ailleurs sans reproches, supporta noblement sa fin malheureuse et, conservant toutson sang-froid, il s'écria qu'il n'était puni que pour n'avoir pas voulu livrer sa patrie à Denys, et qu'il serait bientôt vengé par la divinité. Enfin le courage de cet homme excita la compassion même des soldats de Denys, dont quelques-uns murmuraient déjà. Denys, craignant alors que les soldats n'osassent arracher Phyton des mains du bourreau, fit cesser le supplice et fit jeter à la mer ce malheureux avec toute sa famille. Voilà les indignes traitements sous lesquels tomba, non sans gloire, ce général dont le sort fut alors déploré par beaucoup de Grecs; les poètes mêmes firent par leurs vers répandre des pleurs sur une fin aussi lamentable. [14,113] CXIII. Dans le même temps où Denys poussait le plus vigoureusement le siége de Rhégium, les Celtes habitant au delà des Alpes, passèrent les défilés avec des trompes nombreuses, vinrent occuper le pays situé entre l'Apennin et les Alpes, et en expulsèrent les Tyrrhéniens qui l'habitaient. Quelques écrivains prétendent que ces derniers sont une colonie des douze villes de la Tyrrhénie ; d'autres soutiennent que ce sont des Pélasges qui, avant la guerre de Troie, chassés de la Thessalie par le déluge de Deucalion, vinrent s'établir dans cette contrée. Les Celtes se partagèrent donc le territoire par tribus; ceux connus sous le nom de Sénonois obtinrent la montagne la plus éloignée des Alpes et voisine de la mer. Mais comme cette région est très chaude, ils s'empressèrent bientôt d'en sortir, et, après avoir armé les jeunes hommes, ils les envoyèrent chercher un autre pays pour s'y établir. Ils pénétrèrent donc dans la Tyrrhénie au nombre d'environ trente mille hommes, et ravagèrent le territoire des Cauloniens. A cette même époque, le peuple romain envoya en Tyrrhénie des députés chargés de surveiller la marche des Celtes. Ces députés, arrivés à Clusium, furent témoins d'un combat et purent se convaincre que ces nouveaux ennemis étaient plus courageux que prudents, et ils se joignirent aux Clusiens pour les défendre contre les assiégeants. L'un de ces députés remporta même un grand succès , et tua de sa propre main un des chefs les plus renommés. Les Celtes, instruits de ce fait, envoyèrent une députation à Rome pour demander l'extradition du député qui avait injustement commencé la guerre. Le sénat engagea d'abord les envoyés des Celtes d'accepter de l'argent pour l'offense reçue; comme ces derniers ne voulaient pas écouter cette proposition, on décréta qu'on leur livrerait le coupable. Mais le père de celui qui devait être ainsi livré était un des tribuns militaires investis du pouvoir consulaire ; il en appela au peuple, et, comme il avait une grande autorité sur la multitude, il la persuada d'annuler la sentence du sénat. Le peuple, qui jusqu'alors avait en toutes choses obéi au sénat, cassa ainsi pour la première fois un sénatus-consulte. [14,114] CXIV. Les députés des Celtes, de retour dans leurs camps, rapportèrent la réponse des Romains. Fortement irrités et appelant aux armes toutes les troupes de leurs tribus, les Celtes marchèrent sur Rome, au nombre de plus de soixante-dix mille hommes. A cette nouvelle, les tribuns militaires de Rome, qui étaient revêtus de l'autorité consulaire, mirent sur pied toute la population valide. Leurs troupes concentrées passèrent le Tibre et longèrent le rivage du fleuve dans une étendue de quatre-vingts stades. Apprenant l'approche des Gaulois, les chefs rangèrent l'armée en bataille; ils placèrent entre le fleuve et les hauteurs du voisinage vingt-quatre mille des plus braves, tandis que les plus faibles furent postés sur les collines les plus élevées. Les Celtes étendirent considérablement leurs phalanges et, soit hasard, soit précaution, ils établirent sur les collines les guerriers les plus vaillants. Tout d'un coup les trompettes donnent des deux côtés le signal de l'attaque, les armées s'avancent au combat en poussant d'immenses cris. L'élite des Celtes qui était opposée à la troupe la plus faible des Romains eut bientôt culbuté celle-ci du haut des collines. Des fuyards joignirent le corps d'armée occupant la plaine, mirent la confusion dans les rangs des Romains et, comme les Celtes ne cessèrent point de les poursuivre, la panique devint générale. La plupart gagnèrent les bords du fleuve et tombèrent en désordre les uns sur les autres. Les Celtes eurent donc peu de peine à massacrer ceux qui occupaient les derniers rangs; aussi toute la plaine fut-elle jonchée de cadavres. Arrivés sur les bords du fleuve, les fuyards les plus vigoureux se mirent tout armés à le traverser à la nage, tenant autant à leur armure qu'à leur vie; mais comme le courant du fleuve était très rapide, la plupart, surchargés par le poids des armes, périrent dans les flots; quelques-uns seulement, se laissant emporter par le courant à une distance convenable, parvinrent à. grand'-peine à se sauver. Toujours serrés de près par les ennemis, un grand nombre de Romains furent tués sur les bords du fleuve. Ceux qui avaient survécu à cette déroute, jetèrent leurs armes et traversèrent le Tibre à la nage. [14,115] CXV. Cependant les Celtes ne cessèrent point le carnage : ils tuèrent un grand nombre de Romains sur les bords du Tibre et lancèrent leurs javelots sur ceux qui s'étaient sauvés à la nage ; les projectiles, tombant sur une masse compacte, ne manquèrent point leur but. Ainsi, les uns, blessés mortellement, périrent sur-le-champ, les autres, blessés seulement, mais affaiblis par le sang qu'ils perdaient et entraînés par la rapidité du courant, furent emportés au loin. Telle fut la fin de cette journée si funeste pour les Romains. La plus grande partie de ceux qui avaient échappé à la déroute se sauva dans la ville de Véies, dont ils venaient de s'emparer et qui avait été récemment reconstruite dans une position très forte; c'est là qu'ils se remirent de leurs fatigues. Un petit nombre de ceux qui étaient parvenus à se sauver à la nage, vinrent, dépouillés de leurs armes, jusqu'à Rome et y apportèrent la nouvelle de la destruction de l'armée. Les habitants qui restaient dans la ville, instruits d'un si grand désastre, furent tous fort alarmés. Car, après la perte de toute la jeunesse, ils se sentaient dans l'impossibilité de résister à l'ennemi; d'un autre côté, il était très dangereux de fuir avec les femmes et les enfants, l'ennemi étant si proche. Cependant un grand nombre de citoyens se réfugièrent dans les villes du voisinage, emportant avec eux tous les biens de leurs maisons. Mais les chefs de la cité, exhortant la multitude à prendre courage , ordonnèrent de porter promptement dans le Capitole les denrées et toute sorte de provisions. Cet ordre exécuté, la citadelle et le Capitole se remplirent, outre les provisions, d'argent, d'or, de vêtements précieux, en sorte que toutes les richesses de la ville étaient entassées en un seul endroit. Ils employèrent ainsi trois jours aux transports de leurs biens et à la fortification du Capitole. Les Celtes passèrent le premier jour à couper les têtes aux morts, selon la coutume de leur nation, et deux autres jours ils furent occupés à rapprocher leur camp de la ville. Comme ils voyaient les murs déserts et qu'ils entendaient les grands cris poussés par ceux qui transportaient les richesses au Capitole, les ennemis s'imaginèrent que les Romains leur avaient dressé une embuscade. Enfin, lorsque le quatrième jour ils apprirent la vérité, ils enfoncèrent les portes, entrèrent dans la ville et la détruisirent à l'exception de quelques maisons situées sur le mont Palatin. Ils livrèrent ensuite des assauts journaliers aux points fortifiés; mais ces attaques ne firent aucun mal considérable, tandis qu'ils perdirent beaucoup de monde; néanmoins ils ne se désistèrent pas de leur entreprise, persuadés que, s'ils ne pouvaient pas emporter la citadelle de force, les Romains seraient vaincus par le temps et le manque de vivres. [14,116] CXVI. Pendant que les Romains étaient réduits à ces extrémités, les Tyrrhéniens, leurs voisins, envahirent avec une armée compacte le territoire des Romains qu'ils ravagèrent; ils firent un grand nombre de prisonniers et amassèrent beaucoup de butin. Mais les Romains qui s'étaient réfugiés à Véies tombèrent à l'improviste sur les Tyrrhéniens, les mirent en fuite, leur enlevèrent leur butin et s'emparèrent de leur camp. S'étant ainsi mis en possession d'un grand nombre d'armes, ils les distribuèrent à ceux qui en manquaient et armèrent les troupes tirées de la campagne; car ils voulaient délivrer ceux qui s'étaient réfugiés dans le Capitole assiégé. Mais ils ne savaient point comment leur faire connaître le secours qu'ils leur apportaient, car les Celtes avaient complétement enveloppé, par leur nombreuse armée, les assiégés, lorsqu'un certain Cominius Pontius s'offrit pour ranimer le courage de ceux qui étaient renfermés dans le Capitole. Il se mit seul en route, profita de la nuit pour traverser le fleuve à la nage et parvint sans être aperçu au pied d'un rocher très escarpé du Capitole. Il réussit à grand'peine à le gravir et annonça aux assiégés le rassemblement qui s'était fait à Véies pour leur porter secours, ainsi que le projet d'attendre le moment favorable pour attaquer les Celtes. Il descendit ensuite du rocher, plongea dans le Tibre qu'il traversa à la nage et revint à Véies. Mais les Celtes, ayant remarqué la trace récente de celui qui avait gravi le rocher, résolurent de profiter de la nuit pour monter à leur tour sur le même rocher. Vers minuit, au moment où les gardes, rassurés par la difficulté de l'accès du Capitole, se relâchèrent de leur vigilance, quelques Celtes parvinrent jusqu'au sommet du rocher. Les gardes ne les avaient point aperçus; mais les oies sacrées de Junon, nourries dans le Capitole, élevèrent de grands cris à la vue des Celtes qui gravissaient le rocher. Éveillés par ce bruit, tous les postes accoururent sur le point menacé ; mais, saisis de frayeur, ils n'osèrent s'avancer. Cependant Marcus Manlius, citoyen illustre, accourut à la défense du poste : il coupa lui-même avec son épée la main du Celte qui allait le premier atteindre le sommet du rocher, et, lui donnant un coup de bouclier sur la poitrine, le fit rouler du haut du Capitole. Il en fit autant à un second qui voulait également monter, et tous les autres prirent la fuite. Mais comme le rocher était très escarpé, ils se tuèrent tous dans leur chute. Les Romains envoyèrent ensuite aux Celtes des parlementaires pour traiter de la paix. Les Celtes consentirent à sortir de la ville et à quitter le territoire romain en recevant mille livres pesant d'or. Comme les maisons étaient détruites et qu'un grand nombre de citoyens avaient péri, les Romains promirent à tous ceux qui voulaient s'établir dans la ville de construire une habitation dans le lieu qu'il leur plairait, et de leur fournir des briques aux dépens du trésor public; ces briques sont encore aujourd'hui connues sous le nom de briques de l'État. Mais chacun bâtissant selon son caprice, il arriva que les rues de la ville furent étroites et tortueuses; voilà pourquoi Rome, agrandie par la suite, ne put avoir de rues droites. Quelques écrivains rapportent aussi que les femmes qui, pour racheter la patrie, avaient apporté leurs ornements d'or, reçurent comme un honneur public la permission de se faire conduire dans la ville sur des chariots. [14,117] CXVII. Les Romains furent fort abattus par ce revers ; les Volsques profitèrent de ce moment pour leur déclarer la guerre. Les tribuns militaires de Rome ordonnèrent donc une conscription ; ils firent la revue de leurs troupes dans un endroit appelé le champ de Mars, à deux cents stades de Rome. Comme les Volsques avaient une armée supérieure en nombre et qu'ils assiégeaient déjà le camp romain, les citoyens de Rome, craignant pour la sûreté de l'armée, nommèrent dictateur Marcus Furius {Camille}. Celui-ci, armant toute la population valide, sortit pendant la nuit, vint à la pointe du jour attaquer par derrière les Volsques qui tombaient déjà sur le camp, et les mit facilement en déroute. Les Romains étant sortis de leur camp, les Volsques se trouvèrent ainsi pris entre deux armées et furent presque tous passés au fil de l'épée. Depuis cette défaite, les Volsques, qui passaient jadis pour une nation puissante, demeurèrent le peuple le plus faible des environs. Après cette bataille, le dictateur, informé que les Éques, qu'on appelle aujourd'hui Equicles, dévastaient la ville de Vola, marcha contre eux et tua la plupart des assiégeants. De là il passa à Sutrium, colonie romaine que les Tyrrhéniens avaient occupée de force. Attaquant les Tyrrhéniens à l'improviste, il en tua un grand nombre et conserva aux Sutriens leur ville. Cependant les Gaulois partis de Rome dévastèrent Véascium, ville alliée des Romains ; le dictateur vint tomber sur eux, en tua la plupart et se rendit maître de tout leur bagage, dans lequel se trouvait l'or qu'ils avaient reçu à Rome et presque tout le butin qu'ils avaient fait pendant la prise de la ville. Malgré tous ces exploits, la jalousie des tribuns du peuple empêcha le dictateur d'obtenir les honneurs du triomphe. Cependant quelques historiens rapportent que Camille triompha des Tusques monté sur un quadrige blanc, et que pour cela il fut, deux ans après, condamné par le peuple à une forte amende ; mais nous en parlerons en temps convenable. Les Celtes, qui avaient pénétré jusque dans l'Iapygie, revinrent sur leurs pas en passant par le territoire de Rome ; surpris peu de temps après par les Cériens, ils furent, à la faveur de la nuit, tous taillés en pièces dans la plaine Trausienne. Dans cette même année, l'historien Callisthène, qui a écrit une histoire des Grecs, a commencé son ouvrage à dater de la paix conclue entre les Grecs et Artaxerxès, roi des Perses. Cet ouvrage, composé de dix livres, comprend un espace de trente ans, et finit à la prise du temple de Delphes par Philomélus le Phocidien. Arrivé à cette paix conclue entre les Grecs et Artaxerxès, et à la prise de Rome par les Gaulois, nous terminons ici le présent livre, d'après le plan tracé au commencement.