[9,0] NEUVIÈME PHILIPPIQUE. (1) Bien que, dans presque toutes vos assemblées, ô Athéniens! de nombreux discours vous retracent les attentats commis par Philippe, depuis son traité de paix, contre vous, contre la Grèce entière ; bien que, d'une voix unanime, vous disiez, mais sans le faire, que, pour le bien public, il faut, par nos paroles, par nos actes, arrêter et punir l'injurieuse audace de cet homme; je vois la négligence et la trahison miner toutes les affaires au point de me faire craindre de prêter à la vérité le langage du blasphème en affirmant que, si vous aviez comploté, vos orateurs et vous, pour proposer, pour voter les mesures les plus funestes, je croirais impossible de mieux organiser la ruine de la république. Plusieurs causes, sans doute, ont concouru à ce résultat, qu'une ou deux fautes seulement ne pouvaient amener : mais la principale, si vous examinez bien, vous la trouverez dans les orateurs plus jaloux d'être vos courtisans que vos sages conseillers. Fidèles à maintenir ce qui fonde leur propre renommée, leur crédit personnel, les uns ont les yeux fermés sur l'avenir, et décident que vous ne savez pas, Athéniens, voir plus loin qu'eux. Accusant, calomniant ceux qui dirigent vos affaires, les autres ne font qu'armer Athènes contre Athènes, et ménager à Philippe, par cette diversion, une liberté illimitée et d'action et de langage. Voilà la politique qui a passé dans vos moeurs, voilà la source de vos troubles et de vos fautes. Je réclame donc, Athéniens, le droit de vous exposer librement quelques vérités sans allumer votre courroux. Faites, en effet, cette réflexion. Partout ailleurs le franc parler est tellement à vos yeux le privilége de quiconque respire l'air d'Athènes, que vous l'avez étendu même aux étrangers, même aux esclaves : oui, l'on voit ici l'esclave plus libre dans son langage que le citoyen dans quelques autres républiques. De cette tribune seule vous avez banni la liberté. Aussi qu'arrive-t-il? dans les assemblées, votre superbe délicatesse est flattée, parce que vous n'entendez rien qui n'ait pour but votre plaisir ; mais, dans votre situation politique, vous touchez aux plus affreuses calamités. Si donc aujourd'hui ces dispositions n'ont pas changé, je n'ai qu'à me taire. Mais, si vous consentez à écouter des conseils utiles et sans flatterie, je suis prêt à parler. Car, malgré le funeste état de vos affaires, malgré tant de pertes causées par la négligence, avec la volonté de remplir votre devoir, il en est temps encore, tout sera bientôt réparé. Chose étrange, et qui n'en est pas moins vraie ! l'excès de nos malheurs passés est le meilleur motif d'espoir pour l'avenir. Comment cela? c'est que l'obstination à ne pas tenter un seul effort nécessaire, soit grand, soit petit, vous a seule réduits à cette situation déplorable. En effet s'il en était ainsi malgré l'accomplissement de tous vos devoirs, alors seulement s'évanouirait l'espérance d'un sort plus heureux. Mais, jusqu'à présent, Philippe n'a triomphé que de votre paresse et de votre insouciance; il n'a pas triomphé d'Athènes. Loin d'être vaincus, vous n'avez pas même reculé d'un pas. Si tous, d'une voix unanime, nous disions, Philippe a enfreint la paix, Philippe nous fait la guerre, l'orateur devrait, dans ses discours, dans ses conseils, se borner aux moyens les plus sûrs et les plus faciles de le repousser. Mais, puisqu'il est des citoyens assez aveugles pour souffrir qu'en pleine assemblée, tandis que cet homme envahit des villes, retient une grande partie de vos possessions et opprime tous les Hellènes, on dise que c'est une poignée d'Athéniens qui rallume la guerre, il faut ici me tenir sur mes gardes, et redresser l'opinion publique. Car on peut craindre qu'un jour l'auteur des conseils et du décret de simple défense ne soit accusé d'avoir commencé la guerre. Voici donc comme je pose, avant tout, l'état de la question : Avons-nous le choix entre la guerre et la paix? Parlons de la paix d'abord. Si elle est possible pour Athènes, si elle est dans nos mains, je le déclare, conservons-la; mais de celui qui exprime cette opinion je réclame un décret, des mesures efficaces, et de la sincérité. Si, au contraire, l'homme qui a tiré l'épée, qui s'environne d'une armée considérable, jette en avant le nom de paix, et nous fait une guerre réelle, le seul parti à prendre n'est-il pas de le repousser? Après cela, dites, à son exemple, que vous observez la paix, j'y consens; mais appeler paix ce qui ouvre au Macédonien, maître de tous les autres pays, la route de l'Attique, c'est d'abord démence, ensuite c'est désigner une paix d'Athènes avec Philippe, non de Philippe avec Athènes. Tel est le privilége qu'il achète au prix de tant d'or répandu : il vous fait la guerre sans que vous la lui fassiez. [9,10] Attendrons-nous que lui-même avoue ses hostilités? nous serions les plus simples des hommes. Non, lors même qu'il marcherait contre l'Attique et le Pirée, il n'en conviendrait pas : j'en atteste sa conduite envers les autres peuples. Aux Olynthiens, dès que quarante stades seulement le séparent de leurs murs, il impose l'alternative ou de quitter Olynthe, ou de le chasser de la Macédoine. Jusqu'alors, accusez-le de former de semblables projets, il s'indigne, il se justifie par des ambassadeurs. Vers les Phocidiens il s'achemine comme vers des alliés, des amis; leurs députés marchent même à sa suite; et plus d'un Athénien soutient avec chaleur que ce voyage menace les Thébains. Récemment encore, entré en Thessalie, sous prétexte de bienveillance et de confédération, il surprend et garde la ville de Phères. Et dernièrement, aux malheureux Oritains il répond : J'ai envoyé mes soldats vous visiter : c'est par amour pour vous, car j'ai appris que vous êtes déchirés par les factions; le devoir d'un allié, d'un ami véritable, est de se montrer dans de pareilles circonstances. Pensez-vous donc, Athéniens, qu'ayant préféré la ruse à la force ouverte contre des peuples trop faibles pour lui nuire, et capables tout au plus de se garantir de ses coups, Philippe ne vous fera la guerre qu'après avoir lancé un manifeste? et cela, quand vous conspirez à vous tromper? Non, il n'en fera rien. II serait le plus stupide des hommes si, tandis que vous, victimes de ses injustices, vous en accusez, non leur auteur, mais vos propres concitoyens, que vous voulez punir, étouffant vos discordes, vos querelles intestines, il vous avertissait de vous tourner contre lui, et fermait la bouche aux orateurs qu'il salarie et qui vous endorment en répétant : Non, Philippe ne fait point la guerre à la république. Mais, grands dieux ! avec le sens commun, quel homme décidera sur les paroles plutôt que sur les faits, si l'on est en paix ou en guerre avec lui? personne. Or, la paix venait d'être conclue, Diopithe ne commandait pas encore vos troupes, le renfort qui est maintenant dans la Chersonèse n'était point parti, et déjà Philippe s'emparait de Serrhium et de Doriskos, et il chassait du fort de Serrhium et de Mont-Sacré les garnisons placées par notre général. Comment qualifier une telle conduite? il avait juré la paix ! Et n'allez pas dire: Qu'est-ce que ces places? de quel intérêt sont-elles pour Athènes? Si ces places sont peu importantes, si elles n'attiraient point vos regards, c'est une autre question ; mais violer la justice et la religion du serment dans les petites choses ou dans les grandes, c'est être également coupable. Poursuivons : aujourd'hui qu'il envoie ses mercenaires étrangers dans cette Chersonèse reconnue par le roi de Perse, par tous les Grecs, comme votre propriété; aujourd'hui qu'il soutient des rebelles, qu'il en convient, qu'il vous l'écrit, que fait-il ? Selon lui, ce n'est pas là vous faire la guerre. Pour moi, loin de convenir que de telles actions sont conformes à la paix, quand je le vois mettre la main sur Mégare, organiser la tyrannie dans l'Eubée, pénétrer actuellement dans la Thrace, intriguer dans le Péloponèse, exécuter tant de projets avec l'épée, j'affirme qu'il a rompu la paix et commencé les hostilités. Peut-être direz-vous que faire avancer des machines de guerre contre une place, c'est observer la paix, tant qu'on ne les a pas braquées contre les murailles. Mais non : quiconque dispose tout pour ma perte m'attaque dès lors, bien qu'il ne lance encore ni javelot ni flèche. Aussi, quels seraient vos péris s'il survenait quelque événement ! Vous perdriez l'Hellespont ; Mégare et l'Eubée tomberaient en la puissance de l'homme armé contre vous, le Péloponèse embrasserait sa cause. Après cela, je dirai que celui qui dresse de telles batteries contre Athènes est en paix avec Athènes! Loin de là, du jour où il extermina la Phocide, je date le retour de ses hostilités contre nous. Dès aujourd'hui repoussez-le donc, si vous êtes sages. Si vous différez, adieu le pouvoir d'agir, quand viendra la volonté ! Quelle distance, ô Athéniens, entre mon opinion et celle de vos autres conseillers, puisque je vous dis : C'est peu de porter vos regards vers la Chersonèse et vers Byzance, [9,20] faites-y voler des secours, préservez-les de toute insulte, envoyez sur les lieux à vos soldats tout ce qui leur manque; concertez-vous ensuite sur les moyens de sauver la Grèce entière, menacée du plus affreux péril ! J'ajouterai pourquoi sa situation m'inspire de si vives alarmes. Si je raisonne juste, entrez dans mes raisons, et, pour vous-mêmes au moins, prenez quelques précautions que vous refusez au salut des autres. Si je vous parais frappé d'une terreur délirante, ni aujourd'hui, ni à l'avenir n'écoutez plus un insensé. Philippe, d'un rang si obscur et si bas, élevé par degrés à la plus haute fortune ; les Hellènes en proie à la défiance et à la discorde; la soumission du reste de la Grèce au Macédonien devenue moins incroyable, après ses nombreuses conquêtes, que ne l'était tant de puissance après tant de faiblesse; mille autres réflexions de ce genre dans lesquelles je pourrais entrer, voilà ce que je supprime. Mais je considère que tous les peuples, à commencer par vous, ont accordé à Philippe un droit qui fut toujours une source de guerre parmi les Grecs. Quel est ce droit? celui de faire tout ce qu'il lui plaît, de mutiler, de dépouiller la Grèce en détail, d'envahir, d'asservir ses cités. La prééminence sur les Hellènes fut, pendant soixante-treize années, exercée par vous, vingt-neuf ans par Lacédémone; et, dans ces derniers temps, Thèbes reçut de la victoire de Leuctres une sorte de supériorité : jamais cependant, ô Athéniens! ni à vous, ni aux Thébains, ni aux Lacédémoniens la Grèce n'abandonna une puissance absolue. Au contraire, dès que vous, disons mieux, dès que les Athéniens d'alors semblaient s'écarter des bornes de la modération envers quelque État, tous croyaient devoir courir aux armes, et ceux qui n'avaient pas d'injures à venger se liguaient avec l'offensé. Lacédémone domine à son tour, et notre suprématie a passé dans ses mains : mais elle essaye de la tyrannie, elle ébranle violemment les anciennes institutions, et aussitôt tous les Grecs, même ceux qu'elle a ménagés, se relèvent pour la combattre. Pourquoi citer d'autres exemples? Nous-mêmes et les Lacédémoniens, sans avoir, dans le principe, aucun sujet de plainte réciproque, nous avons regardé la guerre entre nous comme un devoir pour venger les torts faits à d'autres peuples sous nos yeux. Néanmoins, toutes les fautes commises, soit par les Lacédémoniens, soit par nos pères pendant un siècle, sont peu de chose, Athéniens, ou plutôt ne sont rien, comparées aux attentats de Philippe contre la Grèce depuis treize ans au plus qu'il à commencé à surgir. Peu de mots suffiront pour le prouver. Je ne citerai ni Olynthe, ni Méthone, ni Apollonie, ni trente-deux villes de Thrace détruites avec une telle fureur, qu'à leur aspect le voyageur ne pourrait affirmer si jamais elles furent habitées. Je ne parle pas de la Phocide si puissante, morte aujourd'hui. Mais les Thessaliens, où en sont-ils ? N'a-t-il pas confisqué à son profit leurs villes, leurs gouvernements? Ne leur a-t-il pas imposé des tétrarques, afin de les ranger sous le joug non seulement par cités, mais encore par peuplades ? N'a-t-il pas livré à des tyrans les villes de l'Eubée, île voisine de Thèbes et d'Athènes? Ses lettres ne contiennent-elles pas cette déclaration formelle : Je ne suis en paix qu'avec ceux qui veulent m'obéir? C'est peu de l'écrire, il l'exécute : il marche vers l'Hellespont; il est déjà tombé sur Ambracie; il possède Mis, ville si importante du Péloponèse; dernièrement il cherchait à surprendre Mégare. La Grèce, les contrées barbares sont trop étroites pour l'ambition de ce chétif mortel. Tout ce que nous sommes de Grecs, nous le savons, nous le voyons, et nous ne sommes pas indignés ! Au lieu de nous envoyer des ambassades réciproques, lâchement indifférents, isolés derrière les fossés de nos villes, jusqu'à ce jour nous n'avons pu rien faire pour l'utilité commune, rien pour le devoir, ni former une ligue, ni réunir nos coeurs et nos bras. D'un oeil tranquille chaque peuple voit cet homme grandir, semble compter comme gagné pour lui le temps employé à la destruction d'un autre, et ne donne au salut de la Grèce ni une pensée, ni un effort. Personne n'ignore pourtant que, semblable aux accès périodiques de la fièvre ou de quelque autre épidémie, Philippe atteint celui-là même qui se croit le plus éloigné du péril. [9,30] D'ailleurs, vous le savez encore, si les Hellènes ont souffert sous la domination de Sparte ou d'Athènes, du moins leurs injustes maîtres étaient de vrais enfants de la Grèce. Ici nos fautes pourraient se comparer aux dissipations d'un fils légitime, né dans une famille opulente : en blâmant, en condamnant sa conduite, nous ne saurions méconnaître ni son titre de fils, ni ses droits à l'héritage dont il abuse. Mais qu'un esclave, qu'un enfant supposé s'avise d'engloutir une succession étrangère, avec quel courroux, grands dieux ! nous flétrirons tous un vol si affreux, si révoltant! Où est-il donc, notre courroux contre Philippe et ses attentats ! Philippe qui n'est pas Grec, qu'aucun lien n'unit aux Grecs, Philippe qui n'est pas même un Barbare d'illustre origine, misérable Macédonien né dans un pays où l'on ne put jamais acheter un bon esclave ! Toutefois, n'a-t-il pas contre nous épuisé l'outrage? Sans parler des villes grecques qu'il a saccagées, ne préside-t-il pas les jeux pythiques, solennité toute nationale? Absent, ne délègue-t-il pas ses esclaves pour y décerner les couronnes? Maître des Thermopyles et de toutes les avenues de la Grèce, ne se maintient-il pas à ces postes par des garnisons et par la soldatesque étrangère? N'est-il pas en possession de consulter le premier l'oracle divin après avoir arraché à nous, et aux Thessaliens, et aux Doriens, et aux autres Amphictyons, cette prérogative que tous les Grecs mêmes ne partagent point? Ne réforme-t-il pas à son gré le gouvernement de la Thessalie? N'envoie-t-il pas des troupes mercenaires et à Porthmos, pour en chasser les Erétriens, et dans Orée, pour installer le tyran Philistide? Voilà ce que voient les Grecs, et ils le souffrent ! et, comme un homme qui regarde avec de grands yeux tomber la grêle, chacun, pour détourner l'ennemi de dessus ses terres, fait des voeux, mais pas un effort! C'est peu que les injures prodiguées à toute la Grèce ne trouvent pas de vengeur : chaque peuple laisse impunis ses outrages personnels; et c'est là le dernier degré de l'insensibilité. Sur les Corinthiens n'a-t-il pas envahi Ambracie et Leucade? Naupacte n'a-t-elle pas été enlevée aux Achéens, et promise avec serment aux Étoliens? N'a t-il pas ravi Échine aux Thébains? Dans ce moment, ne marche-t-il pas sur Byzance? sur Byzance ! l'alliée d'Athènes ! Je supprime le reste : mais Cardia, la principale ville de la Chersonèse, n'est-elle pas entre ses mains? Outragés si indignement, nous différons la vengeance, notre bras demeure enchaîné ! Nous interrogeant du regard, divisés par la méfiance, nous laissons Philippe nous opprimer tous à la face du ciel! Mais enfin, s'il se joue avec tant d'audace de la Grèce entière, que sera-ce, dites-moi, quand il nous aura tous asservis en détail? Quelle est donc la source de nos maux ? car sans motif, sans cause appréciable, tous les Hellènes n'auraient pas jadis embrassé avec tant d'ardeur la liberté, ni maintenant la servitude. Il régnait alors, ô Athéniens! il régnait dans le coeur de tous les peuples un sentiment éteint aujourd'hui, sentiment qui triompha de l'or des Perses, maintint la Grèce libre, demeura invincible sur terre et sur mer, mais dont la perte a tout ruiné, et bouleversé la patrie de fond en comble. Quel était-il, ce sentiment? était-ce le résultat d'une politique raffinée? Non : c'était une haine universelle contre les perfides payés par ceux qui voulaient asservir la Grèce ou seulement la corrompre. Crime capital, la vénalité prouvée était punie avec la dernière rigueur; nulle excuse, nul pardon. Aussi, orateurs et généraux n'auraient point impunément trafiqué de ces occasions de détail que la fortune ménage souvent à la négligence et à la paresse contre la vigilance et l'activité, ni de la concorde publique, ni de la méfiance contre les Barbares et les tyrans, ni enfin d'aucun appui de la liberté. Mais, de nos jours, tout cela s'est vendu comme en plein marché. En échange, on a importé chez nous des moeurs qui désolent et ruinent la Grèce. Quelles sont-elles? jalousie contre celui qui a reçu de l'or; rire badin, s'il l'avoue; pardon, s'il est convaincu; haine contre son accusateur; [9,40] en un mot, toutes les habitudes qu'enfante la corruption. En vaisseaux, en troupes, en revenus, en ressources diverses pour la guerre, en tout ce qui fait la force d'un État, nous sommes beaucoup plus riches que nous n'étions alors : eh bien ! tous ces avantages sont paralysés, anéantis par un infâme trafic. C'est ce que vous voyez maintenant de vos yeux, et ici mon témoignage est superflu; toutefois, il n'en était pas ainsi du temps de nos pères, et je vais le démontrer, non par mes paroles, mais par l'inscription qu'ils gravèrent sur une colonne de bronze et qu'ils posèrent dans la citadelle : ce n'était pas pour eux, qui, sans une telle leçon, avaient le sentiment du devoir, c'était pour vous laisser un monument et un exemple du zèle qu'il faut déployer en de pareilles circonstances. Que porte donc l'inscription? le voici : Qu'Arthmios de Zélia, fils de Pythomax, soit tenu pour infâme et pour ennemi des Athéniens et de leurs alliés, lui et sa race. On ajoute la cause de sa condamnation : pour avoir apporté de l'or des Perses dans le Péloponèse. On ne dit pas à Athènes; je cite textuellement. Rentrez donc en vous-mêmes, au nom de Jupiter et de tous les dieux! et méditez sur la haute sagesse, sur la noble conduite de vos ancêtres. Un Zélitain, un Arthmios, un esclave du roi de Perse (car Zélia est une ville asiatique, a, par ordre de son maître, fait passer de l'or, non dans Athènes, mais dans le Péloponèse : et pour cela une inscription le proclame ennemi des Athéniens et de leurs alliés; elle voue à l'infamie et sa personne et sa postérité. Et ce châtiment ne se borne point à une flétrissure proprement dite, car la dégradation civique dans Athènes ne pouvait atteindre un Zélitain : aussi, tel n'est pas le sens de l'inscription; mais il est écrit dans nos lois criminelles : Si le coupable est contumace, qu'il soit mis hors la loi. Ici le meurtre était légitime. Que l'infâme meure! est-il dit encore, et ces mots absolvent le meurtrier. Nos ancêtres regardaient donc comme un devoir pour eux de veiller au salut de la Grèce : autrement, se fussent-ils inquiétés qu'un inconnu achetât ou séduisît quelques habitants du Péloponèse? auraient-ils châtié impitoyablement les corrupteurs, et gravé leur infamie sur l'airain? De là, par une suite nécessaire, loin de craindre les Barbares, la Grèce en était l'effroi. Aujourd'hui, quelle différence! C'est que, ni sur cet objet, ni sur les autres, le même esprit ne vous anime. Comment cela, direz-vous? Eh! vous le savez trop. Qu'ai-je besoin de vous reprocher toutes vos fautes? D'ailleurs, les autres Hellènes ne se gouvernent pas mieux que vous. Je me borne donc à dire : un zèle ardent, un salutaire conseil sont aujourd'hui notre premier besoin. Et quel conseil? voulez-vous que je l'expose? l'écouterez-vous sans colère ? Greffier, lis mon mémoire. Lecture de la Proposition de Démosthène. Il est de sots propos que font circuler quelques consolateurs bénévoles. Philippe, disent-ils, n'a pas encore atteint ce degré de puissance où parvinrent autrefois les Lacédémoniens; maîtres sur mer et sur terre, alliés au grand roi, ceux-ci faisaient tout plier sous leur empire, et Athènes, loin de succomber, brisa cependant leurs efforts. Je réponds : Tout a reçu des accroissements prodigieux; notre siècle ne ressemble en rien aux siècles précédents ; et c'est, je crois, surtout dans l'art de la guerre qu'il y a eu mouvement et progrès. A cette époque, nous le savons, les Lacédémoniens et tous les Grecs ne tenaient la campagne que pendant les quatre ou cinq mois de la belle saison : ce temps était employé en invasions, en dévastations du pays ennemi par la grosse infanterie et par des troupes citoyennes; puis on rentrait dans ses foyers. Telle était l'antique candeur, disons mieux, l'honneur national, que jamais on n'achetait la victoire; la guerre avait ses lois, et non ses mystères. Aujourd'hui, vous le voyez, ce sont les traîtres qui ont tout perdu. Plus de batailles rangées, plus de combats. Vous n'ignorez pas que Philippe ne traîne plus après lui de lourdes phalanges, mais qu'à la tète d'un camp volant, composé de cavalerie légère et d'archers étrangers, il se déplace à son gré. [9,50] Fort de cet appui, il tombe sur les peuples travaillés par des dissensions intestines; puis, voyant qu'enchaînes par la méfiance ils ne tentent point de sortir, il fait avancer ses machines, et il assiége. Je n'ajoute pas qu'il ne met aucune différence entre l'hiver et l'été, et qu'aucune saison n'est pour lui celle du repos. Tous, instruits de ces faits, et appréciant leurs conséquences, gardez-vous de laisser pénétrer la guerre dans l'Attique, et n'allez pas, l'oeil fixé sur nos bons aïeux guerroyant contre Sparte, tomber dans un abîme. Du plus loin que vous pourrez, tenez-vous sur le qui-vive; agissez ; par la terreur de vos préparatifs confinez Philippe dans ses États, mais évitez une bataille rangée. Car, pour une guerre continue, la nature, Athéniens, nous a donné sur lui mille avantages, si nous voulons faire notre devoir; la situation de son pays nous permet d'y porter le fer et le feu, et d'en ravager la plus grande partie; mais, pour une action décisive, il a sur nous la supériorité de l'expérience. Au reste, il ne suffit pas de penser ainsi, ni même de repousser cet homme les armes à la main : par principe, par raison, vous devez vous armer de haine contre ceux qui, devant vous, osent parler pour ses intérêts; car, songez-y, vous ne vaincrez jamais l'ennemi du dehors, tant que vous ne sévirez pas contre nos ennemis domestiques, ses collaborateurs en sous-ordre. Et voilà ce qui n'est ni dans votre pouvoir, ni dans votre volonté. Jupiter ! dieux immortels ! est-ce aveuglement? est-ce folie? Que dirai-je? souvent je me sens subjugué par la crainte qu'un génie malfaisant ne nous pousse à notre perte. Amis de la diffamation, ou de la jalousie, ou du sarcasme, que sais-je, enfin? vous commandez à des mercenaires, dont plus d'un ne peut désavouer ce titre, de monter à la tribune; et, s'ils déchirent quelqu'un, vous en riez ! Eh bien ! ce mal, tout cruel qu'il est, n'est pas le plus cruel encore : à de tels hommes vous garantissez plus de sûreté dans la direction des affaires qu'à l'orateur fidèle à vos intérêts. Toutefois, considérez quels malheurs prépare la facilité à écouter ces misérables : je ne citerai que des faits connus de vous tous. Parmi les magistrats d'Olynthe, les uns, partisans de Philippe, ne travaillaient que pour lui; les autres, pensant dignement, s'efforçaient de préserver leurs concitoyens de l'esclavage. Quels sont ceux qui ont perdu leur patrie? ou plutôt, qui a livré la cavalerie, et causé, par cette trahison, la ruine d'Olynthe? C'est ce parti de Philippe qui, tant que cette république subsista, en calomniait les plus zélés défenseurs, et se déchaînait contre eux avec un tel succès, que le peuple entraîné bannit Apollonide. Les Olynthiens ne sont pas les seuls que ce funeste égarement ait précipités dans les derniers malheurs. Dans Érétrie, après l'expulsion de Plutarque et de sa milice étrangère, le peuple se vit maître de la ville et de Porthmos : alors le gouvernement fut offert, à vous par les uns, à Philippe par les autres. Ecoutant de préférence, ou plutôt écoutant uniquement ces derniers, les infortunés Érétriens se laissèrent enfin persuader d'exiler ceux qui plaidaient pour eux. Leur ami, leur allié, Philippe, détache alors mille étrangers sous la conduite d'Hipponique, rase les murs de Porthmos, impose à la contrée trois tyrans, Hipparque, Automédon, Clitarque. Les Erétriens veulent ensuite secouer le joug : deux fois il les chasse de leur pays par des troupes étrangères sous les ordres d'Euryloque d'abord, puis de Parménion. Vous faut-il encore d'autres exemples? Dans Oréos, Philistide intriguait pour Philippe, de concert avec Ménippe, avec Socrate, avec Thoas, avec Agapée, aujourd'hui maîtres de cette ville; nul ne l'ignorait. Un certain Euphrée, que vous avez vu ici autrefois, parlait hautement pour la liberté. [9,60] Pourrais-je compter tous les outrages, toutes les avanies dont il fut abreuvé par les Oritains? Un an avant la prise d'Oréos, il signale comme traître Philistide et ses complices, dont il avait découvert les manoeuvres; et une foule de factieux, ameutés par Philippe, leur chorége et leur prytane, le traîne en prison, comme perturbateur du repos public. Témoin de cette violence, le peuple, au lieu de secourir l'opprimé et de chasser les oppresseurs, était sans indignation, disait, C'est pour son bien qu'Euphrée souffre ce traitement; et s'égayait d'un tel spectacle. Ainsi parvenus à la puissance qu'ils convoitaient, les traîtres préparèrent la prise de leur ville, et nouèrent toutes leurs intrigues. Si quelqu'un, dans la multitude, s'en apercevait, il se taisait, épouvanté par le souvenir des persécutions d'Euphrée. Déplorable effet de la consternation générale! à la veille de la catastrophe, pas un citoyen n'osa élever la voix, jusqu'au moment où l'ennemi, préparé à loisir, se présenta au pied des remparts. Alors, les uns défendaient la ville, les autres la trahissaient. Après qu'elle fut prise par ces infâmes moyens, les traîtres s'y érigent en maîtres et en tyrans; les citoyens déterminés, qui avaient tout fait pour sauver Euphrée, pour se sauver eux-mêmes, sont ou bannis ou massacrés. Pour le brave Euphrée, il se coupa la gorge, et prouva par cette action que la justice et le pur amour de la patrie l'avaient seuls armé contre Philippe. Vous cherchez peut-être avec étonnement pour quelle raison Olynthe, Erétrie, Oréos écoutaient avec plus de plaisir les partisans de Philippe que leurs propres défenseurs; cette raison, vous la trouvez chez vous : c'est que les sages conseillers du peuple ne peuvent pas toujours, quand ils le voudraient, tenir un langage agréable; car il faut, avant tout, aviser au salut de l'Etat; mais les traîtres n'ont qu'à flatter les citoyens pour travailler aux succès de Philippe. Apportez votre argent, disaient les uns. Non, répondaient les autres, point de taxe ! — Guerre et méfiance ! était le cri des premiers. La paix! la paix! répétaient les seconds jusqu'à l'heure de la catastrophe. Même opposition dans tout le reste, que j'abrège. Chez ceux-ci la parole avait donc pour but le plaisir du moment, le soin d'écarter tout ennui ; les discours de ceux-là auraient sauvé la patrie, mais ils leur attiraient la haine. Qu'ont fait les peuples? ils ont à la fin jeté le fardeau de leurs affaires. Était-ce hasard, complaisance ou ignorance? non, ils cédaient, croyant tout perdu. Voilà, j'en atteste Jupiter et Apollon, voilà le sort que j'appréhende pour vous, quand vous aurez reconnu l'impuissance des réflexions tardives. Aussi, l'aspect des citoyens qui vous poussent sous le joug me fait frémir d'horreur et d'effroi : car, soit perfidie, soit aveuglement, ils jetteront la patrie dans l'abîme. Loin de vous, ô Athéniens! un sort aussi funeste ! Plutôt mourir mille fois, que de sacrifier, par une lâche condescendance pour Philippe, quelques-uns de vos fidèles orateurs ! La belle récompense qu'ont reçue les Oritains, pour avoir écouté les créatures de Philippe et repoussé Euphrée ! La belle récompense pour les Érétriens, d'avoir chassé vos ambassadeurs et livré leur ville à Clitarque! Esclaves, on ne leur épargne ni verges, ni tortures. Quels ménagements envers les Olynthiens, pour avoir mis Lasthène à la tète de leur cavalerie, et banni Apollonide! Être menacés d'un pareil avenir, et prendre aussi des résolutions déplorables; ne pas vouloir exécuter une seule mesure nécessaire, s'imaginer, sur la foi des suppôts de Philippe, qu'Athènes, par sa grandeur, est à l'abri de tous les revers, c'est folie, c'est lâcheté. Quelle honte, cependant, de s'écrier un jour, après quelque événement funeste : Grand Jupiter! qui s'y serait attendu? mais aussi, il fallait prendre tel parti, il fallait éviter tel piége! Mille réflexions de ce genre qui, faites à temps, auraient pu sauver les peuples, seraient aujourd'hui faciles et aux Olynthiens, et aux Oritains, et aux Phocidiens, et à chacune des républiques qui ont succombé : mais à quoi bon? Tant qu'un navire, grand ou petit, n'est pas encore perdu, matelots, pilote, passagers doivent tous concourir avec ardeur à empêcher la perfidie ou l'imprudence de le faire périr ; mais les vagues l'ont-elles surmonté? tout effort devient inutile. [9,70] Ainsi,Athéniens, tant que notre république est encore debout, soutenue par de grandes forces, d'innombrables ressources et la plus brillante considération, que ferons-nous? Depuis longtemps, peut-être, quelqu'un dans cette assemblée brûle de me le demander. Eh bien ! je vais le dire, et même en proposer le décret, afin que vous en ordonniez l'exécution, si vous l'approuvez. Commençons par nous mettre nous-mêmes en défense, par nous munir de trirèmes, d'argent, j'ajoute même de soldats : en effet, quand tous les autres peuples présenteraient la tête au joug, Athènes devrait combattre pour la liberté. Après tous ces préparatifs, faits sous les yeux de la Grèce, appelons à nous ses autres enfants; que partout des ambassadeurs aillent notifier nos résolutions dans le Péloponèse, à Rhodes, à Chios, même à la cour de Perse : car il n'est pas inutile aux intérêts du grand roi d'empêcher Philippe de tout subjuguer. Si vos raisons persuadent, vous aurez, au besoin, des associés et pour le péril et pour la défense; sinon, vous gagnerez au moins du temps. Et, comme vous avez la guerre avec un souverain, non avec une république composée de plusieurs têtes, ce délai ne vous sera pas inutile. Tel fut, l'an dernier, le fruit de nos ambassades dans le Péloponèse, et de ces protestations que firent circuler, de concert avec moi, Polyeucte, cet excellent citoyen, Hégésippe, Clitomaque, Lycurgue et nos autres collègues, protestations qui arrêtèrent Philippe prêt à marcher sur Ambracie et à faire irruption dans le Péloponèse. Toutefois, je ne dis pas: En vous dispensant de tous les soins qu'exige votre propre salut, appelez aux armes les autres Hellènes. Il serait absurde d'abandonner le soin de vos affaires, et d'annoncer une vive sollicitude pour celles d'autrui; de jeter sur le présent un regard d'indifférence, et d'effrayer les autres sur l'avenir. Non, tel n'est point mon langage; mais je dis : Payons nos troupes de la Chersonèse; tout ce qu'elles demandent, faisons-le. Il faut nous armer les premiers, il faut donner l'exemple; puis convoquer, coaliser, instruire, exciter le reste de la Grèce. Voila ce qui convient à la majesté d'Athènes. Ce serait une erreur de croire que Chalcis ou Mégare sauveront la commune patrie, tandis que vous fuirez les travaux : trop heureuses ces deux villes si elles peuvent se sauver elles-mêmes ! A vous seuls appartient cette tâche : noble privilége que vos ancêtres ont acheté et transmis à leurs enfants par tant de périls et tant de gloire ! Mais, si chaque Athénien, toujours inactif, n'a d'empressement que pour ce qui le flatte, d'attention que pour prolonger sa paresse, d'abord il ne trouvera personne pour le remplacer; ensuite, le fardeau que nous repoussons, la nécessité, je le crains, viendra nous l'imposer : car, s'il existait pour la Grèce d'autres libérateurs, elle les aurait trouvés depuis longtemps, grâce à votre refus d'agir; mais non, il n'en est point. Tel est l'avis, tel est le décret que je propose, et dont l'exécution peut encore, je crois, rétablir nos affaires. Quelqu'un a-t-il conçu un projet plus salutaire? qu'il parle, qu'il vous le communique. Quelle que soit votre décision, fassent les dieux qu'elle tourne à votre avantage!