[7,0] DÉMOSTHÈNE (ou HEGESIPPE). HARANGUE SUR L’HALONESE. (VIIe Philippique). (1) HOMMES d’Athènes, les reproches dont Philippe charge ceux qui vous parlent pour la défense du bon droit, n’auront pas la vertu de nous fermer la bouche sur vos intérêts: Il serait révoltant de voir les lettres qu’il nous envoie bannir la liberté de cette tribune. Pour moi, je veux, ô Athéniens, parcourir d’abord tous les articles de son message, puis les discours de ses députés, et la réponse que nous devons faire. (2) Philippe débute par l’Halonèse, disant qu’il vous la donne comme sa propriété, que vous la revendiquez injustement; qu’en effet, elle n’a été à vous ni quand il l’a prise ni depuis qu’il la possède. Ce langage, il nous le tenait déjà lors de notre ambassade auprès de lui. C’est aux pirates que j’ai enlevé cette île, disait-il, et, à ce titre, elle m’appartient. (3) Prétention injuste et facile à repousser. Tous les pirates surprennent les possessions d’autrui, s’y retranchent, et, de là, inquiètent les navigateurs. Certes quiconque les aurait châtiés et vaincus raisonnerait fort mal s’il soutenait que ces places, usurpées par un vol, sont devenues sa propriété. (4) Admettez ce principe; dès lors, toute partie de l’Attique, de Lemnos, d’Imbros ou de Scyros, dont les corsaires s’empareraient appartient de droit, quoique votre domaine, au vengeur qui en arrache ces brigands. (5) Philippe n’ignore point l’injustice de son propre langage; il la connaît aussi bien que personne: mais il espère vous fasciner par l’organe de ceux qui devaient diriger ici vos affaires à son gré qui le lui ont promis, et qui l’exécutent maintenant. Il ne lui échappe pas non plus qu’en vertu de deux titres, quel que soit celui que vous fassiez valoir, vous posséderez l’île, ou comme don ou comme restitution. (6) Rendue ou donnée, que lui importe? Et pourquoi ne pas employer le premier de ces termes, le seul conforme au droit? Ce n’est pas pour être compté parmi vos bienfaiteurs (il serait plaisant, le bienfait !), c’est pour montrer à tous les Hellènes qu’Athènes se trouve trop heureuse de tenir d’un Macédonien ses places maritimes. Or, voilà ce qu’il ne faut pas permettre, ô Athéniens ! (7) Il dit qu’il veut soumettre ce point à des arbitres: pure dérision! Quoi! il juge convenable que des Athéniens plaident pour la possession de certaines îles, contre un homme de Pella ! Mais, dès que votre puissance, qui affranchit jadis la Grèce, ne peut plus garantir vos possessions sur mer, dès que des arbitres souverains, au scrutin desquels vous vous serez soumis, vous les maintiendront, si toutefois ils ne se vendent pas à Philippe, (8) votre conduite ne sera-t-elle point l’aveu d’une renonciation à toute propriété continentale? ne déclarera-t-elle pas à tous les peuples que vous ne lui en disputeriez aucune, puisque sur mer, où vous vous dites si puissants, vous recourez non à vos armes, mais à des débats juridiques ? (9) Quant à nos stipulations réglementaires, il vous a envoyé dit-il, des hommes chargés de les conclure; et elles seront ratifiées, non par la sanction de vos tribunaux, comme le veut la loi, mais après avoir été déférées à Philippe, appelant à lui-même de votre décision. Car il cherche à vous devancer, à vous surprendre, dans ces stipulations, l’aveu formel que, loin de vous plaindre des injustices souffertes par vous au sujet de Potidée, vous reconnaissez hautement la légitimité de la prise et de la possession. [7,10] Cependant les Athéniens qui demeuraient à Potidée, et qui étaient pour Philippe non des ennemis, mais des alliés compris dans le traité juré par lui aux habitants de cette ville, se sont vus dépouillés de leurs biens. Ce qu’il veut à toute force, c’est une garantie de votre silence sur de tels attentats, c’est l’assurance que vous ne vous croyez pas lésés. (11) En effet, il n’est pas besoin de transactions entre Athènes et la Macédoine; le passé vous l’atteste. Ni Amyntas, père de Philippe, ni ses prédécesseurs n’en ont jamais fait avec notre république, (12) bien qu’il y eût alors des échanges plus nombreux entre les deux peuples. La Macédoine était notre sujette et notre tributaire; l’Athénien fréquentait plus souvent ses ports, et le Macédonien les nôtres; les procès de commerce n’étaient pas jugés aussi régulièrement; vidés maintenant tous les mois, ils rendent inutiles des conventions entre peuples si éloignés. (13) Malgré l’absence de ces sortes de règlements, on ne voyait nul avantage à faire des traités, à traverser les mers pour obtenir justice, ou d’Athènes en Macédoine, ou de Macédoine à Athènes. Les Macédoniens étaient jugés chez nous par nos lois, et nous chez eux par les leurs. Sachez-le donc: ces stipulations ne sont qu’une fin de non-recevoir contre des réclamations de votre part, au sujet de Potidée. (14) Quant aux écumeurs de mer, il dit qu’il serait juste de vous réunir à lui pour leur donner la chasse. Qu’est-ce autre chose qu’aspirer à recevoir de vous l’empire des mers, à vous faire avouer que, sans Philippe, vous ne pouvez les défendre, (15) à obtenir enfin, dans ses visites des côtes dans ses descentes sur toutes les îles, sous prétexte de surveiller les pirates, la pleine liberté de vous débaucher vos insulaires, et non seulement de ramener à Thasos, par le moyen de vos généraux, les Thasiens réfugiés en Macédoine, mais encore de s’impatroniser dans l’archipel, en faisant accompagner vos chefs militaires de ses troupes, comme pour protéger en commun les navigateurs? (16) On dit cependant qu’il ne désire pas s’agrandir par la marine. Il ne le désire pas ! et il équipe des navires, il construit des arsenaux, il vent lancer des flottes, et préparer, à frais énormes, des batailles navales. Son ambition n’a pas d’objet plus cher. (17) Croyez-vous, ô Athéniens! que Philippe vous demanderait une pareille concession, s’il n’avait du mépris pour vous, et une entière confiance dans les citoyens dont sa politique a acheté l’amitié, malheureux qui ne rougissent pas de sacrifier leur pays à un Macédonien, et qui, en recevant ses dons, pensent enrichir leurs familles, alors qu’ils vendent et familles et patrie! (18) Passons aux modifications du traité de paix. Avec le consentement de ses ambassadeurs, nous y ajoutâmes cette clause, reconnue juste chez tous les peuples, "Que chacun garde ce qui lui appartient". Il nie qu’il nous ait accordé ce pouvoir; que ses députés nous en aient parlé: pur effet de la persuasion produite par ses officieux amis, qui lui ont dit: Les Athéniens oublient les paroles prononcées dans leurs assemblées. (19) Toutefois, c’est la seule chose dont vous n’ayez pu perdre le souvenir. Dans la même séance, ses ambassadeurs parlèrent et le décret fut rédigé; la lecture de celui-ci suivit de très près les discours de ceux-là. Impossible donc que vous ayez, dans votre décision, menti à ses députés. Aussi n’est-ce pas moi, c’est vous qu’il attaque, quand il écrit que vous lui avez envoyé un décret en réponse à des objets dont on ne vous avait point parlé. [7,20] Les ambassadeurs eux-mêmes, à qui ce décret prêterait un faux langage, n’osèrent pas se lever et dire, lorsque vous le leur lisiez pour réponse, et que vous les invitiez à jouir de l’hospitalité: « Athéniens, vous nous abusez en nous attribuant ce que nous n’avons pas dit: » Loin de là, ils se retirèrent en silence. Je vais reproduire, ô Athéniens, les paroles qu’adressait alors au peuple Python, chef de l’ambassade, paroles que vous avez applaudies. Vous vous en souvenez, j’en suis sûr; (21) elles ressemblaient beaucoup à la lettre actuelle de Philippe. Il accusait les orateurs de calomnier ce prince; il blâmait votre conduite: « Philippe, disait-il, désire ardemment vous faire du bien, et gagner votre amitié, plus précieuse à ses yeux que celle des autres Hellènes: mais vous-mêmes comprimez cet élan par l’accueil que vous faites aux harangues de ces sycophantes, qui le dénigrent en mendiant ses largesses. Lorsqu’on lui rapporte ces ignobles discours et toutes les injures que vous écoutez avidement, il change de dispositions, se voyant suspect à ceux-là mêmes qu’il voulait généreusement servir. » (22) Python invitait donc les orateurs à ne point blâmer la paix, puisqu’il n’y avait pas de motif suffisant pour la rompre; mais à amender les articles qui pourraient déplaire, assurant que Philippe en passerait par tout ce que vous auriez décidé. « S’ils continuent de crier, ajoutait-il, sans rien proposer pour maintenir la paix et dissiper les soupçons qui planent sur le roi, n’écoutez pas de pareils hommes. » (23) Vous approuviez ce langage, vous le trouviez juste, et il l’était en effet. Mais, si Python parlait ainsi, ce n’était point pour qu’on reformât dans le traité les clauses avantageuses à Philippe, et pour lesquelles ce prince avait prodigué son or; c’est qu’il était endoctriné par nos donneurs d’avis, qui ne pensaient pas que personne proposât rien de contraire au décret par lequel Philocrate nous avait fait perdre Amphipolis. (24) Pour moi, Athéniens, sans avoir l’audace de présenter une motion illégale, j’ai attaqué par un décret celui de Philocrate qui violait la loi, et c’est ce que je vais démontrer. Le décret de Philocrate, qui vous a enlevé Amphipolis, était contraire à des décisions antérieures qui vous ont donné cette contrée. (25) Il attaquait donc la législation existante, et l’auteur d’une motion conforme aux lois ne pouvait s’accorder avec un décret qui violait les lois. En me conformant à ces anciens décrets, qui, rédigés d’après nos institutions, vous garantissaient cette contrée, j’ai fait une proposition légale, et j’ai convaincu Philippe de vous tromper, de vouloir, non pas amender le traité, mais rendre suspects vos orateurs fidèles. (26) Il nie maintenant, vous le savez tous, ce droit d’amendement qu’il nous avait accordé. Il prétend qu’Amphipolis lui appartient, et que vous l’avez décidé vous-mêmes en statuant qu’il garderait ce qu’il avait. Oui, vous avez stipulé cette clause, mais sans lui attribuer la propriété d’Amphipolis. Car on peut détenir le bien d’autrui; la possession n’est pas toujours la propriété, et que de gens possèdent ce qui ne leur appartient pas ! Ce n’est donc là qu’un sophisme frivole. (27) Il se rappelle le décret de Philocrate, et la lettre qu’il vous a écrite lorsqu’il assiégeait Amphipolis, il l’a oubliée ! Là, il reconnaissait vos droits sur cette ville: car il promettait de vous la restituer des qu’il l’aurait conquise, parce qu’elle était à vous, et non à ceux qui l’occupaient. (28) Vous comprenez; avant la prise, ses habitants l’avaient usurpée sur les Athéniens; mais, depuis la prise Athènes n’en est plus propriétaire, c’est Philippe. Olynthe, Apollonie, Pallène ne sont pas à d’autres; elles lui appartiennent. (29) Vous semble-t-il donc qu’il vous écrive avec assez de circonspection pour paraître ne rien dire, ne rien faire qui ne soit reconnu juste chez tous les peuples? N’est-ce pas plutôt fouler aux pieds tous les droits, que de se déclarer souverain d’une ville qui est à vous d’après les décisions et la reconnaissance des Hellènes et du roi de Perse? [7,30] Par un autre amendement au traité, vous avez statué que tous les Hellènes qui n’y participeraient point resteraient libres et autonomes, et que, si on marchait coutre eux, ils seraient secourus par les confédérés. (31) Vous ne trouviez ni justice ni humanité à jouir seuls de la paix, Philippe et vous, vos alliés et les siens, tandis que des peuples neutres seraient abandonnés à la merci du plus fort. Vous vouliez étendre sur eux les garanties de votre traité; après avoir déposé les armes, vous vouliez une paix réelle. (32) Eh bien! tout en avouant dans sa lettre, comme vous venez de l’entendre, que cet amendement est juste, qu’il l’adopte, Philippe a pris la ville de Phères et mis garnison dans la citadelle, afin, sans doute, qu’elle soit indépendante; il marche sur Ambracie; il a emporté de force, après avoir brûlé le pays, Pandosie, Buchéta, Elatée, trois villes de la Cassopie, trois colonies des Eléens, et les a livrées au joug de son beau-frère Alexandre. Oh! qu’il désire ardemment l’indépendance, la liberté de la Grèce! et que ses œuvres en font foi ! (33) Quant aux protestations de grands services, dont il vous berce sans cesse, il dit que je mens, que je le calomnie près des Hellènes, puisqu’il ne vous promit jamais rien. Il pousse jusque-là l’impudence, lui qui, dans une lettre déposée aux archives du conseil, nous a assuré qu’en cas de paix, il bâillonnerait ses contradicteurs à force de bienfaits versés sur vous, bienfaits qu’il spécifierait déjà, s’il était sûr que la guerre dût cesser. Ainsi, ses faveurs étaient dans sa main, et il n’attendait que la paix pour l’ouvrir. (34) La paix s’est faite; les avantages que nous devions éprouver se sont évanouis, et qu’est-il resté? la désolation de la Grèce, telle que vous la voyez. Dans la lettre actuelle, mêmes promesses de services signalés, condition que vous vous confierez a ses fauteurs, à ses amis, et que vous punirez ses calomniateurs. (35) Or, ces services, les voici: il ne vous rendra pas vos biens, dont il se prétend propriétaire: ce n’est pas même dans les contrées helléniques qu’il placera ses dons; il s’attirerait la haine des Grecs: il fera surgir, je l’espère, quelque autre région, quelque nouveau pays, qui sera le théâtre de ses largesses. (36) Parlons des places qu’il vous a enlevées pendant la paix, contre la foi des serments et des traités. Convaincu d’injustice, et n’ayant rien à répliquer, il propose d’en référer à un tribunal neutre et impartial, sur des objets pour lesquels cet arbitrage est le moins nécessaire. Ici, le véritable juge, c’est le calendrier. (37) Nous savons tous quel mois, quel jour la paix a été conclue; nous connaissons, avec la même précision, la date de la prise de Serrhium, d’Ergiské, de Mont-Sacré. Ces faits n’ont pas été assez cachés pour demander une enquête; tout le monde peut savoir si les places ont été prises avant ou après la paix. (38) Il dit encore nous avoir rendu les prisonniers de guerre. Mais ce Carystien, l’hôte public d’Athènes, que vous avez réclamé par trois ambassades, Philippe, dans son ardeur à vous complaire, l’a fait mourir, et n’a pas même rendu son cadavre pour la sépulture! (39) Au sujet de la Chersonèse, qu’écrit-il? que fait-il? la chose vaut la peine d’être examinée. Disposant de tout le pays situé au-delà d’Agora, comme étant à lui et nullement à vous, il en a donné la jouissance au Cardien Apollonide. Cependant la limite de la Chersonèse n’est pas Agora; c’est l’autel de Jupiter-Terme, élevé entre Ptéléum et Leucé-Acté, [7,40] sur le point où l’on devait tirer un fossé de séparation. C’est ce que prouve une inscription gravée sur cet autel du dieu des limites: "Pour fixer leur limite au monarque du ciel Ptéléum et Leucé consacrent cet autel; Le dieu, fils de Kronos, de sa main souveraine, Indique aux deux cités leur mutuel domaine". (41) Ce pays, dont la plupart de vous connaissent l’étendue, il en dispose comme de son bien, joint lui-même d’une partie, fait présent du reste, s’empare de toutes vos possessions. Peu content de ses usurpations au-delà d’Agora, il vous écrit, dans la lettre qui nous occupe, de terminer devant des arbitres vos différends, si vous en avez, avec les Cardiens qui habitent en deçà de cette ville, les Cardiens fixés sur un sol athénien! (42) Et voyez si leurs démêlés avec vous sont peu importants. Ils prétendent dire sur leur territoire, et non sur le notre, disant que vous n’y possédez que des esclaves, mais que leurs propriétés sont assises sur leur domaine, et que votre concitoyen Callippe de Paeania l’a déclaré dans un décret. (43) Sur ce dernier point, leur allégation est vraie: le décret a été porté; j’ai attaqué Callippe comme infracteur des lois, vous l’avez absous: et de là, les contestations qu’on vous suscite au sujet de cette contrée. Mais, si vous avez la faiblesse de plaider avec des Cardiens pour une possession territoriale, pourquoi n’agiriez-vous pas de même à l’égard des autres peuples de la Chersonèse? (44) Philippe pousse l’insolence jusqu’à ajouter: « Si Cardie décline l’arbitrage, je l’y soumettrai. » Comme si vous ne pouviez exercer sur cette ville aucune contrainte ! Supposant votre impuissance, il s’engage à la mettre lui-même à la raison. N’est-il pas visible qu’il vous comble de bienfaits? (45) Il en est qui font l’éloge de cette lettre: retombe sur eux votre haine, plus encore que sur Philippe! Lui, du moins, c’est pour la gloire, c’est pour de grands avantages qu’il traverse vos intérêts: mais, quand des Athéniens déploient pour Philippe un zèle qu’ils doivent à la patrie, il faut, vous n’avez pas le cerveau dérangé, exterminer ces misérables. (46) Il me reste à opposer à cette lettre si bien tournée et aux discours des députés, la rédaction d’une réponse solide et utile à vos intérêts.