[4,0] LIVRE IV. [4,1] 371. — A SER. SULPICIUS. Avril. Je sais par mon ami C. Trébatius que vous vous êtes informé prés de lui du lieu ou je me trouvais. Votre triste santé, me dit-il, vous fait regretter de n'avoir pu me voir, quand je me suis approché de Rome; et, si je m'en rapprochais encore, vous tiendriez beaucoup, dans les circonstances actuelles, à vous entendre avec moi sur ce que l'honneur et le devoir exigent de nous deux. Ah ! que ne nous a-t-il été donné, mon cher Servius, de nous entendre avant que tout ne fût perdu, car tout est perdu ! Nous aurions arrêté la république sur le bord de l'abîme. Je n'ai pas ignoré dans mon absence que, voyant de loin l'orage, vous ne cessiez de prêcher la paix pendant et après votre consulat. Hélas! j'ai fait de même, je partageais vos convictions; mais vains efforts! il était trop tard. J'étais seul; je me trouvais comme dépaysé et je ne voyais autour de moi que des fous ne parlant que guerre et batailles. Aujourd'hui il ne reste plus rien à faire pour la république; mais il y a peut-être quelque chose à faire pour nous, non pas afin de garder des positions qui nous échappent, mais afin de conserver du moins quelque dignité dans nos maux. Il n'est personne au monde avec qui je désirasse plus me mettre d'accord qu'avec vous qui connaissez si bien et les grands exemples que nous devons imiter, et qui n'oubliez pas ces maximes des sages dont vous avez toujours fait la règle de votre vie. J'ai failli vous écrire : c'était lors de cette assemblée du sénat ou plutôt de cette assemblée de sénateurs à laquelle vous avez assisté. Je voulais vous dissuader d’une démarche inutile; mais j'ai craint de blesser un personnage qui me proposait votre conduite comme modèle. Quand il me parla de son désir de me voir au sénat, je ne lui cachai pas au surplus que j'y dirais tout ce que vous y avez dit vous-même sur la paix et sur l'Espagne. Vous voyez ce qu'ils ont fait; après s'être partagé le gouvernement, ils ont mis l'univers en feu. Plus de lois, ni de justice, plus de droits ni d'honneur, et Rome est laissée en proie à la dévastation et à l'incendie. J'ai beau me creuser la tête : je ne vois nulle part d'espérance et je n'ose pas même former un voeu. Mais si vous croyez utile que nous nous voyions, vous qui êtes le plus sage des hommes, parlez. Je voulais m'éloigner encore de cette ville dont le nom seul me fait mal; mais je me rapprocherai. Je mande à Trébatius de se charger de vos commissions. Remettez-lui une lettre, je vous en supplie, ou bien envoyez-moi un homme sûr; nous n'aurions ainsi, ni vous, ni moi, à nous déplacer. J'ai une haute idée de votre sagesse, je ne me crois pas non plus tout a fait dépourvu de prudence, et si, en mettant nos idées en commun, il en pouvait jaillir quelque chose d'utile au salut de tous, je ne doute pas d'avance que notre plan n'obtînt l'assentiment général. Adieu. [4,2] 377. — A SERV. SULPICIUS. Cume, avril. J'étais à Cumes le 3 des kalendes de mai, lorsque j'ai reçu votre lettre. Je trouve Philotime assez mal avisé, venant de votre part et avec vos commissions expresses pour moi, de ne pas me l'avoir remise en mains propres. Elle n'était si courte que parce qu'il devait me l'apporter lui-même. Toutefois, à peine en avais-je achevé la lecture, que votre chère Postumia et votre bon Servius sont arrivés. Ils désirent beaucoup que vous veniez à Cumes et ils m'ont engagé à vous l'écrire. Vous me demandez mes conseils : mais de la manière dont je vois les choses, je puis bien arrêter pour moi-même un plan et ne pas oser le conseiller à un autre. Puis, conseiller un homme tel que vous, de tant de sagesse et de raison! Cherchons-nous ce que veut le devoir? Cela saute aux yeux. Ce que veut l'intérêt? Je n'y vois qu'incertitude. Sommes-nous ce que nous devons être, c'est-à-dire ne regardons-nous comme utile que ce qui est droit et honorable? Il n'y a pas à hésiter sur le parti à suivre. Vous dites que mon sort et le vôtre sont liés. Il est certain que tous deux, avec les meilleures intentions, nous nous sommes grandement trompés. Toutes nos vues aboutissaient a la paix ; la paix faisait évidemment les affaires de César, et nous avons cru qu'en travaillant pour elle, nous nous mettrions bien avec lui. Vous voyez quelle a été notre illusion, et ou en sont maintenant les choses. Vous voyez ce qui se passe, quels faits sont déjà consommés, et ce que l'avenir nous promet encore. Il faut, ou approuver, ou rester témoin de ce qu'on n'approuve pas : ignominie d'un côté, péril de l'autre. Reste, il est vrai, le parti de la fuite. Mais le moyen de partir, et où se retirer? Autre embarras. Jamais situation pire, jamais complication plus grande. Je ne trouve aucun parti qui ne soulèv une difficulté. Voici pourtant mon avis, que je vous livre. Si déjà vous avez arrêté un plan qui ne s'accorde pas avec les vues que vous me connaissez, épargnez-vous la peine de venir ; si au contraire vous désirez vous concerter avec moi, je vous attends. Le plus tôt sera le mieux, si vous le pouvez : c'est l'avis de Servius et de Postumia. Adieu. [4,3] 469. — A SERVIUS SULPICIUS. Rome, septembre. Il ne se passe pas de jour qu'on ne me parle de votre trouble et de votre désespoir au sujet des calamités publiques. Je ne m'en étonne point, et dans le portrait qu'on me fait je reconnais mon image. Cependant je m'afflige de voir qu'avec une si haute raison vous oubliiez les biens qui vous sont propres, et que vous vous préoccupiez de maux qui ne vous sont pas personnels. Certes, l'état déplorable et horrible de la république m'est sensible et douloureux plus qu'à personne; pourtant je trouve quelque consolation dans le souvenir des conseils que je donnais. J'avais vu comme d'un lieu d'observation la tempête se former : j'en fus plus frappé encore quand je vous entendis donner l'éveil et signaler le nuage. J'ai passé loin de Rome une grande partie de votre consulat. Mais je connaissais votre opinion sur cette guerre affreuse qui s'approchait, disiez-vous, et dont vous vouliez nous garantir. J'étais là d'ailleurs dans les premiers jours de votre consulat, lorsque, passant en revue l’histoire de nos guerres civiles, vous engageâtes le sénat à se faire un effroi de ces souvenirs, et à se persuader que si, à une époque où elle était nouvelle, la tyrannie n'en fut pas moins affreuse, l'oppression armée qui viendrait ensuite serait mille fois plus abominable; car si, dans cette carrière, on ne manque jamais de s'autoriser des exemples du passé, on y ajoute et on y met toujours du sien. Que d'insensés, hélas! ont péri, vous le savez, pour n'avoir voulu écouter ni votre expérience, ni vos conseils, et qui vivraient aujourd'hui par votre sagesse ! « Mais, direz-vous, qu'est-ce que toutes ces réflexions en présence des ténèbres de notre situation et des ruines de la patrie? » Sans doute il n'y a presque qu'à gémir sur nos maux. Tant de débris à terre! si peu d'espoir de les relever! Cependant quelle est la pensée de César, quelle est l'opinion de tous les citoyens sur vous? C'est que quand tous les astres de l'empire ont disparu de l'horizon, vous seul brillez encore comme un flambeau par l'éclat de votre noble vie, par la maturité de votre raison, par la dignité de votre caractère. C'est là un grand contre-poids à bien des chagrins. Si vous êtes séparé des vôtres, ne vous en plaignez pas: que de déboires vous sont épargnés mais je m'en fais scrupule, quand je songe que l'avantage de vivre loin des scènes qui se passent sans nous est précisément ce qui rend votre condition meilleure que la nôtre. — Ma tendre amitié ne se méprend pas, j'ose le croire, en vous indiquant ces moyens de procurer quelque adoucissement à vos douleurs. Mais vous trouverez en vous-même d'autres consolations qui ne me sont pas non plus étrangères, et dont je connais trop bien la force pour les regarder comme indifférentes; après l'épreuve que j'en ai faite, je n'hésite pas à dire que je leur dois en quelque sorte la vie. Pour vous, je n'ai pas oublié que, dès vos jeunes ans, vous étiez avide d'apprendre, et que vous vous nourrissiez des traditions et des préceptes des sages sur la science de la vie. Même au sein d'une existence prospère, ces traditions et ces préceptes ne sont pas sans utilité ni sans charme ; mais dans des temps comme les nôtres, on ne trouve de repos que dans leur étude. Je ne sortirai point de ma réserve habituelle : ce n'est pas un homme aussi riche des dons de la nature et des fruits de l'étude que j'irai rappeler à des principes qui ont occupé sa vie depuis son enfance. Je n'ai qu'une observation à vous soumettre, et vous la goûterez, j'espère : du moment où j'ai vu qu'il n'y avait plus place à la curie ni au forum pour l'art auquel je m'étais consacré, j'ai reporté sur la philosophie mes loisirs et mon intelligence. Vous aussi, vous n'avez plus d'occasion d'exercer vos rares et admirables talents. C'est ce qui me porte, non à vous donner des conseils, mais à croire que vous cultivez ces mêmes études, qui, fussent-elles d'ailleurs moins utiles, auraient du moins pour effet de vous distraire de vos chagrins. Voire Servius, qui n'est étranger à aucune occupation libérale, excelle surtout dans la science ou je vous ai dit que j'allais maintenant puiser le calme. Aussi je l'aime ce bon Servius comme je n'aime personne, si ce n'est son père. Il me le rend de tout coeur, et je vois dans ses soins pour moi, dans ses témoignages de déférence et de respect, qu’il pense vous être agréable à vous-même. [4,4] 477. — A SERVIUS SULPICIUS. Rome. J'accepte vos explications sur ces lettres de vous qui semblaient si souvent sortir du même moule; mais je ne les accepte qu'en tant que la négligence ou l'infidélité des messagers a pu rendre des duplicata nécessaires. Quant à la pauvreté d'imagination (c'est votre mot), dont vous vous faites une excuse pour vos fréquentes répétitions, je ne sais ce que vous voulez dire, et c'est une défaite que je repousse. Par un badinage que j'entends a merveille, à cette pauvreté vous opposez mes richesses : pourquoi ne conviendrais-je pas que je ne me sens pas en effet trop à la gène pour exprimer mes pensées? Mais en même temps comment pourrais-je me dispenser de rendre à la vérité un hommage plus juste encore, en déclarant qu'en fait de richesses de ce genre, le fonds chez vous et la forme valent mieux cent fois que chez moi ? — C'est fort bien fait a vous de ne pas refuser la mission d'Achaïe. J'en ai toujours été partisan, et je le suis plus que jamais après avoir lu votre dernière lettre. Rien de plus fort que les motifs que vous y déduisez avec cette autorité de raison qui vous est propre. Malheureusement, dites-vous, l'événement a trompé vos calculs. Je suis loin d'en convenir. Partout la perturbation et la confusion sont si grandes, cette horrible guerre a si bien tout bouleversé et renversé, qu'il n'est personne qui ne se croie plus malheureux et plus à plaindre que son voisin. Voilà ce qui vous fait pousser des soupirs ; mais pendant que vous nous regardez comme heureux d'être à Rome, nous pensons, nous, sans vous croire tout à fait exempt de tourments, que vous êtes comparativement bien mieux ou vous êtes. Vous avez au moins cela de bon, qu'en écrivant vous ne vous contraignez point pour épancher votre bile; cette liberté n'est pas ici sans danger. Il ne faut pas s'en prendre au vainqueur, qui est le plus modéré des hommes. Le mal est dans la victoire même, qui, comme dans toutes les guerres civiles, ne peut se contenir. — Nous avons eu sur vous un avantage, un seul : c'est de connaître un peu plus tôt la grâce de Marcellus votre collègue; et, par Hercule, j'ai eu la joie de voir de mes yeux comment tout s'est passé. Je vous jure que c'est la première bonne chose dont nous sommes témoins depuis nos misères, c'est-à-dire depuis que le glaive a pris la place du droit. César, après s'être plaint du caractère intraitable de Marcellus (c'est son mot ), et avoir loué dans les termes les plus flatteurs votre modération et votre sagesse, se ravise tout à coup, et déclare, comme on s'y attendait le moins, que, malgré ses justes griefs, il n'a rien à refuser au sénat, ni à son intercession en faveur de Marcellus. En effet, au premier mot de L. Pison sur Marcellus, C. Marcellus s'était jeté aux pieds de César; le sénat s'était levé tout entier comme un seul homme, tendant vers lui les bras. Je vous le dirai franchement, ce jour m'a paru si beau que j'ai cru y voir comme une nouvelle aurore de la république. Pas un sénateur, appelé à la parole avant moi, qui ne crût devoir un hommage à César; pas un, excepté Volcatius, qui prétendit que Marcellus devait refuser. Mon nom étant venu à son tour, je pris soudain ma résolution; je m'étais promis de garder à jamais le silence, non certes par faiblesse, mais par un secret retour sur ce que je fus jadis. Mais je fus vaincu par la magnanimité de César et l'entraînement du sénat. Je prononçai un discours tel, que je crains d'y avoir dit adieu au repos, ou je trouvais une sorte de compensation à mes peines. Cependant comme César aurait été fondé à s'offenser de mon silence, et à y voir une protestation en faveur de la république toujours exilée, je pourrai désormais, sans m'aliéner sa bienveillance, me tenir sur la réserve et m'abandonner à mes goûts pour la retraite et l'étude. Car quoique, dès mes premiers ans, je m'appliquasse avec passion aux arts, aux sciences, surtout à la philosophie, il arrive aujourd'hui, soit par l'âge qui mûrit la raison, soit par une réaction des calamités publiques sur moi-même, il arrive que cette passion s'accroît chez moi de jour en jour, et qu'elle fait ma seule consolation. — Je vois par vos lettres que des détails d'affaires ne vous laissent guère de moments pour l'étude; vous vous dédommagerez en dérobant quelque chose au repos de la nuit. Votre Servius (je dirai plutôt notre Servius) me comble de prévenances ; j'aime en lui l'heureux assemblage de toutes les qualités, et cette haute raison, à laquelle il joint tant de science et de goût. Il vient souvent me confier ses réflexions sur la prolongation de votre absence ou les conséquences de votre retour. Moi, je suis toujours d'opinion que nous ne devons en rien devancer les désirs exprès de César. Excepté votre famille, vous ne verriez d'ailleurs à Rome rien qui pût vous plaire : et César est encore le meilleur de tous. Hommes choses, tout Rome est si bien à l'avenant, que pour qui en a le choix, il vaut mille fois mieux les voir de loin que de près. Je vous donne là un bien mauvais conseil pour nous, qui avons soif de vous revoir. Mais votre intérêt avant tout. [4,5] 571. — SERV. SlXTICIUS A CICÉRON. Athènes. La mort de Tullie votre fille, dont on vient de me donner la nouvelle, devait me porter un coup rude et pénible; et je m'en suis afflige comme d'un malheur commun. Si j'eusse été à Rome, j'aurais couru près de vous et je vous aurais dit ma douleur. Sans doute il y a quelque chose de triste et d'amer dans ces consolations qui nous viennent de nos proches et de nos amis, tout empreintes du sentiment de peine qui les inspire, qu'on ne peut donner sans fondre soi-même en larmes et sans montrer le besoin d'être affermi, plutôt que la force de soutenir les autres. Je veux pourtant vous soumettre en peu de mots quelques réflexions qui me sont venues; je suis sûr qu'elles ne vous ont pas échappé : mais dans le trouble de votre âme vous n'en avez pas été assez frappé peut-être. Comment se peut-il qu'un chagrin domestique agisse sur vous avec tant de violence? Voyez comme la fortune nous a déjà traites: à tous elle a ravi ce que chacun doit aimer a l'égal de ses enfants, la patrie, l'honneur, les distinctions, les dignités. Qu'est-ce donc qu'une disgrâce de plus peut ajouter à la mesure de nos douleurs? Après tant d'assauts, comment ne pas se sentir abattu, et comment mettre encore du prix à quelque chose? Est-ce le sort de votre fille que vous déplorez,? mais que de fois, comme nous, n'avez-vous pas dû réfléchir qu'à l'époque ou nous vivons, l'échange tranquille de la vie contre la mort n'est pas le pire destin? Qu'y avait-il dans ces tristes temps qui pût lui rendre chère l'existence? quel présent? quel avenir? quelle consolante pensée? Était-ce dans le bonheur de passer ses jours unie à un époux jeune et distingué? Sans doute votre position vous permettait de choisir parmi notre brillante jeunesse des gendres à qui confier sans crainte le sort de vos enfants ! Était-ce dans la douceur de posséder à son tour des enfants, sortis de son propre sein; de jouir de leur prospérité, de penser qu'ils recueilleraient un jour l'héritage paternel; qu'ils arriveraient à leur tour aux honneurs, et qu'ils useraient de leurs droits d'hommes libres pour servir la république et pour protéger leurs amis? Mais lequel de ces biens dont on ne soit depuis longtemps privé? C'est un malheur sans doute de perdre ses enfants; mais un malheur plus grand peut-être, c'est d'avoir à souffrir et à endurer tant de maux ! — Je veux vous faire part d'une réflexion qui m'a été d'un grand secours, et où vous puiserez peut-être quelque force. Je revenais d'Asie, laissant Égine et me dirigeant vers Mégare. Je me mis à considérer au loin les pays qui m'environnaient. Derrière était Égine; devant, Mégare; à droite, le Pirée; à gauche, Corinthe; ces villes autrefois si florissantes n'offraient à mes regards que désolation et ruines: cette vue me fit faire un retour sur moi-même. Eh quoi! me dis-je, pauvre espèce que nous sommes, nous dont la loi est de vivre comparativement si peu, jetterons-nous toujours les hauts cris en voyant mourir ou souffrir un de nos semblables, quand sur un seul point tant de cadavres de villes gisent amoncelés? Ne voudras-tu point, ô Servius, descendre en toi-même et reconnaître la condition de ton existence? Croyez-moi, Cicéron, cette réflexion ne fut pas pour moi d'un médiocre effet. Placez le même spectacle devant vos yeux, et faites-en vous-même l'épreuve. Une foule d'hommes illustres ont péri; l'empire a perdu sa grandeur et sa force; il n'est pas une province qui ne soit ébranlée jusqu'en ses fondements; et quand le faible souffle qui animait une faible femme vient à s'éteindre, vous en ressentez une telle commotion ! Supposé que son dernier jour ne fût pas encore venu, il ne lui en aurait pas moins fallu mourir dans quelques années, puisqu'elle appartenait à l'humanité. Éloignez donc de ce sujet votre esprit et votre pensée, et songez plutôt à soutenir la dignité de votre caractère ! Songez que la vie lui a été exactement mesurée; qu'elle a vu son père préteur, consul, augure ; que sa couche a été partagée par ce que la jeunesse de Rome a de plus illustre; qu'elle a presque épuisé la coupe du bonheur; et qu'enfin, je le répète, elle a quitte la vie au moment où la république rendait le dernier soupir. Quelles plaintes avez-vous donc l'un ou l'autre à élever contre la fortune? Ah ! rappelez-vous ce que vous êtes, mon cher Cicéron; n'oubliez pas que c'est de vous que le reste des hommes est accoutumé à recevoir l'impulsion et l'exemple. Répudiez le rôle de ces mauvais médecins qui prétendent posséder l'art de guérir les autres, mais qui ne savent pas se guérir eux-mêmes ; et, retraçant à votre esprit les prescriptions que vous avez si souvent proclamées infaillibles, sachez vous y soumettre avec confiance et vous les appliquer à votre tour. Il n'y a pas de chagrin que le temps ne diminue et n'adoucisse à la longue. Eh bien! pour vous, c'est une honte d'attendre votre guérison du temps, et de ne pas la demander à la raison. D'ailleurs si tout sentiment ne s'éteint pas aux enfers, elle a trop de piété filiale, elle aime trop les siens, pour ne pas condamner l'état où vous vous réduisez. Au nom de votre fille qui n'est plus, au nom de vos amis, de vos clients que votre douleur afflige, au nom de la patrie elle-même, redevenez donc capable d'agir et de penser pour elle! Enfin, puisque la fortune nous met dans la position d'avoir cette crainte, craignez de laisser croire que ce n'est pas votre fille, et que c'est le malheur du temps, c'est le triomphe de nos ennemis qui fait couler vos larmes. Je me fais scrupule d'insister davantage : ce serait me délier de votre sagesse. Je n'ajoute qu'une réflexion, et je me tais : On vous a vu admirable dans la prospérité, et il vous en revient une gloire éternelle. Montrez maintenant que l'adversité n'a pas le pouvoir de vous abattre, et que le poids dont elle pèse sur vous n'est pas au-dessus de vos forces. Il ne faut pas que, de toutes les vertus, celle-là seule paraisse vous manquer. Quand vous serez plus calme, je vous entretiendrai de ce qui se passe et de l'état de ma province. Adieu. [4,6] 579. — A S. SULPICIUS. Asture, mai. Et moi aussi, mon cher Servius, j'aurais voulu vous avoir auprès de moi dans mon affreux malheur. Que de secours n'aurais-je pas tirés de vos consolations et même de vos larmes! J'en juge par le bien que me fait la simple lecture de votre lettre. C'est que vous dites tout ce qui est capable de me consoler, et qu'il n'y a pas en même temps une seule de vos consolations qui ne témoigne d'une vive douleur. Votre bon Servius, par son empressement dans cette triste circonstance, m'a montré combien il a de déférence, pour moi, et combien il attache de prix à ce qu'il suppose devoir vous plaire. Les témoignages que j'ai si souvent reçus de lui m'ont été quelquefois plus agréables ; jamais ils ne m'inspirèrent plus de gratitude. Quant à vous, ce ne sont pas seulement vos réflexions et la sympathie de votre douleur qui me consolent, c'est encore le caractère d'autorité qui appartient à votre langage. Oui, je comprends qu'il serait honteux pour moi de supporter mon malheur autrement que ne l'entend votre haute raison; mais il y a des moments ou la douleur m'accable, ou la force m'abandonne ; c'est que je n'ai pas les ressources qui ne manquèrent point dans une semblable infortune aux pères dont je propose l'exemple. Car enfin quand Q. Maximus perdit un fils consulaire, honoré par de brillantes qualités et de grandes actions; quand L. Paullus vit mourir deux enfants en sept jours, lors du malheur de votre ami Gallus; et quand M. Caton se vit enlever ce fils dont l'esprit était si distingué et la vertu « si haute, c'était à une époque ou le caractère qu'ils tiraient de leur position dans la république était un dédommagement aux peines de leur cœur. Mais moi qui ai perdu ces distinctions que vous énumérez et que j'avais conquises par tant d'efforts, il ne me restait plus qu'une consolation, et elle m'est ravie. Rien ne vient distraire ma pensée, ni les intérêts de mes amis à défendre, ni les affaires de la république a gérer. Je m'étais interdit le forum. Je ne pouvais plus regarder la curie. Je considérais comme entièrement perdus et le fruit de mes travaux et les avantages de ma fortune. Mais lorsque je réfléchissais sur ces malheurs, qui nous sont communs et que tant d'autres partagent; lorsque je sentais mon âme brisée, et que je me faisais violence pour me vaincre, je savais au moins où trouver un refuge, où reposer mon triste cœur, ou goûter dans des entretiens pleins de charme l'oubli de mes soucis et de mes maux. Le coup horrible qui me frappe aujourd'hui rouvre mes blessures qui commençaient a se fermer. Tout ne m'était pas sensible autrefois. Dans mes chagrins politiques, mon intérieur me gardait des dédommagements; dans mes chagrins d'intérieur, la république me servait de refuge et le spectacle de son état prospère reposait mon âme. Maintenant il faut que je sorte à la fois et de ma maison et du forum; de ma maison, qui n'a rien à me donner en échange des peines que me cause la république ; du forum, qui n'a point à m'offrir de consolation dans mes chagrins domestiques. Voilà pourquoi je vous appelle avec tant d'instance; pourquoi je suis si impatient de vous voir, rien ne me consolera mieux que votre amitié et la douceur de vos entretiens. Je me flatte que le moment de votre retour approche. Une foule de motifs, vous le concevez, me font désirer votre présence. Nous aurons d'abord à nous entendre sur la ligne de conduite qu'il convient d'adopter pour un temps où tout se fait par la volonté d'un homme sage, généreux, que je ne crois pas mal disposé pour moi, et qui me semble avoir beaucoup de penchant pour vous. Mais en prenant tout cela en considération, ce n'en est pas moins encore une grande affaire que de savoir quelle marche suivre, non pas pour jouer un rôle, mais pour vivre en repos, avec sa permission et sous son bon plaisir. Adieu. [4,7] 472. — A M. MARCELLUS. Rome. Vous êtes encore dans le même ordre d'idées, je le vois bien. Je ne vous en blâme point, quoique j'aie moi-même changé de route. L'opinion que j'ai de votre sagesse ne me permet pas de croire mes raisons meilleures que les vôtres. Quoi qu'il en soit, je viens, sous l'inspiration de ma vieille amitié et des souvenirs de vos bontés depuis mon enfance, vous faire part de quelques réflexions sur la manière dont je conçois votre salut sans porter atteinte à votre caractère. Je me rappelle à merveille que vous aviez vu longtemps d'avance poindre le mal qui nous dévore, et que sous votre consulat vous aviez imprimé aux affaires la plus salutaire et la plus noble direction ; mais je sais aussi que le plan de la campagne, que les ressources de Cn. Pompée, que l'organisation de l'armée n'avaient ni votre approbation ni votre confiance; là-dessus nous étions d'accord, vous le savez. Aussi nous a-t-on vus l'un et l'autre, vous, ne prendre que rarement part au mouvement, et moi, m'en tenir éloigné le plus possible. Nos armes n'étaient pas celles qui font vaincre; nous n'étions forts que par la raison, le bon droit, l'équité; et il s'agissait d'une lutte brutale et à force ouverte, que nous n'étions pas de taille à soutenir. Enfin nous voila vaincus, ou s'il y a des hommes dont on ne peut jamais dire qu'ils sont vaincus, du moins nous voila renversés et par terre! On ne peut s'empêcher de rendre hommage a votre prudence. En voyant l'espérance du triomphe nous échapper, vous avez abandonné toute idée de lutte, montrant ainsi qu'un homme sage, qu'un bon citoyen peut bien, à son corps défendant, s'engager dans une guerre civile qui commence, mais qu'il ne doit pas y persister jusqu'à en faire un combat à mort. — Je divise en deux parts les hommes qui ont adopté une marche différente de la vôtre : d'un côté ceux qui se sont efforcés de recommencer la guerre et qui ont passé en Afrique, de l'autre ceux qui comme moi se sont fiés au vainqueur. Entre cette résignation et cet acharnement, vous avez pris un terme moyen. Je reconnais que presque partout, que partout on vous approuve comme ayant fait acte de sagesse, que même beaucoup de personnes voient dans votre conduite une nouvelle preuve de la grandeur de vos sentiments et de la force de votre âme. Cependant je crois qu'il y a des bornes à tout, d'autant que, pour rentrer dans tous les avantages de votre position, il ne vous manque absolument que la volonté. S'il y a encore de l'hésitation chez celui de qui tout dépend, c'est qu'il craint de ne pas trouver de reconnaissance chez vous : inutile de m'expliquer là-dessus, ma conduite parle assez haut. Quand déjà vous auriez pris en vous-même la résolution de subir une absence perpétuelle plutôt que vous soumettre au pouvoir que vous avez combattu, vous n'en devriez pas moins réfléchir qu'il n'y a pas un seul lieu en dehors de la puissance que vous vouiez fuir; et si on doit vous laisser tranquille et libre là où vous êtes sans patrie et sans biens, certes il y a lieu d'examiner si, quelle que soit d'ailleurs la situation des affaires, il n'est pas préférable de vivre à Rome et dans sa maison, plutôt qu'à Mytilène ou à Rhodes. Car enfin la puissance que nous redoutons s'étendant sur tout l'univers, pourquoi n'être pas chez soi sans dangers plutôt qu'ailleurs environné de périls? Pour moi, la mort me fût-elle en perspective, j'aimerais mieux l'attendre au milieu des miens et dans ma patrie, qu’au loin sur des bords étrangers. Il n'y a là-dessus qu'une seule opinion parmi ceux qui vous aiment; et grâce à l'éclat de vos vertus, le nombre n'en est pas petit. — Votre fortune ne doit pas non plus rester à l'abandon. Sans doute les dommages qu'elle recevrait ne seraient pas éternels. Celui qui gouverne, et la république, ne le souffriraient pas. Mais je ne veux pas que des brigands viennent s'abattre sur vos biens. Cette bande, je vous nommerais ceux qui la composent, si vous ne les deviniez de reste. — Vous avez ici votre excellent frère, mais vous n'avez plus que lui. Ses tourments, sa sollicitude, ses pleurs parlent vivement pour vous. On ne me voit ni moins de chagrin, ni moins de préoccupations. Quant à mes démarches, si j'y mets moins d'activité, c'est qu'ayant eu besoin de solliciter pour moi-même, mes coudées ne sont pas franches. Je n'ai que le crédit d'un vaincu. Toutefois mon expérience des choses et mon dévouement ne manqueront jamais à Marcellus. Je ne suis appuyé, sollicité par aucun des vôtres, mais je suis prêt à tout pour vous servir. [4,8] 474. - A MARCELLUS. Rome. Comment vous donner un conseil, à vous qui êtes la sagesse même? Ou comment vous parler de résignation, à vous qui êtes doué d'une âme si forte et de tant de courage? Quant à des consolations, je ne saurais vous en offrir. D'abord, avec ce qu'on raconte de la situation de votre esprit, j'aurais à me réjouir de votre vertu plus qu'à m'affliger de vos douleurs; et s'il se pouvait, au contraire, que les maux de la république eussent jeté le découragement dans votre âme, où trouverais-je des consolations pour vous, moi qui ne peux pas en trouver pour moi-même? Je n'ai donc qu'une chose à faire; j'agirai, je m'emploierai pour vous servir; je répondrai à tous les appels de vos amis ; et je veux si bien faire pour une cause à laquelle je me dois tout entier, qu'on me verra pour elle aller même jusqu'à l'impossible. — Prenez ce que je vais vous dire pour un avis que je vous donne, pour une opinion que j'exprime, ou pour l'inspiration d'une amitié qui ne peut se taire, peu m'importe : mais persuadez-vous bien, comme j'en suis moi-même convaincu, que s'il y a une république, vous en êtes nécessairement, de fait et de droit, le premier citoyen, quoique soumis comme les autres à la nécessité du temps; et que s'il n'y a plus de république, c'est encore dans son sein que vous trouverez le meilleur exil. Est-ce la liberté que nous cherchons? Il n'y a pas un coin du monde à l'abri de la servitude. Est-ce une retraite? Il n'est rien de mieux que d'être chez soi. Croyez-moi, l'homme du jour a un faible pour les intelligences supérieures; et autant que sa situation et son intérêt le lui permettent, il honore la noblesse dans la conduite, et la dignité dans le caractère. En voila plus long que je ne voulais. Je finis en vous répétant que je suis à vous, que je m'unirai aux vôtres, si les vôtres se mettent en avant : sinon, que je n'en ferai pas moins pour vous, seul et sans eux, tout ce que me commandent nos anciens rapports et tout ce que l'amitié m'inspire. Adieu. [4,9] 476. — A MARCELLUS. Rome, septembre. Il y a très peu de jours que j'ai remis pour vous a Q. Mucius une assez longue lettre où je vous parle de vous, de votre position, et de ce que je pense de ses exigences. Mais voici votre affranchi Théophile qui part; je connais sa fidélité et son dévouement, et je veux qu'il vous porte encore un mot de moi. Je persiste plus que jamais dans mes observations; et quelle que soit cette république où nous sommes, j'insiste pour que vous rentriez au plus tôt dans son giron. Sans doute vous verrez beaucoup de choses que vous ne voudriez point voir; mais vous les entendez raconter. Certes, vous n'êtes pas de ces hommes chez qui les émotions n'arrivent que par les yeux, et les récits, qui surtout grossissent toujours les objets, ne frappent sans doute pas, impunément vos oreilles. Mais il vous faudra quelquefois dire ce que vous ne pensez pas ou faire ce que vous blâmez? D'abord, c'est une règle de sagesse pour tous les temps de céder aux circonstances, c'est-à-dire de se soumettre à la nécessité. Mais jusqu'à présent du moins le mal que vous redoutez n'est pas à craindre. Peut-être n'est-on pas toujours libre de dire ce qu'on pense; on peut du moins toujours se taire. Tout se concentre dans un homme. Cet homme n'admet personne à son conseil, pas même ses amis ; mais en serait-il beaucoup autrement, je vous le demande, si la victoire s'était prononcée pour celui dont nous avons suivi la fortune? Pendant la guerre, au milieu des dangers que nous partagions avec lui il n'agissait qu'à sa tête, et vous savez de quelles médiocrités il s'entourait : croyez-vous donc qu'après la victoire, nous l'eussions trouvé plus communicatif que pendant les incertitudes de la lutte? Et si durant votre consulat vos sages avis furent repoussés ; si durant le consulat de votre frère qui ne fit que continuer le vôtre, il vous dédaigna tous deux, croyez-vous qu'au faîte de la puissance il eût fait grand cas de vos conseils ? — Tout est funeste dans une guerre civile. Nos ancêtres en ont fait quelquefois l'épreuve et notre siècle n'a eu que trop d'occasions de s'en convaincre; mais ce qui est funeste par-dessus tout, c'est la victoire. Même dans le juste parti elle exalte les têtes et pousse les plus honnêtes gens au-delà des bornes. En dépit de leur nature, la nécessité les entraîne. Le vainqueur a si souvent la main forcée par ceux qui l'ont fait vaincre! Que de fois n'avons-nous pas ensemble gémi sur les inévitables cruautés qui auraient ensanglanté notre triomphe ! Eh bien ! est-ce que vous auriez alors quitté votre patrie pour vous épargner la douleur de les voir? » Non, direz-vous, parce que je n'aurais pas perdu mon rang, ma fortune et mes dignités. Mais que sont ces bagatelles pour un caractère comme le vôtre, auprès de la république et des préoccupations qu'elle commande? Ou voulez-vous aller en définitif? On applaudit à votre conduite et même à votre bonheur, en tant qu'il peut y avoir de bonheur dans une telle bagarre : à votre conduite, parce que vous avez pris les armes, comme vous le deviez, au début de la guerre, et parce que vous avez eu la sagesse de les déposer avant la dernière extrémité; à votre bonheur, parce que vous vous êtes tenu depuis dans une neutralité honorable, et que vous avez su sauver ainsi votre position et la dignité de votre caractère. Maintenant quel lieu pourrait vous être plus doux que la patrie? Faut-il moins la chérir à cause des blessures qui l'ont défigurée? Ne faut-il pas bien plutôt la plaindre ; et devez-vous la priver d'un de ses enfants dans le veuvage de tant d'illustres citoyens? — Enfin, s'il y a eu du courage à ne pas aller se jeter en suppliant devant le vainqueur, il y aurait trop d'orgueil a repousser aujourd'hui sa générosité : s'il a pu être sage de quitter sa patrie, il serait inhumain de ne pas la regretter. Il serait insensé de se priver même des douceurs de la vie privée, parce qu'on ne peut jouir des douceurs de la vie publique. Voici une observation capitale. J'admets que votre existence actuelle vous convienne mieux ; mais elle vous offre bien moins de sécurité. La licence du glaive est partout; cependant c'est sur les bords étrangers que les attentats se renouvellent le plus effrontément. Dans mes préoccupations pour vous, je marche a l'égal ou tout au moins à la suite immédiate de votre frère Marcellus. Pesez les circonstances et songez à votre position, à votre vie, à votre fortune. [4,10] 608 - A M. MARCELLUS. Rome. Rien de nouveau à vous apprendre. J'attends, au contraire, une lettre de vous, ou plutôt je vous attends vous-même : cependant Théophile part, et je ne veux pas le laisser aller sans lui donner un mot. Arrivez donc le plus tôt possible. Ce n'est pas seulement nous, je veux dire vos amis , c'est tout le monde qui vous désire. J'appréhende quelquefois que vous ne preniez plaisir à reculer sans cesse votre départ. Si vous n'aviez d'autre sens que la vue, je vous pardonnerais de ne vouloir pas souffrir la vue de certaines personnes. Mais ce qu'on entend n'est pas beaucoup plus gai que ce qu'on voit. D'ailleurs, ou je me trompe fort, ou les intérêts de votre fortune exigent impérieusement votre retour. Sous tous les rapports, votre présence ici est essentielle, et c'est ce dont je regarde comme un devoir de vous avertir. C'est mon avis. Mais voyez dans votre sagesse ce qui vous reste à faire. Seulement écrivez-moi l'époque pour laquelle nous pouvons compter sur vous. Adieu. [4,11] 488. — DE MARCELLUS A CICÉRON. Mitylène. Voici qui peut vous persuader que j'ai toujours accordé à vos paroles une grande autorité dans toutes les occasions, et particulièrement dans celle-ci. Mon frère C. Marcellus, qui est le plus tendre des frères, avait beau me conseiller, me presser; je résistais : mais votre lettre arrive, et je me soumets. Votre avis et le sien feront ma loi. Je trouve avec plaisir dans vos deux lettres des détails sur la manière dont tout s'est passé. Je suis bien sensible à vos félicitations, parce que je sais qu'elles partent du coeur. Mais il y a quelque chose qui me charme et me touche davantage encore : c'est que parmi les amis, les proches, les intimes, en si petit nombre, hélas ! qui se sont véritablement intéressés à moi, il n'en est aucun qui m'ait témoigné plus de dévouement que vous, et qui m'ait servi avec une amitié plus parfaite. J'ai supporté sans peine et sans murmure ce que le malheur du temps m'imposait de sacrifices et de privations : mais quelle que soit ma fortune, bonne ou mauvaise, je ne résisterais pas à la douleur de perdre de tels amis. Leur coeur est à moi, et voila ce dont je me félicite. Vous avez obligé l'homme qui vous aime le plus au monde. Sa conduite vous le prouvera. [4,12] 580. — S. SULPICIUS A CICÉRON. Athènes, mai. J'ai à vous annoncer une nouvelle bien fâcheuse : mais puisque les accidents fortuits et la fragilité de la vie sont une des premières conditions de notre être, il faut bien que je vous raconte ces tristes détails, au risque du chagrin qu'ils peuvent vous faire. J'arrivai par mer au Pirée le dixième jour avant les kalendes de juin, venant d'Epidaure. Là, je trouvai Marcellus, mon ancien collègue, et je m'arrêtai un jour pour avoir le plaisir de le passer avec lui. Le lendemain, je le quittai. J'avais à me rendre d'Athènes en Béotie, afin d'achever ma tournée judiciaire. Il allait, lui, me dit-il, s'embarquer pour l'Italie au-dessus de Malée. Le jour suivant, comme je me disposais à partir d'Athènes vers la dixième heure de la nuit, arrive P. Postumius, l'un des habitués de sa maison, qui m'annonce que Marcellus a été poignardé, la veille, après souper, par P. Magius Cilon, l'un de ses intimes; qu'il a reçu deux blessures, l'une dans l'estomac, l'autre à la tète le long de l'oreille; que néanmoins son état n'est pas désespéré ; qu'a présent Mugius s'est tué; qu'il venait de la part de Marcellus lui-même pour m'informer de l'événement, et me demander des médecins. J'en envoyai chercher, et je partis sur leurs pas à la pointe du jour. A peu de distance du Pirée je rencontre un esclave d'Acidinus, porteur d'un billet de son maître : Marcellus avait succombé quelques moments avant le jour, et Acidinius m'en faisait part. Ainsi vient de périr d'une manière tragique, sous les coups d'un scélérat, l'un de nos plus illustres citoyens; et l'homme dont le beau caractère avait désarmé ses ennemis trouve un ami pour lui donner la mort. Je ne laissai pas de poursuivre jusqu'à sa tente. J'y trouvai deux affranchis et un très-petit nombre d'esclaves. Les autres, disaient-ils, s'étaient enfuis, effrayés des conséquences de l'attentat, leur maître ayant été tué au devant de sa tente. Je fus forcé de faire placer le corps dans la litière même qui m'avait amené, et de le faire reconduire à la ville par mes propres porteurs. Là, je fis célébrer ses funérailles en grande pompe, eu égard à ce qu'on trouve de ressources en ce genre à Athènes. Je ne pus obtenir la permission de l'enterrer dans l'intérieur de la ville : les Athéniens m'objectèrent les prohibitions de leur culte, prohibitions auxquelles on n'a jamais dérogé pour personne. A cela près, ils me firent toutes les concessions possibles, en mettant à ma disposition celui de leurs gymnases qui me conviendrait le mieux pour placer la sépulture. Je choisis le plus célèbre de l'univers, le gymnase de l'Académie. On y brûla le corps, et je donnai ensuite des ordres pour que sur le lieu même les Athéniens lui élevassent un tombeau de marbre. Ainsi tous les devoirs qu'il dépendait de moi de rendre à un collègue, à un parent, je les lui ai rendus après sa mort comme pendant sa vie. Athènes, la veille des kalendes de juin. [4,13] 471. — A P. NIGIDIUS FIGULUS. Rome. Je veux depuis longtemps vous écrire, mais aucun sujet ne s'offre a mon esprit, et je cherche même en vain le fonds d'une lettre ordinaire. Le temps nous a ravi ce qui alimentait notre correspondance aux moments heureux du passé. La parole et jusqu'à la pensée nous sont aujourd'hui interdits par la fortune. Je pourrais, il est vrai, vous écrire une lettre bien lugubre et bien lamentable, une lettre de la couleur des circonstances ; mais il faudrait au moins y joindre quelque antidote et quelques consolations. C'est impossible : je n'ai rien à vous faire espérer. Comme vous battu par la tempête, je ne soutiens ma famille que par les ressources d'autrui; et je suis plus prés de pleurer sur ma triste existence que de me réjouir de vivre encore. Ce n'est pas que personnellement j'aie à me plaindre, ni même que César n'ait été au-devant de mes désirs. Mais je souffre un chagrin cruel, parce que je me reproche la vie comme un crime. Je n'ai plus d'amis particuliers : la mort ou l'émigration m'en séparent. Les amis politiques ont disparu de même : je parle des hommes dont la république, sauvée par mes soins et les vôtres, m'avait assuré la bienveillance. Je me vois seul au milieu des débris de leur naufrage et du pillage de leurs biens. Ah ! si le récit en est affligeant, le spectacle en est cent fois plus douloureux encore! Sous mes yeux, on partage les dépouilles de ceux dont le concours me servit naguère à conjurer l'incendie qui a fini par nous dévorer; et là, dans la ville ou la faveur publique, l'ascendant du caractère et la gloire m'avaient environné de tant d'éclat, Cicéron compte pour rien. César pousse à l'excès la bonté; mais la bonté de César est faible contre le mouvement des choses et la transformation des temps. Privé des biens dont ma nature, mes goûts et mes habitudes m'avaient fait un besoin, je sens que je déplais, et je me déplais à moi-même. Né pour jouer un rôle, je n'ai plus la faculté d'agir ni de penser; après avoir fait jadis descendre ma protection sur des hommes obscurs, quelquefois sur des criminels, je n'ose aujourd'hui m'avancer en rien, même pour un homme tel que P. Nigidius, esprit si sage, coeur si pur; pour Nigidius, naguère au faite de la faveur, et certes l'un des hommes qui m'aiment le plus au monde. Vous voyez qu'il n'y a rien là pour fournir matière à des lettres. Je pourrais, il est vrai, chercher des consolations et vous indiquer des remèdes à vos souffrances. Mais s'il y a un homme capable de se faire une raison et de consoler les autres, n'est-ce pas vous? Je ne vous parlerai donc point de ce qu'on peut demander à la raison et à la science ; vous le savez, et vous verrez ce qui sied aujourd'hui à un citoyen courageux et à un sage; vous verrez ce qu'exigent et la gravité de votre caractère et l'élévation de votre âme, et votre passé, et vos penchants, et tous ces dons par ou vous excelliez dès l'enfance. Ce que je pressens, parce que je suis à Rome, examinant et observant tout, et ce que j'ose vous garantir, c'est que ce qu'il y a de cruel dans votre situation particulière ne durera point, mais que les malheurs qui nous sont communs à tous seront peut-être sans terme. En premier lieu, l'homme en qui réside la toute-puissance est très bien pour vous. Je n'en parle pas à la légère. Moins je le vois, plus je mets de soin à le pénétrer. Ce n'est que pour rester plus longtemps armé de sévérité contre les autres qu'il vous fait languir. Mais ses intimes, ceux qui sont le plus avant dans sa faveur, ont pour vous un langage et des sentiments admirables. Comptez de plus sur le voeu qui se manifeste parmi le peuple, ou plutôt comptez sur l'opinion publique tout entière. La république, aujourd'hui sans pouvoir, mais qui ne peut manquer d'en retrouver un jour, emploiera pour vous ce qu'elle a de force auprès de ceux qui la tiennent asservie, et sous peu, croyez-moi, ses efforts seront couronnés de succès. Mais voilà que je vous donne des espérances, après avoir dit que je n'en avais point à vous donner. Ses amis me chérissent, ils passent avec moi leur vie. Je vais m'attacher à eux, et, secouant la honte qui m'a retenu jusqu'à ce moment, je m'insinuerai même dans son intimité. I! n'y aura pas un chemin que je ne batte pour arriver à notre but ; je ferai plus même que je n'ose écrire. Le zèle des amis les plus empressés, vous le trouverez chez moi, et bien au delà. Persuadez-vous d'abord que tout ce que je possède est à vous, à vous plus qu'à moi. Si je ne vous fais pas là-dessus des protestations plus étendues, c'est que j'aime mieux me persuader que vous rentrerez bientôt dans la jouissance de vos biens. Je vous conjure en finissant de ne pas perdre courage. Remettez-vous sans cesse en l'esprit et les exemples des grands hommes, et les principes que vous avez puisés dans l'étude et la méditation, rassemblez ainsi toutes vos forces : l'espérance vous sera plus douce, et l'avenir vous trouvera plus résigné. Mais je vous dis ce que vous savez mieux que moi, mieux que tout autre. J'emploierai à vous servir tout ce que j'ai d'affection et de zèle. Je tiens à montrer que je n'oublie pas ce que vous fîtes pour moi, à l'époque de mes cruelles épreuves. [4,14] 524. — A PLANCIUS. Rome. J'ai reçu vos deux lettres datées de Corcyre, l'une de félicitations sur la position prépondérante qui m'est, vous a-t-on dit, rendue ; l'autre de vœux pour le succès de tout ce que je puis entreprendre. S'il ne faut que du patriotisme et l'approbation des hommes de bien pour être prépondérant, certes je suis tout ce que j'étais jadis; mais s'il faut de plus le pouvoir de mettre en pratique ce qu'on pense, ou la liberté de penser tout haut, il n'y a plus rien chez moi de l'homme du passé. Je cherche à me ménager et à supporter patiemment les maux présents et à venir : voilà ce qu'on appelle maintenant de la dignité. Cette conduite, il est vrai, n'est pas facile encore dans un conflit au bout duquel se trouve en perspective un massacre ou la servitude. Au milieu de nos dangers, une seule réflexion me console, c'est que j'ai tout prévu; je n'ai que trop dit, hélas ! que, succès ou revers, tout nous serait fatal, et que tout était à redouter quand on remettait à la décision du glaive des questions politiques. J'avais compris qu'avec le triomphe des hommes dont j'ai suivi les rangs , non par amour de la guerre, mais dans des vues toutes pacifiques, leur âge, leur cupidité, leur désir effréné de vengeance, devraient rendre notre victoire bien cruelle. S'ils étaient vaincus, je voyais, du même coup, à quel massacre seraient exposés les plus illustres et les meilleurs citoyens. Et quand je prophétisais des désastres , quand je mettais le doigt sur les moyens de s'en garantir, on aimait mieux m'accuser de timidité que de croire à ma sagesse. — Vous me félicitez du parti que j'ai pris, et je connais la sincérité de vos vœux. Ce n'est pas dans un aussi triste temps que j'aurais songé à de nouveaux liens, si, à mon retour, je n'avais trouvé du désordre dans ma maison, autant que dans l'État. Mais quand j'eus vu, que grâce à la trahison des hommes à qui les immortels bienfaits de mon consulat imposaient la loi de m'aimer et de me défendre, mes foyers domestiques ne m'offraient plus de sécurité ; que partout des embûches étaient dressées autour de moi ; il a bien fallu me faire un nouvel intérieur et chercher dans des affections plus fidèles une garantie contre la perfidie des anciennes. C'est assez et trop vous parler de moi. — Je reviens à vous : voyez votre position telle qu'elle est, c'est-à-dire, n'offrant aucun danger. Si la république reprend une forme quelconque, tout péril disparaîtra pour vous. Déjà vos ennemis se calment. La masse ne vous a jamais été contraire. Je ne sais que trop ce que je suis et ce que je peux dans le temps actuel. Mais vous connaissez mes sentiments : comptez-y et soyez sûr que partout où je verrai jour à vous servir, mes démarches, mes conseils et mon dévouement ne failliront pas à vos intérêts, à votre nom, à votre salut. Tenez-moi , je vous prie, très exactement au courant de ce que vous faites et de ce que vous projetez. [4,15] 441. - A CN. PLANCUS. Rome. J'ai reçu votre courte lettre, où je n'ai pas trouvé ce que j'avais besoin de savoir, et où vous m'apprenez ce que je sais parfaitement. J'ai vainement cherché à y voir comment vous supportiez nos communes misères. Elle me prouve seulement que vous m'aimez, ce dont je ne doutais pas. Si vous m'aviez écrit d'une manière plus explicite, je vous répondrais en conséquence. Quoique je vous aie déjà tout dit, je vous répéterai en peu de mots qu'aucun danger particulier ne vous menace. Le péril est grand, mais le péril est pour tous; et vous ne prétendez pas sans doute ni que la fortune fasse une exception pour vous, ni qu'elle vous sépare du sort commun. Soyons l'un pour l'autre ce que nous avons toujours été. Je compte sur vous et je vous réponds de moi. Adieu.