[2,0] LETTRES FAMILIERES - LIVRE II. [2,1] A C. CURION. Rome. Vous supposez que je vous néglige, c'est bien mal ; mais si le reproche est pénible, il part d'une exigence qui me charme. L'accusation d'ailleurs tombe à faux, et dans le regret de mes lettres je reconnais une vieille amitié dont je ne doute pas depuis longtemps, mais dont les témoignages me sont toujours doux et chers. La vérité est que toutes les fois que j'ai vu jour à vous faire parvenir de mes nouvelles, je vous ai écrit. Ne suis-je pas le correspondant le plus infatigable qu'il y ait au monde? vous, vous m'avez écrit deux fois, trois fois au plus, et des lettres d'une ligne. Cessez donc de m'accuser injustement, ou je vous fais votre procès à vous-même, et soyez plus équitable à mon égard, si vous voulez que je vous traite à mon tour avec indulgence. Mais brisons là-dessus : je suis homme à vous gorger de lettres à satiété, pour peu que vous mettiez le moindre prix à ces gages de mon, attachement. Oui, j'ai gémi de votre absence et de cette longue privation d'un commerce dont je m'étais fait une si charmante habitude ; mais vous avez obtenu de brillants succès pendant notre séparation : la fortune n'a cessé pour vous de sourire à mes vœux, et c'est ce qui fait ma joie. Ecoutez ce que m'inspire une affection sans borne; le conseil ne sera pas long. Vous avez donné la plus haute idée des qualités de votre cœur et de votre esprit. Eh bien! je vous prie, je vous conjure de montrer à votre retour qu'il n'est rien en vous qui ne soit digne de l'attente générale. Et, comme l'oubli ne viendra jamais effacer en mon cœur le souvenir de ce que vous avez fait pour moi, je vous demande de vous rappeler, toujours, de votre côté, à quelque degré de fortune et d'honneur qu'il vous soit donné de parvenir, que rien ne vous eût été possible sans l'attention docile qu'enfant vous prêtâtes jadis à mes tendres et fidèles conseils. Soyez donc pour moi ce que vous devez être; et quand l'âge s'appesantit déjà sur ma tête, que je puisse trouver pour mes vieux ans l'appui de votre affection et de votre jeunesse. [2,2] A C. CURION. Rome. En perdant votre illustre père, ce glorieux citoyen, ce père fortuné à qui il n'a rien manqué que la joie de vous voir avant de quitter la vie, je perds celui de tous les hommes qui pouvait le mieux vous dire la tendre affection que je vous porte. Mais, entre vous et moi, l'amitié, j'ose le croire, n'a pas besoin de tiers qui lui serve de garant. Que les dieux fassent prospérer votre héritage! Vous trouverez en moi une affection, une tendresse égale à celle de ce père qui vous a tant aimé et chéri ; n'en doutez jamais. [2,3] A C. CURION. Rome. Ce n'est pas la faute de Rupa, si on n'a point annoncé votre grand projet de jeux et de fêtes; c'est moi, ce sont tous vos amis qui n'ont pas voulu qu'en votre absence on fit rien qui pût vous engager, à votre retour. Je vous écrirai plus tard pour vous expliquer au long ce que je pense de votre dessein ; ou peut-être, sans vous laisser le temps de la réflexion, vous prendrai-je au dépourvu, face à face, et vous dirai-je de vive voix mes motifs et mes arguments. Je vous amènerai ainsi sur-le-champ à mon avis, ou je ferai du moins sur vous assez d'effet, pour que mes observations demeurent. Mais si, dès à présent, vous renonciez de vous-même à vos projets de dépenses, et je n'ose l'espérer, je vous dirais en peu de mots que votre retour aura lieu dans des circonstances où les avantages que vous tenez de la nature, du travail, de la fortune, serviront plus que toutes les largesses du monde à vous ouvrir la voie à ce qu'il y a de plus élevé. On est désabuse aujourd'hui de ces prestiges de la richesse, où le mérite n'entre pour rien ; et il n'est personne qui n'en soit las jusqu'à la satiété. Mais voilà que je me laisse aller, contre mon intention, à développer ma thèse. Je m'arrête et je remets la suite de mon discours à votre retour. Sachez qu'on a ici de vous la plus haute opinion et qu'on attend de vous tout ce qu'on doit attendre d'une haute vertu et d'un esprit élevé. Que si, comme je n'en doute pas, vous répondez à l'attente générale, c'est le plus magnifique présent que vous puissiez faire à vos amis, à tous vos concitoyens et à la république. En ce qui me concerne, vous verrez dans toutes les occasions, qu'il n'y a personne au monde qui me soit plus cher et que j'aime plus que vous. [2,4] A CURION. Rome. Vous n'ignorez pas qu'il y a plus d'un genre de lettres ; qu'en première ligne, et c'est ce qui les a fait inventer, les lettres sont la voie d'information ordinaire entre absents touchant les intérêts réciproques. Ce n'est pas là sans doute ce que vous attendez de moi. Ni les correspondants, ni les moyens de communication ne vous manquent pour vos affaires domestiques, et je n'aurais absolument rien à vous dire des miennes. Il y a deux autres espèces de correspondance qui me plaisent également ; l'une familière et enjouée, l'autre sérieuse et grave. Je ne sais en vérité laquelle des deux me sied le moins aujourd'hui. Prendrai-je le ton badin? mais un citoyen peut-il rire au temps où nous sommes? Veut-il y mettre du sérieux? je ne puis parler à Curion que des affaires publiques, et il y a encore cette difficulté pour moi que je ne veux pas écrire ce que je pense. Puisque tout sujet de correspondance m'est interdit, j'en reviens à mon refrain : aimez, aimez la gloire. Vous avez ici une ennemie terrible et qui guette votre arrivée : c'est l'immense idée qu'on a de vous. Mais cette ennemie, voici le moyen de la vaincre, et vous y réussirez sans peine ; c'est d'être fermement résolu d'arriver à la perfection dans tout ce qui donne cette gloire dont votre cœur est épris. Je pourrais m'étendre sur ce sujet, si je n'étais certain qu'il ne faut pas d'aiguillon à votre généreuse nature, et je l'effleure en passant, moins pour stimuler votre ardeur que pour vous prouver ma tendre amitié. Adieu. [2,5] A CURION. Rome. Je n'ose confier même au secret d'une lettre les détails de ce qui se passe. Je vous l'ai déjà dit, en quelque lieu que vous soyez, vous faites route avec moi sur le même navire ; mais je ne vous en félicite pas moins de votre absence, soit parce que vos yeux n'ont pas le spectacle de ce que nous voyons, soit parce que vous avez un théâtre où votre mérite brille avec éclat aux regards des citoyens et des alliés ; et je n'en parle pas d'après un bruit incertain et sourd, mais d'après l'unanime et éclatante voix de l'opinion publique. Toutefois, il y a une chose dont je ne sais que dire : c'est l'incroyable attente que vous excitez ici. Dois-je vous en féliciter? dois-je en prendre l'alarme? Je ne crains pas que vous soyez incapable de répondre à la haute idée qu'on a de vous; mais, par Hercule, je crains qu'en arrivant vous ne trouviez plus rien à guérir, tant il est vrai que tout s'affaisse et s'anéantit ! Sur ce sujet-là même, je ne sais si je dois m'expliquer par écrit ; j'aime mieux laisser à d'autres le soin de vous en parler. En attendant, que vous désespériez ou non de la république, il faut vous occuper d'elle, penser à elle, travailler pour elle, avec patriotisme et courage, afin qu'en dépit de tant de misères et des mœurs si corrompues, vous puissiez, du sein de son abaissement et de ses ruines, la rendre à son antique splendeur et à la liberté. [2,6] A. C. CURION. Rome. On ne parle pas encore de votre arrivée en Italie, au moment où je vous écris ce mot que vous remettra Sextus Villius, ami de mon cher Milon. On croit que vous arriverez bientôt; on sait même positivement que vous avez quitté l'Asie pour vous rendre en droite ligne à Rome. Mais ce que j'ai à vous dire est si important, et j'ai tant de hâte de savoir cette lettre entre vos mains, que j'ai passé sur ce que mon empressement peut avoir d'indiscret. Si je mesurais mes droits sur vous, mon cher Curion, à votre reconnaissance plutôt qu'à leur véritable valeur, je serais moins hardi à vous solliciter. En effet, il y a je ne sais quoi qui répugne à la délicatesse à réclamer un service de celui qu'on croit soi-même avoir obligé. La prière dans ce cas a l'air d'une exigence. Ce n'est plus une grâce qu'on demande, c'est une dette qu'on se fait payer. Heureusement ce que je vous dois est connu de l'univers entier, et les obligations que je vous ai tirent de l'étrange fatalité de mes épreuves un éclat immense. Heureusement encore c'est le propre des caractères généreux d'aimer à se sentir attachés par le plus de liens possibles. Aussi ne me fais-je aucun scrupule de vous demander une chose qui est immense pour moi, une chose qui m'est tout à fait indispensable. Je ne recule point devant l'étendue des obligations que je contracte. Je sens que mon cœur a place pour une gratitude sans borne et qu'il peut suffire à l'immensité de sa dette.-Je n'ai plus qu'une pensée, et j'y rapporte tout ce que j'ai d'activité, de zèle, d'adresse, de puissance, mon âme tout entière enfin; c'est le consulat de Milon. Chez moi, ce n'est pas seulement le sentiment d'un devoir, c'est une religion. Jamais homme n'eut plus à cœur l'intérêt de sa fortune ou sa propre conservation, que moi l'honneur d'un ami à qui j'ai attaché toutes mes espérances. Je sais tout ce que peut votre concours; et si vous nous l'accordiez, je serais au comble de mes vœux. Déjà nous avons pour nous les honnêtes gens qu'il s'est attachés, vous le comprenez bien sans doute, par son zèle pour moi pendant son tribunal ; le vulgaire et la foule dont il s'est assuré la faveur par sa magnificence dans les jeux et la grandeur de ses manières; la jeunesse et les gens en crédit dans les élections qu'il a gagnés passa bonne grâce et son obligeance sans égale; enfin il faut tenir compte démon propre suffrage, qui n'a pas grand poids peut-être, mais qu'on prise pourtant, et qui doit peut-être à la justice de son principe une sorte de faveur toute particulière. Poussés par tant de vents divers, nous avons besoin d'un pilote assez habile pour gouverner leur action et nous faire arriver au port. Or si nous avions à choisir, il n'y en a pas un entre tous que nous voulussions vous préférer. Si donc vous pouvez juger de mes sentiments de gratitude, de mon honnêteté, par le zèle même dont je me sens si profondément animé pour Milon ; si, enfin, vous ne me croyez pas indigne de vos bienfaits; je vous demande de venir en aide à ma peine, et de me seconder dans une occasion où il y va de mon honneur: je pourrais presque dire, où il y va de mon existence. En ce qui concerne T. Annius (Milon) personnellement, je me bornerai à vous garantir que, si vous prenez en main sa candidature, vous ne trouverez personne de plus noble, de plus ferme et de plus dévoué dans sa reconnaissance. Quant à moi, je recevrais par vous de son triomphe un tel surcroît de lustre et d'éclat, que je croirais vous devoir autant pour l'honneur que je vous dois déjà pour la vie. — J'en dirais davantage, si vous ne voyiez pas sur ce peu de mots quelle est la grandeur de ma tâche, et tout ce que j'ai d'efforts à faire, de combats à soutenir. Je vous en supplie, que les intérêts de Milon, que sa cause deviennent désormais les vôtres : c'est moi, moi que je vous recommande et que je vous livre. Car sachez bien que le succès me placerait envers vous dans cette position que je me regarderais comme votre obligé presque autant que je le suis à Milon lui-même. Je tiens moins au bienfait de la vie qu'il a tant contribué à me conserver, qu'au plaisir de lui en témoigner ma reconnaissance, et c'est de vous seul que tout dépend. [2,7] A C. CURION, TRIBUN DU PEUPLE. Pindenissum. Une félicitation tardive n'en est pas plus mal accueillie quand la négligence n'y est pour rien. Je suis au bout du monde; les nouvelles m'arrivent bien tard. Enfin recevez mon compliment et tous les vœux que je fais, pour que vous suiviez la route qui peut rendre votre tribunal immortel. Je vous engage fort à ne vous diriger, à n'agir en tout que d'après vos propres lumières; à ne pas céder aux donneurs d'avis. Nul ne vous conseillera jamais mieux que vous-même ; écoutez vos inspirations et vous ne risquez pas de faillir. Ce ne sont pas là des mots en l'air. Je sais à qui je parle, je connais votre esprit, votre jugement. Je ne redoute de vous ni faute, ni faiblesse, ni erreur, quand vous ne soutiendrez que ce qui vous paraîtra juste. Vous arrivez a une époque, (ce n'est pas le hasard seul, c'est votre volonté qui vous a conduit au tribunal au milieu de circonstances si perplexes), vous arrivez à une époque où vous ne pouvez vous dissimuler que la violence est à l'ordre du jour, la confusion partout, les moyens de sortir d'embarras fort douteux, et où l'on ne peut guères compter sur personne. Que de pièges, que de déceptions sur votre route! Vous y avez bien réfléchi, je n'en doute pas. Ne formez de plan, je vous en conjure, n'ayez de règle que celle que je vous recommandais tout à l'heure; consultez-vous, délibérez en vous-même et suivez votre impulsion. Difficilement trouverait-on meilleur conseiller pour tout autre; pour vous certes, il n'en est aucun. Dieux immortels! Pourquoi faut-il que je ne sois pas là pour assister à vos succès, pour être le confident, l'associé, le ministre de vos volontés ! Vous n'avez besoin de personne assurément, mais peut-être sortirait-il quelques idées heureuses des inspirations de ma grande et vive amitié. Je vous écrirai bientôt plus au long. Je me propose d'expédier, sous peu de jours, un de mes gens en message auprès du sénat, et de lui rendre compte dans un seul rapport des opérations diverses de cette campagne où tout a réussi fort heureusement et selon mes calculs. Vous verrez par la lettre dont j'ai chargé Thrason, votre affranchi, combien de peines je me suis données pour la difficile affaire de votre sacerdoce que les circonstances compliquaient encore. En ce qui me concerne, mon cher Curion, par l'amitié que vous avez pour moi, par celle que je vous porte, je vous recommande une seule chose. Ne souffrez pas, je vous en conjure, qu'on prolonge pour moi ces ennuis de province et de gouverne ment. Vous savez ma pensée à cet égard. Je vous l'ai dite à une époque où j'étais loin de croire que vous seriez tribun cette année. Je parlais alors à un très-noble sénateur et à un très-gracieux jeune homme. Aujourd'hui je m'adresse à un tribun du peuple, et ce tribun est Curion. Je ne demande pas, (chose difficile!) qu'on fasse pour moi du nouveau. Bien de nouveau au contraire. Que le sénatus-consulte et les lois aient, grâce à vous, leur cours ordinaire, et que la condition qu'on m'a faite à mon départ ne soit changée en rien. Voilà ce que je vous demande instamment. [2,8] A M. CÉLIUS. Athènes, juillet. Quoi ! est-ce ainsi que vous me comprenez! des histoires de gladiateurs, des ajournements de procès, des compilations de Chrestus, toutes rapsodies dont on n'oserait me dire mot quand je suis à Rome ! Vous allez voir quelle opinion j'ai de vous; et par Hercule, ce n'est pas sans raison, car je ne connais pas, en politique, de meilleure tête que la vôtre. Ce que j'attends de vous, ce n'est pas que vous me teniez au courant des affaires de la république, quelle que soit leur importance, à moins que je n'y sois personnellement pour quelque chose. Assez d'autres se chargeront de ce soin par lettre ou de vive voix, et la renommée elle-même m'en apportera sa part. Je ne vous demande donc ni le passé ni le présent; mais je veux qu'en homme qui voit de loin, vous me parliez de l'avenir ; que votre correspondance mette sous mes yeux comme un plan de la charpente actuelle de la république, d'après lequel je puisse juger de la forme que prendra plus tard l'édifice. Je n'ai point encore à me plaindre ; vous ne pouviez être meilleur prophète qu'aucun de nous, que moi surtout, qui viens de passer plusieurs jours avec Pompée, ne parlant d'autre chose que des affaires publiques, et ne puis ni ne dois confier à une lettre le détail de nos entretiens. Apprenez seulement que Pompée est un citoyen parfait, et que sa prévoyance, son courage, sa sagesse ne sont en défaut sur rien. Livrez-vous à lui, il vous recevra à bras ouverts, je vous en réponds. Il en est à ne tenir pour bons ou pour mauvais citoyens que ceux que nous autres nous réputons tels. — Je me suis arrêté ces dix jours-ci à Athènes, et j'y ai vu beaucoup notre ami Gallius Caninius ; j'en pars aujourd'hui, veille des nones de juillet, après vous avoir écrit cette lettre. Je vous recommande tous mes intérêts sans exception, j'insiste surtout de la manière la plus vive pour ne pas être prorogé dans ma province. Pour moi, tout est là. Que faut-il faire, quand, et comment agir, quels ressorts mettre en jeu, c'est ce que vous jugerez mieux que moi. [2,9] A M. CÉLIUS, ÉDILE CURULE DÉSIGNÉ. Mont Taurus. Je commence, car je le dois, par des félicitations, et je me réjouis à la fois de la dignité que vous venez d'obtenir et de celles qui vous attendent. Si je suis un peu en retard, ne vous en prenez pas à moi, mais bien à l'ignorance où je reste de toute chose. L'éloignement et le peu de sûreté des routes font que l'on est ici un siècle à avoir des nouvelles. Maintenant que je vous ai félicité, quels remercîments vous faire d'à voir si bien travaillé à nous ménager, comme vous le dites, de quoi rire tous deux le reste de nos jours ? Aussi, à votre premier mot, me suis-je mis à le contrefaire, vous savez qui (Hirtius). J'ai aussi mimé tour à tour toute cette fameuse jeunesse que notre homme vante à tout propos. J'aurais peine à vous rendre cette scène. Je vous supposais à mes côtés et vous tenais à peu près ce langage : « Vous ne savez pas quelle grande action et quel grand exploit vous avez fait ! » Puis, dans la surprise où me jetait cette nouvelle inattendue, il m'est revenu cette exclamation : « Ah ! l'incroyable aventure ! » Alors c'a été de ma part, une explosion de joie délirante. Et comme on me grondait d'une hilarité qui allait jusqu'à l'extravagance, je répondais pour excuse: « La joie est plus forte que moi. » Que voulez-vous ? En me moquant de lui, je deviens presque son second tome. J'aurais encore beaucoup à dire sur vous et à votre sujet. Ce sera quand j'aurai un peu de loisir. Je vous aime pour bien des raisons, mon cher Rufus ; vous que la fortune m'a donné pour défendre mes intérêts, me venger de mes ennemis et même de mes envieux, et pour que justice fût faite de l'infamie des uns et de l'impertinence des autres. [2,10] A M. CÉLIUS ÉDILE CURULE DÉSIGNÉ. Pindenissum. Vous voyez vous-même combien de lettres me manquent, car on ne me persuadera jamais que vous ne m'ayez point écrit depuis votre nomination à l'édilité. C'était un si grand événement. II y a tant à se féliciter et pour vous d'une espérance satisfaite, et pour Hillus, (pardon, je bégaie) d'une attente trompée. Or, vous saurez que je n'ai reçu aucune lettre sur ces admirables comices qui m'ont fait bondir de joie ; aussi je crains qu'il n'arrive également malheur à mes dépêches. Je n'ai pas écrit une seule fois chez moi sans y joindre un mot pour vous, pour vous qui êtes ce que je connais au monde de plus aimable et ce que j'ai de plus cher. Mais je ne suis plus bègue ; revenons à mon sujet.—Vos vœux sont exaucés. Vous ne me désiriez d'affaire sur les bras que tout juste assez pour mériter un petit bout de laurier, et vous redoutiez les Parthes, ne me croyant pas assez fort. Eh bien! tout a été à souhait. Au premier bruit d'une invasion parthe, favorisé par les nombreux défilés et le sol montueux de cette contrée, je marcha sur le mont Amanus. J'avais un assez bon renfort d'auxiliaires, et mon nom imposait à ceux qui ne m'avaient jamais vu. Car vous saurez qu'il a du retentissement ici. N'est-ce pas, dit-on, celui qui Rome...? celui que le sénat...? Vous achevez les phrases. Arrivé au pied de l'Amanus, dont la crête me sépare de Bibulus, et qui, par ses deux versants, appartient aux deux provinces, j'appris non sans une grande joie, que Cassius avait réussi à rejeter l'ennemi loin d'Antioche. Bibulus avait enfin pris possession. — Je profitai de l'occasion pour donner une sévère leçon aux peuplades de l'Amanus, les éternels ennemis du nom romain. J'en tuai ou pris en grand nombre. Le reste se dispersa. Grâce à la soudaineté de mon attaque, les châteaux forts purent être emportés et brûlés. La victoire étant complète, je fus salué imperator sur les bords de l'Issus, précisément où Alexandre défit Darius, ainsi que vous l'a raconté Clitarque, et que je vous l'ai entendu répéter maintes fois à vous-même ; je dirigeai alors mon armée vers les points les plus infestés de la Cilicie. Là, depuis vingt-cinq jours, j'assiège Pindénissum, qui est une ville très-forte. J'ai ouvert des tranchées, construit des parapets, des tours. Cette affaire exige tant d'appareil, un tel déploiement de forces, qu'il ne manquerait à ma conquête, pour me placer au faîte de la gloire, qu'un nom qui sonne mieux. Si je m'en rends maître, comme je l'espère, je ferai partir à l'instant des lettres officielles. Je vous écris provisoirement afin de vous donner l'avant-goût de l'accomplissement de vos vœux pour moi. Pour en revenir aux Parthes, cette campagne finit assez bien, mais on craint beaucoup pour l'année prochaine. Alerte donc, mon cher Rufus, et vite un successeur! Que si comme vous le dites et comme je le conçois, on ne peut pas aller si rondement, faites du moins ce qui est facile, qu'on ne me proroge pas ici d'une minute. Je compte que désormais vos lettres me montreront mieux le fonds de la situation actuelle et ce que l'avenir nous réserve. Mettez un peu d'amitié, je vous en conjure, à me tenir au courant de tout. Adieu. [2,11] A CÉLIUS, ÉDILE CURULE. Laodicée, avril. Croiriez-vous que pour vous écrire j'en suis à chercher mes mots? je ne dis pas les mots de votre langue oratoire, mais ceux de la langue vulgaire que nous parlons ici. C'est l'effet du tourment d'esprit où me jette l'attente d'une décision sur les provinces. Je soupire après Rome, après les miens plus qu'on ne saurait croire, après vous en première ligne ; et j'ai pris ma province en dégoût. Serait-ce qu'au point de gloire où je suis arrivé, il faille moins songer à y ajouter, que craindre un retour de la fortune? Est-ce dédain de mon esprit pour ces minces détails du gouvernement provincial, quand les plus grandes affaires de l'État sont à sa taille et dans ses habitudes? N'est-ce pas plutôt qu'il recule d'instinct sous la menace d'une guerre redoutable, et cherche à la conjurer par un rappel du temps marqué par la loi? — On s'occupe activement de vos panthères. Les ordres sont donnés à des chasseurs de profession ; mais elles sont singulièrement rares, et le peu qu'on rencontre se plaignent amèrement, dit-on, de ce qu'elles sont les seules créatures mal menées de la province. L'on m'assure même qu'elles sont décidées à quitter mon gouvernement, et à se retirer dans la Carie. On ne laisse pas de leur faire bonne chasse. Patiscus y est des premiers. Tout ce qu'on prendra sera pour vous. Je ne sais à quel nombre on en est. Croyez que je me fais une affaire d'honneur de votre édilité, et ce n'est pas aujourd'hui que je vous oublierais ; car ma lettre est datée des fêtes mégaliennes. — Vous me feriez bien plaisir de m'écrire un peu en détail sur l'état présent des affaires. J'ai foi par dessus toutes choses aux nouvelles qui me viennent de vous. [2,12] A M. CÉLIUS, ÉDILE CURULE. Cilicie. Je suis en peine des affaires de Rome: J'apprends que les assemblées ont été tumultueuses et que les quinquatrides se sont mal passées. Mais on ne me dit pas quelle en a été la suite. Au demeurant, ce qui me met le plus en peine, c'est de ne pouvoir pas rire avec vous de ce qu'il y a de risible dans tous ces embarras ; il y a matière. Mais je n'ose me confier à une lettre. Je ne vous pardonne pas de ne m'avoir encore envoyé aucun détail. Quoique mon année d'exercice doive être finie, au moment où vous lirez ceci, je n'en désire pas moins recevoir en chemin une lettre de vous qui me mette au courant des affaires, afin que je ne tombe pas à Rome comme un homme tout neuf. Personne ne peut remplir cette mission mieux que vous. — Votre Diogène, qui est un garçon fort sage, m'a quitté avec Philon à Pessinunte. Ils se rendent auprès d'Adiatorix, quoiqu'ils sachent très-bien tous deux par expérience qu'il n'y a libéralité ni faveur à y attendre. Rome! Rome! mon cher Rufus. Là est la vie; là luit le soleil. Voyager, pour quiconque peut faire figure à Rome, c'est aller chercher l'obscurité et la fange. Voilà ce que j'ai toujours pensé dès ma jeunesse. Ah ! puisque c'était ma conviction, que ne m'y suis-je tenu! Pour une seule de nos causeries, de nos promenades, je donnerais tout ce que me vaut la province. — Je m'y suis fait, je crois, une réputation d'intégrité. Mais je me faisais autant d'honneur en refusant qu'en acceptant la mission. Et la perspective du triomphe? allez-vous dire. Mon triomphe serait assez beau. Je n'eusse pas été si longtemps sevré de tout ce qui peut m'être agréable. Enfin je vais vous revoir. Faites que je trouve en chemin une de ces lettres comme vous en savez écrire. [2,13] A CÉLIUS, ÉDILE CURULE. Laodicée, avril. Vos lettres sont rares : peut-être ne m'arrivent-elles pas exactement. Mais elles me charment toujours. Dans votre dernière, par exemple, quel cachet de sagesse ! que d'obligeance et de raison! Mes intentions avaient, il est vrai, deviné les vôtres ; mais on est bien plus sur de soi avec l'assentiment de gens habiles et de bon conseil. J'ai, je vous le répète, beaucoup d'affection pour Appius, et il commence à y répondre ; je m'en aperçois depuis que notre différend a cessé. Je l'ai trouvé soigneux de mon honneur comme consul, charmant comme ami et s'intéressant même à mes goûts littéraires. Mes bons offices non plus ne lui ont pas manqué. J'en appelle à votre témoignage; et mon témoin de comédie, Phanias, viendra, je le suppose, l'appuyer. Depuis que je sais qu'Appius vous aime, je l'en aime, je vous assure, davantage encore. Je suis à Pompée sans réserve; vous le savez, et vous n'ignorez pas à quel point je chéris Brutus. Comment pourrais-je ne pas mettre du prix à vivre dans de bons et intimes rapports avec un homme dans la force de l'âge, riche, honoré, qui a des fils, des proches, des alliés, des amis, qui est de plus du même collège que moi, et qui m'a donné un souvenir flatteur, à la suite des succès qu'il a obtenus dans la science de l'augurât ? Si je m'arrête si longuement sur ce sujet, c'est que j'ai cru reconnaître que vous doutez de mes sentiments pour Appius. On vous aura dit quelque chose. Mais tout ce qu'on a pu vous dire est faux, je vous en réponds. A la vérité mes principes ne sont pas les siens en matière d'administration, et j'ai établi d'autres règles. Peut-être en aura-t-on conclu qu'il y avait entre nous animosité, et non pas simplement divergence. Mais je me serais bien gardé de rien faire et de rien dire qui ne fût parfaitement honorable pour lui. Enfin après cette affaire et la démarche inconsidérée de Dolabella, ne me suis-je pas mis en avant pour le couvrir? — La langueur, dites-vous, s'est emparée de toute la ville. J'aimerais assez voir notre ami (Curion) s'engourdir dans le repos. Mais les dernières lignes de votre main m'ont mis la puce à l'oreille. Quoi! Curion est aujourd'hui pour César! Excepté moi, qui le croira? sur ma vie, je m'en doutais. Dieux immortels ! que ne puis-je en rire avec vous ! — Maintenant que le terme arrive, que j'ai enrichi les villes, conservé aux publicains les restes de leur dernier bail, sans exciter de plaintes de la part des alliés, que je sais enfin m'être rendu agréable à tous les habitants, grands et petits, je ne songe plus qu'à partir pour la Cilicie aux nones de mai ; et dès les premiers jours de l'été, après avoir réglé tout ce qui regarde la guerre, j'exécute le sénatus-consulte et je pars. Je veux absolument vous voir édile, et vous ne sauriez croire à quel point je soupire après Rome, après mes amis, après vous, par dessus tout. [2,14] A M. CÉLIUS, ÉDILE CURULE. Laodicée, février. Marcus Fabius est mon intime : c'est un homme de bien par excellence et des plus instruits, mais ce n'est pas seulement pour son esprit et son savoir que je l'aime, c'est encore pour sa modestie, qui est sans égale. Je vous recommande son affaire comme s'il s'agissait de mes propres intérêts. Or je connais vos allures, à vous autres grands avocats. C'est peine perdue de s'adresser à vous, si l'on n'a tué son homme. Mais ici point d'excuse, je n'en reçois pas. Et pour peu que vous ayez d'amitié pour moi, vous quitterez tout pour prêter votre appui à Fabius, à sa première réclamation. J'attends avec impatience des nouvelles de Rome. J'en suis sevré absolument. Je désire par-dessus tout savoir comment vous vous portez. L'hiver qui se prolonge nous prive depuis longtemps de toute communication. [2,15] A M. CÉLIUS, ÉDILE CURULE. Juillet. On ne pouvait agir avec plus d'adresse et de prudence que Curion et vous dans l'affaire des supplications. Certes, j'ai été servi à souhait. Une célérité admirable ! Et cet autre, de si mauvaise humeur, votre compétiteur et le mien, qui donne son suffrage à ce magnifique éloge de mon administration. Savez-vous que je me flatte maintenant d'obtenir le reste, et vous allez, j'espère, y travailler.— Je vois avec joie le bien que vous dites de Dolabella, et surtout l'affection qu'il vous inspire. Car je comprends dans quel sens vous me dites que la prudence de ma Tullie saura le modérer. Ah! si vous pouviez voir ce que je viens d'écrire à Appius d'après vos propres lettres! Que voulez-vous? Telle est la vie. Fasse le ciel que ce qui est fait soit bien fait! J'espère n'avoir qu'à me louer de mon gendre ; et vos bons soins y feront beaucoup. — La république m'inquiète; mes vœux sont pour Curion : j'en fais aussi pour que César soit honnête homme. Je donnerais ma vie pour Pompée : mais la république avant tout. De votre côté, je ne vois pas que vous vous tourmentiez grandement pour elle. Il y a deux hommes en vous, le citoyen et l'ami - En quittant la province, je laisse le questeur Célius à ma place. C'est un enfant, direz-vous. Oui, mais il est questeur et de première noblesse. J'ai suivi l'exemple général. Mais il n'y avait en rang personne au-dessus de lui. Pomptinius était parti depuis longtemps. Je n'ai pu décider mon frère. Et si je lui eusse laissé le pouvoir, mes ennemis n'auraient pas manqué de dire que, mon année finie, je ne quitte pas tout à fait la province, comme le veut l'ordre du sénat, puisque j'y laisse un autre moi-même. Peut-être allégueraient-ils encore la volonté du sénat de ne donner de gouvernement qu'à ceux qui n'en ont point encore obtenu. Or mon frère a commandé trois ans en Asie : quoi qu'il en soit, me voilà tranquille. Laissant mon frère derrière moi, j'aurais eu mille sujets de crainte. Après tout, j'ai moins suivi mon sentiment que l'exemple donné par deux hauts personnages, qui jamais n'ont manqué de combler de leurs faveurs les Cassius et les Antoine. Célius est de noble famille. J'ai moins voulu le gagner qu'éviter d'en faire un ennemi. Il me faut votre approbation, car il n'y a pas à y revenir. — Et Ocella? à peine m'en avez-vous écrit deux mots ; votre journal n'en dit pas davantage. Vos actes ont un tel retentissement que le nom de Matrinius est prononcé par delà le Taurus. Si les vents étésiens ne m'arrêtent, j'espère vous revoir bientôt. [2,16] A M. CÉLUJS, ÉDILE CURULE. Cumes, avril. Votre lettre m'aurait causé un chagrin profond, si je ne m'étais fait une raison sur toute espèce de chose, et si le spectacle journalier de nos calamités ne m'avait depuis longtemps rendu presque insensible a de nouvelles douleurs. Mais comment se fait-il, je vous prie, que vous ayez pu voir dans mes lettres ce que vous y avez vu? Qu'y a-t-il autre chose que des lamentations ordinaires sur le malheur des temps, sur les circonstances, qui ne sont pas pour moi, je pense, plus affligeantes que pour vous-même? Avec votre coup d'oeil, il est impossible que vous ne soyez pas frappé de ce qui me frappe. Mais vous me connaissez, et je m'étonne que vous ayez pu me croire inconsidéré au point de passer du parti que la fortune favorise au parti dont elle s'éloigne et qui tombe; et que vous me supposiez assez inconséquent pour vouloir perdre a plaisir, près d'un personnage puissant, des bonnes grâces péniblement acquises, pour me manquer ainsi à moi-même, et pour me mêler à la guerre civile, que j'ai toujours eue en horreur. Quels sont donc mes sinistres projets ? de me retirer peut-être dans quelque solitude. Mais vous savez bien, vous qui jadis partagiez ces sentiments, ce que mon cœur et mes y eux souffrent en présence de tant d'indignités. C'est un surcroît d'embarras pour moi que l'appareil de mes licteurs, et le titre d'imperator que l'on me donne. Si j'étais libre de ces chaînes, j'accepterais pour retraite le moindre coin en Italie, quoiqu'elle ait bien peu de retraites sûres. Mais mes ennemis sont la; mes lauriers offusquent leurs yeux et mettent en mouvement leurs langues. Voilà où j'en suis. Mais partir sans votre aveu, c'est à quoi je n'ai jamais songé. Vous connaissez mes petites propriétés. Il faut bien que j'y vive pour n'être pas a charge à mes amis, et je me tiens plus volontiers dans celles qui bordent la mer. C'est ce qui a fait croire à un départ. Et je n'y répugnerais pas trop peut-être, si le repos était au bout. Mais guerroyer! et dans quel but? me battre contre un homme qui doit être assez content de moi, et pour un homme que je ne contenterai jamais, quoi que je fasse! J'ajoute que cette détermination, je l’avais à l'époque où vous vîntes me trouver à Cumes, et que vous avez pu vous en apercevoir ; car je ne vous cachai point le discours de T. Ampius, et vous vîtes combien je répugnais à quitter Rome. Lorsque depuis j'ai su ce qui est arrivé, n'ai-je pas déclaré que je souffrirais tout plutôt que d'abandonner l'Italie, pour m'engager dans une guerre civile? Pourquoi mes résolutions auraient-elles changé? Est-il rien survenu qui n'ait dû au contraire les confirmer? Croyez-le donc bien, et vous le croyez sans doute, mon seul but au milieu de toutes ces misères est de convaincre chacun que j'ai toujours mis la paix au-dessus de tout, et que l'espoir de la paix perdu, il n'y a rien dont je sois pour mon compte plus éloigné que de me mêler à la guerre civile. Je suis fidèle à ces sentiments, et j'espère ne m'en repentir jamais. Q. Hortensius, notre ami, je m'en souviens, se glorifiait de n'avoir jamais pris une part quelconque aux guerres des citoyens contre les citoyens. C'était, dit-on, chez lui défaut de caractère ; et comme je ne pense pas qu'on ait de moi cette opinion, ma gloire sera plus pure. Je ne me laisse pas effrayer par tous ces monstres que se fait votre amitié. On doit s'attendre à tout dans une perturbation universelle. Mais il n'est pas de calamité personnelle et domestique, y compris celle que vous me montrez en expectative, au prix desquelles je ne rachetasse volontiers le salut de la république. Mon fils, que je suis heureux de vous voir si cher, aura, pourvu qu'il reste ombre de la république, un assez beau patrimoine dans la mémoire de mon nom. Dans le cas contraire, il n'est exposé à rien de plus que tous ses concitoyens. Il faut songer à mon gendre, dites-vous, jeune homme si plein de mérite, et que j'aime si tendrement. Eh ! pouvez-vous douter de l'inquiétude cruelle qu'il me cause, vous qui connaissez mes sentiments pour lui et pour ma chère Tullie, d'autant qu'au milieu de nos communes misères j'aimais à me figurer ce Dolabella, si cher à mon cœur et au vôtre, bientôt libre des embarras sans nombre où son trop de libéralité l'avait plongé. Vous ne pouvez pas savoir quels moments il a eu à passer pendant son séjour a Rome, tout ce qu'ils ont eu d'horrible pour lui et d'humiliant pour moi, son beau-père. D'un côté, je n'attends rien de bon de l'Espagne, dont je juge comme vous en jugez vous-même; et de l'autre, je vous dirai sans déguisement ce que je pense : Si la constitution de Rome prend le dessus, il y aura place pour moi à Rome; si elle périt, vous viendrez vous-même, j'en suis sûr, me rejoindre dans la solitude où vous me saurez confiné. Peut-être vois-je trop en noir, et peut-être les choses tourneront-elles plus heureusement. Je me souviens que, dans ma jeunesse, j'entendais les vieillards désespérer de tout. Il est possible que je fasse aujourd'hui comme eux, et que je tombe aussi dans le défaut propre à cet âge. Puisse-t-il en être ainsi! Et pourtant... Vous savez, je le suppose, qu'il y a une robe prétexte sur le métier pour Oppius. Pourquoi pas ? Curtius rêve bien un manteau de double pourpre ; mais le teinturier se fait attendre. Je plaisante, pour que vous sachiez que j'aime à rire même dans ma mauvaise humeur. Voyez, je vous prie, et comme s'il s'agissait de vous, ce que j'ai écrit à Dolabella. Je finis en vous assurant que vous n'avez à craindre de moi ni coup de tête ni étourderie; mais où je me trouve, promettez-moi de compter pour moi et mes enfants sur notre amitié et sur votre fidélité. [2,17] A CANINIUS SALLUSTIUS, PROQUESTEUR. Tarse. Votre huissier m'a remis deux lettres de vous, à Tarse, le 16 des kalendes d'août. Je vous y répondrai par article comme vous semblez le désirer. Je ne sais rien sur mon successeur, et je ne pense pas qu'on m'en donne un. Mais rien ne m'empêche de partir au jour fixé, puisqu'il n'y a plus à craindre de guerre avec les Parthes. Je ne compte pas m'arrêter en route. Je toucherai seulement à Rhodes, à cause de mes jeunes Cicérons. Encore la chose n'est-elle pas certaine. Je veux arriver à Rome sans perdre un moment. Toutefois je réglerai ma route d'après ce que je saurai des affaires publiques, et de l'état de la ville. Il n'est pas possible que votre successeur fasse assez de diligence pour que je me rencontre avec vous en Asie. — Ce serait sans doute un embarras de moins pour vous de n'avoir pas de comptes à rendre comme Bibulus vous y autorise. Mais cette facilité ne se concilie guère avec la loi. Julia Bibulus a des raisons à lui pour ne pas s'y soumettre : mais mon avis est que vous ne pouvez vous y soustraire sous aucun prétexte. — Vous pensez qu'on n'aurait pas dû retirer la garnison d'Apamée ; c'est aussi, je le vois, l'avis de bien d'autres; et je regrette les interprétations malveillantes auxquelles ce fait a donné lieu. Il n'y a plus que vous qui demandez si les Parthes ont passé on non. Les rapports que j'ai reçus ont été si positifs à cet égard qu'après avoir fait occuper fortement tous les postes, j'ai congédié toutes mes garnisons. — II n'est pas exact que je veuille vous envoyer les comptes de mon questeur. Ils ne sont pas même prêts : et mon intention est de les déposer à Apamée. Quant au butin de mon expédition, personne, excepté les questeurs de Rome, c'est-à-dire excepté le peuple romain, n'y a touché et n'y touchera. Je compte prendre à Laodicée des mesures de garantie pour que l'argent de la république ne coure pas les risques du transport. Touchant les CCI-C-C-C drachmes dont vous me parlez, il n'y a pas moyen de disposer pour aucun prêt de cette somme. Tout l'argent est considéré comme butin, et les trésoriers seuls en ont le maniement. Quant à la part qui m'en revient, c'est le questeur que cela concerne. — Vous me demandez ce que je pense des légions qui sont décrétées pour la Syrie. J'ai toujours douté qu'on les envoyât, et je suis sûr aujourd'hui que si, avant leur départ, on vient à savoir que la Syrie est tranquille, elles ne partiront point. Ce qui pourrait bien arriver, c'est que votre successeur Marius se fît attendre ; le décret du sénat portant expressément qu'il ait à partir avec les légions. J'ai répondu à votre première lettre. J'arrive maintenant à la seconde. — Vous voulez que je vous recommande à Bibulus le plus chaudement possible. J'y suis tout disposé ; mais auparavant j'ai quelques observations à vous faire. Seul de tout l'entourage de Bibulus, vous ne m'avez jamais dit mot de l'aversion que, sans aucun motif, il a conçue pour moi. J'ai su de plus d'un côté qu'à l'époque où l'on craignait pour Antioche, et où l'on n'avait d'espérance qu'en moi et mon armée, il disait hautement qu'il s'exposerait à tout plutôt que de paraître avoir eu besoin de mon secours. Je ne vous en veux pas de votre silence; parce que près du préteur, votre position en qualité de questeur était assez délicate, et pourtant on parlait déjà à cette époque de la manière dont il se conduisait avec vous. En ce qui me concerne ; il écrivait à Thermus, au sujet de la guerre des Parthes, et il ne m'écrivait pas un mot à moi, sur qui il n'ignorait pas que pesait la responsabilité. Il ne m'a adressé qu'une seule lettre ; c'était pour l'augurât de son fils. Je ne voulus me souvenir que de ses malheurs, et comme j'ai toujours beaucoup aimé le jeune Bibulus, je me suis fait un devoir de faire une réponse très-obligeante. Si c'est misanthropie chez lui (ce que je ne savais pas), ces procédés me deviendront moins sensibles ; si c'est à moi personnellement qu'il en veut, à quoi ma recommandation vous servirait-elle? Dans ses dépêches au sénat, il s'attribuait ce qui nous était commun ; par exemple, le change si avantageux de l'argent du peuple, dont on était, disait-il, redevable à ses soins. Il s'est même approprié un honneur qui m'était dû exclusivement, osant bien se prévaloir du refus que j'avais fait d'employer des auxiliaires Transpadans, comme s'il eût eu le mérite de l'économie- D'un autre côté il m'associe généreusement à ce qu'il a fait sans moi, lorsque nous avons demandé tous deux que la ration de pain de la cavalerie auxiliaire fui augmentée. Mais ce qui me semble marquer surtout en lui la petitesse d'esprit, et je ne sais quelle vague envie de nuire, c'est que, dans ses lettres, en parlant d'Ariobarzane, que le sénat sur ma proposition a nommé roi, et qu'il a placé sous mon patronage, il lui refuse le titre de roi, et affecte même de l'appeler le fils du roi Ariobarzane. C'est un de ces caractères que les avances ne font qu'aigrir. Toutefois, pour ne pas vous refuser, j'ai tracé une lettre pour lui et je vous l'envoie. Faites-en ce que vous voudrez. [2,18] A Q. THERMUS, PROPRÉTEUR Laodicée, mai. Le service que j'ai rendu à Rhodon et les attentions que j'ai eues pour vous ou les vôtres ont excité la gratitude de votre noble cœur, et j'en suis heureux. Sachez que chaque jour mon dévouement pour vous ne peut que s'accroître. A vrai dire, votre conduite sans reproche et la noblesse de votre caractère vous ont porté si haut, qu'il ne me reste en quelque sorte rien à faire mais plus je réfléchis sur votre position, plus je persiste dans l'opinion que j'ai tout d'abord émise lorsque Ariston vint me voir. Oui, vous vous exposez à des inimitiés graves, si vous faites un affront à un jeune homme (C. Antonius) noble et puissant; et certes, il y aurait affront bien caractérisé lorsque vous n'avez près de vous personne de son rang. Je ne parlerai pas de sa noblesse : il suffit qu'il soit questeur et votre questeur, pour avoir le pas même sur les plus capables et les plus purs qui ne sont que vos lieutenants. Je veux bien qu'on n'ait pas le pouvoir autant que l'envie de vous nuire. Toujours est-il qu'il ne faut pas indisposer et indisposer à juste titre trois frères qui tiennent par leur naissance à ce qu'il y a déplus élevé, qui sont ardents, qui ne manquent pas d'éloquence, et qu'avant peu vous allez voir tribuns du peuple pour trois ans. Quelle sera la situation politique alors ? bien agitée, ou je me trompe. Pourquoi de gaieté de cœur vous placer sous le coup de l'hostilité tribunitienne, lorsqu'il est si simple (personne n'a dans ce cas à réclamer) de donner la préférence au questeur sur les lieutenants de questeur? Si, comme je l'espère et le désire, il se montre digne de ses ancêtres, il vous en reviendra quelque avantage; s'il s'oublie au contraire, il ne fera tort qu'à lui. J'ai cru nécessaire, avant mon départ pour la Cilicie, de vous communiquer ces réflexions. Quoi que vous fassiez, que les Dieux vous secondent ! mais si vous m'en croyez, évitez des haines, et ménagez-vous du repos dans l'avenir. [2,19] A C. CÉLIUS, QUESTEUR. Cilicie, juin. Lorsque j'appris que, suivant mon vœu le plus cher, le sort vous avait désigné pour mon questeur, j'en eus d'autant plus de joie que j'espérais vous avoir assez longtemps à mes côtés; et c'était à mes yeux un grand avantage de pouvoir rattacher à d'anciennes habitudes les relations que le sort allait établir entre nous. Mais ne recevant de vous ni de personne avis de votre arrivée, je commençai à craindre, et c'est encore ma crainte en ce moment, de voir les choses s'arranger de telle façon que lorsque vous viendrez dans la province, je l'aurais déjà quittée. J'ai bien reçu de vous une lettre en Cilicie, le 10 des kalendes de juillet, dans mon camp. Elle est fort aimable. J'y reconnais votre tact et votre esprit; mais elle ne porte date ni de lieu ni de jour; elle ne me dit point à quelle époque je puis compter sur vous; et je n'ai pu savoir du porteur, qui ne la tient pas de vos mains, en quel endroit ni à quelle époque vous l'avez écrite; Dans cette incertitude, je n'en crois pas moins devoir vous envoyer mes huissiers et mes licteurs avec cette lettre. Si vous la recevez à temps, je vous saurai gré de ne pas tarder un moment à venir me joindre en Cilicie. Votre cousin Curius, avec qui je suis très-lie, comme vous le savez, m'a écrit à votre sujet d'une façon toute particulière; C. Virgilius, votre parent et mon intime ami, en a fait autant. J'aurai pour leur recommandation les égards qu'on se doit entre amis. Mais la meilleure de toutes, c'est ce que vous m'avez écrit vous-même; c'est surtout ce que vous me dites de votre dignité et des rapports qu'elle établit entre nous. Il ne pouvait m'être donné par le sort un questeur plus désiré. Aussi croyez que je mets bien du prix à faire éclater ma considération pour votre mérite et pour le nom que vous portez. Mais j'en aurai plus facilement l'occasion, si vous venez me rejoindre en Cilicie: Il y va essentiellement de votre intérêt et de celui de la république.