[9,0] LETTRES A ATTICUS - LIVRE IX [9,1] A ATTICUS. Formies, mars. Au moment où vous lirez cette lettre, je serai sans doute instruit de tout ce qui se sera passé à Brindes. Car Pompée a quitté Canusium le 8 des kalendes, et je vous écris la veille des nones, c'est-à- dire quatorze jours après. Néanmoins chaque heure d'attente accroît mon supplice. Et je ne puis comprendre qu'on n'entende même rien dire; c'est un silence inconcevable. Je me tourmente peut-être sans raison ; mais encore faut-il que je sois informé de tout ce qu'on sait. — C'est aussi un de mes chagrins de ne pouvoir découvrir où sont P. Lentulus et Domitius. J'ai besoin d'être instruit de ce qu'ils veulent faire. Iront-ils joindre Pompée? quand? et par quelle voie? On dit que nos gens de bien sont en foule à Rome; Sosius et Lupus, qui, à ce que croyait Pompée, devaient le devancer à Brindes, siègent déjà sur leur tribunal. Chaque jour un de nous s'achemine vers Rome, jusqu’à M'. Lépide avec qui je passais des journées entières, et qui va partir demain. Moi, je reste à Formies pour être plus a portée des nouvelles de Brindes. Je me rendrai ensuite a Arpinum. De là, par les chemins les moins fréquentés, je gagnerai la mer supérieure, en mettant mes licteurs de côté, ou même en les congédiant tout à fait. Il le faut, car mes temporisations ne sont pas, dit-on, du goût de ces braves gens, qui ont rendu dans tous les temps et encore aujourd'hui de si grands services à la république, et qui me traitent, à ce qu'il paraît, avec assez peu de ménagement, dans leurs entretiens sur mon compte, au milieu des joies si bienséantes de leurs festins. Allons, et en bon citoyen portons la guerre en Italie par terre et par mer; rallumons contre nous la haine éteinte des méchants. Prenons exemple de Luccéius et de Théophane. Scipion du moins a le prétexte, ou de se rendre en Syrie dont le gouvernement lui est échu, ou de ne vouloir pas se séparer de son gendre, ou encore de se dérober au ressentiment de César. Les Marcellus aussi doivent fuir le glaive du vainqueur. Appius a les mêmes motifs de crainte, et il y a contre lui des causes récentes d'irritation. Hors Appius et C. Cassius, tous les autres sont lieutenants ; Faustus est proquesteur. Il n'y aura que moi qui ai eu le choix libre, j'entraîne aussi mon frère. II y a conscience à lui laisser partager de telles chances. César lui en voudra plus qu'à tout autre ; mais je n'ai pu obtenir de lui de rester. C'est bien là payer notre dette envers Pompée; et voilà précisément ce qui me détermine. Ce n'est ni la crainte de propos, qui ne sont rien pour moi, ni l'intérêt d'une cause ou l'on n'a su qu'être faible, et où il va falloir être atroce. Je le fais pour lui, pour lui seul, sans qu'il le demande ou en tienne compte. Ce n'est pas sa cause, dit-il, c'est celle de la république. Mandez-moi si vous songez toujours à passer en Épire. [9,2] A ATTICUS. Formies, mars. 1ere partie. Quoique j'attende une longue lettre de vous aujourd'hui, jour des nones de mars, et votre mauvais jour, je crois; je veux provisoirement répondre un mot au petit billet que vous m'avez écrit le 3, à l'approche de votre accès. Vous êtes charmé, dites-vous, que je sois resté ; et votre opinion là-dessus ne varie point. Cependant vous me conseillez, ce me semble, de la manière la plus positive, dans une précédente lettre, de suivre Pompée, s'il s'embarquait bien accompagné, et si les consuls passaient aussi la mer. Votre mémoire est-elle en défaut? Ai-je mal compris votre pensée? ou enfin avez-vous changé d'avis? La lettre que j'attends va sans doute me l'apprendre. Sinon j'irai encore frapper à votre porte. Rien de Brindes encore. A ATTICUS. Formies, mars. 2eme partie. Quelle complication! Quel labyrinthe ! Comme vous savez analyser les difficultés de la position, et combien peu les résoudre ! vous êtes bien aise que je ne sois pas avec Pompée, et vous dites que ma présence aux actes qui vont le dépouiller serait une honte, mon adhésion, un crime. Donc il faut m'y opposer. Les Dieux vous en gardent! dites-vous. Que faire? quelle alternative! coupable ou puni. J'obtiendrai, dites-vous, de César de rester hors de Rome et de ne me mêler de rien ! Il faut donc supplier! ô misère! et s'il me refuse? En demeurant, dites-vous, mes droits au triomphe subsistent. Au triomphe? mais s'il veut, lui, me l'imposer, l'accepterai-je ? quel opprobre! Dirai-je non? mais ce serait dire mille fois plus encore que lors de son vigintivirat, que c'est lui dont je ne veux en aucune façon. Il ne manquait pas, dans ses apologies, de rejeter sur ce refus tout le mal qui s'est fait alors. Je suis, disait-il, son ennemi à ce point de refuser un honneur, par cela seul qu'il le confère. Quel serait son ressentiment cette fois? ne s'aigrirait-il pas en raison de l'importance plus grande de l'objet refusé, et de l'accroissement de sa propre puissance ? — Quant au mécontentement que vous regardez comme certain de la part de Pompée, c'est un mécontentement auquel je ne vois pas de cause quant à présent. Quoi! il a attendu la prise de Corfinium pour me faire part de ses desseins, et il m'en voudrait de ne l'avoir pas joint à Brindes, alors que César se trouve justement entre Brindes et moi ! Ne sent-il pas que nul n'a moins que lui le droit de se plaindre ? Il voit que mes prévisions étaient plus justes que les siennes sur le peu de ressources des villes municipales, sur la faiblesse des levées nouvelles, sur la nécessité de la paix, sur l'importance de Rome, sur le trésor, sur l'occupation du Picénium : que je n'aille pas le rejoindre quand il n'y aura plus d'obstacle, et qu'il se fâche alors, à la bonne heure ! Ce n'est pas que je craigne sa colère. Que peut-il ? Puis : "Qui ne craint pas la mort n'a jamais rien à craindre". Ce que je redoute seulement, c'est l'accusation d'ingratitude. Mais je suis sûr, et vous en convenez, que, quel que soit le moment, je serai reçu à bras ouverts. Vous me dites que, si César montre de la modération, vous y regarderez à deux fois pour me donner ce conseil. Mais comment ne se porterait-il pas aux dernières extrémités? Voyez l'homme, son caractère, ses antécédents, son but, ses alliances; voyez aussi la force des gens de bien, et surtout leur fermeté. J'achevais à peine la lecture de votre lettre, qu'arrive chez moi Postumus Curtius, se rendant en toute hâte près de César. Il n'a que flottes et armées à la bouche. L'Espagne sera enlevée; l'Asie, la Sicile, l'Afrique, la Sardaigne seront occupées; la Grèce va l'être. Eh bien! partons, partons ; non pour combattre, mais pour fuir avec lui. Aussi bien je ne pourrai supporter les propos de ces gens, quels qu'ils soient. Certes ce ne sont pas des gens de bien, comme on les appelle. N'importe. Je voudrais bien savoir ce qu'ils disent de moi. Tâchez de vous en informer et de me l'apprendre, je vous en supplie. J'ignore encore ce qui a pu se passer à Brindes. Quand j'en serai instruit, je verrai ce qu'il y aurait à faire; mais je ne ferai rien sans vous. [9,3] A ATTICUS. Formies, mars. Le fils de Domitius a passé à Formies le 8 des ides, se rendant en toute diligence auprès de sa mère, à Naples. Pressé de questions par mou esclave Dionysius, il l'a chargé de me dire que Domitius son père était dans les environs de Rome. Il s'était embarqué, nous disait-on, pour rejoindre Pompée, ou passer en Espagne. Je tiens à savoir ce qui en est. La présence de Domitius en Italie n'est rien moins qu'indifférente a la question. C'est pour Pompée une preuve de la difficulté extrême de sortir de la péninsule, cernés comme nous le sommes par les troupes et les garnisons de César; difficulté que l’hiver augmente encore. Dans un autre temps de l'année, la mer intérieure nous ouvrirait passage. A l'époque ou nous sommes, la navigation n'est possible que sur l'Adriatique, dont tous les chemins nous sont fermés. Informez-vous donc de Domitius et de Lentulus. - Aucune nouvelle de Brindes n'a encore percé jusqu'à nous. Nous sommes au 7 des ides; César a dû y arriver hier ou aujourd'hui; il a couché à Arpi le jour des kalendes. A entendre Postumus, il va poursuivre Pompée, qui, suivant son calcul, doit être embarqué. Je ne crois pas que César puisse se procurer des matelots. Postumus est persuadé du contraire, d'autant, dit- il, qu'il n'y a pas un marin qui ne connaisse sa générosité. Mais je ne puis tarder à savoir tout ce qui se sera passé à Brindes. [9,4] A ATTICUS. Formies, mars. Il n'est de repos pour moi qu'en vous écrivant ou en lisant vos lettres. Ce qui n'empêche pas que la matière ne commence à me manquer; et je sais que très certainement vous êtes dans le même cas. Allez donc aujourd'hui écrire de ces riens dont s'amusent les esprits tranquilles. Quant aux affaires du moment, c'est un sujet dès longtemps épuisé entre nous. Mais pour lutter contre le chagrin, je me pose à moi- même des questions politiques, ayant trait aux circonstances présentes. Par là mon esprit échappe à la mélancolie, et ses facultés restent tendues sur les difficultés qu'il s'agit de résoudre. Ces questions, les voici : « Doit-on rester dans son pays, lorsqu'il est sous le joug d'un tyran? Tous moyens sont-ils légitimes pour arriver au renversement de la tyrannie, dût même la secousse avoir éventuellement pour effet la ruine de l'État? Celui qui renverse un tyran ne rend-il pas suspecte sa propre élévation? Pour secourir la patrie, la voie d'attente et de négociation est- elle préférable à la force ouverte? Un bon citoyen peut-il, quand la patrie est opprimée, se tenir à l'écart et rester inactif? ou lui faut-il, coûte que coûte, tout faire pour la liberté? Peut-on, en vue de l'affranchissement de son pays, y porter la guerre et assiéger même sa patrie? Celui qui, par sentiment, répugne à en appeler aux armes, est-il néanmoins tenu de se ranger du bon parti? Est-on irrévocablement lié à une cause politique par l'amitié ou les bienfaits, quelques fautes qu'on y ait commises? L'homme qui a bien mérité de la patrie, qui pour elle a souffert tous les maux que peut infliger la haine des méchants, n'a-t-il pas payé définitivement sa dette? Ne lui est-il pas donné de faire enfin acception de lui-même et de ceux qui lui sont chers, de quitter l'arène politique, laissant le gouvernement à ceux qui ont le pouvoir? " Voilà sur quels sujets je m'exerce, traitant le pour et le contre tantôt en grec, tantôt en latin. C'est une diversion salutaire à ma tristesse ; car ces abstractions-là me sont très applicables. Mais je crains que, pour vous, tout cela ne vous tombe à contretemps ; car cette lettre, si le porteur marche comme il faut, vous arrivera juste le jour de votre accès. [9,5] A ATTICUS. Formies, mars. Vous raisonnez on ne peut mieux dans votre lettre datée du jour de votre naissance, et que m'a remise le lendemain Philotimus : votre affection s'y montre autant que votre prudence. Oui, gagner l'Adriatique, s'embarquer sur la mer de Toscane, se rendre à Arpinum, rester à Formies, difficultés de toutes parts. Si je m'en vais, j'aurai l'air de le fuir; si je reste, de l'attendre pour le féliciter. Mais je ne sais rien de pis que de voir ce qu'il me faudra voir bientôt. J'ai eu Postumus chez moi ; vous savez comme il m'a excédé. Depuis, Fufius a passé par ici; il courait à Brindes. Quels airs! quelle assurance I Pompée est un monstre. Le sénat ne sait ce qu'il veut, ni ce qu'il fait. Même ici je ne puis tenir à ces incartades ; comment les essuyer de la part d'un Curtius en pleine curie? Or supposez que je le prenne sur moi. Quand j'entendrai dire : Parlez, Marcus Tullius, comment me tirer de là? Sans parler de la république, que je regarde comme morte de ses remèdes autant que de son mal, que dire sur Pompée? Je l'ai (à quoi bon le nier?) assez peu ménagé; car on laisse les événements pour s'en prendre aux causes. Persuadé, convaincu, comme je l'étais, que tous nos maux (et quels maux ! ) proviennent de lui, naissent de ses fautes, je me suis montré plus animé contre sa personne que contre César même. C'est ainsi que nos ancêtres ont attaché un souvenir plus funeste au jour de la bataille d'Allia qu'a celui de la prise de Rome. Un mal a produit l'autre. Le premier jour est demeuré néfaste. Qui sait même la date du second? Aussi quand je récapitule toutes ses fautes depuis dix années, y compris celle où, pour ne rien dire déplus, il me laissa opprimer sans défense; quand je songe à tout ce qu'il a montré dans ces derniers temps de légèreté, de lâcheté, d'incapacité, mon indignation s'allume. Mais tout cela est du passé. Je ne veux me rappeler que ses bienfaits, que le prestige de son nom. Je commence à voir un peu tard, mais je vois clairement, que Balbus m'a pris pour dupe, et que l'on ne tend aujourd'hui, que l'on n'a visé dès le principe, qu'à la ruine de Pompée. Quand, dans l'Iliade, une mère, une déesse dit a Achille, "Ton trépas, ô mon fils, suivra celui d'Hector"; il lui répond : " Eh bien! si je n'ai pu secourir mon ami, Mourons sur l’heure...". A cette heure, il s'agit non seulement d'un compagnon, mais d'un bienfaiteur; ajoutez d'un grand homme, et d'une belle cause. Qui peut, pour de telles considérations, regarder au sacrifice de sa vie? Pour vos gens de bien, je ne compte point sur eux, ni ne me soucie de leur opinion. Ils sont ou seront pour César. Qu'est-ce que les prières officielles des municipes pour la santé de l'autre, auprès de cet élan de félicitations qui accueille celui-ci après la victoire? Ils ont peur, me direz-vous; c'était aussi leur excuse auprès de lui, ils avaient peur. Attendons les événements de Brindes ; peut-être ils m'apporteront de quoi me décider, de quoi vous écrire au moins. [9,6] A ATTICUS. Formies, mars. Point de nouvelles encore de Brindes. Balbus m'écrit de Rome qu'il croit le consul Lentulus embarqué ; Balbus jeune, qui n'a pu le joindre, a appris cette nouvelle à Canusium, d’où il lui écrit. Balbus ajoute que les six cohortes qui étaient à Albe se sont livrées à Curius sur la voie Minucienne; qu'il le tient directement de César, qui sera bientôt à Rome. Je suivrai votre conseil. Je n'irai point me cacher à Arpinum, dans de telles circonstances. Je voulais pourtant m'y rendrez pour revêtir mon fils de la robe virile, et je comptais donner cette excuse à César; mais il pourrait trouver étrange que je n'eusse pas choisi Rome de préférence pour la cérémonie. Après tout, s'il faut que je le voie, autant vaut ici qu'ailleurs. Nous y pourrons réfléchir sur le reste, savoir, si je dois m'en aller! par où? Et quand m'en aller? — On dit que Domitius est à sa maison de Cosa, et l'on assure même qu'il va s'embarquer. Si c'est pour l'Espagne, tant pis ; s'il va rejoindre Pompée, bon. Mieux vaut être au bout du monde sans doute que de se trouver avec Curtius, dont moi, son patron, je ne pourrais pas supporter la vue. Que dire des autres? Mais chut, j'aurais trop à dire sur mon propre compte; moi qui ai si bien fait, avec mon amour pour la patrie, et mes idées de conciliation, que je me trouve cerné et comme pris au piège. Ma lettre écrite, j'en reçois une de Capoue, dont voici la teneur. « Pompée s'est embarqué avec toutes ses troupes, formant un effectif de trente mille hommes. Les consuls, les deux tribuns du peuple et les sénateurs qui étaient avec lui, se sont embarqués avec leurs femmes et leurs enfants. Ils ont fait voile, dit-on, le 4 des nones de mars, et depuis le vent du nord n'a cessé de souffler. On ajoute que Pompée a fait détruire ou brûler tous les vaisseaux qui restaient dans le port. » Ces nouvelles ont été données a Lucius Métellus, tribun du peuple, à Capoue, par Claudia sa belle-mère, qui s'est aussi embarquée. — Jusqu’ici j'ai bien souffert, comme on le conçoit, d'une anxiété dont je ne trouvais aucun moyen de sortir; mais a présent que Pompée et les consuls ont quitté l'Italie, ce n'est plus de l'anxiété, c'est un supplice. « Mon coeur est sans force, et mon esprit frappé de stupeur : » oui, ma tête s'égare, je succombe sous le poids du déshonneur. Il fallait tout d'abord m'attacher aux pas de Pompée, quelques fautes qu'il ait faites ; ne pas me séparer des gens de bien, quelque aveugles que fussent leurs mesures. Que dis-je ? ces mêmes objets d'affection qui me rendaient si timide à tenter la fortune, ma femme, ma fille, nos chers Cicérons, me conseillaient ce parti, et déclaraient l'autre honteux et indigne de moi. Pour mon frère Quintus, il était résigné à trouver tout bien, et à faire sans répugnance ce que je ferais. — Je me suis mis à relire vos lettres depuis le commencement ; cela m'a redonné du ton. La première est une invitation, une prière de ne pas me compromettre. Vous me félicitez dans la seconde de n'être point parti. En les lisant, je me réconcilie avec moi- même. Mais l'excitation cesse avec la lecture ; le chagrin reprend le dessus. La honte, ce fantôme, est toujours la. Je vous en conjure, ô mon cher Titus, arrachez-moi à mes maux, adoucissez-en du moins l'amertume ; conseillez-moi, consolez-moi, s'il est possible. Hélas ! qu'y pouvez-vous faire? quelle puissance humaine y réussirait ? un Dieu le pourrait à peine.— Ce que je veux au moins chercher d'obtenir, ce dont vous-même encouragez l'espoir, c'est que César m'accorde de n'être pas au sénat lors des propositions qu'on ne va pas manquer d'y faire contre Pompée. Je crains bien, moi, d'être refusé. Furnius est venu de sa part : (et pour que vous sachiez en passant à quels hommes nous avons affaire) il m'a dit que le fils de Q. Titinius était avec César. Celui-ci m'adresse, au surplus, des remerciements plus que je n'en voudrais. Lisez sa lettre, et voyez ce qu'il souhaite de moi ; elle est courte, mais significative. Quel malheur que vous ayez été malade ! nous ne nous serions pas quittés. Je n'aurais pas manqué de conseils. « Nous aurions été deux. » Mais laissons là le passé, songeons a l'avenir. — Je me suis laissé abuser en deux choses : d'abord, j'ai cru à un accommodement ; bien décidé, les partis une fois d'accord, à rentrer dans la vie commune et à préserver ma vieillesse de tout tracas; ensuite j'ai vu que Pompée allait allumer une guerre sanglante, désastreuse, et je jugeai, j'en atteste les Dieux, que mon devoir d'homme et de citoyen était de braver tous les supplices, plutôt que d'être, à aucun degré, promoteur ou seulement agent d'un pareil dessein. Maintenant je trouve qu'il eût mieux valu mourir que de me ranger avec le parti contraire. Pensez à tout cela, mon cher Atticus, et repensez-y mille fois. Toute solution est préférable au tourment d'esprit que j'endure. CÉSAR, IMPÉRATOR, A CICÉRON, IMPÉRATOR, SALUT. J'ai à peine entrevu Furnius, et je n'ai le loisir ni de lui parler ni de l'entendre. Le temps me presse. Nous sommes en marche, et les légions ont pris les devants. Je ne veux pourtant pas laisser partir Furnius sans vous envoyer un mot de gratitude. Combien ne vous dois-je pas ! et combien, j'en suis sur, ne vous devrai-je pas encore? vous faites tant pour moi ! Ce que je vous demande surtout, c'est de vous rendre à Rome. J'y serai bientôt, j'espère. Puissé-je vous y voir, et profiter de vos lumières, de votre crédit, de votre position, de tout ce que vous pouvez enfin ! Je finis comme j'ai commencé ; le temps me presse. Pardonnez-moi donc si je ne vous écris qu'un mot : Furnius vous dira le reste. [9,7] A ATTICUS. Formies, mars. Je vous avais écrit sous la date du 4 des ides, mais l'homme qui devait se charger de ma lettre n'est point parti. Par compensation, le coureur dont m'avait parlé Salvius est arrivé ce jour-la même, et il m'a remis de votre part une dépêche bien nourrie. Elle m'a mis un peu de baume dans le sang. Je ne puis me dire ressuscité, mais c'est quelque chose d'approchant. Je n'en suis pas, comme vous le pensez bien, à compter sur un dénouement heureux. Ces deux hommes vivant, l'un d'eux surtout, il n'est pas de république possible. J'ai fait mon deuil de la tranquillité, et me résigne à tout pour l’avenir. Ma crainte était de ne point me montrer, ou plutôt de ne m'être point montré digne de moi. — Vous comprenez tout ce que vos lettres m'ont fait de bien ; je ne parle pas seulement de la plus longue où tout est dit et admirablement dit. Je parle aussi de cette petite lettre où j'ai trouvé ce que je désirais le plus au monde, l'approbation de mes intentions et de ma conduite par Péducéus. C'est un vrai bonheur pour moi; car je sais à quel point il m'aime, et tout ce qu'il a de rectitude dans l'esprit. Votre grande lettre a remis le coeur à tous les miens, comme à moi-même. Je suivrai votre conseil ; je resterai à Formies. Ainsi on ne m'accusera point de courir au- devant de lui; et si nous ne nous voyons point, il ne pourra pas, de son côté, dire que je l'évite. — Quant à obtenir son agrément pour observer à l'égard de Pompée autant de ménagements que j'en ai gardé envers lui- même, vous verrez par une lettre d’Oppius et de Balbus, dont je vous envoie copie, que j'y travaille depuis longtemps. Je vous envoie également copie d'une lettre que César leur a écrite; elle est aussi modérée qu'on pouvait l'attendre, venant d'un homme dont l'ambition est sans mesure. Si César me refuse, je dois, selon vous, m'entremettre pour négocier la paix. Je ne recule pas devant les dangers de ce rôle. Lorsque des périls vous environnent de toutes parts, comment ne se jetterait-on pas préférablement du côté où il y a du moins de l'honneur à gagner? Mais je crains d'embarrasser Pompée; je crains « son regard, plus terrible que celui de Méduse. » Vous n'imaginez pas à quel point notre cher Cnéius tient à être un second Sylla. J'en parle savamment; il ne s'en est d'ailleurs jamais beaucoup caché. Eh quoi! direz-vous, vous le savez, et vous restez ce que vous êtes ! J'agis non par sympathie, sachez-le bien, mais par reconnaissance, comme pour Milon, comme pour .... Il suffit d'en citer un. Vous ne trouvez donc pas cette cause bonne? allez-vous dire encore. Excellente, au contraire. Mais souvenez-vous qu'on la soutiendra par les moyens les plus mauvais. Leur dessein est d'abord d'affamer Rome et l'Italie; puis de dévaster et de brûler tout. Et ils ne se feront pas un scrupule de dépouiller les riches. Le parti contraire en fera tout autant ; et si, par gratitude, je n'étais pas engagé d'un côté, j'aimerais mieux attendre chez moi le pis qu'on puisse faire. Mais j'ai de telles obligations à Pompée, que je ne puis supporter l'idée d'ingratitude. Ce n'est pas que vos raisons contre ce scrupule ne me paraissent très- fondées. — Je suis de votre avis sur mon triomphe; je le laisse de côté sans peine et sans regret. Ce serait admirable sans doute, si nous pouvions insensiblement gagner le moment ou la navigation s'ouvrira; pourvu, dites-vous, qu'il ait pris un peu de consistance ! Il en a plus que nous ne croyons ; là-dessus, ne vous mettez pas en peine. Je vous réponds que s'il en a la puissance, il ne laissera pas en Italie pierre sur pierre. Et vous voulez vous associer à lui, allez-vous vous écrier encore ! J'agis contre ma pensée, je vous le répète, et contre tous les enseignements de l'histoire. D'ailleurs, si je veux m'en aller, c'est beaucoup moins pour aider un parti dans ses violences, que pour ne pas être témoin des violences de l'autre. Ne croyez pas en effet qu'on s'arrête en chemin, et qu'on ne nous en fasse pas voir de toutes les façons. Ne les connaissez-vous pas aussi bien que moi? Ne savez-vous point qu'il n'y a plus de loi, plus de magistrats, plus de justice, plus de sénat, et que les fortunes particulières et la fortune publique ne suffiront point aux débauches, aux extravagances, aux profusions et aux besoins de tant de misérables qui manquent de tout? Donc, à tout prix, je veux m'embarquer, si tel est toutefois votre avis. Sortons donc de ces lieux et partons, n'importe par quelle mer! par où il vous plaira pourtant. Mais partons; rien ne peut plus me retenir. Vous n'attendez que les nouvelles de Brindes, et nous allons les avoir. — Jusqu'à présent, dites-vous, les gens de bien approuvent ma conduite, et ils savent que je ne suis pas parti. Tant mieux! si toutefois un pareil mot est de mise aujourd'hui. Je chercherai de nouveau à savoir ou est Lentulus ; j'en ai chargé Philotimus, homme de tête , et qui n'est que trop exalté dans le bon parti. —Je ne terminerai pas cette lettre sans vous dire combien je crains que vous ne trouviez plus matière à m'écrire. Peut-on parler d'autre chose que des affaires publiques? Et qu'auriez-vous à ajouter à ce que vous m'avez dit? mais vous avez assez d'esprit (je parle comme je pense) pour suppléer à tout; et l'amitié, qui chez moi sait si bien m'ouvrir l'esprit, l'amitié vous viendra aussi en aide. Encore des lettres donc, je vous prie, et le plus que vous pourrez. Je vous en veux de ce que vous ne m'invitez pas en Épire, moi qui ne suis pas pourtant un trop mauvais compagnon. Mais bonsoir. Vous avez à vous promener et à vous faire frotter ; et moi j'ai besoin de dormir. Je devrai à vos lettres une nuit de bon sommeil. BALBUS ET OPPIUS A M. CICÉRON, SALUT. Dans quelque position qu'on se trouve, soit humble et obscure comme la nôtre, soit haute et considérable, on doit s'attendre à voir juger par l'événement et non par l'intention les conseils que l'on donne. Cependant votre bonté nous encourage, et nous allons vous dire quel est, selon nous, le vrai point de vue des choses au sujet de ce que vous nous écrivez. Dans le cas où nous nous tromperions, ce sera de bonne foi et dans toute la candeur de notre âme. Si César ne faisait point ce que dans notre opinion il doit faire ; si son premier soin, en arrivant à Rome, n’était point de travailler à une conciliation entre lui et Pompée; si nous ne savions pas enfin de lui-même que telle est son intention, nous ne vous appellerions pas à Rome, où le rôle de médiateur sera pour vous plus honorable et plus facile que pour qui que ce soit, étant comme vous l'êtes lié avec l'un et avec l'autre. Si nous supposions à César d'autres intentions et la pensée de faire la guerre à Pompée, de même que nous vous avons supplié de ne pas vous armer contre César, de même nous n'irions pas vous conseiller la guerre contre un homme à qui vous devez tant. Enfin, si nous ne parlions de César que par conjecture, au lieu d'en parler de science certaine, nous vous dirions encore qu'ami de tous les deux, il est de voire honneur et de votre loyauté de vous abstenir. Or cette neutralité, nous ne doutons point que le généreux coeur de César ne vous en tienne un très grand compte. Si même vous le jugez à propos, nous lui demanderons de s'expliquer lui-même à cet égard, et, sur sa réponse, nous vous dirons quelle est notre impression. Nous vous engageons notre foi que vous n'aurez de nous que des conseils inspirés par le soin de votre honneur, plutôt que par les intérêts de César. Telle est son amitié pour nous, que nous comptons absolument sur son approbation. BALBUS A CICÉRON, IMPERATOR, SALUT. Si vous vous portez bien, je m'en réjouis. Après vous avoir écrit en commun, Oppius et moi, j'ai reçu une lettre de César dont je vous envoie copie; vous y pourrez, voir combien il souhaite la paix et un rapprochement avec Pompée, et combien son coeur est éloigné de toute pensée violente. Je suis heureux, autant que je le dois, de le voir dans ces dispositions. Quant à vous, mon cher Cicéron, sur vous, sur vos engagements, sur vos affections, je ne pense pas autrement que vous- même. L'honneur et le devoir vous défendent de porter les armes contre un homme dont vous êtes l'obligé. Je connais César, et il m'est démontré qu'il ne vous en blâmera point. Je sais de science certaine que si vous ne prenez aucune part à ce débat armé, et ne vous joignez pas à ses adversaires, il croira avoir obtenu de vous tout ce qu'il peut en attendre. Comment, en effet, pourrait-il demander davantage à un homme tel que vous, puisqu'il me permet à moi-même de ne pas être dans son camp, c'est-à-dire dans le camp qui est opposé à Lentulus et à Pompée, à qui j'ai des obligations? Il me suffit, m'a-t-il dit, que vous gardiez votre toge et que vous me serviez à Rome, comme vous les servirez d'ailleurs eux- mêmes s'ils le veulent. Et maintenant en effet je suis occupé à Rome de toutes les affaires de Lentulus, que seul je dirige. J'acquitte ainsi envers lui et en même temps envers Pompée ma dette de gratitude et de dévouement. Après tout, il me semble qu'on ne doit pas absolument désespérer d'un accord, puisque César est dans les dispositions que nous pouvons le plus souhaiter. Je verrais avec satisfaction qu'il vous parût a propos de lui écrire pour lui demander son appui, comme vous demandâtes avec tant de raison, selon moi, l'appui de Pompée dans l'affaire de Milon. Ou je connais bien mal César, ou je me porte fort que, pour vous répondre, il consultera beaucoup moins son intérêt que votre position personnelle. — Je ne sais point si toutes ces observations vous paraîtront justes; ce que je sais, c'est qu'il n'en est aucune qui ne me soit inspirée par une vive affection et par un dévouement véritable. Je vous place si haut dans ma pensée, (je vous le jure sur la tête de César) qu'il est bien peu de personnes au monde qui me soient aussi chères que vous. Aussitôt que vous aurez pris votre parti, soyez assez bon pour me l'écrire. Ce ne m'est pas chose indifférente que vous restiez bien avec l'un et avec l'autre. C'est votre désir à vous-même, et je n'ai pas le moindre doute, je vous assure, que vous n'y réussissiez. Ayez soin de votre santé. CÉSAR A OPPIUS ET BALBUS. C'est, je vous jure, avec un plaisir bien vif que je trouve dans votre lettre l'approbation de ce qui s'est passé à Corfinium. Je suivrai vos conseils, et il m'en coûtera d'autant moins qu'ils sont d'accord avec mes propres déterminations. Oui, j'userai de douceur et je ferai tout pour ramener Pompée. Tentons ce moyen de gagner les cœurs et de consolider la victoire. La terreur n'a réussi qu'a faire détester mes devanciers, et n'a soutenu personne. Sylla fait exception, mais je ne le prendrai jamais pour modèle. Cherchons la victoire par d'autres voies, et prenons désormais pour appuis les bienfaits et la clémence. Mais comment procéder? J'ai quelques idées en tête, il peut m'en venir encore. Tournez aussi vos méditations de ce côté. — Cn. Magius, préfet de Pompée, a été surpris par mes troupes. Fidèle à ma résolution, je l'ai renvoyé sur-le-champ. Déjà deux autres préfets des ouvriers de Pompée étaient tombés en mon pouvoir, et je les avais renvoyés de même. Si de tels procédés les touchent, leur devoir est de faire comprendre à Pompée que mon amitié vaut mieux pour lui que son alliance avec des hommes qui, au fond, ont toujours été ses ennemis et les miens, et dont les intrigues ont mis la république dans le triste état où nous la voyons. [9,8] A ATTICUS, Formies, mars. Je suis à souper aujourd'hui, veille des ides, et il est nuit, lorsque Statius me remet votre petite lettre. Je vous réponds d'abord non seulement sur L. Torquatus, mais encore sur Aulus; ils sont partis l'un et l'autre, le premier depuis plusieurs jours. J'apprends avec peine ce que vous me rapportez des réunions de Réate, et de tous ces germes de proscription pour le pays des Sabins. Oui, on m'avait annoncé déjà que beaucoup de sénateurs étaient revenus à Rome. Quelqu'un pourrait-il me dire pourquoi ils en sont sortis? — L'opinion générale ici est que César sera à Formies le 11 des kalendes d'avril. Ce n'est guère au surplus qu'une conjecture. On n'a ni courriers ni lettres. Je voudrais bien avoir auprès de moi cette Minerve d'Homère, sous les traits de Mentor. Je lui dirais : « Mentor, quel maintien avoir à son approche et quel accueil lui faire? » — Je ne me suis jamais trouvé en si grand embarras : du moins j'y suis préparé ; et, quoi qu'il arrive, c'est quelque chose de n'être pas pris au dépourvu. Soignez-vous bien, car je pense que c'était hier votre jour de fièvre. [9,9] A ATTICUS. Formies, 17 mars. J'ai reçu, le lendemain des ides, trois de vos lettres, qui sont du 4, du 3, et de la veille des ides; j'y vais répondre suivant l'ordre de leur date. Je crois, comme vous, que ce que j'ai de mieux à faire c'est de demeurer à Formies ; et de ne me point embarquer sur la mer Adriatique. Je m'y prendrai, comme je vous l'ai déjà dit, de telle façon avec César, qu'il trouvera bon que je ne me mêle point des affaires du gouvernement. Vous me louez de ma disposition à oublier les fautes de notre ami : oui, je les oublie, et je veux même oublier, de plus, tous les sujets de plaintes qu'il m'a pu donner; tant il est vrai que je suis plus sensible aux bienfaits qu'aux injures. Faisons donc comme vous le dites, et tâchons de nous remettre bien avec nous-mêmes. C'est à quoi je pense dans mes promenades, et tout en cheminant je m'exerce sur les questions que je vous ai proposées; mais il y en a quelques-unes bien difficiles à décider. Je veux croire ce que vous me mandez de nos gens de bien, mais vous savez le proverbe: Denys a Corinthe. Le fils de Titinius est avec César, il semble que vous appréhendez de me donner des conseils qui ne me plaisent pas; rien au contraire ne me fait plus de plaisir que vos lettres ou vous me dites ce que vous pensez. Continuez donc, je vous prie, comme vous me le promettez, et écrivez-moi tout ce qui vous viendra dans l'esprit; encore une fois, rien ne peut m'être plus agréable. — Venons maintenant à votre seconde lettre. Vous avez raison de ne pas croire que Pompée ait emmené tant de soldats; Clodia s'était trompé de moitié. Il n'est pas vrai non plus qu'on ait détruit ce qui restait de vaisseaux dans le port. Vous louez les consuls; j'approuve leur bonne intention, mais je blâme le parti qu'ils ont pris. En se séparant de Pompée, ils ont coupé court a toutes les propositions de paix. Ainsi je ne pense plus à l’ouvrage que je méditais, et je vous renvoie par Philotimus le traité de Démétrius sur l'union des citoyens. Je ne doute plus que nous soyons menacés d'une guerre funeste, que Pompée commencera en affamant l'Italie ; et je suis fâché néanmoins de n'être rien dans cette mêlée fratricide. En effet, si c'est un crime de laisser dans le besoin ses vieux parents, quel nom donner à ces fureurs de nos chefs, qui vont faire périr par la faim la patrie elle-même, la plus vénérable et la plus sacrée des mères? Ce n'est pas seulement mon imagination qui s'en épouvante ; j'ai tout entendu de mes oreilles. Ces vaisseaux qu'on rassemble de tous côtés, d'Alexandrie, de la Colchide, de Tyr, de Sidon, d'Arade, de Cypre, de la Pamphylie, de la Lycie, de Rhodes, de Chio, de Byzance, de Lesbos, de Smyrne, de Milet, de Cos, c'est pour intercepter les convois destinés à l'Italie, et pour envahir toutes ces provinces nourricières de Rome. Mais quelle sera la colère du chef, surtout contre ceux qui avaient le plus à coeur de sauver l'Italie, comme s'il avait été abandonné par ceux qu'il a abandonnés lui- même ! Aussi, lorsque je délibère sur le parti que j'ai à prendre, je ne me sens vraiment entraîné que par mon attachement pour Pompée ; sans cela, j'aimerais mieux mourir dans le sein de ma patrie, que de la détruire sous prétexte de la sauver. Pour le vent du nord, rien n'est plus sûr. Je crains, comme vous, pour l'Épire; mais quelle province de la Grèce sera à l'abri des ravages? Il promet hautement lui-même à ses soldats, il leur montre déjà des largesses plus grandes que celles de César. Vous me conseillez fort bien de ne point mollir dans mon entrevue avec ce dernier, et de lui parler avec vigueur. Oui, je le ferai. Je n'irai à Arpinum qu'après que je l'aurai vu, de peur de ne me pas trouver ici lorsqu'il y passera, ou d'être obligé, pour le joindre, de courir de côté et d'autre par de fort mauvais chemins. J'ai ouï dire, comme vous le marquez, que Bibulus était arrivé, et qu'il était reparti la veille des ides. — Vous me dites, dans votre troisième lettre, que vous attendez Philotimus, mais il n'est parti d'ici que le jour des ides, et c'est pour cela que vous n'avez pas reçu plus tôt ma réponse à la lettre qu'il m'avait apportée, quoique je l'eusse faite sur-le- champ. Je crois, comme vous, que Domitius est auprès de Cosa; mais on ignore ses projets. Et que pensez-vous d'un certain homme de cet infâme qui prétend qu'un préteur peut tenir les comices consulaires? c'est bien la le mauvais citoyen que nous avons connu. Je vois bien maintenant l'intention de César, lorsqu'il me dit, dans la lettre dont je vous ai envoyé une copie, qu'il a besoin de mes conseils : passe encore pour cela, de mon crédit, il y a de quoi en effet! mais il veut peut-être m'insinuer que je pourrais bien lui gagner quelques voix de sénateurs : de mon autorité; un consulaire lui paraît, sans doute, quelque chose; enfin, de tout mon pouvoir. J'ai commencé par soupçonner à la lecture de votre lettre que c'était cela, ou quelque chose de fort approchant, qu'il avait en vue. Il est très important pour lui qu'il n'y ait point d'interrègne, et il n'y en aura pas, si un préteur peut tenir les comices consulaires. Mais, dans nos livres d'augures, nous trouvons qu'un préteur ne peut présider, ni à l'élection des consuls, ni même à celle des préteurs, et qu'il n'y en a point d'exemple : il ne peut présider à celle des consuls, parce qu'un magistrat inférieur n'en peut créer un supérieur, ni à celle des préteurs, parce que leur élection est la même, quoique les consuls soient au-dessus d'eux. Vous verrez que César pense bien un peu a se servir de moi pour faire décider que cela se peut, et qu'il voudrait bien se passer de l'autorité de Galba, de Scévola, de Cassius et d'Antoine. Que la terre plutôt s'entr'ouvre sous mes pas! — Mais vous voyez quel orage se prépare. Lorsque je saurai au juste les noms et le nombre des sénateurs qui ont passé la mer, je vous le manderai. Vous avez raison de croire que Pompée ne pourra faire subsister son armée qu'en levant des subsides extraordinaires; et vous jugez fort bien, par l'avidité insatiable de ceux qui l'entourent, que cette guerre ne peut être que désastreuse. Quoique Trébatius, à ce que vous me mandez, n'espère rien de bon de tout cela, je ne laisse pas d'avoir fort envie de le voir : pressez-le, je vous prie; je serais bien aise de l'entretenir avant l'arrivée de César. Dès que je sus la mort de Phaméa, je souhaitai, si nous devons encore avoir une république, que quelqu'un de mes amis achetât sa maison de Lanuvium : cependant, quoique vous soyez mon meilleur ami, je n'avais point du tout pensé à vous. Je savais comment vous placiez votre argent, et j'avais vu à Rome et à Délos vos livres de compte. Au reste, quoique cette maison soit très agréable, je ne voudrais pas en donner maintenant ce que j'en offris sous le consulat de Marcellinus. Comme elle était fort à ma convenance, à cause de celle que j'avais alors à Antium, et que je croyais qu'il m'en coûterait moins pour l'acheter que pour rebâtir celle de Tusculum, j'en offris cinq cent mille sesterces à Phaméa, qui était à Antium pour la vendre : il refusa. Mais tout cela est bien tombé, à cause de la rareté de l'argent. Si vous l'achetiez, cela m'irait fort bien à moi, ou plutôt à nous deux. Et ne comptez pas pour rien les folles dépenses qu'on y a faites; ces embellissements l'ont rendue charmante. Mais, hélas ! il me semble déjà que toutes ces belles choses sont la proie de la destruction. Voilà ce que j'avais à répondre à vos trois lettres; mais j'en attends d'autres : c'a été jusqu'à présent ma seule consolation. Le jour des liberalia. [9,10] A ATTICUS. Formies, mars. Je n'ai, à vrai dire, rien à vous mander; j'ai répondu hier a toutes vos lettres, et il n'est venu depuis aucune nouvelle : mais comme le chagrin, qui m'ôte le sommeil, ne me laisse pas même veiller en repos, et que je n'ai de soulagement que lorsque je m'entretiens avec vous, je vous écris sans savoir précisément ce que je vais vous dire. — Je trouve que j'ai été aveuglé dès le commencement, et mon plus grand tourment c'est de me reprocher aujourd'hui de n'avoir pas suivi partout Pompée, comme un soldat suit son drapeau, quoiqu'il allât de chute en chute à sa perte dernière. Je le vis le 14 des kalendes de février; la peur le tenait déjà, et de ce jour je connus quel était son dessein. Je n'en ai pas été plus content depuis; il n'a fait qu'entasser fautes sur fautes; il ne m'écrivait point, il ne pensait qu'à fuir. Que voulez- vous? Comme en amour les femmes qui se négligent, qui n'ont ni grâce ni esprit, s'en vont bientôt de notre coeur, ainsi la faiblesse de Pompée et la honte de sa fuite m'avaient dégoûté de l'aimer. Il ne faisait rien qui fût digne de lui ; pourquoi me serais-je mis à la suite d’un fuyard? Maintenant l’amitié reprend le dessus, et je ne peux plus supporter d'être loin de lui. Mes livres, mes études, ma philosophie ne me soutiennent plus; je suis comme cet oiseau que vous savez; je regarde nuit et jour la mer; je voudrais m'envoler. Je suis puni, oui, cruellement puni de mon imprudence; mais, après tout, qu'ai je à me reprocher? qu'est-ce que j’ai fait sans d'excellentes raisons? S'il ne s'était agi que de fuir avec Pompée, je m'y serais déterminé sans peine; mais c'est cette guerre, qui sera plus cruelle qu'on ne pense, c'est cette guerre que j'ai eu en horreur. Quelles menaces n'a-t-il pas faites aux villes de l'Italie, à plusieurs gens de bien en particulier, et en général à tous ceux qui ne le suivraient point? Combien de fois lui est-il échappé de dire : Sylla a pu le faire, pourquoi ne le ferais-je pas? Non, je ne puis bannir ces idées. Tarquin fut coupable d'avoir armé contre sa patrie Porsenna et Octavius Mamilius. Coriolan fut impie de s'être fait aider par les Volsques : honneur à Thémistocle, qui a mieux aimé mourir ! On détestera toujours la mémoire d'Hippias, fils de Pisistrate, qui fut tué à la bataille de Marathon en combattant contre sa patrie. Mais Sylla, mais Marius, mais Cinna, n'ont rien fait de semblable ; ils avaient même une apparence de droit; et pourtant quoi de plus cruel que leur victoire? Quoi de plus funeste? Une telle guerre me faisait reculer d'horreur, et d'autant plus qu'on prenait sous mes yeux des résolutions et des mesures encore plus terribles. Moi, à qui on a donné les titres saints de sauveur et de père de la patrie, j'amènerais sous ses murs les Gètes, les Arméniens et la Colchide! Je viendrais affamer Rome et ravager l'Italie! Je considérais que Pompée était un homme sujet à la mort et pouvant périr de mille manières, tandis que nous devions, autant qu'il était en nous, travailler au salut et à l’immortalité de Rome et du peuple romain. J'avais bien quelque espérance d'ailleurs qu'on s'accorderait, et que César ne pourrait se résoudre à soutenir un pareil attentat, ni Pompée à suivre un si funeste dessein. Les choses sont tout autres maintenant, et mon esprit aussi. Le soleil, pour me servir de l'expression d'une de vos lettres, me paraît s'être retiré du monde. Comme on dit qu'un malade n'est pas désespéré tant qu'il a un souffle de vie, de même tant que Pompée a été en Italie, j'ai eu quelque espérance de paix. Voilà, voilà ce qui m'a trompé; et pour vous parler vrai, cet âge où la nature, après de si longs travaux, se tourne vers le repos, m'a rendu plus chères, en m'affaiblissant, ces douceurs du bonheur domestique. maintenant je suis résolu, quel que soit le danger, à m'échapper d'ici. Peut-être l'aurais-je dû faire plus tôt; mais j’ai été retenu par les raisons que je viens de vous dire, et encore plus par vos conseils. — En ce même instant je me suis mis à relire vos lettres, que je tiens cachetées, et que j'enferme avec soin. Voici ce que vous me dites dans celle du 1 des kalendes de février : Voyons auparavant ce que fera Pompée, et où aboutiront ses dispositions. S'il abandonne l’Italie il ne peut faire une plus grande faute, et une faute plus déraisonnable : alors il nous faudra suivre un autre plan. Vous m'écrivîtes cette lettre quatre jours après que nous fûmes sortis de Rome. Dans une autre du même jour, vous décidez la chose absolument : Je viens, dites vous, à votre question : Si Pompée sort de l’Italie, je crois que vous ferez bien de revenir à Rome : quelle apparence de le suivre jusqu'au bout du monde? J'ai bien retenu cela, et je vois maintenant que cette fuite honteuse, que vous appelez par adoucissement une retraite, sera suivie d'une guerre qui ne finira point. C'est la prédiction que vous faites le 6 des kalendes de février : Si Pompée demeure en Italie, et que les affaires ne s'arrangent point, la guerre sera longue ; s'il passe la mer, nous n'en verrons pas la fin. Faut-il donc que je participe, que j'aide, que je pousse à une guerre éternelle, et contre des Romains? Informé ensuite du projet de Pompée, voici comme vous finissiez une lettre du 7 des ides de février : Je ne vous conseille point du tout de suivre Pompée, s'il sort d’Italie; ce parti serait très dangereux pour vous, et inutile à la république; au lieu qu'en demeurant, vous pourrez lu servir. Comment un bon citoyen, un politique ne se rendrait pas au conseil d'un ami aussi sage que vous? Le 3 des ides de février, je reçois de vous cette autre réponse décisive : Vous me demandez si vous devez maintenant fuir avec Pompée, ou si vous ferez mieux d'attendre : pour moi, je crois que dans la conjoncture présente vous ne devez rien précipiter, et qu'en partant si subitement vous vous exposez sans lui être utile. Je trouve qu'il vaut mieux que vous vous partagiez pour observer l'ennemi : mais en vérité il est honteux de songer à fuir. Ce que vous trouvez si honteux, Pompée y avait pensé il y a déjà deux ans; tant il ne rêve que Sylla et proscriptions. Quelques jours après, comme j'avais cru voir, à travers quelques propositions générales d'une de vos lettres, que vous m'engagiez à quitter l'Italie, vous rejetez cela fort loin dans votre lettre du 11 des kalendes de mars. Je n'ai, dites-vous, prétendu nulle part vous conseiller de suivre Pompée, s'il sort de l'Italie; ce serait, non pas contradiction, mais démence. Et ailleurs, dans la même lettre : il ne reste plus que de fuir avec Pompée; mais je ne suis point du tout de ce sentiment, et je n'en ai jamais été. — Vous examinez cette question encore plus à fond dans votre lettre du 12 des kalendes de mars : Si M. Lépidus et L. Volcatius demeurent, faites comme eux. Cependant si Pompée en réchappe, et s'il s'arrête enfin quelque part, vous ferez bien, de quitter ce peuple des enfers qui est avec César : il vaut mieux mourir avec celui-là, que de régner avec celui-ci au milieu du désordre qu'il est aisé de prévoir. Vous développez cette idée, et vous concluez ainsi : Si M'. Lépidus et Volcatius suivent Pompée? alors je doute. Mais je croirai que le parti que vous aurez pris était le meilleur. Vous ne pouvez plus douter, puisqu'ils sont restés en Italie. Le 5 des kalendes de mars, Pompée étant déjà parti pour Brindes : Je ne doute point, me dites-vous, que vous ne restiez à Formies, où vous pourrez, mieux que partout ailleurs, voir la tournure que prendront les choses. Et aux kalendes de mars, Pompée étant déjà à Brindes depuis cinq jours : Nous pourrons alors nous déterminer; et si vous n'êtes pas entièrement libre sur l'un ou l'autre parti, vous le serez toujours plus que si vous précipitiez votre départ. Le 4 des nones de mars, dans une autre lettre écrite un peu avant votre accès : Je vous répondrai demain en détail; mais je vous dirai, en attendant, que je ne me repens point de vous avoir conseillé de rester; et quoique l'agitation où vous êtes soit un mal, comme il me paraît que votre départ en serait un plus grand, je ne change point d'avis, et je suis bien aise que vous ne soyez point parti. Ensuite, comme j'étais fort inquiet, comme je vous témoignais ma crainte de manquer à l'honneur, vous me dites le 3 des nones de mars : Je ne suis point fâché néanmoins que vous ne soyez pas avec Pompée : si dans la suite c'est un devoir, vous pourrez aisément l'aller joindre, et il vous verra toujours avec plaisir. Mais j'ajouterai que si César ne se dément point, et qu'il montre toujours autant de droiture, de modération et de prudence, il faudra alors considérer, avec une nouvelle attention, ce qui nous conviendra le mieux. Le 7 des ides de mars, vous m'apprenez que Peducéus, dont le jugement a tant de prix pour moi, trouve que j'ai bien fait de rester. Je me console ainsi en lisant vos lettres, qui font que je me trouve quant à présent parfaitement net. Défendez-vous, non pas pour moi, mais pour les autres. Si je n'ai encore fait aucune faute, je pourvoirai bien à l'avenir. Encouragez-moi de votre côté, et surtout aidez-moi de vos conseils. On ne parle point encore ici du retour de César. Quand cette lettre n'aurait servi qu'à me donner occasion de relire les vôtres, c'est toujours beaucoup, et mon âme en est soulagée. [9,11] A ATTICUS. Formies, mars. Saviez-vous que Lentulus est à Pouzzol? Nous le tenons d'un voyageur qui dit l'avoir rencontré sur la voie Appia, et l'avoir reconnu dans un moment ou il entr'ouvrait sa litière. Tout en doutant du fait, j'ai chargé quelques-uns de mes gens de s'informer de lui à Pouzzol, et de lui porter une lettre de ma part. On l'a trouvé, non sans peine, caché au fond de sa maison de campagne. Dans sa réponse, il se loue beaucoup des procédés de César, et m'annonce avoir chargé C. Cecius de me communiquer ses résolutions. Je l'attends aujourd'hui 13 des kalendes d'avril. Le jour de la fête de Minerve, j'ai eu chez moi Matius, homme sage et modéré, à ce qu'il m'a paru, et qui a toujours eu la réputation de pousser à la paix. Ah ! que j'ai bien vu qu'il est loin d'approuver ce qui se passe, et de ne rien craindre de la bande infernale, comme vous l'appelez ! Nous avons beaucoup causé, et je lui ai montré la lettre de César dont je vous ai envoyé copie, et ou il exprime le désir de « profiter de mes lumières, de mon crédit et de mon influence, de tout ce que je puis enfin. » Matius ne doute pas qu'il n'entende par là user de mon intervention pour amener un accommodement. Que ne puis-je en effet accepter efficacement un rôle pacifique dans cette crise funeste ! Matius croit fermement que c'est la pensée de César, et se fait fort d'en ouvrir l'avis. — Le jour d'avant j'avais vu Crassipès, qui me dit avoir quitté Brindes la veille des nones de mars. Pompée y étant encore. Même rapport m'a été fait par des gens qui n'en sont partis que le 8 des ides : ils s'accordent tous à dire, et Crassipès avec eux, que la bas ce ne sont qu'imprécations, que menaces de haine aux riches, de guerre aux municipes, (admirez leur prudence ! ) que proscriptions en masse. Ce ne sont que Syllas! Et il faut voir le ton de Luccéius, et tout ce cortège de Grecs, et ce Théophane! Voilà pourtant l'espoir de la république. C’est à n'y pas tenir; aussi n'ai-je pas un moment tranquille. Pour fuir tout contact avec ces fléaux, j'irais chercher les gens qui me ressemblent le moins. Un Scipion, un Faustus, un Libon, avec leurs assemblées de créanciers sur les bras! De quelles énormités ces gens-là ne seront-ils pas capables? Quels excès contre leurs concitoyens se refuseront de pareils vainqueurs? Mais n'admirez- vous pas les immenses vues de Pompée? Le voilà, dit-on, qui songe à l'Égypte, à l'Arabie heureuse, à la Mésopotamie. Et l’Espagne serait mise de côté, tout ce qu'il y a de plus incroyable! Mais on invente peut-être. Ce qui est certain, c'est que d'un côté on ne travaille guère à sauver la république, et que de l'autre on sait fort bien comment la perdre ! J'attends une lettre de vous avec impatience. Depuis notre fuite, mes réponses se succèdent sans intervalle. Voici la copie de ma lettre à César, j'en attends quelque chose. [9,12] CICÉRON, IMPERATOR, A CÉSAR, IMPERATOR, SALUT. J'ai lu la lettre dont vous avez chargé pour moi Furnius, et où vous m'engagez a revenir à Rome. Vous parlez de profiter de mes lumières et de ma position. Jusque-là rien qui m'étonne. Mais vous ajoutez : de mon crédit et de tout ce que je puis, et je me demande quel sens vous attachez à ces paroles. Naturellement je penche a croire que votre haute sagesse ne peut vous inspirer que des pensées de paix, de bien-être et de concorde pour vos concitoyens. Je suis dès lors l'homme qu'il vous faut, et par position et par nature. Si donc mon pressentiment ne m'abuse point, et si vous éprouvez quelque bienveillance pour Pompée, quelque désir de le voir revenir à vous et à la république, vous ne trouverez nulle part un meilleur agent que moi, qui n'ai jamais donné que des conseils de paix à Pompée à toutes les époques, au sénat aussitôt que je l'ai pu; que moi, qui, la guerre venue, n'y ai pris aucune part active, et l'ai toujours considérée au contraire comme une brèche faite par la haine et l'envie au privilège que vous avait conféré le peuple romain. Et je ne me suis pas borné à une simple manifestation de mon opinion sur ce point, je me suis appliqué à la faire partager aux autres. Mais de même aujourd'hui, je ne puis voir avec indifférence l'abaissement de Pompée. Car, depuis quelques années, j'ai fait de vous et de lui mes idoles, et je vous ai voué à lui, à vous, à tous deux une amitié si profonde. — Je vous en prie donc, je vous en conjure même à genoux, dérobez un moment aux graves soins qui vous occupent, et avisez à ce qu'il me soit permis de me montrer loyal, reconnaissant, fidèle, enfin au souvenir des plus grands services qu'homme ait jamais reçus. S'il ne s'agissait que d'une grâce personnelle, je ne serais pas sans espérance. Mais il y va de votre honneur et de l'intérêt de la république de ménager le seul homme peut-être qui puisse servir de médiateur entre vous et lui, comme entre tous les citoyens. Je vous ai déjà remercié d'avoir conservé la vie à Lentulus, d'avoir fait pour lui ce qu'il avait fait pour moi. Mais depuis la lettre qu’il m'a écrite dans l’effusion de sa gratitude, il me semble que je partage avec lui le bienfait. Si telle est ma reconnaissance pour ce qui touche Lentulus, faites, je vous en supplie, que je puisse vous en avoir une égale au sujet de Pompée. [9,13] A ATTICUS. Formies, mars. 1ere partie. Au moment où je lisais votre lettre du 13 des kalendes, j'en ai reçu une de Lepta par laquelle j'apprends que Pompée est cerné, que le port est fermé avec des radeaux. Les larmes m'offusquent et m'empêchent d'écrire. Je vous envoie une copie de sa lettre. Malheureux que nous sommes! pourquoi n'avons-nous pas tous partagé son sort? Voici Matius et Trébatius qui me confirment ces nouvelles. Les courriers de César les ont rencontrés à Minturne. Ce que je souffre est affreux, et j'envie le sort de Mucius. Ah! combien vos conseils sont nobles et sûrs! quelle pénétration ! itinéraire par terre, traversée par mer, entrevue avec César, tout y est tracé jusqu'au langage à lui tenir, et la dignité ménagée autant que la prudence. Et l'offre de votre maison d'Épire, qu'elle est obligeante, généreuse, fraternelle ! — Le trait de Dionysius me confond ; un homme mieux traité chez moi que Panetius chez Scipion, et qui me traite aussi indignement dans mon infortune! C'en est fait; je ne lui pardonnerai jamais. Que ne puis-je me venger! Mais je lui laisse à lui-même le soin de ma vengeance. — C'est maintenant surtout, mon cher Atticus, qu'il faut réfléchir sur ce que j'ai à faire. Une armée romaine assiège Pompée. Une ligne de retranchements l'étreint de toutes parts. La fuite est impossible. Et nous vivons ! et Rome est debout! les préteurs ont leurs audiences ; les édiles préparent des jeux ; les gens de bien placent leur argent, et moi-même je me croise les bras ! Tenterai-je un coup de désespoir pour percer jusqu'à lui ? irai-je soulever en sa faveur les villes municipales? Les bons me laisseront faire; les indifférents se moqueront de moi et les factieux aujourd'hui vainqueurs et qui ont la force en main, ne reculeront devant aucune violence. — Voyons; un avis, un conseil. Quel moyen d'en finir de cette condition misérable? Ce qui me désole en ce moment, ce qui me met au supplice, c'est de m'entendre louer comme sage, comme bien inspiré de n'avoir pas été le rejoindre. Je dis, moi, tout le contraire; je n'ai jamais souhaité d'avoir part à sa victoire, mais je donnerais tout pour m'associer à son désastre. Maintenant à quoi bon vous prier de m'écrire, vous demander des conseils, solliciter votre bonté? Tout est fini. En quoi peut-on m’aider? que désirer même, si ce n'est qu'un ennemi ait pitié de moi et m'achève? [9,14] A ATTICUS. Formies, mars. C'était une fausse nouvelle, je le crois, que la fermeture du port de Brindes. Car comment Dolabella m'écrirait-il de Brindes, le 3 des ides de mars, et comme un bonheur de César, que Pompée est au moment de fuir et n'attend qu'un bon vent pour s'embarquer? Cela ne s'accorde guère avec les lettres dont je vous ai envoyé copie. Ici on ne raconte que des choses abominables; heureusement que sur le fait en question, personne ne peut avoir des détails plus sûrs et plus récents que Dolabella. — J'ai reçu votre lettre du 11 des kalendes. Vous ne pouvez, dites- vous, me donner aucun conseil avant de connaître ce qui s'est passé; c'est juste; impossible de prendre un parti d'ici là, et même d'y songer. Cependant cette dernière lettre de Dolabella me ramène malgré moi à mes anciens projets; car enfin, la veille des quinquatrides, le temps a été superbe, et je ne doute pas que Pompée n'en ait profité. — Ce n'est pas pour me plaindre que j'ai rapproché divers passages de vos lettres, c'est pour y trouver des consolations. Je souffre moins des maux présents que de la crainte d'avoir failli et agi d'une manière inconsidérée. Or, je me rassure en voyant ma conduite d'accord avec toutes vos observations. Si je n'avais pas tant parlé, me dites-vous, de ce que je dois a Pompée, je serais beaucoup moins engagé envers lui, c'est vrai. Je n'ai fait sonner si haut, trop haut même ses services, que pour l'empêcher de croire que ses torts passés eussent laissé un levain dans mon esprit. Ces torts, je ne les aurais pas oubliés, que je ne devrais pas moins m'en souvenir aujourd'hui que de ses derniers procédés. Il a commencé par me refuser son appui quand il pouvait m'être utile ; mais il est devenu ensuite mon ami, et mon ami très chaud. Pourquoi'? je l'ignore. Quoi qu'il en soit, je dois me montrer son ami, à mon tour. De plus, il y a ce rapprochement entre nous, que nous avons été lui et moi trompés par les mêmes individus. Ah ! que ne suis-je en position de faire pour lui tout ce qu'il aurait pu faire pour moi ! Ce qu'il a fait toutefois est gravé dans mon coeur ; et moi, je ne sais en quoi lui être utile. Quand j'en aurais eu les moyens, je me serais fait scrupule de lui prêter mon appui pour ses affreux projets de guerre; mais je ne veux pas lui faire l'affront de rester ici. Aussi bien je ne saurais voir plus longtemps tout ce qui se passe sous mes yeux, et vous ne savez que trop où l'on nous a mené. Si j'ai toujours attendu, c'est qu'on a de la peine à se condamner volontairement à un exil sans retour; car je ne me fais aucune illusion : César a de l'infanterie, de la cavalerie, des vaisseaux, des auxiliaires gaulois dont Matius exagère sans doute l'importance. J'ai la certitude qu'il a parlé de dix mille fantassins et de six mille chevaux que la province a offert d’entretenir à ses frais pendant dix ans. Qu'il y ait la de l'exagération. César n'en a pas moins une armée nombreuse; et il ne se contentera point, comme l'autre, de contributions de guerre, il prendra les biens des citoyens. Mettez de plus dans la balance, son caractère qui ne doute jamais du succès, et l'imbécile mollesse des gens de bien qui n'ont pris ce terrible jeu en haine que parce qu'ils savent Pompée justement irrité contre eux. Mais, je vous en prie, quel est donc celui qui l'a, dites- vous, déclaré tout haut? Ce qu'il y a de certain, c'est que, comme l'un avait donné a craindre plus de mal qu'il n'en fait, on se sent porté pour lui, et que l'autre, au contraire, perd chaque jour de ses partisans. Les villes municipales et les gens de la campagne le redoutent, et sont favorables à son adversaire. Enfin César est si puissant que fût-on capable de lui résister, on ne serait pas en état de l'abattre. Pour moi, je ne crains pas tant ses séductions que ce qu'elles peuvent cacher de disgrâces. Vous savez ce que Platon dit des prières d'un tyran, qu'il faut presque toujours les prendre pour des ordres. Vous n'êtes donc pas d'avis de cette retraite qui ne me laisserait aucune communication avec la mer. J'y répugnais aussi moi-même ; mais j'y serai bien caché entouré de gens sûrs. Je préférerais Brindes avec les mêmes avantages; mais comment y rester en secret? Attendons, au surplus, les événements. Quant aux gens de bien, je ne veux pas par trop me mettre en peine de ce qu'ils peuvent dire. Sextus me parle de leurs soupers. Quelles descriptions et quelle chère ! quelle recherche! Gens de bien tant qu'on voudra, je le suis plus qu’eux. Qu'ils aient un peu plus de coeur, et je m'inquiéterai davantage de leur opinion. Je me suis trompé sur la maison de Phaméas. Je me figurais celle qui est près de Troie, dont j'ai offert cinq cent mille sesterces. Celle- ci vaut plus. Je voudrais vous voir cette propriété; mais y a-t-il quelque chose dont on puisse jouir? Jugez par la note que je fais joindre à ma lettre quelles effroyables choses nous apprenons tous les jours. Lentulus, à ce que dit Cécius, est toujours à Pouzzol, en proie à un chagrin profond et ne sachant que faire. Il craint un second Corfinium. Il croit avoir assez fait pour Pompée, et les bons procédés de César le touchent ; ce qui le touche davantage, c'est la position, qu'il juge parfaitement. Eh bien ! qu'en dites-vous? Au milieu de nos maux, n'est-ce pas là le pire de tous? Pompée a envoyé M. Magius pour traiter de la paix, et pendant ce fait, on l'assiège. Je ne voulais pas le croire ; mais j'ai des lettres par l'entremise de Balbus, et je vous en envoie copie. Lisez, lisez ! et voyez surtout le dernier paragraphe de celle de Balbus, de cet honnête Balbus à qui notre Pompée a fait cadeau d'une terre pour y bâtir une villa, et à qui il a cent fois donné la préférence sur nous autres tous tant que nous sommes. Le pauvre homme ! comme il se tourmente ! mais je ne veux pas transcrire deux fois sa lettre et je vous y renvoie. Je ne vois plus le moindre jour à la paix. J'ai une lettre de Dolabella, des ides de mars, qui est tout a la guerre. Persistons donc dans ma misérable et désespérée résolution, car il n'y a rien de plus misérable que de rester ici. BALBUS A CICÉRON, IMPERATOR, SALUT. « J'ai reçu de César une toute petite lettre que je transcris ici. A en juger par son laconisme, il faut que son temps soit bien pris pour qu'il n'écrive que deux mots sur des choses de cette importance. Vous saurez à l'instant tout ce qui surviendrait de nouveau. » DE CÉSAR A OPPIUS ET A CORNELIUS BALBUS. « Je suis arrivé devant Brindes, à la pointe du jour, le 7 des ides de mars, et j'ai fait mes dispositions. Pompée est dans la ville. Il m'a envoyé Cn. Magius pour traiter de la paix. J'ai fait la réponse convenable a ses ouvertures. Je ne perds pas un moment pour vous en faire part. Dès que j'aurai l'espoir d'un arrangement définitif, vous le saurez. » Maintenant, mon cher Cicéron, vous faites-vous une idée de mes angoisses, à moi que, pour la seconde fois, on flatte de la paix et qui tremble qu'il ne vienne quelque incident à la traverse? De loin, on n'a que des voeux à faire, et j'en fais de bien vifs. Si j'étais avec eux, peut-être pourrais-je pousser utilement à la roue. Maintenant l'attente me met au supplice. [9,15] A ATTICUS. Formies, mars. Le 9 des kalendes, je vous ai envoyé copie d'une lettre de Balbus et d'une autre qu'il avait reçue de César. Le même jour je reçus pour vous de Capoue une lettre de Q. Pédius. César lui avait écrit, la veille des ides de mars, ce qui suit : « Pompée tient toujours dans Brindes. Je suis campé devant la place. J'entreprends un travail important; il sera long, parce que la mer est profonde ; mais je crois que c'est ce qu'il y a de mieux, à faire. Je jette une digue d'une des pointes du port à l'autre. Par là, je force Pompée à s'embarquer lui et ses troupes, ou je lui ferme le passage. » Eh bien ! où sont ces espérances de paix dont se préoccupait si fort Balbus? Que ce langage est cruel et impitoyable ! On affirme même l'avoir entendu dire qu'il vient venger C. Carbon, M. Brutus et toutes les victimes des cruautés de Sylla dont Pompée fut le ministre ; que Curion agit par ses ordres, comme Pompée agissait sous Sylla, si ce n'est que Pompée avait ses vues ; qu'il ne rappelle de l'exil que ceux qu'on y a condamnés contrairement aux anciennes lois de Rome; qu'il n'y avait pas, au contraire, un seul banni rappelé par Sylla qui ne fût traître à la patrie. Il se plaint de la violence employée contre Milon et déclare que, pour lui, il n'y a d'ennemis que ceux qui ont les armes à la main. Ces propos sont démentis par un homme envoyé en mission par Curion, le 3 des ides; un certain Bébius, assez beau parleur, mais sortant on ne sait d'où. Je suis dans l'incertitude sur ce que je dois faire. Pompée a sans doute quitté Brindes en ce moment : je le saurai dans deux jours d'une manière positive. Point de lettre de vous, pas un mot même par Anteros. Apres tout, je n'en suis pas surpris. Que pouvons-nous avoir à nous dire ? Cependant je ne veux pas, moi, laisser passer un jour sans vous donner de mes nouvelles. Ma lettre écrite, je reçois avant le jour une lettre de Lepta; il me mande de Capoue que Pompée s'est embarqué à Brindes, le jour des ides de Mars, et que César sera à Capoue le 7 des kalendes d'avril. [9,16] A ATTICUS. Formies, mars. Je vous ai mandé que César serait à Capoue le 7 des kalendes. On m'écrit depuis qu'il couchera le 5 chez Curion, près d'Albe. Dès que je l'aurai vu, je gagne Arpinum. S'il m'accorde ce que je demande, c'est bien ; si non, je saurai prendre mon parti. Il m'écrit qu'il fait occuper les villes de Brindes, de Tarente et de Siponte, chacune par une légion, pour nous fermer la mer apparemment. Du reste, je le crois disposé à passer en Grèce plutôt qu'en Espagne. Mais nous n'en sommes pas là ; c'est l'entrevue qui m'inquiète. L'instant approche. Par où va-t-il débuter? J'en frissonne. Il va vouloir un sénatus-consulte, une décision augurale. Il faudra donc aller à Rome, ou bien gare les mesures contre les absents! Il fera déclarer qu'un préteur peut présider l'élection des consuls et nommer un dictateur. Illégalité dans les deux cas. Mais Sylla a bien pu se faire nommer dictateur pendant un interrègne. Qui empêche César de l'imiter? Ce que je vois là de plus clair c'est l'alternative pour moi d'être traité par celui-ci à la Q. Mucius et par l'autre à la L. Scipion. Quand vous lirez ceci peut-être notre rencontre aura-t-elle déjà eu lieu. Courage! allez- vous dire; vous avez soutenu de plus rudes épreuves. Jamais, pas même celle de mon exil. Alors j'avais l'espoir de revenir bientôt; on me plaignait. Aujourd'hui je me bannis : quand viendra le retour? On n'a plus de compassion pour nous; on nous redoute. Les villes et les gens de la campagne ne voient Pompée que furieux et altéré de sang. Je ne sais rien de pis toutefois que d'être resté, rien de mieux que d'aller le joindre, et c'est mon désir, non pour combattre, mais pour fuir avec lui. Vous ajourniez vos conseils jusqu'à l'événement de Brindes. Le voilà, et nous ne savons que faire encore. Je ne me flatte guère de réussir près de lui, bien que j'aie à lui donner les meilleures raisons du monde. Mais je vous rendrai compte de notre conversation mot pour mot. Maintenant que votre amitié s'évertue, car, plus que jamais, j'ai besoin de vos conseils et de votre prudence. Au train dont il marche, il ne me laissera pas même le temps de voir T. Rébilus, comme je me l'étais promis. Je suis pris au dépourvu. Mais, comme dit Mentor. « Je trouverai des ressources en moi- même, ou un Dieu m'inspirera. » Quoi qu'il arrive, vous le saurez aussitôt. Je n'ai point vu les propositions de César a Pompée et aux consuls, et Lucius ne m'en a point apporté de copie; mais je vous ai précédemment envoyé quelqu'un qui pourra vous mettre au fait. Philippus est à Naples et Lentulus à Pouzzol. Tâchez toujours de savoir où est Domitius et ce qu'il compte faire. — Vous trouvez donc dans ce que je vous ai écrit de Dionysius une dureté qui n'est pas dans mon caractère. Voyez comme je suis du vieux temps. Je croyais sur ma parole que vous prendriez la chose encore plus vivement que moi. Je me figurais qu'un tort à mon égard ne pouvait vous trouver indifférent, de quelque part qu'il vînt. Cet homme, d'ailleurs, vous a fait injure à vous-même, en se conduisant aussi indignement avec moi. Toutefois je laisse vos impressions libres à cet égard et je ne prétends en aucune manière vous imposer mon ressentiment. Mais j'avais toujours jugé Dionysius comme une tête assez peu saine; je vois maintenant que c'est une âme perverse, un coeur dépravé. Mais c'est à lui qu'il a fait tort. Parlez-moi de votre réponse a Philargryrus; voilà qui est convenable et juste. De nous deux, en effet, c'est moi qui ai reçu congé. Ma lettre du 8 des kalendes était déjà partie, lorsque j'en ai reçu une de Trébatius et de Matius par les gens que j'avais envoyés avec eux. En voici la copie. MATIUS ET TRÉBATIUS A CICÉRON, IMPÉRATOR, SALUT. Comme nous quittions Capoue, nous avons appris que Pompée s'était embarqué, le 16 des kalendes d'avril, avec tout ce qu'il avait de troupes; que César, étant entré le lendemain dans la ville, avait harangué le peuple et était reparti pour Rome, où il veut être avant les kalendes. Il n'y restera que quelques jours et fera voile ensuite pour l'Espagne. Nous croyons bien faire, ayant la certitude de l'arrivée de César, de vous en instruire aussitôt, et nous vous renvoyons vos gens a cet effet. Vos recommandations sont en bonnes mains, et nous y satisferons en temps et lieu. Trébatius Scévola prend les devants. On nous dit à l'instant que César couchera, le 8 des kalendes d'avril, à Bénévent, et le 6, à Sinuesse. Nous le croyons. » [9,17] A ATTICUS. Formies, mars. Je n'ai rien à vous mander, mais je ne veux pas laisser passer un jour sans vous écrire. On dit que César doit coucher à Sinuesse le 6 des kalendes; j'ai reçu une lettre de lui datée du 7 ; il ne me demande plus une marque de déférence et d'adhésion comme précédemment; ce sont mes lumières et mon concours dont il veut s'appuyer en tout. Je l'avais loué de sa modération à Corfinium : vous allez voir sa réponse. CÉSAR, IMPÉRATOR, A CICÉRON, IMPERATOR, SALUT. "Vous ne vous trompez point et vous me connaissez. Rien n'est plus loin de mon caractère que la cruauté. Je me complais, je l'avoue, dans cette manière d'être, et je suis heureux autant que fier de votre suffrage. Des prisonniers à qui j'ai rendu la liberté n'en veulent, dit-on, profiter que pour reprendre les armes. Je ne changerai pas pour cela de marche. Restons chacun ce que nous sommes. Mais vous, faites, je vous en prie, que je vous trouve bientôt à Rome, afin que je puisse, selon ma vieille habitude, recourir en tout a vos lumières et m'appuyer en tout de votre concours. Je n'aime rien tant que votre cher Dolabella ; soyez-en convaincu. Je lui devrai de vous avoir auprès de moi; oui, je le lui devrai; j'en ai pour garant sa bonté, son tact et sa tendre affection. » [9,18] A ATTICUS. Formies, mars. Trébatius doit arriver aujourd'hui, 9 des kalendes ; j'attends ce qu'il me dira et ce que me mandera Matius, pour voir quel langage je dois tenir a César. Cruelle extrémité! pas de doute qu'il ne me presse d'aller à Rome; car il a déjà fait publier à Formies qu'il serait au sénat le jour des kalendes et qu'il désirait une assemblée nombreuse, il me faudra donc lui dire non? Mais pourquoi anticiper? Je vous rendrai compte de tout aussitôt. Je verrai par ce qu'il me dira si je dois aller à Arpinum ou ailleurs. Je songe à donner la robe virile à mon fils, ici sans doute. Ensuite quel parti prendre? conseillez-moi. Le chagrin ôte à l'esprit son ressort. Est-il question de Tiron dans la lettre de Curius? La sienne, à lui, m'inspire des craintes sur sa santé. Des gens qui l'ont vu en parlent d'une manière alarmante. C'est un surcroit de chagrin pour moi à qui son zèle et sa fidélité seraient si utiles dans les circonstances présentes. [9,19] A ATTICUS. Formies, mars. J'ai suivi votre avis sur l'un et l'autre point : mon langage a été d'un homme qui cherche à gagner l'estime plutôt que les bonnes grâces; et j'ai tenu bon pour ne pas aller à Rome Mais j'avais tort de croire qu'on prendrait bien mon refus : rien moins que cela. Il (César) prétend que ma conduite sera sa condamnation et que mon exemple va retenir tout le monde. J'ai objecté que ma position était exceptionnelle. Après bien des dits et des contredits, Eh bien ! s'est-il écrié, venez-y comme médiateur entre nous.— Aurai-je les coudées franches? — Je ne prétends pas vous dicter votre rôle. — Eh bien ! je pousserai le sénat à vous empêcher de passer en Espagne et de porter la guerre en Grèce, A chaque instant j'aurai à récriminer en faveur de Pompée. — Non, non, je ne veux pas. -— Je m'en doutais. Aussi n'irai-je point à Rome. Il faut, ou que je m'explique sans réserve sur tout cela et sur mille autres points impossibles à passer sous silence, ou que je m'abstienne de paraître. »« En dernière analyse, il me pria d’y réfléchir, il voulait évidemment couper court à la discussion, Je ne pouvais le refuser. Là- dessus, nous nous séparâmes. Je crois qu'il n'est pas content de moi; en revanche, je suis très-content de moi-même ; ce qui, depuis longtemps, ne m'était pas arrivé. Mais quel entourage que le sien, bons Dieux ! Que vous les avez bien nommés la bande infernale ! Quel nid de brigands ! cause détestable ! infâme parti ! et le fils de Servius et le fils de Titinius qui sont là! Il y en avait bien d'autres dans le camp qui assiégeait Pompée : six légions, tout autant. Cet homme ne s'endort ni ne recule jamais. Je ne vois pas nos maux prés de finir. C'est maintenant qu'il me faut vos conseils. Vous n'avez plus à attendre; mais j'allais oublier ses dernières paroles. Elles font frémir : « Si vous me refusez vos conseils, il faudra bien que j'en prenne où je pourrai, et alors il n'y a rien qu'on ne doive craindre. » Eh bien ! me disiez-vous dans une de vos lettres, vous l'avez donc vu! et vous avez gémi! il y a de quoi. Et après? après, il est parti pour Pédum, et moi pour Arpinum. Là, j'attendrai, comme vous dites, le retour des hirondelles. Mais alors, me direz-vous, le moment sera passé. Ah! celui que je vais suivre a eu bien d'autres mécomptes. J'attends une lettre de vous. Il n'y a plus à dire : voyons d'abord comment cela se passera. Cette entrevue était votre dernier retranchement. J'ai blessé César, j'en suis sûr. Raison de plus de me décider. Une lettre, une lettre, je vous en conjure, mais une lettre d'homme politique. Je ne saurais vous dire avec quelle impatience je l'attends aujourd'hui. [9,20] A ATTICUS. Formies, mars. Je viens de faire prendre à mon fils la robe virile ; ne pouvant faire la cérémonie à Rome, j'ai donné la préférence à Arpinum. Ce qui a fait grand plaisir aux habitants. Ce n'est pas qu'on ne soit fort triste, fort consterné à Arpinum et partout où j'ai passé. Ce qui se passe est si épouvantable et si affreux! On lève des troupes : on les met en quartiers d'hiver. Des levées de soldats sont toujours un mal pour le pays, même faites par des gens de bien pour une guerre juste et avec des ménagements convenables. Jugez ce qu'elles ont de vexatoire dans de pareilles mains pour une guerre civile horrible, et avec l'insolence qu'on y met. Vous pouvez compter qu'il n'y a pas un seul homme déshonoré en Italie qui ait manqué au rendez-vous. Je les ai vus tous à Formies. Ce sont à peine des figures humaines, je vous le jure. Je connaissais chacun individuellement, mais je ne les avais jamais vus tous ensemble comme à Formies. Ah ! partons ! cédons au penchant qui m'entraîne et laissons là tout ce que je puis posséder au monde. Il nous saura gré de le rejoindre plus que de ne l'avoir jamais quitté. Au commencement, sa cause avait de l'avenir; aujourd'hui elle est sans espérance; et seul parmi tous, je quitte l'Italie sans avoir personnellement rien à craindre de son rival. Ce n'est malheureusement pas non plus l'intérêt de la république qui me guide. Je la regarde comme anéantie. Mon seul désir est de ne pas paraître ingrat, ingrat envers l'homme à qui je n'ai d'obligation que d'avoir réparé le mal qu'il m'avait fait. Mais je ne puis rester témoin de ce qui s'accomplit ou se prépare. Déjà même, je le crois, des sénatus-consultes sont rendus : encore s'ils étaient inspirés par Volcatius ! Mais qu'importe? Ils n'ont qu'une même pensée. Servius sera le plus violent ; lui qui a pu envoyer son fils avec Pontius Titianus pour ôter à C. Pompée la vie ou la liberté. Pontius du moins est poussé par la crainte. Mais Servius ! Servius ! Ah ! retenons-nous et tâchons de ne pas oublier que j'ai tout perdu, excepté la seule chose dont je ne fasse aucun cas, la vie. Puisque la mer supérieure m'est fermée, je m'embarquerai sur la mer inférieure. S'il est trop difficile d'aller à Pouzzol, je gagnerai Crotone ou Thurium. Et nous, bons citoyens, par amour pour notre patrie, nous allons faire contre elle le métier de pirates. Je ne vois que ce moyen de tenter encore la fortune. L'Égypte sera notre retraite sur terre; il n'y a pas à lutter; et qui peut croire a la paix? Mais voilà assez de doléances. Veuillez me rendre compte par Céphalion de tout ce qui se fait et même de tout ce qui se dit, si toutefois on ose parler encore. J'ai suivi vos conseils : mon attitude avec César a été digne, et j'ai tenu bon pour ne pas aller à Rome. Réfléchissez bien et donnez-moi, je vous en prie, votre avis, votre jugement sur ce qui me reste à faire. Le moment presse. Il n'y a plus, il est vrai, à délibérer, mais une idée peut vous venir. Écrivez-moi dans tous les cas.