Pendant des mois, ils vont de village en village et lorsque la fraîcheur revient, que le soir tombe, Oedipe chante. Quand il a terminé, Antigone et Clios le reconduisent à sa demeure. Clios le soigne, l'aide à se coucher. Il accompagne ensuite Antigone à travers le village silencieux. Le service, qui occupe leur temps et presque toutes leurs pensées, est terminé. Ils entendent, en marchant dans la nuit, leur amour, leur impossible amour. Celui qu'ils peuvent écouter, vivre en silence, mais ne peuvent pas se dire. Ils sont constamment sur la route pendant plus d'un an. Cela les mène un jour aux confins de Thèbes. Oedipe demande à Clios de le conduire le lendemain devant la porte Septième. Il ne veut pas entrer dans la ville mais chanter devant ses remparts. Clios lui fait voir les dangers de son projet et refuse de l'accompagner. Oedipe persiste, il demande à Antigone de le guider. Elle le supplie de renoncer, mais il ne cède pas. Elle sait que, lorsqu'il a pris une décision, il est impossible de l'arrêter et que, si elle refuse, il tentera d'aller seul. Elle accepte et ils partent le lendemain. Clios finit par les suivre, mais il est dans un tel état de colère qu'il ne peut s'empêcher de crier et d'injurier Oedipe. Si Antigone n'était pas là, il arrêterait de force sa folle entreprise et céderait au désir sauvage qu'il éprouve de le frapper. Antigone voit ce qui se passe en lui, mais continue, impassible. Quand ils sont proches de la porte Septième et de la formidable muraille qu'il a tant contribué à renforcer, Oedipe leur dit de le laisser s'avancer seul. Face à la porte, il s'agenouille et commence à chanter d'une voix sourde. Il chante la gloire de la cité, il raconte la construction extraordinaire de ses remparts et de ses tours, l'édification des sept portes qui sont le signe de sa puissance et font l'admiration des étrangers. II n'y a qu'un veilleur en armes sur le mur et deux soldats de garde à la porte. Ils sont jeunes et ne le connaissent pas. Ils ne voient qu'un grand mendiant aveugle qui chante pour recevoir une aumône et qui ne se rend pas compte qu'il est trop loin pour qu'on l'entende. La voix d'Oedipe se fait plus forte, c'est l'histoire récente de Thèbes qu'il chante. Le roi aveugle a été chassé et réduit à la mendicité par ses fils et son beau-frère, Créon. La cité, complice de ce forfait, risque de le payer par la guerre qui se prépare et qu'elle doit arrêter à tout prix, s'il en est temps encore. Les soldats à ce moment s'inquiètent, ils préviennent leur chef qui vient à la porte et envoie un messager au palais. Des hommes sortent de la ville. Ils crient: C'est lui, c'est lui ! Ils huent Oedipe qui continue à chanter. Ils jettent de la terre et des cailloux dans sa direction. Clios saisit son javelot, il va le lancer, mais Antigone lui dit: "Laisse-le !" d'un tel ton qu'il s'arrête. Les hommes crient à Oedipe : Va-t'en ! Il se tait et ne bouge pas. Alors ils commencent à ramasser et à entasser des pierres pour le lapider. Pendant qu'Oedipe chantait, Antigone a regardé avec joie et fierté la ville qui, avec ses hautes murailles, ressemble à la proue d'un navire. C'est sa cité, c'est là qu'elle est née, qu'elle a grandi et que le monde s'est manifesté à elle. Depuis qu'elle l'a quittée, tout est devenu très dur, souvent très sombre, mais aussi plus éclairé, car la terrible guerre des forts, de ceux qui sont armés et pourvus pour la vie contre ceux qui sont pauvres, désarmés, dénués de tout, n'a pas cessé de lui apparaître depuis qu'elle est sur la route. Thèbes, avec ses murailles blanches payées par la sueur et la misère des paysans, est un terrible signe de cette lutte et pourtant c'est sa ville, celle qui parle à son coeur. Son âme lui est engagée et elle pressent que c'est pour elle, pour affronter, pour adoucir son âme tyrannique qu'elle devra accomplir un jour l'acte imprévisible qu'elle porte en elle. Lorsqu'elle voit les misérables qui s'apprêtent à lapider Oedipe, l'aède, le suppliant, elle sent qu'elle est l'honneur de Thèbes et sans hésiter elle marche contre eux, à son secours. Clios est à ses côtés, il a voulu prendre son javelot et, d'un geste, elle lui a fait comprendre qu'elle ne le voulait pas. Il rit de son terrible rire d'autrefois, il dit : "C'est notre dernière route, Antigone, nous avons échappé à la peste, mais à leurs pierres nous n'échapperons pas". Elle ne répond rien et il l'entend dire tout bas : "Thèbes ne permettra pas cela". Il comprend alors que c'est elle qui est Thèbes, la cité du coeur, plus vraie que la cité de pierre. En la voyant arriver vers eux sans peur, sans défense, beaucoup s'en vont pour ne pas participer à une action honteuse. Restent trois colosses bien décidés à les lapider. Le premier saisit une grosse pierre, la brandit, la lance vers eux, Clios se jette en avant pour protéger Antigone. A ce moment, Oedipe qui s'est levé pousse un cri, la pierre éclate en l'air avec un bruit affreux. Les débris retombent aux pieds du lanceur. Les trois brutes, prises de peur, s'engouffrent dans la ville. On entend des ordres, la porte se referme. En haut du rempart, on voit apparaître Etéocle en armes, le visage fermé, sous le haut panache noir de son casque. Derrière lui, Créon. Antigone s'avance seule jusqu'à la porte. Elle attend, elle regarde Etéocle, ils se regardent sans un mot. Elle ne parlera pas la première, lui non plus. Créon a disparu, Etéocle se retourne et s'en va. La porte demeure fermée, on ne voit plus personne sur le mur. Oedipe, pour la seconde fois, est chassé de Thèbes. Ils reviennent vers lui, la colère de Clios est tombée, il ramasse un des morceaux de la pierre brisée, il la lui fait toucher. "Comment as-tu opéré ce prodige ? - Il n'y a pas de prodige, dit Oedipe, c'est un cri que m'a appris en Egypte un officier du pharaon". La colère de Clios se ranime : "Et si elle n'avait pas éclaté ? - Je dois obéir à la route que je ne connais pas. Aujourd'hui, elle passait par ici. - Elle y passait aussi pour moi", dit Antigone. Ils font le tour des remparts, ils ne voient personne sur le chemin de ronde et pourtant ils se sentent épiés. La route est longue, fatigante, les chemins sont à peine tracés, car les voyageurs pour aller d'une porte à l'autre traversent la ville. La chaleur est écrasante, ils passent devant deux portes closes, les soldats qui les gardent sont invisibles. La porte Alceste, d'où part le chemin qui mène chez Narsès, est fermée, mais il y a, groupées autour d'elle, quelques maisons d'un maigre faubourg et, au pied de la muraille, une fontaine qui jaillit dans une vasque. Ils sont assoiffés tous les trois, couverts de sueur et de poussière. Deux jeunes femmes sortent d'une maison et donnent à Antigone une cruche et du pain. Clios fait boire Oedipe, l'aide à se rafraîchir dans la vasque et, après l'avoir mis sur le chemin, le laisse repartir car il ne veut pas qu'Antigone reste seule. Elle boit longuement à la cruche et la lui tend. Pendant qu'il boit, elle se lave le visage et les mains dans la vasque. Soudain, elle recule en poussant un cri de dégoût, pendant qu'éclatent d'énormes rires. Les trois hommes de la porte Septième sont là, passablement ivres, et le colosse, qui a vainement lancé la pierre, a pris sa revanche en lançant des excréments dans la vasque. Clios est déjà en face d'Antigone, il exige d'une voix calme : "Le poignard". Elle sort de sa robe le poignard de Polynice et dit : "Prends garde, ils sont trois !" Il rit de son rire noir, elle voit qu'il va tuer et un irrésistible mouvement de joie et de terreur la saisit. Clios s'avance vers les trois hommes le poignard à la main, sans se presser. Ils le regardent venir, il éprouve du doigt le tranchant de la lame avec sur les lèvres ce sourire qui les fascine. Quand il approche, deux d'entre eux lâchent pied, mais le colosse a levé et abat son gourdin. Clios l'évite d'un bond et, profitant de son déséquilibre, le saisit aux cheveux et lui tranche la gorge. Il projette son corps sur le sol, évitant d'un mouvement tranquille le flot de sang qui jaillit et se répand sur le sable. Les deux autres, épouvantés, ont disparu. Il va jusqu'à la vasque et la nettoie soigneusement. Antigone a un mouvement d'horreur quand il lui propose de revenir à la fontaine, mais elle sent qu'il le faut. Elle plonge son visage dans la vasque. Jamais l'eau ne lui a paru si fraîche et si délicieuse. Lui, a enfoncé plusieurs fois le poignard dans la terre. Quand elle a terminé, il le nettoie à la fontaine et, sans un mot, enfonce lui-même la lame dans le précieux fourreau qu'Antigone porte entre ses seins. Une voix rompt le silence, c'est celle d'Etéocle, il est sur le rempart qui domine la fontaine. Il a tout vu. Il se penche, il appelle Clios, il lui demande "Veux-tu devenir le chef de ma garde ?" Avant qu'Antigone ait pu faire un mouvement, Clios, d'une détente, a saisi son javelot et le lance sur Etéocle. Celui-ci est aussi rapide que lui et, d'un geste superbe, il pare le coup de son bouclier, happe le javelot et sans effort apparent le renvoie très loin, presque aussi loin qu'aurait pu le faire Clios. Antigone l'entend dire : "Dommage !" Il disparaît. Oedipe est déjà loin. Clios, sans un regard pour l'énorme corps couché face contre terre dans une mare de sang où déjà les mouches s'affairent, entraîne Antigone. Subjuguée, elle le suit. Ils s'arrêtent au bord d'un ruisseau et Clios part chasser dans la forêt qui est proche. Antigone raconte à Oedipe ce qui est arrivé : "Clios aurait pu se contenter de frapper cet homme, mais il l'a égorgé comme une bête. Et moi, je me suis sentie glorifiée par ce meurtre et j'ai pris plaisir à ce sang. - Ce Thébain a voulu t'humilier. Toi, qui es ce que Clios a de plus précieux. Pour un homme comme lui, chef d'un clan rebelle à toute autorité, seul le sang pouvait laver cela. C'est ce qu'Etéocle a compris puisqu'il l'a laissé faire. - Clios sera toujours un homme de sang ? - Il est peintre, il peut remplacer le sang par le rouge. Il faut pour cela qu'il laboure tout le champ des couleurs. Les terrestres, les infernales, les célestes". Clios est revenu sans bruit. Il porte sur l'épaule le faisan qu'il vient de tuer. Les couleurs somptueuses de l'oiseau s'accordent à sa longue chevelure noire, à son sourire éclatant et plein de douceur ce soir. Il s'approche d'elle : "Les couleurs terrestres, tu vois que je sais les capturer, Antigone, mais les célestes sont en toi. - Tu veux dire que tu dois me perdre pour les trouver"? Elle est stupéfaite par ce qu'elle vient de dire. Il y a un long silence, puis il dit : "Je ne suis pas encore décidé à cela, Antigone, pourtant je ne pourrai pas continuer longtemps sur la route". Le chagrin la submerge, c'est d'une voix tremblante qu'elle demande : "Pourquoi, pourquoi ?" Et lui brusquement : "C'est trop long, c'est trop lent, je finirais par haïr Oedipe". Elle est éperdue : "Ce n'est pas vrai, tu l'aimes. - Je l'aime et souvent je le hais". Comme il voit qu'elle ne le croit pas, il crie brutalement : "L'impatience, Antigone ! Cette route qui n'en finit pas, avec son temps d'aveugle qui ne va nulle part. Est-ce que tu ne peux pas comprendre l'impatience"? Hélas, elle la comprend et elle voit qu'Oedipe l'a comprise depuis longtemps. Elle pleure de comprendre, de si bien comprendre ce que vivent ces hommes de sang. Clios commence à préparer le repas, elle sèche ses larmes et va l'aider. Les deux hommes mangent, elle s'efforce de faire de même pendant que tombe une nuit très noire. Ils sont revenus chez Narsès, Antigone retrouve son travail avec Diotime, et Clios sa place à l'atelier. Oedipe envoie un messager dire aux villages qui l'appellent qu'il a besoin de repos et viendra plus tard. Dans la cabane, tout en sculptant, il pense à Clios et à sa petite fiancée. Les années ont passé, l'offre de mariage de l'ancien clan ennemi est toujours valable, mais le terme prévu approche. Si Clios n'épouse pas la jeune fille, la réconciliation définitive et la fusion des deux clans seront impossibles. Il interroge Clios qui lui dit : "J'aime Antigone". Mais l'autre jour, devant la porte Septième, quand je pensais que nous allions être lapidés tous les trois, je l'ai entendue dire tout bas : «Thèbes ne permettra pas cela.» Thèbes, dans son esprit et dans son coeur, c'était elle. C'est un destin trop vaste, Antigone est trop grande ou trop folle pour moi". Diotime demande à Antigone si elle accepterait d'épouser Clios et d'aller s'établir dans son pays. "Et qui s'occuperait d'Oedipe ? - Je trouverai quelqu'un. - Je ne peux pas, je dois rester sur la route avec lui. - Pour qui, Antigone, pour lui ou pour toi ?" Elle n'a pas un instant d'hésitation "Pour lui et pour moi". Diotime est convaincue. Quand elle leur fait part de la réponse d'Antigone, Clios et Oedipe le sont aussi. Clios réfléchit deux jours, puis il annonce à Antigone qu'il va partir se marier dans son pays. "Avec ta petite fiancée ? - Avec elle, elle est grande maintenant". Elle demande : "Quand ? - Demain ?" Elle ne cherche pas à lui cacher ses larmes et dit "Demain". La veille, Narsès a proposé à Clios de s'associer avec lui pour la création et la vente des vases peints. Il lui a payé tous ceux qu'il a vendus, il va pouvoir rebâtir sa maison et former un nouveau troupeau. Le lendemain, on voit qu'ils sont très malheureux tous les trois. Clios a fait ses adieux à Diotime et à Narsès. Antigone et Oedipe l'accompagnent seuls jusqu'au tournant où ils sont convenus de se séparer. Clios a un moment d'hésitation en disant adieu à Antigone et en voyant comme Oedipe a blanchi et maigri depuis sa maladie. L'ancienne amertume reparaît un instant sur son visage, mais elle est effacée par ce grand amour qu'il a pour elle et pour lui. Il se manifeste dans son regard avec tant de force qu'il provoque sur les lèvres d'Antigone un dernier sourire d'admiration et de bonheur. Il pivote alors sur lui-même, saisit son sac et s'en va en courant. Son corps, sa course aussi rythmée qu'une danse disparaissent sans qu'il se retourne.