Après quelques jours, ils quittent le cap et repartent. L'automne se déploie, se dépouille de ses couleurs et la neige descend chaque jour un peu plus bas sur les pentes des montagnes. C'est un long voyage, en suivant Oedipe qui les ramène par des chemins inattendus à la maison entourée de vignes où Diotime accueille Antigone comme si elle l'avait quittée la veille. "Tu passeras l'hiver avec nous, dit-elle. Clios bâtira, pour ton père et pour lui, une cabane sur la colline du grand chêne. Personne ne viendra les troubler". Près du chêne, Clios trouve des pierres, du bois et des outils. Il allume un feu, une pluie fine se met à tomber et sa musique légère ranime en lui un vague et pénétrant regret. Oedipe rompt le silence : "Clios, il te faut une flûte, il faut aussi que tu te remettes à danser". Surpris, Clios ne répond pas. L'obscurité est venue, la nuit sera froide. Ils se couchent près du feu, étroitement serrés l'un près de l'autre. Quand la cabane est terminée, Clios part pour la ville la plus proche afin d'y acheter une flûte. Resté seul, Oedipe va s'asseoir en face du grand chêne et tente de le voir en lui-même avec son fardeau de branches mortes et la couronne souterraine de ses racines. Parfois l'arbre est là et Oedipe découvre le chêne intérieur qui survit malgré tout. Plus souvent il n'y a que le vent, la pluie, le temps interminable de l'aveuglé. Le désastre qu'il a voulu peut-être ou, pensée inexorable, qui n'a été voulu par personne. Clios revient, il a chassé dans la forêt et échangé ses proies contre les deux flûtes qu'il rapporte. La plus belle est pour Oedipe. Celui-ci s'en effraie, il se demande s'il peut encore jouer, il s'y décide et la musique fait irruption dans la cabane où Clios, qui croyait avoir renoncé à la danse, se laisse à nouveau emporter par elle. Le lendemain, Oedipe s'en va dès l'aube. Clios, inquiet, le suit. Après une longue marche, ils entendent au loin un bruit sourd, c'est vers lui qu'Oedipe se dirige. Ils parviennent au bord d'un fleuve que des orages ont fait déborder. Son cours précipité charrie des débris, des troncs, des bêtes mortes. Oedipe est ému par le tumulte et la violence des eaux, il enlève ses vêtements et se précipite dans le fleuve. Il est entraîné par les courants, submergé par les vagues, frôlé par les troncs qui filent à toute allure. Il surnage, mais Clios, qui court en l'appelant le long du rivage, a l'impression qu'il a perdu conscience. Oedipe est emporté par le flot vers l'éperon d'un îlot rocheux. Au moment de s'y fracasser, il parvient à se hisser sur le roc. Debout, chancelant sur la pierre glissante, il est saisi de joie, transporté par l'enthousiasme et la fureur des éléments. Les vagues s'élèvent, se brisent sur ses genoux, tout est mouvement, rafales, sauvageté souveraine. Un tourbillon noir et attirant se forme autour de lui. C'est son destin de s'y laisser glisser en abîme. Clios voit sa chute, il court vers l'aval et se jette à l'eau pour intercepter le corps d'Oedipe. Le courant porte le corps vers Clios qui le saisit, le soutient et tente de nager vers le bord. Oedipe semble inanimé, la rive est proche, Clios ne regarde qu'elle. A ce moment un tronc le frappe violemment à la tête. Il lâche Oedipe et coule. Clios revient à lui, il est sur la rive, un homme pèse sur ses poumons avec une force incroyable et l'oblige à vomir toute l'eau qu'il a avalée. Oedipe, c'est lui, le frictionne, le réchauffe, l'oblige à se relever et à repartir sous la pluie vers la cabane. Comment, aveugle, l'a-t-il sorti de l'eau et ramené sur le bord ? Clios l'interroge et Oedipe semble étonné de ses questions. Il répond seulement, à sa manière : "Nous sommes là". Quand ils ont regagné à grand-peine la cabane où Antigone les attend et panse leurs blessures, Clios comprend qu'il n'en saura jamais plus. L'hiver se passe, Antigone travaille avec Larissa, et Narsès apprend à Clios le métier de potier dans lequel il se révèle très habile. Le soir, Clios apporte sa flûte à Oedipe qui en fait naître une musique barbare, à l'opposé de celle d'Alcyon. Elle plaît pourtant à Clios, il danse dans l'espace étroit de la cabane, à peine éclairée par les braises du feu. C'est une danse aiguë, presque sur place, à laquelle il ne s'abandonne pas, mais tranche ou creuse dans une matière encore cachée. En revenant de l'atelier, Clios rapporte parfois de la terre. Il la pétrit, il lui donne la forme d'objets ou d'animaux. Oedipe l'aide, il ne croyait plus pouvoir sculpter et s'aperçoit qu'il en est toujours capable. Clios trouve dans un torrent une pierre noire. Oedipe y fait naître une bouche et le prélude d'un sourire. Antigone l'offre à Diotime qui la nomme : le premier sourire de la pierre. Quelques jours plus tard, Diotime donne à Antigone une branche d'olivier. Elle souhaite qu'Oedipe la sculpte. Il hésite avant d'accepter, il l'éprouve des mains et de tout son corps afin de découvrir ce qui se cache en elle. Quand elle est terminée, Clios se sent heureux comme si l'été était déjà là avec la fraîcheur de l'eau et les plaisirs de l'ombre. Antigone demande le nom de la sculpture. Oedipe dit seulement: Il y a une source. Antigone entend un son d'eau vive. Il vient du mouvement souple et de la déclivité du bois. Elle ne voit pas la source et Oedipe n'explique pas. Clios emporte la sculpture dans le jardin de Diotime. Elle est charmée et montre à Antigone que la source est en amont de la sculpture. On pressent un soupir qui est la source et on découvre le bruit de l'eau qui sinue sous les herbes et s'échappe en sautant quelques pierres. Antigone reconnaît ce ruisseau et la source qui soulève, avec une sorte de roucoulement, un peu de sable, avant de laisser l'eau s'en aller. Elle y a joué autrefois avec Ismène, à l'orée d'un bois près de Thèbes. Tout alors semblait prévisible et clairement dessiné pour elle. Contre toute attente, voici qu'elle est une mendiante qui va repartir bientôt pour suivre cet aveugle vertigineux qui vient de faire pour elle cette chose si belle que l'on peut contempler des yeux, toucher de ses mains et entendre sans lassitude avec son cœur. C'est la nuit de la lune noire, Clios le sent à la violente certitude, à la nécessité de danser qui l'habitent. Quand il croit Oedipe endormi, il sort de la cabane et descend dans un vallon solitaire. Il attend le moment qui va survenir, qui se produisait chaque année quand le clan existait encore. Il s'aperçoit qu'Oedipe l'a suivi, mais il est trop tard pour s'occuper de lui. Les nuages ferment le ciel, l'obscurité est totale et déjà la danse s'est emparée de lui. Il n'y a plus de pas, plus de gestes maîtrisés, plus d'autre issue que de s'enfoncer dans la Femme divine et de se perdre en elle comme elle se perd en vous. Vous êtes obligé de tournoyer et de vous perdre dans le mouvement du monde qui, loi sque vous penchez la tête en arrière, se renverse sauvagement sur vous. Au milieu de la course effrénée des nuages, à la fugitive apparition d'un astre, un étrange plaisir vous prend. Sur le fil tranchant d'un couteau, vous progressez dans la direction la plus dangereuse, celle peut-être de la pensée, si ce que vous appeliez ainsi avec des mots n'avait pas perdu contact avec la mère. Or elle est là, tout en parfums, en chair ardente et en violences de squelette. Est-ce que vous pourrez survivre à cela ? Est-ce qu'Oedipe le vit comme vous ? Peut-être, puisque vous le voyez, énorme, tourbillonnant comme une montagne et renversant vers le ciel, vers ses millions d'étoiles aveugles, son visage de voyant. Vous tournez sur le bord tremblant du plaisir et vous découvrez tous les deux le bonheur de n'être plus ni le sens ni le centre de vous-mêmes. Vous parvenez au terme du temps. Vous êtes fauchés et jetés par lui sur le sol, n'importe où, n'importe comment. Le soleil est haut dans le ciel quand Oedipe revient à lui. Il ne sait pas où il se trouve et il a perdu son bâton. Antigone s'approche, elle apporte de l'eau fraîche. Elle dit : "Dans quel état tu t'es mis !" C'étaient les mots de Mérope dans son enfance et il se souvient de son sourire qu'il aimait. Antigone lui donne à boire, essuie la boue dont il est recouvert et retrouve son bâton. Elle s'occupe aussi de Clios qui s'éveille. Elle remonte la pente du vallon, ils la suivent comme deux enfants. Elle n'a plus peur qu'ils deviennent fous. Elle en a parlé à Diotime qui lui a dit : "Il ne faut pas qu'ils enferment leur malheur en eux-mêmes, il vaut mieux qu'ils le vivent. Ton père a retrouvé un métier, les gens aiment beaucoup ses petites statues". Ils repartent au printemps et finissent par aboutir sur le cap où ils ont été l'automne précédent. Dans le petit port qui est proche, Clios peut travailler avec un potier. Antigone ne mendie plus car une femme, qui connaît Diotime, lui offre de tisser avec elle les étoffes qu'elle vend aux marchands athéniens. Clios aménage pour Oedipe et pour lui la petite grotte en haut du cap. Antigone loge au village et vient chaque jour voir son père. Oedipe est seul presque toute la journée et s'installe pour sculpter à la pointe du cap, sur une roche qui surplombe la mer. Une nuit, il éprouve en rêve un grand bonheur dont la mémoire se dissipe au réveil. A l'heure brûlante, il descend au bord de la mer, entre dans l'eau et, perdant à demi conscience, retrouve des traces de son rêve. Il y avait une porte à laquelle il n'osait pas frapper. La femme de l'âge antérieur l'ouvrait. Elle était belle avec ses cheveux blancs et le regardait avec admiration comme s'il était en train d'accomplir une action remarquable. Sur les murs du couloir, qui ressemblait à l'entrée d'une caverne, il découvrait des signes verts. Ceux qu'il pourrait déchiffrer s'il connaissait cette langue. Oracles et pythonisses se sont ri de lui. Ils lui ont fait perdre le royaume de Thèbes et celui de la vue, mais cette sibylle-ci, il en est sûr, ne veut pas l'égarer. Elle lui ouvre, au contraire, la porte de sa propre demeure. Pendant les jours qui suivent, Oedipe vit comme auparavant. Il s'installe chaque matin pour sculpter sur la pointe du cap. Il entend les vagues battre contre la falaise et les cris des oiseaux de mer. Tout est pareil et pourtant tout est changé. C'est en vain que Clios lui apporte des pierres ou des morceaux de bois échoués, il les taille de plus en plus rarement. Ses mains deviennent inactives car son esprit, par la porte du songe, se détourne d'elles pour s'absorber dans la mer. Dans l'étendue, la monotonie et le sel aigu de la mer. Peut-être ne l'a-t-il pas connue quand il avait des yeux. Aujourd'hui quelque chose commence à s'ouvrir en lui, et parfois elle est là dans sa plénitude, désirant qu'il se perde ou se consume en elle. Souvent il ne peut pas l'atteindre et retombe dans ses ténèbres. Celles de l'aveuglement coupé de la multitude éclatante, celles de la surdité qui n'entend plus la voix trop haute. Il connaît des jours d'absence, de refus, de déréliction, mais ceux où il bondit vigoureusement hors de lui-même pour devenir l'époux nombreux de la mer ou son épouse bien- aimée reviennent plus souvent. Les moments où il s'échappe pour grandir admirablement ou s'effacer dans l'espace se prolongent. Il suffit d'attendre, bientôt ils ne s'arrêteront plus. Seul compte encore le temps de l'espérance extrême, seul importe celui où il peut se plonger dans la contemplation. Il n'oubliera jamais le jour où, après s'être avancé loin, toujours plus loin dans cette image sans limites, elle s'est dissipée soudain avec la sensation déchirante d'un incompréhensible rejet. La porte s'était ouverte, la lumière l'avait saisi, l'avait comblé. Il se retrouve, couché à cette place qu'il croyait avoir quittée pour toujours. Il fait nuit, un feu brûle à côté de lui avec une clarté dérisoire. Antigone, la chère, la lointaine, hélas l'intraitable Antigone est penchée sur lui. Qu'a-t-il à faire encore de sa pauvre, de sa tendre anxiété, lui qui sait que tous les soucis sont vains ? La voix d'Antigone résonne inexorablement, ne sait-elle pas qu'il ne peut plus l'entendre ? qu'il ne peut plus écouter personne, mais seulement voir et revoir sans fin les grands espaces lumineux qui se sont ouverts à lui ? Antigone et Clios ne le laisseront-ils pas repartir vers le lieu de bonheur et d'apaisement d'où il vient ? Pourquoi pleure-t-elle, pourquoi ne peut-il s'empêcher de l'entendre qui supplie : "Ne nous abandonne pas. Voilà deux jours et deux nuits que tu t'absentes, que tu ne manges pas, que tu ne nous reconnais plus. C'est pis que ta folie, pis que ton vertige. Est-ce que je suis morte pour toi, et Clios est-ce qu'il n'existe plus ? Qu'est-ce que nous faisons ici, si tu n'es plus là ? Est-ce que vraiment je ne te sers à rien, est-ce que tu trouves que je suis de trop ?" Elle le secoue, elle crie : "Oedipe, tu ne peux pas mourir, tu le pouvais autrefois, tu le pouvais à Thèbes. Ici, tu n'en as plus le droit". Elle se redresse, elle hurle comme une pythie : "Tu n'en as plus le droit. Je te le refuse, à cause --- à cause de moi, Antigone !" Oedipe entend Clios la calmer, la faire s'agenouiller à nouveau à côté de lui. Il ne peut pas, il le sent, résister à son juste, à son terrible refus. Puisqu'elle le veut, il boit, il s'efforce de manger. Il laisse d'autres forces que celles de la lumière revenir en lui. Il entend confusément Antigone répéter tout bas de sa voix redoutable : "Qu'est-ce que nous sommes, qu'est-ce que nous faisons ici, si toi, tu t'en vas ?" Et Clios qui lui dit : "Laisse-le, tu vois bien qu'il souffre. Tu vois qu'il revient". Il revient, il ressent la souffrance de revenir, comme ils le veulent, dans l'opaque instrument de son corps et dans ce monde soumis à la pesanteur. Il éprouve la tendresse des gestes d'Antigone qui a mis sa tête sur ses genoux et le fait manger très lentement et boire à petites gorgées. Clios réchauffe ses mains dans les siennes, puis module sur sa flûte un air d'Alcyon. Un air bien pauvre, après les musiques qu'il a peut-être entendues, mais qui touche son cœur en un point inattendu et si sensible qu'il sent monter en lui quelque chose qui ressemble à des larmes. "Ne pleure pas, dit Antigone, tu peux repartir si tu veux. Mais plus si loin, plus si longtemps. Pas dans ce bonheur effrayant, sans nous, sans personne. Est-ce que tu comprends"? Hélas, il comprend. Avec détresse, avec un obscur soulagement, il se retrouve pesant, aveugle, obscur. Là où il est, sur la route. Oedipe demande à Clios le lendemain : "Pourquoi avez-vous eu si peur ? - Ça durait, ça durait chaque fois plus. Avec cet air de bonheur sur ton visage et l'immobilité de ton corps. Alors que nous étions habitués au mouvement sans trêve de tes marches, de tes mains et de tes pensées. Tout ce que tu appelles ton vertige et qui s'éteint lorsque tu pars ainsi dans l'inconnu. - Je ne partirai plus". Il voit que Clios, qui se prépare à descendre au village, ne le croit guère. Après son départ, il prend une pierre et recommence à sculpter. Il pense au rêve avec la sibylle, à la porte qu'elle ouvrait et qui ne donnait pas sur l'infini, mais sur sa propre demeure. Clios, le soir, annonce qu'un envoyé d'Ismène est venu voir Antigone. Ismène est entrée en contact avec le roi d'Athènes, Thésée. Celui-ci est prêt à accueillir Oedipe à Athènes. Ismène a fait parvenir un peu d'or à Antigone. Elle a refusé l'or et renvoyé le messager porter des nouvelles à Ismène. Elle a appris aussi que le roi Thésée va passer bientôt le long de la côte avec la flotte athénienne qui, chaque année, part en Thrace. Quelques jours plus tard, Antigone apprend que la flotte de Thésée approche. Ils vont tous les trois à la pointe du cap. Clios décrit à Oedipe ce qu'il voit: "La flotte comporte sept bateaux. Comme il y a peu de vent, ils doublent le cap à la rame. Les rameurs chantent, les flancs des bateaux, les rames et les voiles sont teints de pourpre". Clios et Antigone sont enthousiasmés, ils voient se manifester dans le rythme des chants, dans la forme acérée des navires, la liberté aventureuse d'un peuple de la mer. Le roi Thésée est au centre, sur le quatrième bateau et, comme il aime le faire, il tient lui-même les rames de gouvernail. Il regarde le cap. Il sait - car il sait tout ce qui se passe sur ces rivages - qu'Oedipe, l'ancien roi, est réfugié ici avec une de ses filles. L'autre est devenue une alliée et le tient au courant de ce qui se passe à Thèbes. Thésée serre la côte. En doublant le cap, il peut voir Oedipe de près. Il est en haut de la falaise, très grand, le visage durement coupé par le bandeau noir qui cache ses yeux. Magnanime, Thésée le salue de son sceptre. Sans que ses compagnons aient pu le prévenir, Oedipe lui répond d'un geste. Le cap est passé, le vent se lève et gonfle les voiles. Thésée donne des ordres, les marins s'activent, la flotte s'éloigne rapidement. Quand le roi se retourne, Oedipe est toujours à la même place. Celle, pense Thésée, du personnage sacré.