[1,2] CHAPITRE II. Du ménage, et {de} la différence entre la République et la famille. Ménage est un droit gouvernement de plusieurs sujets, sous l'obéissance d'un chef de famille, et de ce qui lui est propre. La seconde partie de la définition de République que nous avons posée, touche la famille, qui est la vraie source et origine de toute République, et membre principal de celle-ci. Et par ainsi Xénophon et Aristote, sans occasion à mon avis, ont divisé l'économie de la police, ce qu'on ne peut faire sans démembrer la partie principale du total, et bâtir une ville sans maisons ; ou bien par même moyen il fallait faire une science à part des corps et collèges, qui ne sont ni familles, ni cités, et sont néanmoins partie de la République. Mais les Jurisconsultes, et législateurs, que nous devons suivre, ont traité les lois et ordonnances de la police, des collèges, et des familles en une même science ; {p. 66} toutefois ils n'ont pas pris l'économie comme Aristote, qui l'appelle science d'acquérir des biens, qui est commune aux corps et collèges aussi bien comme aux Républiques. Or nous entendons par la ménagerie, le droit gouvernement de la famille, et de la puissance que le chef de la famille a sur les siens, et de l'obéissance qui lui est due, qui n'a point été touchée aux traités d’Aristote et de Xénophon. Tout ainsi donc que la famille bien conduite, est la vraie image de la République, et la puissance domestique semble à la puissance souveraine, aussi est le droit gouvernement de la maison, le vrai modèle du gouvernement de la République. Et tout ainsi que les membres chacun en particulier faisant leur devoir, tout le corps se porte bien, aussi les familles étant bien gouvernées, la République ira bien. Nous avons dit que la République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. Le mot de plusieurs ne peut être signifié par deux au cas qui s'offre, car la loi veut du moins trois personnes pour faire un collège, et autant pour composer une famille, outre le chef de famille, soit enfants, ou esclaves, ou affranchis, ou gens libres qui se soumettent volontairement à l'obéissance du chef de ménage, qui fait le quatrième, et toutefois membre de la famille. Et d'autant que les ménages, corps et collèges, ensemble les Républiques, et tout le genre humain périrait, s'il n'était repeuplé par mariage, il s'ensuit bien que la famille ne sera pas accomplie de tout point sans la femme, qui pour cette cause est appelée mère de famille, tellement qu'il faut à ce compte cinq personnes du moins, pour accomplir une famille entière. Si donc il faut trois personnes pour faire un collège, et autant pour un ménage, outre le chef de famille et sa femme, nous dirons par même raison, qu'il faut du moins trois ménages pour {p. 67} faire une République, qui serait trois fois cinq pour trois ménages parfaits. Et à mon avis que les anciens appelaient pour cette cause un peuple quinze personnes, comme dit Apulée, rapportant ce nombre de quinze à trois familles parfaites. Autrement, s'il n'y a qu'un ménage, encore que le père de famille eût trois cents femmes, et six cents enfants, autant qu'en avait Hermotimus Roi de Parthe, ou cinq cents esclaves comme Crassus, s'ils sont tous sous la puissance d'un chef de ménage, ce n'est pas un peuple, ni une République, {mais} un ménage seulement, encore qu'il y eût plusieurs enfants et plusieurs esclaves, ou serviteurs mariés ayant d'autres enfants, pourvu qu'ils soient tous en la puissance d'un chef : que la loi appelle père de famille, {bien} qu'il fût au berceau. Et pour cette cause les Hébreux, qui montrent toujours la propriété des choses par les noms, ont appelé famille {en grec dans le texte}, non pas parce que la famille contient mille personnes, comme dit un Rabbin, mais du mot {en grec}, qui signifie chef, seigneur, prince, nommant la famille par {son} chef. Mais on dira peut-être, que trois corps et collèges, ou plusieurs particuliers sans famille, peuvent aussi bien composer une République, s'ils sont gouvernés avec puissance souveraine ; il y a bien apparence, et toutefois ce n'est point République, vu que tout corps et collège s'anéantit de soi-même, s'il n'est réparé par les familles. Or la loi dit que le peuple ne meurt jamais, et tient que cent, voire mille ans après, c'est le même peuple, encore que l'usufruit laissé à la République, est réuni à la propriété, qui autrement serait inutile cent ans après. Car on présume que tous ceux qui vivaient, meurent en cent ans, combien qu'ils soient immortels par succession, comme le navire de Thésée, qui dura tant qu'on eut soin de le réparer. Mais tout ainsi que le navire n'est plus que bois, sans forme de {p. 68} vaisseau, quand la quille, qui soutient les côtés, la proue, la poupe, et le tillac, sont ôtés, aussi la République sans puissance souveraine, qui unit tous les membres et parties {de celle-ci}, et tous les ménages, et collèges en un corps, n'est plus République. Et sans sortir de la similitude, tout ainsi que le navire peut être démembré en plusieurs pièces, ou brûlé du tout, aussi le peuple peut être écarté en plusieurs endroits, ou du tout éteint, encore que la ville demeure en son entier : car ce n'est pas la ville ni les personnes qui font la cité, mais l'union d'un peuple sous une seigneurie souveraine, encore qu'il n'y ait que trois ménages. Car comme le ciron, ou la fourmi sont aussi bien nombrés entre les animaux, comme les Eléphants, aussi le droit gouvernement de trois familles avec puissance souveraine, fait aussi bien une République comme d'une grande seigneurie. Et la seigneurie de Raghuse, qui est des plus petites qui soient en toute l'Europe, n'est pas moins République, que celle des Turcs, ou des Tartares, qui sont des plus grandes qui soient au monde. Et tout ainsi qu'au dénombrement des maisons, un petit ménage est aussi bien compté pour un feu, que la plus grande et la plus riche maison de la cité, aussi un petit Roi est autant souverain, que le plus grand Monarque de la terre. Car un grand royaume n'est autre chose, disait Cassiodore, qu'une grande République sous la garde d'un chef souverain. Et par ainsi de trois ménages, si l'un des chefs de ménage a puissance souveraine sur les deux autres, ou les deux ensemble sur le tiers, ou les trois en nom collectif sur chacun en particulier, c'est aussi bien République, comme s'il y avait six millions de sujets. Et par ce moyen il se pourra faire qu'une famille sera plus grande qu'une République, et mieux peuplée, comme l'on dit du bon père de famille Aelius Tuberon, qui était chef de famille de seize enfants tous {p. 69} mariés issus de lui, qu'il avait tous en sa puissance, avec leurs enfants et serviteurs demeurant avec lui en même logis. Et au contraire la plus grande cité ou monarchie, et la mieux peuplée qui soit sur la terre, n'est pas plus République, ni cité que la plus petite, quoi que dise Aristote, que la ville de Babylone, qui avait trois journées de tour en carré, était une nation plutôt qu'une République, qui ne doit avoir à son dire, que dix mille citoyens pour le plus ; comme s'il était inconvénient qu'une, voire cent nations diverses sous une puissance souveraine fissent une République. Or si l'opinion d’Aristote avait lieu {d'être retenue}, la République Romaine, qui a été la plus illustre qui fut {jamais}, n'eût pas mérité le nom de République, vu qu'au temps de sa fondation elle n'avait que trois mille citoyens, et sous l'empereur Tibère, il s'en trouva quinze millions et cent dix mille, épars en tout l'Empire, sans y comprendre les esclaves, qui étaient pour le moins dix pour un, et sans compter les alliés, les sujets des provinces, ni les autres peuples libres, aux enclaves de l'Empire, qui avaient leur état à part en titre de souveraineté. {Ce} qui est le vrai fondement, et le pivot, sur lequel tourne l'état d'une cité, et de laquelle dépendent tous les magistrats, lois, et ordonnances, et qui est la seule union, et liaison des familles, corps, et collèges, et de tous les particuliers en un corps parfait de République, soit que tous les sujets {de celle-ci} soient enclos en une petite ville, ou en quelque petit territoire, comme la République de Schwitz, l'un des cantons de Suisse, qui n'est pas de si grande étendue que plusieurs fermes de ce Royaume ne soient de plus grand revenu ; soit que la République ait plusieurs bailliages, ou provinces, comme le Royaume de Perse, qui avait six-vingts gouvernements, et celui d'Éthiopie, qui en a cinquante, que Paul Jove sans {p. 70} propos appelle Royaumes. Et toutefois il n'y a qu'un Roi, un Royaume, une Monarchie, une République, sous la puissance souveraine du grand Négus. Mais outre la souveraineté, il faut qu'il y ait quelque chose de commun et de public : comme le domaine public, le trésor public, le pourpris de la cité, les rues, les murailles, les places, les temples, les marchés, les usages, les lois, les coutumes, la justice, les loyers, les peines, et autres choses semblables, qui sont ou communes, ou publiques, ou l'un et l'autre ensemble, car ce n'est pas la République s'il n'y a rien de public. Il se peut faire aussi que la plupart des héritages soient communs à tous en général, et la moindre partie propre à chacun en particulier, comme en la division du territoire, que Romule occupa autour de la ville de Rome qu'il avait fondée, tout le plat pays n'avait en pourpris que dix-huit mille journaux de terre, qu'il divisa en trois parties égales, assignant un tiers pour les frais des sacrifices, l'autre pour le domaine de la République, le reste fut parti à trois mille citoyens, ramassés de toutes pièces, à chacun deux journaux : lequel partage demeura longtemps en quelque contrepoids d'{égalité}. Car même le dictateur Cincinnatus, deux cent soixante ans après, n'avait que deux journaux que lui-même labourait. Mais en quelque sorte qu'on divise les terres, il ne se peut faire que tous les biens soient communs, comme Platon voulait en sa première République, jusqu'aux femmes et enfants, à la fin de bannir de sa cité ces deux mots TIEN et MIEN, qui étaient, à son avis, cause de tous les maux et ruines qui adviennent aux Républiques. Or il ne jugeait pas que si cela avait lieu, la seule marque de République serait perdue, car il n'y a point de chose publique, s'il n'y a quelque chose de propre, et ne se {p. 71} peut imaginer qu'il y ait rien {de} commun, s'il n'y a rien {de} particulier. Non plus que si tous les citoyens étaient Rois, il n'y aurait point de Roi ; ni d'harmonie aucune, si les accords divers, doucement entremêlés, qui rendent l'harmonie plaisante, étaient réduits à même son. Combien que telle République serait directement contraire à la loi de Dieu et de nature, qui déteste non seulement les incestes, adultères, et parricides inévitables, si les femmes étaient communes, {mais} aussi de ravir, ni même de convoiter rien qui soit d'autrui : où il appert évidemment, que les Républiques sont aussi ordonnées de Dieu, pour rendre à la République ce qui est public, et à chacun ce qui lui est propre. {De plus, une} telle communauté de toutes choses est impossible et incompatible avec le droit des familles, car si la famille et la cité, le propre et le commun, le public et le particulier sont confondus, il n'y a ni République, ni famille. Aussi Platon excellant en toute autre chose, après avoir vu les inconvénients et absurdités notables, que tirait après soi {une} telle communauté, s'en est sagement départi : renonçant paisiblement à sa première République, pour donner lieu à la seconde. Et quoi qu'on dise des Massagètes, que tout leur était commun, si est-ce qu'ils avaient la coupe, et le couteau, chacun à part soi, et par conséquent les habits, et vêtements : autrement, toujours le plus fort eût dérobé le plus faible lui ôtant ses robes, lequel mot signifie assez en notre langue, que les vêtements ont toujours été propres à chacun, étant celui qui dérobe appelé larron, combien que le mot de robes en Italien, signifie aussi bien les autres meubles que les vêtements. Tout ainsi donc que la République est un droit gouvernement de plusieurs familles, et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine, aussi la famille est un droit gouvernement de plusieurs sujets {p. 72} sous l'obéissance d'un chef de famille, et de ce qui lui est propre. Et en cela gît la vraie différence de la République et de la famille, car les chefs de famille ont le gouvernement de ce qui leur est propre, encore que chacune famille soit bien souvent et quasi partout obligée d'apporter et contribuer quelque chose de particulier en commun, soit par forme de taille, ou de péages, ou d'impôts extraordinaires. Et {il} se peut faire que tous les sujets d'une République vivront en commun, comme il se faisait anciennement en Crète, et en Lacédémone, où les chefs de famille vivaient en compagnie de quinze ou vingt et les femmes en leurs ménages, et les enfants ensemble. {10-16} Et même en la République ancienne de Candie, tous les citoyens, hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres mangeaient et buvaient toujours ensemble et néanmoins chacun avait ses biens à part, et contribuait chacun en commun pour sa dépense : ce que les Anabaptistes voulaient pratiquer et commencèrent en la ville de Münster, à la charge que tous biens seraient communs, hormis les femmes et les vêtements, pensant mieux entretenir l'amitié, et la concorde mutuelle entre eux mais ils se trouvèrent bien loin de leur compte car tant s'en faut que ceux-là qui veulent que tout soit commun, ayant ôté les querelles et les inimitiés, que même ils chassent l'amour d'entre le mari et la femme, l'affection des pères envers les enfants, la révérence des enfants envers les pères et la bienveillance des parents entre eux, ôtant la proximité de sang, qui les unit d'un plus étroit lien qui peut être; car on sait assez qu'il n'y a point d'affection amiable en ce qui est commun à tous et que la communauté tire après soi toujours des haines et des querelles, comme dit la loi. Encore plus s'abusent ceux là, qui pensent que par le moyen de la communauté les personnes et les biens communs seraient plus soigneusement traités car on voit ordinairement les choses communes et publiques méprisées d'un chacun, si ce n'est pour en tirer quelque profit en particulier : d'autant que la nature d'amour est telle, que plus elle est commune et moins a de vigueur et tout ainsi que les gros fleuves, qui portent les grands fardeaux, étant divisés ne portent rien du tout: aussi l'amour épars à toutes personnes et à toutes choses, perd sa force et sa vertu. Or le ménage et le droit gouvernement d'ici fait la discrétion et la division des biens, des femmes, des enfants, des serviteurs, d'une famille à l'autre, et de ce qui est propre en particulier, à ce qui leur est commun en général, c'est-à-dire au bien public. Et même les magistrats en toute République bien ordonnée ont soin et souci du bien particulier des orphelins, des insensés et des prodigues : comme chose qui touche et concerne le public afin que les biens soient conservés à qui ils appartiennent, et qu'ils ne soient dissipés, comme en cas pareil les lois souvent font défense d'acquérir ou d'aliéner ou hypothéquer son bien, sinon à certaines conditions et à certaines personnes, car la conservation des biens d'un chacun en particulier est la conservation du bien public, mais les lois sont publiques et communes et dépendent seulement du souverain. Et néanmoins il n'est pas inconvénient que les familles aient quelques statuts particuliers pour eux et leurs successeurs, faits par les anciens chefs de familles et ratifiés par les princes souverains et les docteurs en lois en demeurent d'accord pour la plupart. Nous en avons l'exemple en la maison de Saxe, qui a plusieurs chefs de familles, qui ont certain droit particulier, et tout autre que les coutumes générales d'Allemagne et les coutumes particulières du pays de Saxe. Et entre les Ducs de Bavière et les comtes Palatins y a des lois particulières, tant pour le droit de leurs successions que pour le droit d'électorat, qui est alternatif en ces deux maisons, par les anciens traités de leurs prédécesseurs, de quoi le Duc de Bavière fit grande instance à la diète d'Augsbourg, l'an MDLV, ce qui n'est point auprès des autres familles des électeurs. Et entre les maisons de Saxe et de Hés, il y a des traités et des lois particulières homologuées par les Empereurs Charles IV et Sigismond ; et entre les maisons d'Autriche et de Bohème, il y a le statut que l'une succèdera à l'autre, à faute de mâles, comme il est convenu. Et sans aller plus loin qu'en ce Royaume, j'ai vu une charte de la maison de Laval autorisée par le Roi, et homologuée au parlement de Paris, qui est directement contraire aux coutumes d'Anjou, de Bretagne, du Mayne, où la plupart des biens de cette maison-là sont situés, par laquelle le premier héritier habile à succéder, doit tout avoir, et n'est tenu de rien laisser à ses cohéritiers, sinon meubles, à la charge que l'héritier portera le nom de Guy de Laval, s'il est mâle, ou de Guyonne si c'est une héritière et les armes plaines. Et pareillement dans les maisons de la Baume, d'Albret, de Rhodez, les filles par les traités anciens étaient exclues, en ligne directe et collatérale, tant qu'il y avait mâles, par les traités des anciens Seigneurs, comme il s'est fait aussi en la maison de Savoie, qui use de la loi Salique. Telles lois des familles que les Latins avaient aussi et les appelaient "ius familiare", sont faites par les chefs de famille pour la conservation mutuelle de leurs biens, nom et marques anciennes, ce qui peut être passé par souffrance dans les grandes et illustres maisons et de fait ces traités et statuts domestiques, ont quelquefois conservé, non seulement les familles, ainsi aussi l'état de la République, qui fut cause que à la diète d'Augsbourg, faite l'an MDLV, les Princes de l'Empire renouvelèrent les anciens traités des familles, ayant bien aperçu que par ce moyen l'Empire s'était garanti d'une ruine et subversion totale de l'état d'Allemagne. Mais cela ne doit pas avoir lieu dans les autres maisons particulières afin que les lois publiques soient communes autant qu'il sera possible. Et il ne faut pas aisément endurer que les traités des familles dérogent aux coutumes du pays et moins encore aux lois et ordonnances générales. Et quelque traité qu'on fasse contre les coutumes et les ordonnances, les successeurs n'y sont point tenus, ni obligés. Comme de fait les successeurs de la maison d'Albret, de Laval et de Montmorancy ont obtenu des arrêts du parlement de Paris, contraires aux anciennes chartes de leurs prédécesseurs, en ce qu'elles étaient contraires aux coutumes des lieux, quand il fut question des successions de Laval, du comte de Dreux et de Montmorancy, qu'on voulait faire indivisible contre la coutume du vicomté de Paris; car il faut que les traités des familles soient sujets aux lois tout ainsi que les chefs de famille sont sujets aux princes souverains. Voilà quant à la différence et similitude de la famille et de la République en général, disons maintenant des membres de la famille.