[5,0] SERMON V. Il y a quatre sortes d'esprits; celui de Dieu, celui de l’ange, celui de l'homme et celui de la bête. [5,1] Il y a quatre sortes d'esprits que vous connaissez, celui de la bête, celui de l'homme, celui de l'ange et l'esprit de celui qui les a créés tous. De tous ces esprits, il n'y en a pas un qui n'ait besoin d'un corps, ou de la ressemblance d'un corps, soit pour son usage particulier, ou pour celui des autres, soit encore pour tous les deux à la fois; si ce n'est seulement celui à qui toute créature, tant spirituelle que corporelle, dit avec justice : « Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez nul besoin de mes biens (Psal. XV, 2). » Quant au premier de ces quatre esprits, il est certain que le corps lui est si nécessaire, qu'il ne peut en aucune façon subsister sans lui. Car il cesse de vivre aussi bien que de donner la vie au corps qu'il anime, aussitôt que la bête meurt. Pour ce qui est de nous, il est vrai que nous vivons après que notre corps est mort; mais nous ne possédons que par le corps ce qui fait la vie bienheureuse. C'est ce qu'avait éprouvé celui qui disait : « Les grandeurs invisibles de Dieu se connaissent et se voient par les choses créées (Rom. I, 20). » Car les choses créées, c'est-à-dire, les choses corporelles et visibles, ne viennent à notre connaissance que par l'entremise des sens. Les créatures spirituelles, telles que nous, ont donc besoin de corps, puisque, sans lui, elles ne peuvent acquérir la science des choses qui font la félicité. Si on me dit que les enfants régénérés par le baptême ne laissent pas de passer à la vie bienheureuse, ainsi que la foi nous l'enseigne, quoiqu'ils sortent du corps sans cette science des choses corporelles, je réponds, en un mot, que ce privilège est, en eux, un effet de la grâce, non de la nature, or, je ne parle pas ici des miracles de Dieu, mais des choses naturelles. [5,2] Pour ce qui est des esprits célestes, ils ont aussi besoin de corps, on n'en peut douter en entendant ces paroles vraies et vraiment divines «Tous les esprits bien heureux, dit l'Apôtre, ne sont-ils pas les ministres des ordres de Dieu, et envoyés pour ceux qui sont destinés à l'héritage du salut, (Heb. I, 14)? » Or, comment peuvent-ils accomplir leur ministère, sans se servir de corps, surtout auprès de ceux qui vivent dans un corps ? Enfin, il n'appartient qu'aux corps de courir ça et là et de passer d'un lieu à un autre. Or, une autorité aussi connue qu'indubitable témoigne que les anges le font souvent. De là vient qu'ils ont apparu aux anciens; qu'ils se sont lavé les pieds. Ainsi les esprits du dernier ordre, et ceux du premier ont besoin d'un corps qui leur soit propre, non pas néanmoins pour s'en aider, mais pour aider les autres. [5,3] Les services que rendent les bêtes pour acquitter la dette de leur création ne se rapportent qu'au temps et au corps. C'est pourquoi elles passent avec le temps, et meurent avec leur corps; car un serviteur ne demeure pas toujours dans une maison, mais ceux qui en font bon usage rapportent tout le service qu'ils en tirent à un gain spirituel qui dure toujours. Quant à l'ange, il exerce des devoirs de piété dans une liberté tout entière, et sert les hommes avec promptitude et allégresse, pour leur procurer les biens futurs, parce qu'ils doivent être à jamais ses concitoyens, et les cohéritiers de son éternelle félicité. La bête donc a besoin d'un corps pour nous servir conformément à la condition de sa nature , et l'ange pour nous rendre de pieux et charitables devoirs. Quant à eux, je ne vois pas quel avantage ils en retirent, au moins pour l'éternité. Si l'esprit irraisonnable participe en quelque sorte à la connaissance des choses corporelles par le moyen du corps , son corps ne lui sert pas au point de l'élever peu à peu par l'entremise des choses sensibles, dont il lui fait part, jusqu'aux choses spirituelles et intelligibles. Et toutefois par les services passagers et corporels qu'il rend, il aide ceux qui font servir les choses temporelles au fruit des éternelles, parce qu'ils usent de ce monde, comme n'en usant pas. [5,4] Et pour l'esprit angélique, sans le secours du corps, et sans voir les choses qui tombent sous les sens, par la seule vivacité de sa nature, et la proximité de Dieu, il est suffisant pour comprendre les choses les plus élevées, et pour pénétrer les plus secrètes. C'est ce que l'Apôtre avait compris, lorsque après avoir dit: « Les grandeurs invisibles de Dieu se voient par le moyen des choses créées, il ajoute aussitôt, par les créatures qui sont sur la terre, (Rom. I, 2), » attendu qu'il n'en est pas ainsi des créatures du ciel. Cet habitant du ciel par sa subtilité et sa sublimité naturelles, arrive avec une promptitude et une facilité merveilleuses, sans s'aider du secours d'aucun sens, d'aucun membre, ni d'aucun objet corporel, là où cet esprit enveloppé de chair, et étranger ici-bas, s'efforce d'arriver peu à peu, et comme par degrés, en se servant de la considération des choses sensibles. En effet, pourquoi chercherait-il des sens spirituels dans la contemplation des créatures corporelles, puisqu'il les lit sans contradiction, et les entend sans difficulté, dans le livre de vie ? Pourquoi tirerait-il à la sueur de son front, le grain de l'épi, le vin du raisin, l'huile de l'olive. puisqu'il a en main toutes choses en abondance? Qui voudrait aller mendier son pain chez les autres quand il a chez soi du pain en abondance ? Qui se mettrait en peine de creuser un puits et de chercher de l'eau avec beaucoup de travail dans les entrailles de la terre, quand il a une source vive qui lui en fournit abondamment de très-belle et de très-claire ? Ainsi donc, ni l'esprit des animaux irraisonnables, ni celui des anges, ne reçoivent aucune aide de leurs corps, pour posséder les choses qui rendent heureuse la créature spirituelle; l'un ne les comprend point à cause de sa stupidité naturelle, et l'autre n'en a pas besoin à causé de la gloire éminente dont il jouit. [5,5] Pour ce qui est de l'esprit de l'homme qui tient comme le milieu entre le plus élevé et le plus bas, il est évident qu'il a tellement besoin d'un corps, que, sans cela, il ne peut ni profiter lui-même, ni servir les autres. Car, sans parler des autres parties du corps et de leurs usages, comment, je vous prie, pourriez-vous, sans la langue, instruire celui qui vous écoute, ouïr sans oreilles celui qui vous instruit? [5,6] Puis donc que sans le secours du corps, l'esprit animal ne peut rendre les devoirs de sa condition servile, ni celui de l'ange accomplir son ministère de charité, ni l'âme raisonnable servir son prochain par soi-même, en ce qui regarde le salut, il parait, que tout esprit créé a absolument besoin de l'assistance du corps, ou pour l'utilité des autres, ou pour la sienne et pour celle des autres et la sienne en même temps. Il y a des animaux, direz-vous, qui sont incommodes, et dont on ne saurait tirer aucun avantage. Ils servent au moins pour la vue, s'ils n'ont point d'autre usage, et ils sont plus utiles à l'âme de ceux qui les regardent, qu'ils ne le pourraient être au corps de ceux qui s'en serviraient. Et, quand même ils seraient nuisibles et pernicieux à la vie temporelle des hommes, il y a toujours en eux des choses qui contribuent au bien de ceux qui, selon le décret éternel de Dieu, sont appelés à l'état de sainteté, sinon en servant d'aliment, ou en rendant quelque autre service, du moins en exerçant l'esprit par une voie facile, ouverte à tout homme raisonnable, et en le conduisant à la connaissance des grandeurs invisibles de Dieu, par la considération des choses créées et visibles. Car le diable et ses satellites dont l'intention est toujours mauvaise, désirent sans cesse nuire, mais à Dieu ne plaise que ce soit à ceux qui sont remplis de zèle et dont il est dit. « Qui vous pourra nuire, si vous êtes pleins d'un bon zèle, (I Pet. III, V. 13)? ». Au contraire, ils servent aux bons, quoique ce soit contre leur dessein, et ils contribuent à leur bien et à leur avantage. [5,7] Au reste, les corps des anges leur sont-ils naturels, comme ceux des hommes sont naturels aux hommes, sont-ce des animaux comme les hommes, mais immortels, ce que les hommes ne sont pas encore; changent-ils de corps et leur donnent-ils telle forme et telle figure qu'il leur plaît, lorsqu'ils veulent apparaître, les rendant épais et solides, autant qu'ils le veulent, quoique en réalité ils soient impalpables et invisibles, à cause de leur nature subtile et déliée ? Ou bien, d'une substance simple et spirituelle même, prennent-ils ce corps, lorsqu'il en est besoin, et après avoir fait ce qu'ils souhaitaient, le quittent-ils et le font-ils résoudre en la même matière dont ils l'ont tiré? Ce sont autant de questions que je vous prie de ne point faire. Les pères semblent partagés là dessus, et pour moi, je ne vois pas bien quelle est l'opinion vraie, j'avoue même que je ne le sais pas. De plus, je crois que la connaissance de ces choses serait assez inutile pour votre avancement spirituel. [5,8] Sachez seulement, que nul esprit créé ne s'unit de lui-même au nôtre, en sorte que, sans le secours d'aucun corps, il se confonde tellement avec nous, que par cette communication ou cette infusion, il nous rende savants ou plus savants, bons ou meilleurs. Nul ange, nulle âme n'est capable de se joindre à moi de cette façon, ni moi de la recevoir. Les Anges même ne sauraient non plus se joindre les uns aux autres. Cette prérogative n'est réservée qu'à l'esprit souverain, à cet esprit sans bornes et sans limites, qui seul, lorsqu'il instruit les anges où les hommes, n'a que faire de nos oreilles pour se faire entendre, non plus que de bouche pour parler. Il se répand dans nos âmes par lui-même, il se fait connaître par lui-même. Être pur, il est compris par ceux qui sont purs. Seul il n'a besoin de personne, seul il suffit à lui-même et à tous par sa seule toute-puissante volonté. [5,9] Ce n'est pas qu'il n'opère aussi un nombre infini de choses merveilleuses par les créatures corporelles ou spirituelles qui lui sont soumises; mais c'est en commandant, non pas en empruntant leur concours. Par exemple, de ce qu'il se sert maintenant de ma langue pour faire son oeuvre, c'est-à-dire pour vous instruire; c'est un effet de sa bonté, non de son indigence, puisque sans doute il le pourrait faire par lui-même, et avec beaucoup plus de grâce et de facilité. Ce n'est pas non plus pour se soulager qu'il le fait; mais pour que j'acquière des mérites à votre progrès dans la vertu. Il faut que tout homme qui fait du bien soit bien convaincu de cela, de peur qu'il ne se glorifie des biens de Dieu en lui-même, et non pas dans le Seigneur. Il y en a pourtant qui font le bien sans le vouloir, comme un homme méchant, ou un mauvais ange. Et, en ce cas, il est certain que le bien qui est fait par lui, n'est pas fait pour lui, puisque nul bien ne peut servir à celui qui le fait malgré soi. Il n'en est donc que le dispensateur, et je ne sais comment un bien qui est fait par un mauvais dispensateur nous en semble plus doux et plus agréable. Et c'est pour cela que Dieu fait aussi du bien aux bons par les méchants, car il n'a pas besoin de leur ministère pour atteindre ce but. [5,10] Quant aux êtres qui n'ont ni raison ni sentiment, il est constant que Dieu s'en sert beaucoup moins pour agir. Mais quand ils contribuent aussi à quelque bonne oeuvre, on voit bien que toutes choses obéissent à celui qui a droit de dire . « Toute la terre est à moi. (Psal. XLIX, 12). » Ou plutôt, parce qu'il sait parfaitement quels sont les moyens les plus convenables pour faire quelque chose, il ne cherche pas tant la vertu des créatures corporelles dont il se sert, que la convenance et le rapport quelles ont avec les effets pour lesquels il s'en sert. Supposant donc comme certain, qu'il se sert ordinairement fort à propos des corps pour accomplir ses ouvrages, comme, par exemple, des pluies pour faire germer les semences , pour multiplier les blés, et pour mûrir les fruits : dites-moi, je vous prie, s'il avait un corps, ce qu'il en ferait, lui à qui il est certain qu'au moindre signe, tous les corps obéissent indifféremment, tant célestes que terrestres? Il lui serait sans doute superflu d'en avoir un, puisqu'il n'en trouve point qui ne lui obéisse. Mais si nous voulions renfermer dans ce discours tout ce qui se présente à dire sur ce sujet, il serait trop long et dépasserait peut-être les forces de plusieurs. C'est pourquoi remettons à une autre fois ce qui nous reste à dire.