[237,0] LETTRE CCXXXVII. A LA COUR ROMAINE TOUT ENTIÈRE, QUAND L'ABBÉ DE SAINT-ANASTASE FUT ÉLU PAPE SOUS LE NOM D'EUGÈNE (III ; pape de 1145 à 1153). L’an 1145. [237,1] 1. Dieu vous pardonne ce que vous venez de faire! Vous avez tiré un mort de son sépulcre, vous avez plongé dans le tumulte et les embarras des affaires un homme qui ne songeait qu'à s'en tenir éloigné! Vous avez élevé au premier rang celui qui se tenait au dernier, et rendu par ce changement son état plus dangereux. Vous faites revivre au monde un homme qui y était crucifié, et vous élevez au-dessus de tous les hommes un religieux qui n'ambitionnait que de mener une vie humble et cachée dans la maison de son Dieu. Pourquoi renverser ainsi les projets et troubler comme vous le faites les pieux desseins d'un humble moine et d'un pauvre pénitent? Il courait dans les voies du ciel, pourquoi lui barrer le chemin, détourner ses pas et semer sa route de piéges? Ne croirait-on pas qu'au lieu de remonter de Jéricho il descendait aussi de Jérusalem, puisqu'il est tombé entre les mains des voleurs? N'a-t-il évité les filets du démon en s'arrachant à l'attrait de la chair et des vanités du monde, que pour tomber entre vos mains? ne s'est-il déchargé de l'administration du diocèse de Pise que pour se charger du gouvernement de l'Eglise romaine, et n'a-t-il cessé d'être vidame d'un évêché que pour devenir le chef de la chrétienté? [237,2] 2. Pour quelle raison et dans quelle pensée vous êtes-vous décidés, après la mort du Pape, à vous jeter tout à coup sur un homme qui passait sa vie à la campagne, à vous saisir de lui dans sa retraite, et après lui avoir ôté des mains la cognée, la scie et le hoyau, à le traîner dans un palais, puis à l'établir dans la chaire pontificale, à le revêtir de la pourpre et du lin, et à lui mettre entre les mains des armes pour châtier les nations et corriger les peuples, et à lui donner le pouvoir de lier les rois en leur enchaînant les pieds, et les grands du monde en leur mettant les fers aux mains (Psaumes, CXLIX, 7 et 8). Ne pouviez-vous donc trouver parmi vous quelque homme sage et expérimenté qui fût plus propre à remplir ces fonctions? Ne semble-t-il pas tout à fait ridicule qu'on aille prendre pour le placer au-dessus des rois eux-mêmes, et lui donner le pouvoir de commander aux évêques, de disposer des royaumes et des empires, un homme chétif, caché sous de pauvres haillons? De deux choses l'une : ou c'est une dérision ridicule, ou bien ce n'est rien moins qu'un miracle. Je suis loin d'ailleurs de nier que ce soit en effet un coup de la Providence qui a seule le secret de faire des merveilles, et je suis d'autant plus porté à croire qu'il en est ainsi, que plusieurs voient dans votre choix un effet de la volonté de Dieu. D'ailleurs je me souviens qu'autrefois, comme le rapportent les livres saints, Dieu a tiré plusieurs grands hommes d'une vie obscure et champêtre pour les placer à la tête de son peuple. Ainsi, pour n'en rapporter qu'un exemple entre mille, nous le voyons, par un choix analogue, prendre son serviteur David pour le faire passer de la garde des troupeaux et de la conduite des brebis (Psaumes, LXXVII, 70) à celle de son peuple. Il se peut donc qu'il ait choisi de même notre cher Eugène par un coup de sa grâce. [237,3] 3. Cependant son changement d'état m'inquiète, sa délicatesse m'inspire des craintes, j'ai peur pour mon fils, dont l'extrême modestie m'est connue, qu'il ne soit fait plutôt pour le calme de la vie privée que pour l'agitation des affaires publiques, et qu'il n'ait pas toute la vigueur nécessaire à un successeur des Apôtres. Vous faites-vous une idée de la situation d'esprit d'un homme qu'on arrache soudain aux mystères de la vie contemplative et aux doux calme de la solitude, comme un jeune enfant au bras et au sein de sa mère, pour le mettre tout à coup en évidence et pour le jeter, comme une tendre brebis qu'on mène au sacrifice, au milieu d'occupations aussi étrangères à ses goûts qu'à ses habitudes? Je prévois, hélas ! si la main de Dieu ne le soutient qu'il tombera infailliblement sous le poids d'un fardeau auquel il n'est point habitué, et qui serait redoutable aux épaules des géants, comme on dit, et des anges eux-mêmes. Mais puisque c'est un fait accompli auquel Dieu ne semble pas avoir été étranger, s'il faut s'en rapporter au sentiment de plusieurs, c'est à vous, mes très chers Frères, de maintenir l'ouvrage de vos mains par votre zèle et votre dévouement, votre attachement et votre concours. Si donc vous pouvez prodiguer quelques consolations et ressentir en Dieu un peu de charité; si vous n'êtes pas entièrement étranger à tout sentiment de pitié et de commisération, vous l'assisterez et lui prêterez votre concours dans l'accomplissement des devoirs que Dieu lui a imposés par votre moyen. Inspirez-lui donc dans vos conseils tout ce qui est véritable et sincère, tout ce qui est honnête, juste et saint, tout ce qui peut le rendre aimable et lui faire une bonne réputation; enfin, tout ce qui est réputé moral et vertueux (Philip., IV, 8) ; joignez vous-mêmes la pratique aux conseils, et le Dieu de paix sera avec vous.