[4,0] LIVRE IV. [4,1] CHAPITRE I. 1. Très-aimable Eugène, si j'avais su l'accueil que les premières parties de ce travail ont reçu de vous, j'en aurais profité pour le continuer avec plus de confiance ou de circonspection, ou même pour l'interrompre tout à fait. Mais puisque la distance des lieux qui nous sépare n'a pas permis qu'il en fùt ainsi, je vous prie de ne pas être surpris si j'hésite à le continuer, tout en l'abrégeant, et si je n'entre qu'avec une certaine crainte, je l'avoue, dans le coeur même de mon sujet. Puis donc que dans les livres précédents j'ai traité des premiers objets de la considération, j'ai à vous entretenir maintenant des choses qui vous entourent; ce n'est pas qu'elles ne soient aussi placées au-dessous de vous, mais comme elles vous touchent de plus près, elles peuvent aussi vous nuire plus que les autres. En effet, les choses que l'on a sous les yeux ne souffrent pas qu'on les néglige, qu'on feigne de ne les point s apercevoir, ou qu'on les oublie. Elles nous pressent plus vivement que les autres, fondent sur nous avec plus de violence; on pourrait même craindre qu'elles ne nous accablassent. Aussi réclament-elles de nous, je ne doute pas que vous n'en soyez convaincu par votre propre expérience, une attention plus grande et plus complète. S'il arrive, au contraire, qu'on ne les considère pas avec la prudence et l'à propos qu'elles réclament, on en est accablé sans relâche, tourmenté sans mesure et inquiété sans fin. Elles ne nous laissent pas un instant de répit, notre cour même avec elles ne s'appartient plus, on se donne beaucoup plus de mal, et on obtient beaucoup moins de résultats. Or, pour m'expliquer clairement, je vous dirai que la ville, la cour et votre Eglise particulière, qui réclament tous les jours de vous des soins incessants, sont précisément ce que j'entends par les choses qui vous entourent. Le peuple et le clergé dont vous êtes spécialement l'évêque et qui par conséquent ont un droit particulier à vos soins; ces anciens du peuple qui tous les jours vous prêtent leur assistance en qualité de juges; ceux enfin qui composent votre maison et s'assoient à votre table, vos chapelains, vos camériers et tous les gens attachés à votre service, à quelque titre que ce soit, voilà ceux dont je veux vous parler; ils vous approchent plus familièrement, frappent plus souvent à votre porte, et vous pressent avec plus d'importunité. On peut dire d'eux qu'ils ne craignent pas de tirer la bien-aimée de son sommeil plus tôt qu'elle ne le veut. [4,2] CHAPITRE II. 2. La première raison pour que le clergé de Rome soit le plus régulier de tous, c'est qu'il sert plus que tout autre de modèle au clergé du reste de l'Église; la seconde, c'est que la honte des désordres qui se passent en votre présence rejaillit plus fortement sur vous. Il y va de l'honneur de Votre Sainteté que le clergé qui vit sous vos yeux soit si régulier et si exemplaire qu'il offre à tous les regards, dans sa conduite, le miroir et le modèle de la décence et de la régularité. Il faut qu'il se montre, plus que tous les autres clergés, exercé aux fonctions sacrées, propre à l'administration des sacrements, zélé pour l'instruction des peuples et attentif à se garder dans une chasteté parfaite. Quant à votre peuple, que dirai-je, sinon que c'est le peuple romain, c'est tout dire en deux mots; je ne saurais mieux exprimer ce que j'en pense. Ce n'est pas de peuple, en effet, plus connu que celui-là depuis des siècles pour son faste et son arrogance. Ce peuple, ennemi de la paix et ami de la sédition, n'a jamais cessé de se montrer dur et intraitable et ne s'est soumis an joug que lorsqu'il n'a pu faire autrement. Je vous ai signalé le mal, c'est à vous de chercher à le guérir; il ne vous est pas permis de faire comme si vous ne le voyiez pas. Vous riez peut-être, en m'entendant parler ainsi, parce que vous le croyez incurable; mais n'en montrez pas moins de zèle. Ce qu'on vous demande, ce n'est pas de guérir mais de soigner ce malade. Il est dit, en effet, non pas : Guérissez-le ou rendez-lui la santé, mais : « Ayez soin de lui (Luc, X, 13). » Un poète a dit avec raison : « Il n'est pas toujours au pouvoir du médecin de guérir son malade (Ovid., I de Ponto, eleg. 10). » Mais il vaut mieux que je vous cite un des vôtres: Saint Paul s'exprime ainsi: « J'ai travaillé plus que tous les autres (I Corinth., XV, 10); » mais il ne dit pas : J'ai fait plus de bien, j'ai produit plus de fruits que les autres, c'eût été d'un orgueil qu'il évite avec soin. D'ailleurs il avait appris à l'école de Dieu même que chacun recevra selon son travail, et non pas selon ses succès (I Corinth., III, 8); voilà pourquoi il se glorifiait plutôt d'avoir travaillé que d'avoir réussi, comme on le voit dans un autre endroit où il parle « de travaux sans nombre (II Corinth., XI, 23). » Ce que je vous demande, c'est donc, à son exemple, de faire ce qui dépend de vous; Dieu saura bien, de son côté, faire ce qui le regarde, sans que vous ayez à vous en préoccuper et à vous en mettre en peine. Plantez, arrosez, prodiguez vos soins, et vous avez rempli votre tâche; c'est Dieu, non pas vous, qui donnera ensuite l'accroissement quand il lui plaira; cela ne fait pas un doute, et s'il ne lui plait pas de le donner, vous n'en perdrez toujours rien, puisqu'il est dit : « Dieu récompensera les travaux de ses saints (Sap., X, 17). » Vous pouvez donc être sans inquiétude sur le prix de votre travail; l'insuccès ne saurait vous en frustrer; je le dis sans trop présumer de la puissance et de la bonté de Dieu. Je sais que ce peuple a le coeur endurci, mais Dieu peut, de ces pierres, faire des enfants d'Abraham. Qui sait s'il ne reviendra point sur ses pas pour lui pardonner, s'il ne le convertira et ne le guérira point ? Mais Dieu me garde de lui dicter ce qu'il doit faire, je ne lui demande qu'une chose, celle de pouvoir vous amener vous-même à faire ce qu'il faut et comme il faut. 3. Je touche là, je le sais, à un point délicat et j'entame une discussion épineuse, car à peine aurai-je commencé à dire ce que je pense, que je vois ce qui m'attend; on va crier à la nouveauté, ne pouvant crier à l'injustice; que dis-je? à la nouveauté ! Je ne suis point de cet avis ; car ce que je réclame a existé autrefois; il a pu tomber en désuétude avec le temps, mais ce ne saurait être une nouveauté d'y revenir. Qui est-ce qui contestera que ce que je demande, non-seulement exista quelquefois, mais s'est pratiqué pendant assez longtemps ? Qu'est-ce donc? Je veux bien vous le dire; mais ce sera en pure perte. Pourquoi cela? Parce que ça ne plaira pas à tous vos satrapes, qui font plus volontiers leur cour au pouvoir qu'à la vérité. Il y eut avant vous des pasteurs qui se dévouèrent tout entiers au soin de paître leurs brebis, qui se faisaient une gloire du titre et des fonctions de pasteurs des âmes et ne trouvaient indigne d'eux que ce qu'ils croyaient funeste au salut de leurs ouailles; au lieu de chercher leurs intérêts, ils en faisaient le sacrifice et prodiguaient leurs peines, leurs biens et leurs personnes. Ce qui permettait à l'un d'eux de dire : « Après avoir sacrifié tout le reste, je me sacrifierai moi-même par-dessus le marché pour le salut de vos âmes (II Corinth., XII, 15). » Et, comme s'ils avaient dit: Nous ne sommes pas venus pour être servis, mais pour servir les autres (Marc., X, 45), ils annonçaient l'Evangile toutes les fois qu'il le fallait, sans en faire une occasion de gain. D'ailleurs, ils n'avaient d'autre ambition, en fait de profit, de gloire et de bonheur, c'était de faire de leurs ouailles, autant qu'ils le pouvaient, un peuple parfait aux yeux du Seigneur (Luc., I, 1) ; c'était là le but unique de tous leurs efforts, et voilà pourquoi ils brisaient leurs corps et leur âme et supportaient le travail et la peine, la faim et la soif, le froid et la nudité. 4. Qu'est devenu maintenant cet usage? Il a fait place à un autre bien différent; les goûts ne sont plus les mêmes, plaise à Dieu qu'on n'ait point perdu au change ! Sans doute ce sont encore les mêmes peines et les mêmes soucis; ce sont toujours la même sollicitude et la même ardeur, ils n'ont rien perdu de leur force, ils ont seulement changé d'objet. Je reconnais hautement que vous ne ménagez pas plus les biens de la fortune aujourd'hui qu'on ne les ménageait autrefois. Il n'y a qu'une différence, c'est qu'on ne les consacre plus aux mêmes usages. Aussi voyez quel abus étrange résulte de là : c'est que bien peu de gens sont attentifs maintenant à la voix du législateur, la plupart n'ont les yeux ouverts que sur ses mains. Est-ce à tort? Non certes, car c'est d'elles que dépendent toutes les affaires de la papauté. Pourriez-vous me citer un seul habitant de cette ville immense qui vous a élu pape, qui ait salué votre exaltation sans être gagné par l'argent qu'il avait déjà reçu ou par l'espoir d'en obtenir encore? Tous ces gens-là sont d'autant plus animés du désir de dominer, qu'ils ont protesté avec plus d'ardeur de leurs dispositions d'être vos serviteurs : ils protestent de leur fidélité pour perdre plus aisément quiconque se confie en eux. Dès lors vous ne formerez point un projet d'où ils croient qu'on puisse les exclure, et vous n'aurez point un secret dans lequel ils ne prétendent avoir le droit de s'immiscer. Si par malheur à votre porte, l'huissier les fait attendre le moins du monde, je ne voudrais pas être à sa place. Jugez maintenant par le peu que je vous dis, si je connais bien les moeurs de votre entourage : ce sont gens fort habiles au mal et tout à fait incapables de bien faire. Egalement odieux au ciel et à la terre, ils se soucient aussi peu de l'un que de l'autre. Sans piété pour Dieu, sans respect pour les choses saintes, ils sont divisés entre eux, jalousent leurs voisins et molestent les étrangers; n'aimant personne, ils sont détestés de tout le monde, et comme ils se font redouter de tous, il n'est pas un homme qu'ils ne redoutent eux-mêmes. Voilà ces gens qui ne veulent point obéir et ne savent point commander; infidèles à leurs supérieurs, ils sont insupportables à leurs inférieurs ; sans pudeur quand il s'agit de solliciter, ils ont un front d'airain pour refuser. Ce sont des hommes importuns quand ils veulent avoir quelque chose; ils ne se donnent de cesse qu'ils ne l'aient obtenue et ne savent point ce que c'est que de s'en montrer reconnaissants. Ils ont de grands mots à la bouche, mais ne font rien de grand. Des promesses, ils en sont prodigues; mais de faits, point. Ils ont la langue aussi habile à flatter que les dents à mordre; et on les voit feindre avec une candeur égale à la malice qu'ils sont capables de déployer pour nuire. J'ai cru devoir entrer dans ces détails, afin de vous faire connaître à fond ceux qui vous entourent. 5. Mais revenons à notre sujet. Que dirai-je de l'usage d'acheter, au prix des dépouilles des églises, les vivat qu'on fait retentir sur votre passage? Le pain des pauvres est jeté à pleines mains dans les rues qu'habitent les riches. Des pièces d'argent brillent dans la boue ; de tous côtés on s'élance, elles sont la proie, non des plus pauvres, mais des plus forts ou des plus alertes. Ce n'est pas à vous, je le sais, qu'a commencé cet usage ou plutôt ce mortel abus; puisse-t-il du moins finir à vous! Mais poursuivons. Qui voit-on s'avancer au milieu de tout cela? C'est vous, le pasteur de ce peuple, tout brillant d'or et diapré des plus riches couleurs. Que revient-il de tout cela à vos ouailles? Si j'osais, je vous dirais que vous travaillez là beaucoup plus pour le démon que pour vos brebis. Croyez-vous que Pierre et Paul ont fait ce que vous faites et se sont amusés à ces jeux-là? Voyez comme tout votre clergé n'a de zèle et d'ardeur que pour conserver ses dignités : on ne songe guère qu'à la pompe extérieure; on n'accorde rien ou presque rien à la sainteté. Quand le besoin l'exige, si vous essayez de descendre un peu et de vous rendre plus accessible, prenez garde, vous crie-t-on de tous côtés; cela ne convient plus au temps où nous vivons, vous devez songer au rang que vous occupez. Quant à ce qui peut plaire à Dieu, c'est ce dont on parle le moins; et pour le salut, on se met peu en peine de le compromettre, à moins qu'on ne trouve propre au salut ce qui respire la grandeur, et que pour eux faste et sainteté ne sonnent de même. Tout ce qui sent l'humilité parait si peu honorable aux gens de votre cour qu'ils aimeraient mieux être humbles que de le paraître. Quant à la crainte de Dieu, c'est à leurs yeux une pure simplicité, pour ne pas dire une folie, et on donne le nom d'hypocrite à quiconque a souci de son âme, et se montre d'une conscience timorée. Quant à ceux qui aiment la retraite et se réservent quelques moments pour soi, on les regarde comme des gens inutiles. [4,3] CHAPITRE III. 6. Mais vous, que faites-vous? Avez-vous encore les yeux ouverts sur ces hommes qui vous enlacent dans les filets de la mort? Ne vous fâchez point, je vous en prie, et veuillez m'écouter avec patience; ou plutôt veuillez excuser la réserve bien plus que l'audace de mon langage. Je brûle pour vous d'un amour ardent, Dieu veuille qu'il soit aussi utile pour vous qu'il est grand dans mon âme ? Je sais au milieu de quels hommes vous vous trouvez ; vous n'êtes entouré que de gens incrédules et amis du désordre, de loups plutôt que de brebis, et cependant vous êtes leur pasteur. S'il est une considération utile à faire, c'est celle qui vous fera trouver, s'il est possible, le moyen de les convertir, de peur qu'ils ne vous pervertissent. Faut-il, après tout, désespérer de les voir redevenir des brebis, quand ils ont pu de brebis devenir des loups? Sur ce point, je ne veux pas vous ménager, afin que Dieu un jour vous n'aménage: niez donc que vous êtes le pasteur d'un pareil peuple, ou prouvez que vous l'êtes en effet. Vous n'oserez pas le nier, de peur que et celui dont vous tenez la place ne vous renie aussi un jour ; or celui-là, c'est Pierre lui-même, et je ne sache pas qu'on l'ait vu paraître en publie chargé d'or et de pierreries, vêtu de soie, monté sur une blanche haquenée, entouré de soldats et suivi d'un bruyant cortége. Certes, sans cet appareil, Pierre n'en a pas moins cru pouvoir accomplir sa mission salutaire: « Si vous m'aimez, paissez mes brebis (Joan., XXI, I5). » A voir la pompe qui vous environne, on vous prendrait plutôt pour le successeur de Constantin que pour le successeur de Pierre. Je vous conseille toutefois de tolérer ces usages pour un temps, mais non pas de les regarder comme indispensables. Je vous recommande bien plutôt ce que je sais être pour vous un véritable devoir; quoique dans la pourpre et dans l'or vous ne devez point appréhender les peines et les sollicitudes de la charge pastorale, puisque vous êtes l'héritier d'un pasteur, et vous ne devez point rougir de l'Évangile. Bien plus, si vous évangélisez les peuples avec zèle, vous pourrez paraître avec gloire dans les rangs des apôtres. Evangéliser, c'est paître vos brebis; faites donc l'office d'un prédicateur de l'Évangile, et vous aurez rempli celui d'un pasteur. 7. Vous me répondrez peut-être : Ceux que vous m'engagez à paître ne sont rien moins que des brebis, ce sont des scorpions et des dragons. Raison de plus, vous dirai-je, pour que vous entrepreniez de les soumettre, mais avec la parole, et non avec le fer. Pourquoi d'ailleurs chercheriez-vous à vous servir encore du glaive qu'on vous a ordonné un jour de remettre au fourreau? Il est vrai qu'on ne saurait nier que ce glaive vous appartint sans oublier en quels termes le Seigneur en a parlé quand il vous dit: «Remettez votre glaive au fourreau (Joan., XVIII, 11). » Il est donc bien à vous ce glaive, peut-être même ne doit-il pas en être fait usage sans votre aveu, quoique votre main ne puisse plus le tirer. En effet, s'il ne vous appartenait pas, le Seigneur n'aurait pas répondu à ses apôtres quand ils lui dirent : « Nous avons deux glaives. C'est bien (Luc., XXII, 38), » mais, c'est trop. On ne peut donc nier que l'Église n'ait deux glaives aussi, le temporel et le spirituel; si le premier doit être tiré pour elle, le second ne le doit être que par elle, celui-ci par la main du prêtre et l'autre par celle du soldat, mais du consentement du Pontife, et sur l'ordre de l'empereur, comme je l'ai déjà dit ailleurs. Mais pour vous aujourd'hui, armez-vous de celui qui vous est donné pour en user vous-même et frappez pour sauver, sinon tous les pécheurs, sinon même un grand nombre d'entre eux, du moins tous ceux que vous pourrez atteindre. 8. Je ne suis pas meilleur que mes pères, allez-vous me dire; or quel est celui d'entre eux que cette nation exaspérante, je ne dis pas a écouté, mais n'a pas tourné en ridicule? Raison de plus pour vous de vous montrer plus puissant; peut-être vous écoutera-t-elle, peut-être se tiendra-t-elle tranquille; insistez d'autant plus qu'ils vous résisteront davantage. Est-ce moi qui vous dis : « Insistez à temps et à contre-temps (II Tim., IV, 2) ? » Oserez-vous dire due celui qui s'exprime ainsi a outré les choses? Il est ordonné au Prophète « de crier sans cesse (Isa., LVIII, 1); » mais à qui doit-il s'adresser, sinon aux prévaricateurs et aux pécheurs? Car il lui est dit: « Dénonce ses prévarications à mon peuple et ses péchés à la maison de Jacob (Ibidem). Remarquez qu'il s'agit ici en même temps de prévaricateurs et du peuple de Dieu; faites l'application de ces paroles à votre propre peuple, il a prévariqué, il a péché, je le veux bien, mais prenez garde qu'on ne vous dise : «Ce que vous n'avez pas voulu faire pour les moindres de mes enfants, c'est pour moi que vous avez refusé de le faire (Matth., XXV, 45). » Je reconnais volontiers que ce peuple a toujours fait preuve jusqu'à présent d'un inflexible entêtement et d'un coeur indompté; mais sur quoi vous fonderez-vous pour prétendre qu'il est indomptable? Ce qui ne s'est pas vu encore peut se voir, et si vous ne croyez pas au succès en ne comptant que sur vos propres forces, vous savez bien qu'il n'est rien d'impossible à Dieu. Si votre peuple est d'un inflexible entêtement, travaillez à ne leur céder en rien de ce côté; vous savez bien qu'il n'est rien de si dur qui ne cède à plus dur que soi. Voilà pourquoi le Seigneur disait au prophète : « Je t'ai donné un front plus dur que le leur (Ezech., III, 8).» Vous serez toujours sans excuse tant que vous ne pourrez dire à votre peuple : « Qu'ai-je dit faire, ô mon peuple, que je n'aie fait pour toi (Isa., V, 4)? » Si vous avez agi de manière à pouvoir vous exprimer de la sorte et si vous l'avez fait sans succès, ce qui vous reste à faire maintenant et à dire, c'est de sortir du pays de Hur et de vous écrier : «Je dois maintenant aller porter l'Evangile à d'autres nations (Luc., IV, 43). » Vous n'aurez pas, je pense, à regretter un exil qui vous donne le monde entier à la place d'une seule ville. [4,4] CHAPITRE IV. 9. Parlons maintenant de ceux qui siègent à vos côtés et partagent vos travaux, de vos affidés, de vos intimes : s'ils sont hommes de bien, vous en profitez le premier, mais s'ils ne valent rien, vous en souffrez plus que les autres. Il ne faut pas vous croire en parfaite santé si vous avez mal au côté; en d'autres ternies, ne croyez pas être bon si vous vous appuyez sur des méchants; ou si vous l'êtes, à quoi peut servir que vous le soyez tout seul. Je vous ai déjà demandé plus haut (livre III, n. 9), s'il m'en souvient, de quel avantage peut être à vos yeux, pour les églises de Dieu, votre attachement personnel pour la justice là où prévaut l'opinion de ceux qui sont dans d'autres dispositions. D'ailleurs toutes vos vertus au milieu des méchants ne sont pas plus en sûreté que votre vie dans le voisinage d'un serpent, on ne peut fuir un mal intérieur par la même raison, le bien qu'on possède chez soi est d'autant meilleur qu'on en peut user plus souvent. Mais que votre entourage vous serve, ou vous nuise, on ne s'en prendra qu'à vous qui l'avez choisi ou accepté. Je ne dis pas cela de tous ceux qui vous entourent, car s'il en est parmi ceux que vous avez choisis vous-même, il en est aussi qui ont fait choix de vous; mais en tout cas ils n'ont d'autre pouvoir que celui qu'ils tiennent de vous; c'est donc toujours la même chose, et vous devez vous imputer tout le mal qu'ils font, puisque sans vous ils seraient dans l'impuissance de faire quoi que ce fût. En mettant donc ceux-ci de côté, vous voyez que quant aux autres vous ne devez pas les choisir à la légère pour les faire entrer en partage de votre ministère. Vous devez , à l'exemple de Moïse (Num., XI, 16), appeler à vous de tous les points du monde et vous adjoindre des vieillards plutôt que des jeunes gens, mais des vieillards qui soient tels et connus de vous pour être les anciens du peuple, moins encore par le nombre des années que par la maturité de leurs moeurs. Pourquoi d'ailleurs ne les choisiriez-vous pas dans le monde entier? Ce qui importe, c'est que nul solliciteur ne puisse s'ingérer dans votre entourage, car c'est sur la prudence et non sur la sollicitation que nous devons régler notre conduite. Il y a des choses que nous ne pouvons refuser aux solliciteurs, soit que leur importunité triomphe enfin de nous, soit que l'amitié nous porte à céder à leurs prières. Mais cela ne doit s'entendre que des choses qui sont à nous; dans le cas au contraire où il ne m'est pas permis d'en disposer au gré de ma volonté, il n'y a plus place pour le solliciteur, à moins pourtant que par hasard il ne se contente de désirer, non pas que je veuille lui accorder a ce qu'il demande, mais qu'il me soit permis de vouloir ce qu'il veut. Tel sollicite pour soi, tel autre peut-être sollicite pour un tiers ; or tenez d'abord pour suspect celui en faveur de qui on vous sollicite; quant au premier, ce doit être déjà pour vous un homme jugé, peu importe d'ailleurs qu'il sollicité directement lui-même ou qu'il fasse solliciter par un autre. Quant au clerc qui fréquente la cour sans être de la cour, soyez sûr qu'il appartient à la même espèce d'intrigants. Si vous tombez sur quelque flatteur, sur un homme qui est constamment de l'avis de tout le monde, rangez-le aussi parmi les solliciteurs quand même il n'aurait encore rien demandé. Ce n'est pas de la tête du scorpion, mais de sa queue où se cache son dard, qu'il faut se défier. 10. Si vous sentez que votre cour est disposé à se laisser prendre aux cajoleries de pareils hommes, comme cela ne se voit que trop souvent, rappelez-vous ces paroles. « On sert toujours le bon vin le premier, et quand les gens sont enivrés, on leur en donne de moins bon (Joan. II, 10). » On peut ne pas discerner l'humilité que l'appréhension inspire de celle que donne l'espérance, mais un homme astucieux et fourbe ne manque jamais de prendre un air d'humilité toutes les fois qu'il veut obtenir quelque chose. C'est de ces derniers que l'Ecriture a dit: « Il y a des gens dont l'humilité cache de mauvais desseins, et dont le coeur est plein de fourberies (Eccl. XIX, 23 ). » Vous pouvez en trouver un exemple frappant et quotidien dans ce qui se passe habituellement sous vos yeux. Que de gens n'avez-vous pas accueillis à cause de leur extérieur, humble et suppliant que vous avez ensuite trouvés désagréables, insolents, opiniâtres et rebelles! Dans le commencement, ils réussissent à déguiser le vice de leur âme, mais ils ne tardent pas à le laisser paraître. Avez-vous affaire avec un jeune homme bavard et se piquant d'éloquence, mais vide de bon sens, soyez sûr de ne trouver en lui qu'un ennemi de la justice. C'est pour cette espèce de faux frères que l'Apôtre vous a dit: « Ne vous hâtez d'imposer les mains à qui que ce soit (I Tim. V, 22). » 11. Après avoir écarté de vous, comme une peste, toutes ces sortes de gens, apportez tous vos soins à vous entourer d'hommes que vous ne regrettiez jamais d'avoir placés auprès de vous. Il serait peu honorable pour vous que vous eussiez fréquemment à revenir sur ce que vous avez fait, et il ne convient pas que votre jugement se trouve souvent en défaut; en conséquence, quoi qu'il s'agisse d'entreprendre, commencez par l'examiner soigneusement en vous-même et avec ceux qui vous sont attachés ; commencez, dis-je, par là, car il serait trop tard de vous livrer à cet examen une fois la chose faite. C'est d'ailleurs le conseil du Sage qui vous dit: «Ne faites rien sans réflexion, vous ne vous repentirez pas de ce que vous aurez fait (Eccli., XXXII, 22).» Du reste, soyez bien persuadé qu'il est bien difficile d'éprouver ceux que vous devez attirer auprès de vous si déjà ils sont à la cour; aussi vous conseillerai-je de ne pas appeler les gens à vous pour les éprouver, mais après les avoir éprouvés. Nous autres, dans nos monastères, nous recevons ceux qui se présentent avec l'espérance de les rendre meilleurs ; mais si on peut arriver bon à la cour, il est rare qu'on l'y devienne. Aussi, si l'expérience nous montre qu'on a vu plus de gens de bien se perdre à la cour que de méchants y vie devenir meilleurs, le mieux, c'est de n'y recevoir que des hommes qui ne puissent plus ni craindre de descendre ni espérer de monter davantage les degrés du bien parce qu'ils sont parfaits. 12. Ne prenez donc pas ceux qui n'aspirent et ne courent qu'après les honneurs, choisissez plutôt ceux qui les redoutent et les fuient; faites-leur même violence et forcez-les d'entrer à votre cour. A mon avis, vous ne pourrez jamais vous reposer avec confiance qu'en ces sortes de gens, vous ne les trouverez pas armés d'un front d'airain, mais plein de modestie et de retenue; ils ne craindront rien que Dieu et n'espéreront aussi rien que de lui. Ils regarderont moins aux mains de ceux qui se ce présenteront, qu'à l'urgence des affaires qui les amènent. Ils se déclareront courageusement pour l'opprimé, et leur équité éclatera dans les jugements en faveur de l'homme inoffensif et timide. Ils seront de moeurs exemplaires et d'une sainteté éprouvée; on les verra prêts à obéir, en exercés à la patience; soumis à la règle, sévères dans leur censure, catholiques dans leur foi, fidèles dans leur administration, pleins d'attachement pour la paix et de respect pour l'unité. Ils se feront remarquer par leur droiture dans le jugement, par leur prudence dans le conseil, par leur discernement dans le choix des ordres à donner et des mesures à prendre, par leur courage dans l'action et par leur réserve dans leurs paroles. On pourra compter sur eux dans l'adversité comme on les aura trouvés remplis de dévouement dans la prospérité; ils se distingueront par la sagesse de leur zèle et par leur indulgence sans faiblesse; leurs loisirs seront exempts d'oisiveté et leur manière de recevoir les étrangers sera simple et sans faste; leur table sera servie sans profusion, on ne les verra ni absorbés par les soins inquiets de leur patrimoine, ni dévorés du désir de la fortune d'autrui, ni prodigues de la leur; en tout et partout ils feront preuve de la plus grande circonspection. Lorsqu'il faudra remplir quelque mission pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, ils ne refuseront pas de s'en charger si vous l'ordonnez; mais vous ne les verrez point s'empresser de l'obtenir si vous ne songez pas à eux, après s'être excusés avec modestie, ils ne mettront aucune obstination dans leur refus; mais une fois partis, ils ne courront point après l'or, ils se feront au contraire une loi de marcher sur les pas du Seigneur, et au lieu de croire qu'on les a délégués pour qu'ils s'enrichissent, ils n'auront qu'une pensée, faire du bien et non des bénéfices. Ils seront en présence des rois de vrais Jean-Baptistes, des Moïses pour les nouveaux Egyptiens, des Phinées pour les fornicateurs, des Elies pour les idolâtres, des Aisées pour les avares, des Pierres pour les imposteurs, des Pauls pour les blasphémateurs, d'autres Christ pour les traficants sacrilèges. Ils instruiront le peuple au lieu de le dédaigner, et feront trembler les riches au lieu de les flatter; ils prendront soin des pauvres bien loin de les accabler, et les menaces des grands au lieu de la crainte ne leur inspireront que du mépris. Ils arriveront sans fracas et partiront sans colère, et au lieu de piller les églises, ils s'attacheront à les réformer. On ne les verra point épuiser les bourses, mais réchauffer les coeurs et corriger les vices; ils auront un souci légitime de leur propre réputation et ne porteront aucune envie à celle des autres comme ils auront le goût et l'habitude de l'oraison, ils s'en rapporteront en toutes choses beaucoup plus à la prière qu'à leur habileté et à leurs efforts. Leur arrivée sera toute pacifique et leur départ sera vu avec peine. Leur parole n'aura rien que d'édifiant, leur vie rien que de juste, leur présence rien que d'agréable, et leur mémoire ne méritera que des bénédictions. Ils se rendront aimables non pas par leurs paroles, mais par leurs oeuvres, et frapperont les esprits non par le faste, mais par les actes. Humbles et doux avec ceux qui sont humbles et doux, ils reprendront sans ménagement ceux qui ne ménagent personne, réprimeront les méchants et feront expier leur orgueil aux superbes. On ne les verra point empressés à s'enrichir eux-mêmes ou à enrichir les leurs de la dot de la veuve et du patrimoine du Crucifié; donnant pour rien ce qui ne leur a rien coûté, ils rendront gratuitement la justice aux opprimés, séviront contre les nations et gourmanderont sévèrement les peuples. Enfin, pareils aux soixante-dix vieillards de Moïse (Nunc., XI, 16), ils s'inspireront de votre pensée et ne songeront, absents ou présents qu'à vous complaire en complaisant à Dieu. Lorsqu'ils reviendront à vous, vous les trouverez harassés de fatigue mais non point chargés de butin; se glorifiant bien plus d'avoir laissé la paix aux empires, des lois aux barbares, le repos aux monastères, l'ordre dans les Eglises, la régularité dans le clergé, et dans les chrétiens lin peuple digne de Dieu, et adonné aux bonnes oeuvres, que des choses rares et précieuses qu'ils auront pu rapporter des pays étrangers. [4,5] CHAPITRE V. 13. Il me semble que c'est ici le lieu de citer un trait du cher Martin, de douce mémoire. Vous le connaissez certainement, mais je ne sais pas s'il est encore présent à votre mémoire. Revêtu du titre de cardinal-prêtre, il avait été envoyé en Dacie en qualité de légat du saint Siège ; il en revint si pauvre qu'il était sur le point de manquer d'argent et de monture quand il arriva à Florence. L'évêque de cette ville lui donna un cheval qui le porta jusqu'à Pise, où je me trouvais alors. Le lendemain, je crois, l'évêque de Florence, qui avait un procès sur le point d'être appelé, le suivit et se mit en devoir de s'assurer la voix de ses amis, et comme il leur rendait successivement visite, il se présenta chez Martin à son tour; il comptait d'autant plus sur lui qu'il ne pouvait avoir oublié le service, qu'il venait de lui rendre. Mais Martin lui répondit « Vous m'avez trompé, j'ignorais que vous eussiez un procès sur les bras, reprenez votre cheval, il est à l'écurie ; » et il le lui rendit en effet sur-le-champ. Qu'en dites-vous, mon cher Eugène? Ne vous semble-t-il pas que cela se soit passé dans un autre siècle que le nôtre? Un légat revenir les mains vides d'un pays où il y a de l'or, traverser des contrées où l'argent abonde et n'en point rapporter un sou, et rendre un présent qu'il a reçu, uniquement parce qu'il peut être suspect! 14. Je suis heureux que l'occasion se présente ici à moi de rappeler et de nommer un homme d'une excellente odeur, Geoffroy, évêque de Chartres, qui remplit à ses frais pendant plusieurs années les fonctions de légat du saint Siège en Aquitaine. J'ai vu de mes propres yeux le fait que voici: j'étais avec lui dans ce pays-là, quand un prêtre de la contrée lui offrit un poisson qu'on appelle vulgairement esturgeon. Le légat lui en ayant demandé la valeur, il lui dit: « Je n'en veux point si vous n'en acceptez le prix, » et il donna cinq pièces de monnaie au prêtre qui les reçut à regret et en rougissant. Un autre jour, nous nous trouvions dans un château; la dame du lieu lui offrit, dans son pieux empressement, deux ou trois bassins de prix, quoiqu'ils ne fussent que de bois, avec un linge pour essuyer ses mains: le scrupuleux prélat les ayant considérés quelque temps, en fit l'éloge, mais ne voulut point les accepter. Pensez-vous qu'il aurait jamais reçu des plats d'argent, quand il en refusait ainsi qui n'étaient que de bois ? Bien certainement, personne n'aurait pu dire de ce légat: «Nous avons enrichi Abraham (Gen., XIV, 23) ; » mais lui, au contraire, disait à tout le monde avec le prophète Samuel: « Plaignez-vous de moi devant le Seigneur et devant l'oint du Seigneur, et déclarez si j'ai pris le boeuf ou l'âne de personne, si j ai imputé à quelqu'un des crimes dont il était innocent, ou si j'ai opprimé qui que ce soit; dites si j'ai reçu des présents des mains d'un seul d'entre vous, et je vous montrerai le cas que j'en fais en vous le rendant aujourd'hui même (I Reg., XII, 3). » Ah! si nous avions beaucoup d'hommes comme ceux-là, qui serait plus heureux que vous et quel siècle vaudrait mieux que le nôtre. Ne vous semblerait-il pas dès maintenant avoir un avant-goût de la bienheureuse éternité, si vous vous voyiez, de quelque côté que vous vous tourniez, entouré d'un si noble et si saint cortège ? 15. Si je ne me trompe, cette pensée vous fait pousser de profonds soupirs et vous vous dites : Est-il possible d'en arriver là? Vivrai-je assez longtemps pour voir ces choses ? Qui me fera la grâce de ne pas mourir avant de les avoir vues? Oh ! s'il m'était donné de voir, pendant ma vie, l'Église de Dieu appuyée sur de pareilles colonnes! Si je voyais jamais l'Epouse de mon Seigneur tombée en des mains si fidèles et confiée à des cœurs si purs! Qu'y aurait-il au-dessus de mon bonheur et de ma sécurité que de me savoir entouré de semblables gardiens de ma personne et de pareils témoins de ma vie. Je leur confierais sans crainte tous les secrets de mon coeur, je leur ferais part de tous mes desseins, je m'ouvrirais tout entier à eux comme à d'autres moi-même. Ce seraient eux, si je tentais de m'écarter de la droite voie, qui y mettraient obstacle, qui me retiendraient sur la pente et me tireraient de mon assoupissement. Leur respect pour ma personne ne les empêcherait pas de réprimer avec indépendance les élans de mon orgueil et de tempérer l'excès de mon zèle; leur constance et leur fermeté raffermiraient ma volonté flottante et relèveraient mon courage abattu; enfin leur foi et leur sainteté me porteraient à tout ce qui est saint, honnête, pur, aimable et de bonne édification. » Et maintenant, mon cher Eugène, promenez vos yeux sur l'état présent de l'Église et de la Cour romaine, et sur les tendances des prélats, de ceux-là même qui vous entourent. 16. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je ne voulais que toucher et non percer la muraille, c'est à vous de la sonder et de voir, en qualité de descendant du Prophète. Pour moi, je n'ai pas le droit d'aller plus loin; tout ce que je puis me permettre, c'est de parler de ce qui saute aux yeux de tout le monde. Ainsi, n'est-ce point une prétention ridicule de la part de vos ministres de s'arroger le pas sur vos confrères dans le sacerdoce ? Quoi de plus contraire à la raison, à l'antiquité et à l'autorité? S'il faut, pour excuser de pareils abus, invoquer l'usage établi, mieux vaut assurément sacrifier l'usage que de méconnaître la prééminence de l'ordre. Peut-on voir rien de plus frivole que le motif sur lequel ils s'appuient ? C'est nous, disent-ils, qui, dans toutes les cérémonies, sommes placés le plus près du souverain Pontife et assis sur les sièges les plus rapprochés de son trône, nous enfin qui formons le cortège qui le précède. Mais tout cela n'est pas un privilège de votre dignité, c'est la conséquence de votre charge, et ce qui vous a fait donner le titre de diacres à cause des fonctions que vous avez à remplir dans ces circonstances solennelles. D'ailleurs, pendant que les prêtres, dans une assemblée régulière, sont assis autour du souverain Pontife, vous êtes assis à ses pieds, et vous n'êtes placés plus près de lui que pour être plus à portée de le servir. Nous lisons dans l'Évangile qu'il « s'éleva une contestation entre les disciples pour savoir lequel d'entre eux était le plus grand (Luc., XXII, 24). » Vous seriez bien heureux si, pour tout le reste, ceux qui vous entourent se disputaient ainsi le premier rang. [4,6] CHAPITRE VI. 17. Mais c'est trop nous arrêter à la cour, sortons du palais, on nous attend à la maison. Il ne s'agit plus là de votre entourage, mais de votre intérieur en quelque sorte. Non-seulement il n'est point superflu de considérer de quelle manière vous prétendez régler votre maison et pourvoir à ce que réclament de vous les gens qui vivent avec vous et dans votre familiarité, mais encore je déclare que c'est une nécessité; écoutez en quels termes saint Paul s'exprime à ce. sujet : « Comment un homme qui ne sait point gouverner sa maison aura-t-il soin de l'Église de Dieu (I Tim., III, 5) ? » Ailleurs il ajoute : « Celui qui n'a pas soin des siens, et surtout de ses serviteurs, a renié la foi, il est pire qu'un infidèle (I Tim., V. 8). » En vous parlant ainsi, je ne prétends pas qu'étant occupé de grandes choses comme vous l'êtes, vous descendiez jusqu'à donner vos soins aux plus humbles et prodiguiez à de minimes intérêts ce que vous devez à des intérêts d'un ordre supérieur. Pourquoi iriez-vous vous engager dans des soins dont Dieu vous a tiré? « Toutes ces choses, a-t-il dit, vous seront données comme par surcroît (Matth., VI, 33). » Ce n'en est pas moins un devoir pour vous; en vous occupant des unes, de ne point négliger les autres et de pourvoir à ce qu'on exécute les secondes pendant que vous faites les premières. Car si le même serviteur ne peut s'occuper en même temps des chevaux et de la table de son maître, comment pourriez-vous prodiguer également vos soins à votre maison et à celle de Dieu, dont il est écrit: « O Israël, combien est grande la maison du Seigneur (Baruch., III, 24)?» L'esprit qui se consacre à tant de choses importantes doit être complètement affranchi d'un détail petit et misérable; il faut qu'il soit libre et qu'aucun objet étranger ne le domine; qu'il soit pur et dégagé de toute indigne affection capable de l'abaisser; qu'il soit droit et qu'aucune mauvaise tendance ne le détourne de sa voie; qu'il se tienne sur ses gardes et que nul soupçon ne le trouble en secret; qu'il soit vigilant et qu'aucune pensée curieuse, aucune distraction ne l'égare; qu'il soit ferme et que nulle épreuve, même inattendue, ne l'ébranle; qu'il soit invincible et que l'affliction, si longtemps qu'elle dure, ne puisse l'abattre; qu'il soit large enfin et qu'aucune. perte temporelle ne l'affecte. 18. Soyez sûr que vous vous priverez de tous ces biens et serez atteint de tous ces maux si, divisant votre esprit, vous prétendez l'appliquer en même temps aux choses de Dieu et aux minces intérêts de votre maison. Il faut que vous trouviez quelqu'un qui tourne la meule à votre place, à votre place, dis-je, et non pas avec vous. Car s'il y a des choses que vous devez faire par vous-même, s'il en est que vous ne sauriez accomplir seul et sans le secours d'autrui, il en est aussi que d'autres que vous doivent faire. Il faut un homme de sens pour faire ce discernement (Psalm. CVI, 43), ce n'est donc pas ici, pour votre considération, le cas de s'endormir. Pour moi, la conduite de votre maison me paraît de la dernière classe des choses que je viens d'indiquer, c'est donc par un autre, comme je l'ai dit, que vous devez y pourvoir. Mais si celui que vous en chargerez n'est pas fidèle, il vous volera; s'il n'est pas capable, il se laissera tromper; il faut donc que vous recherchiez un homme à la fois capable et fidèle pour le placer à la tète de votre maison (Luc., XII, 42). Ce n'est pas tout, il vous serait encore inutile s'il lui manquait une troisième qualité. Laquelle? dites-vous. L'autorité. A quoi lui servirait-il, en effet, de vouloir et de savoir tout disposer comme il faut s'il n'a pas le pouvoir de faire ce qu'il sait et veut faire? Il faut donc le laisser libre d'agir comme il l'entendra. Si vous craignez que cette liberté d'action ne soit que la liberté de mal gérer sa charge, rappelez-vous qu'il est fidèle, et que, certainement. il ne voudra jamais agir que selon ce que son devoir exige; n'oubliez pas de plus qu'il est capable et que, par conséquent, il saura toujours faire ce qu'il faut faire. Mais sa fidélité et son habileté ne vous seront vraiment utiles que s'il a en main tous les moyens d'action possibles, et s'il peut se faire obéir sans retard de tout le monde; pour cela il faut nécessairement que tout le monde lui soit subordonné et que personne ne puisse le contredire ou lui dire: Pourquoi avez-vous fait ceci ou cela ? Qu'il soit maître de recevoir ou de renvoyer qui il voudra, de changer vos serviteurs et de transférer les offices à qui et quand il lui plaira. Il faut que chacun le craigne pour qu'il soit vraiment utile ; qu'il soit le premier de tous pour tirer parti de tous et pouvoir être utile à tous. Si on murmure tout bas et si on vient en secret vous faire des dépositions contre lui, n'en tenez pas compte, ou plutôt regardez tout ce qu'on pourra vous dire comme autant de calomnies. D'ailleurs, en règle générale, je voudrais qu'on tint pour suspecte la déposition de tout homme qui n'oserait articuler en face ce qu'il a dit en secret. S'il refuse de s'expliquer ainsi quand vous jugez nécessaire qu'il le fasse, tenez-le pour un délateur, et non pour un accusateur. 19. Ainsi donc, qu'il y en ait un parmi vos serviteurs qui ait le droit de prescrire à chacun ce qu'il doit faire et à qui chacun soit obligé de rendre compte. Quant à vous, reposez-vous sur lui, et vaquez de votre côté au salut de votre âme et au soin de l'Église. Dans le cas où vous ne pourriez trouver un serviteur qui fût en même temps fidèle et capable, donnez la préférence à celui qui est fidèle, c'est le plus sûr; mais si vous ne pouvez vous procurer de sujet convenable, je vous engage à supporter celui que vous aurez, ne fût-il pas fidèle, plutôt que de vous enfoncer dans un pareil labyrinthe. Notre-Seigneur n'a-t-il pas eu Judas pour économe (Joan., XII, 6) ? Est-il rien de moins digne d'un évêque que de s'occuper des choses du ménage et de l'administration de son modeste revenu, de fureter partout, de se faire rendre compte de tout, avec une pensée soupçonneuse, et de se montrer affecté de chaque perte et de chaque négligence. Je le dis à la honte de certains prélats qui recomptent tous les jours ce qu'ils peuvent avoir, qui examinent minutieusement chaque chose et se font rendre compte de tout par sous et deniers. Ce n'est pas ainsi qu'en usait cet Egyptien qui avait confié à Joseph le soin de sa maison et qui ne savait pas même ce qu'il avait dans son palais. N'y aurait-il pas de quoi rougir pour un chrétien, de n'oser confier l'administration de ses biens à un autre chrétien, quand un infidèle eut confiance en son serviteur, un étranger pour lui, et le plaça à la tète de sa maison? 20. Chose étonnante! Quand un évêque a autant et même plus de sujets qu'il ne veut pour leur confier le soin des âmes, il n'en trouve pas un digne d'administrer ses revenus ! Voilà, il faut en convenir, un habile appréciateur des choses; il réserve tous ses soins pour les moindres, et n'en a que peu ou point pour les plus grandes ! Cela prouve bien que nous sommes beaucoup moins touchés des pertes que peut faire Notre-Seigneur que des nôtres. Nous nous rendons compte jour par jour de nos dépenses quotidiennes, et les pertes continuelles que fait le troupeau du Seigneur passent pour nous inaperçues. On se rend compte tous les jours avec ses serviteurs du prix des vivres et du nombre des pains que l'on a consommés, voit-on bien souvent un évêque se faire rendre par ses prêtres un compte aussi exact des péchés de son peuple. Qu'un âne tombe, on trouve quelqu'un pour le relever; les âmes périssent, et personne ne s'en met en peine. Et cela n'a rien s d'étonnant, puisque c'est à peine si nous sentons nous-mêmes nos pertes continuelles. Toutes les fois que nous comptons avec nos serviteurs, on nous voit mécontents, indignés, irrités même. La perte des âmes nous émeut bien moins que celle de nos biens. Pourquoi, dit saint Paul, ne souffrez-vous pas plutôt le préjudice qu'on porte à vos intérêts (I Corinth., VI, 7) ? » Je vous en prie donc, ô vous qui instruisez les autres, instruisez-vous vous-mêmes, si déjà vous ne l'avez fait, à vous estimer plus que tout ce qui est à vous. Tous ces biens passagers que vous ne sauriez en aucune manière fixer pour toujours dans vos mains, doivent passer devant vous, mais non point par vous là où coule le ruisseau il creuse son lit, ainsi en est-il des biens temporels dans les âmes qu'ils traversent, ils les rongent aussi. Si un torrent débordé ne peut couler à travers les campagnes sans préjudice pour les récoltes, croyez que vous pourrez aussi sans danger pour votre âme, vous occuper de tous ces soins temporels. Faites tout ce que vous pourrez, croyez-moi, pour vous préserver de pareils embarras; tâchez en bien des cas de ne les pas connaître, le plus ordinairement de n'en point tenir compte, et quelquefois de les oublier. 21. Il est cependant des choses que vous ne sauriez ignorer, ce sont les moeurs et les inclinations de chacun de vos serviteurs; vous ne devez pas être le dernier instruit des désordres de vos gens, comme cela arrive à tant d'autres. En conséquence, que chacun ait chez vous, comme je l'ai dit plus haut, sa tâche distincte; pour vous, la vôtre est de veiller à la discipline, vous ne devez point vous décharger de ce soin sur un autre. Si on se permet en votre présence des paroles ou des manières inconvenantes, punissez à l'instant le coupable et vengez vous-même votre honneur offensé; ne point sévir en ce cas, c'est encourager le mal. Il faut que la maison d'un évêque respire la sainteté, la modestie et la décence; la discipline garantit tout cela. Si les prêtres de votre maison ne sont pas plus réservés que les autres, ils deviendront la fable de tout le monde; vous ne devez donc souffrir sur leur visage, dans leurs manières et leur démarche rien qui blesse l'honnêteté ou la bienséance; g que vos collègues dans l'épiscopat apprennent de vous à n'avoir point auprès d'eux de ces jeunes garçons à la longue chevelure ni de ces jeunes gens à la mise recherchée; toutes ces têtes frisées ne sont guère à leur place au milieu de tètes mitrées. Rappelez-vous la parole du Sage : « Si vous avez des filles, n'allez pas leur montrer un visage gai et souriant (Eccli., VII, 20). » 22. Toutefois, ce que je vous conseille ce n'est point d'être austère, mais grave : l'austérité épouvante les faibles, la gravité impose aux personnes trop légères. Avec la première on cesse d'être aimable, mais sans la seconde on s'expose à se faire manquer de respect; ce qu'il y a de mieux, c'est la mesure en toutes choses, et je ne voudrais ni trop de sévérité ni trop de laisser-aller; pour moi, je ne vois rien au-dessus de ce terme moyen également éloigné de la sévérité qui nous rend à charge aux autres et de la familiarité qui nous expose au mépris. Dans votre palais, soyez pape; dans votre intérieur, soyez père, faites-vous aimer de vos serviteurs ou bien faites-vous-en craindre. Il est toujours bon de veiller sur ses paroles sans pourtant cesser d'être affable dans ses discours, veillez donc sur votre langue, surtout à table. Enfin ce qui vous convient le mieux, c'est d'avoir la conduite grave, le visage serein et la conversation sérieuse. Vos chapelains et ceux qui vous assistent habituellement dans les fonctions sacrées, doivent être entourés d'une certaine considération; choisissez-les si bien d'ailleurs qu'ils soient dignes d'être traités ainsi. Qu'ils reçoivent de votre main tout ce qui leur est nécessaire; il faut qu'ils se contentent de ce que vous leur donnez, mais vous devez veiller à ce qu'ils ne manquent de rien. Si, après cela, vous en surprenez qui exigent quelques gratifications des personnes qui viennent au palais, traitez-les comme de nouveaux Giezis (IV Reg., V, 20). Vous devez en user de même à l'égard des huissiers et to des autres employés de votre maison. Mais ma recommandation est ici superflue, car je sais que depuis longtemps vous avez ainsi réglé les choses. Quoi de plus digne d'un successeur des Apôtres, de plus salutaire pour la conscience, de plus honorable pour la réputation, et d'un meilleur effet comme exemple? Je ne connais pas de meilleure règle de conduite, après avoir banni l'avarice des coeurs, que d'ôter même à la calomnie tout ce qui pourrait lui fournir un prétexte à parler. [4,7] CHAPITRE VII. 23. Il est temps de finir ce livre, mais en le terminant je voudrais résumer en forme d'épilogue une partie de ce que j'ai dit précédemment et ajouter ce que j'ai pu omettre. Considérez avant tout que la sainte Eglise romaine dont Dieu vous a établi le chef, est la MÈRE et non la DOMINATRICE des autres Eglises ; que vous-même, vous êtes non le SOUVERAIN des évêques, mais l'un d'entre eux, le frère de ceux qui aiment Dieu, le compagnon de ceux qui le craignent. Considérez encore qu'il faut que vous soyez un modèle de justice, un miroir de sainteté et un exemple de piété; l'organe de la vérité, le défenseur de la foi, le docteur des nations, le guide des chrétiens, l'ami de l'Epoux, le paranymphe de l'Epouse, la règle du clergé, le pasteur des peuples, le maître des ignorants, le refuge des opprimés, l'avocat des pauvres, l'espérance des malheureux, le tuteur des orphelins, le protecteur des veuves, l'œil des aveugles, la langue des muets, le bâton des vieillards, le vengeur des crimes, la terreur des méchants, la gloire des bons, la verge des puissants, le fléau des tyrans, le père des rois, le modérateur des lois, le régulateur des canons, le sel de la terre, la lumière du monde, le pontife du Très-Haut, le vicaire du Christ, l'oint du Seigneur, enfin le Dieu de Pharaon. Comprenez bien ce que je vais vous dire, et vous le comprendrez avec la grâce de Dieu, lorsque la puissance s'unit à la malice, c'est pour vous le moment de faire voir que vous êtes élevé au-dessus de tous les hommes, et de montrer un front menaçant à ceux qui font le mal. Qu'ils craignent le souffle de votre colère, s'ils se rient des hommes et s'ils n'ont pas peur du glaive de la justice; qu'ils redoutent l'efficacité de vos prières, s'ils ne tiennent aucun compte de vos remontrances ; qu'ils sentent que Dieu même est irrité contre ceux qui sont l'objet de votre courroux; enfin que ceux qui ne vous ont point écouté tremblent d'entendre Dieu lui-même élever la voix contre eux à son tour. Il ne me reste plus maintenant à parler que de ce qui est au-dessus de vous; j'espère avec l'aide de Dieu traiter ce point dans un dernier livre et m'acquitter en même temps de la promesse que je vous ai faite.