[0] LETTRE CCCLXIII. AU PEUPLE ET AU CLERGÉ DE LA FRANCE ORIENTALE. (L’an 1146) A messeigneurs et très-chers pères les archevêques et évêques, à tout le clergé et aux fidèles de la France orientale et de la Bavière, Bernard, abbé de Clairvaux, que l'esprit de force abonde en eux. [1] Je vous écris pour une affaire qui regarde le christ et intéresse votre salut; je vous en avertis, afin que l'autorité de celui au nom de qui je m'adresse à vous et la pensée de votre propre intérêt vous fassent oublier l'indignité de celui qui vous parle. Je suis bien peu de chose, il est vrai, mais je ne vous en aime pas avec moins d'ardeur dans les entrailles de Jésus-Christ. Tels sont les motifs qui me portent à vous écrire et les raisons qui m'engagent à vous adresser cette circulaire. J'aurais bien préféré vous parler de vive voix, mais il m'est impossible de donner suite à ce désir. Voici, mes frères, voici un temps favorable et des jours de salut. Le monde chrétien s'est ému à la nouvelle que le Dieu du ciel allait perdre sa patrie sur la terre, oui, sa patrie, puisque c'est le pays où on l'a vu, lui, le Verbe du Père, instruire les hommes et vivre au milieu d'eux, dans sa forme humaine, pendant plus de trente ans; et que c'est la contrée qu'il a illustrée par ses miracles, arrosée de son sang, embellie des premières fleurs de la résurrection. Aujourd'hui nos péchés l'ont fait tomber aux mains des fiers et sacrilèges ennemis de la croix, leur glaive dévorant sème partout la mort sur cette terre des anciennes promesses. Bientôt, hélas! si on ne s'oppose à leur fureur, ils s'abattront sur la ville même du Dieu vivant, renverseront les monuments sacrés de notre rédemption et souilleront les lieux saints que le sang de l'Agneau sans tache a jadis arrosés. Déjà, dans leur ardeur sacrilège, ils étendent la main pour s'emparer, ô douleur! du lit sur lequel celui qui nous a donné la vie s'est endormi pour nous, dans les bras de la mort. [2] Eh quoi, généreux guerriers, serviteurs de la croix, abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux? Que de pécheurs pénitents ont, dans ces lieux, lavé leurs iniquités dans les larmes et obtenu leur pardon, depuis que l'épée de vos pères en a éloigné les païens qui les déshonoraient! L'ennemi du salut le voit et en sèche de douleur; ce spectacle est pour lui un tourment, il en grince les dents de rage, mais en même temps il soulève les peuples qui sont ses vases d'iniquité, et se prépare à détruire jusqu'aux derniers vestiges de tant de saints mystères. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, il réussit à s'emparer de ces lieux saints entre tous, ce malheur irréparable serait là pour tous les siècles à venir une source d'intarissables douleurs, et pour le nôtre, une cause de honte et d'infamie. [3] Quoi qu'il en soit, mes frères, faut-il penser que le bras de Dieu s'est raccourci, que sa main est devenue impuissante à nous sauver, et qu'il a besoin du secours de misérables vers de terre tels que nous, pour rétablir et protéger son héritage ? N'a-t-il pas plus de douze légions d'anges à son service, et ne peut-il d'un seul mot délivrer sa patrie ? Il le peut, la chose est certaine, car il lui suffit de le vouloir; mais laissez-moi vous dire qu'il veut vous éprouver aujourd'hui et s'assurer que, parmi les enfants des hommes, il sen trouve encore quelques-uns qui comprennent ses voies, cherchent à s'y engager, et déplorent le triste état où sa cause est tombée; car dans sa miséricorde il se plaît à offrir à son peuple le moyen de réparer les fautes énormes dont il s'est rendu coupable. [4] Jetez, pécheurs, jetez un regard d'admiration sur les moyens de salut que le Seigneur vous offre, et sondez avec confiance les abîmes de sa miséricorde. Rassurez-vous, au lieu de vouloir votre mort, il vous prépare des moyens de conversion et de salut, car son désir est de vous sauver et non point de vous perdre. Il n'y a que Dieu, en effet, qui puisse trouver une pareille occasion de salut pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes, en leur donnant le moyen de coopérer à ses desseins tout-puissants comme s'ils étaient un peuple innocent et juste. Je vois donc dans cette conduite du Dieu des miséricordes un grand sujet de confiance pour vous, pécheurs; car si Dieu voulait vous punir, il rejetterait vos services au lieu de les réclamer. Encore une fois, considérez les trésors de bonté du Très-Haut et faites réflexion sur ses desseins pleins de miséricorde: Il dispose tellement les choses qu'il a ou feint d'avoir besoin de votre concours, afin de vous venir en aide; il veut être votre débiteur afin de payer vos services par la rémission de vos péchés et par le don de la vie éternelle. Je ne saurais donc trop féliciter la génération qui a vu se lever un temps si propice pour le salut, et paraître cette année de propitiation facile et de jubilé. Déjà une multitude de chrétiens en ressentent les effets et vont en foule demander le signe du salut. [5] C'est à vous maintenant, peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à vous dont le monde entier connaît la gloire et célèbre le courage, c'est à vous, dis-je, de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des armes bénies des chrétiens. Renoncez à ce genre de milice, pour ne pas dire de malice invétérée parmi vous, qui vous arme si souvent et vous précipite les uns contre les autres pour vous exterminer de vos propres mains. Quelle fureur et quelle cruauté, malheureux que vous êtes, de plonger votre glaive dans le sein de votre semblable et de lui faire perdre peut-être la vie de l'âme en même temps que celle du corps ! Hélas ! le vainqueur, dans ces luttes, n'a pas lieu de se glorifier d'une victoire où il a frappé son âme à mort du même glaive dont il a tué son ennemi. Ce n'est point un acte de bravoure, mais un véritable accès de folie qui vous jette dans les hasards de pareils combats. Je vous offre aujourd'hui, peuple aussi belliqueux que brave, une belle occasion de vous battre sans vous exposer à aucun danger, de vaincre avec une véritable gloire et de mourir avec avantage. Si, au contraire, vous êtes adonné au négoce, si vous recherchez les spéculations avantageuses, je ne saurais vous indiquer une plus belle occasion de trafic fructueux, ne la laissez point passer. Croisez-vous, mes frères, et vous êtes assurés de gagner l'indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un coeur contrit. Cette croix d'étoffe ne vaut pas grand'chose si on l'estime à prix d'argent; mais, placée sur un coeur dévoué, elle ne vaut rien moins que le royaume dés cieux. Heureux donc ceux qui se sont déjà croisés, heureux aussi, dirai-je, ceux qui, à l'exemple des premiers, se hâteront de placer aussi sur leur poitrine le signe du salut ! [6] D'ailleurs, mes frères, je vous engage, ou plutôt l'Apôtre de Jésus-Christ vous engage avec moi à ne pas vous fier à tout esprit (I Joan., IV,1). J'ai été bien heureux d'apprendre à quel point vous êtes dévorés du zèle de la gloire de Dieu; mais n'oubliez pas qu'il doit être tempéré par les inspirations de la sagesse. Ainsi, au lieu de persécuter les Juifs et de les mettre à mort, vous ne devez pas même, selon l'Écriture, les chasser du milieu de vous. Interrogez les saintes Lettres, et le livre des Psaumes vous répondra d'accord avec l'Église qui emprunte ses paroles au Prophète: «Dieu me fait connaître que vous ne devez pas massacrer ses ennemis, de peur que son peuple n'oublie son origine (Psalm. LVIII, 12). » En effet, les Juifs ne sont-ils pas pour nous, le témoignage et le memento vivant de la passion de Notre-Seigneur ? Pourquoi, par un juste châtiment, sont-ils aujourd'hui dispersés dans tout l'univers, si ce n'est pour rendre témoignage à notre rédemption? Voilà pourquoi l'Église, empruntant encore le langage du Psalmiste, dit en s'adressant à Dieu: « Dispersez-les par un acte de votre puissance, humiliez-les, Seigneur mon Dieu (Psalm. LVIII). » C'est ce qu'il a fait, il les a dispersés et humiliés en même temps; car il les a réduits à un pénible esclavage sous les princes chrétiens. Cependant ils se convertiront un jour, et il viendra un temps vit le Seigneur abaissera sur eux un regard propice; car lorsque toutes les nations seront entrées dans l'Église, « Israël sera sauvé à son tour, dit l'Apôtre (Rom., XI, 26). » Mais en attendant tous ceux qui meurent dans leur endurcissement sont perdus pour l'éternité. [7] Si je ne me retenais, je pourrais dire que, dans les pays où il n'y a pas de Juifs, on a la douleur de trouver des chrétiens, si tant est que ce soient des chrétiens et non pas des Juifs baptisés, qui en remontreraient aux Juifs eux-mêmes en matière de prêts usuraires. Au reste, s'il faut exterminer les Juifs, que deviendront, à la fin du monde, les promesses de conversion et de salut qui leur ont été faites ? Quand ce seraient des idolâtres, il faudrait les supporter plutôt que de les massacrer ; s'ils nous attaquent les premiers, c'est à ceux qui ont reçu en main l'épée du pouvoir de repousser leurs injustes agressions; si la loi chrétienne veut qu'on rabaisse l'insolence et l'orgueil, elle fait un devoir d'épargner ceux qui se montrent humbles et soumis, surtout quand il s'agit du peuple qui a jadis reçu le dépôt de la loi et des promesses, «qui a eu les patriarches pour pères (Rom., IX, 5), » et dont le Christ, le Messie béni dans les siècles des siècles descend selon la chair. Cela n'empêche pas que suivant l'ordre émané du saint Siège on ne les contraigne à n'exiger aucune usure de ceux qui se sont croisés. [8] J'ai encore une recommandation à vous faire, mes frères bien-aimés; c'est que nul d'entre vous, en vue de commander en chef, ne cherche à devancer avec sa troupe le gros de l'armée; je vous avertis que quiconque se dira autorisé par moi à le faire, ne dit pas la vérité; c'est en vain qu'il montrerait une lettre à l'appui de son dire, ce ne pourrait être qu'une lettre fausse ou contrefaite. Il est nécessaire de donner le commandement des troupes à des capitaines expérimentés et de faire marcher toute l'armée en un seul corps, afin que les croisés soient partout en force et à l'abri de toute violence. Il y eut, comme vous le savez, à l'époque de la première expédition, qui se termina par la prise de Jérusalem, un homme du nom de Pierre qui, s'étant mis à la tète d'une troupe de gens pleins de confiance en lui, l'exposa, pendant sa marche à tant de périls, loin du reste de l'armée, qu'elle périt presque tout entière par le fer ou par la famine. Je craindrais pour vous le même sort si vous procédiez de la même manière. Je prie le Seigneur Dieu béni dans les siècles des siècles, de vous préserver de ce malheur. Ainsi-soit-il.