[56] LVI. De la vicissitude des choses. "Il n'est rien de nouveau sur la terre", a dit Salomon; assertion qui a quelque rapport avec ce dogme imaginaire de Platon : "toute science n'est que réminiscence" et avec cette autre sentence du même Salomon: "toute prétendue nouveauté n'est qu'une chose qui avait été oubliée" : d'où l'on peut conclure que le fleuve Léthé coule sur la terre, ainsi que dans les enfers. Je ne sais quel astrologue, dont les idées sont un peu abstruses, prétend que, sans l'action combinée de deux causes dont les effets sont permanents, savoir ; l'une, que les étoiles sont toujours à peu près à la même distance les unes des autres et dans les mêmes situations respectives; l'autre, que le mouvement diurne est perpétuel et uniforme; que, sans ces deux causes, dis-je, aucun individu ne pourrait subsister un seul instant. La nature, comme on n'en peut douter, est dans un flux et reflux perpétuel; à proprement parler, il n'est point de repos absolu et parfait. Les deux grands voiles (linceuls) qui ensevelissent toutes choses dans l'oubli, sont les déluges et les tremblements de terre. A l'égard des conflagrations (ou grands embrasements spontanés), et des grandes sécheresses, leur effet ne va jamais jusqu'à détruire entièrement les habitants des contrées où ces fléaux se font sentir. Le char de Phaéton ne roule que pendant un jour; ce qui annonce que l'embrasement allégoriquement figuré par cette fable, ne fut pas de longue durée. Cette sécheresse, qui dura trois ans, dans le temps d'Élie, et que ce prophète avoir annoncée, fut particulière à un certain pays, et n'en détruisit pas toute la population. Quant à ces embrasements si fréquents dans les Indes occidentales, et occasionnés par la foudre, ce n'est qu'un accident purement local et qui s'étend peu. Quant aux autres genres de calamités ou de fléaux, les individus qui en échappent sont ordinairement des hommes grossiers, ignorants, obligés de vivre dans les montagnes, et qui ne peuvent donner aucune tradition authentique des temps qui ont précédé ces fléaux : en sorte qu'alors tout demeure enseveli dans un oubli aussi complet et aussi universel que si aucun individu n'eût échappé. Pour peu que l'on considère attentivement la constitution et la manière de vivre des naturels des Indes occidentales, on peut, avec assez de probabilité, les regarder comme une race plus nouvelle et plus jeune que toutes celles de l'ancien monde. Et il est encore plus vraisemblable que sa destruction presque totale ne fut point occasionnée par des tremblements de terre, quoi qu'ait pu dire à l'Athénien Solon, certain prêtre égyptien, qui prétendait que l'Atlantide avait été engloutie dans une révolution de cette espèce. Cette catastrophe doit plutôt être attribuée à un déluge particulier, car les tremblements de terre sont rares en Amérique : au lieu qu'on y voit un grand nombre de fleuves, larges, profonds, arrosant de vastes contrées, et en comparaison desquels tous ceux de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe, ne sont que des ruisseaux. A quoi il faut ajouter que leurs montagnes, appelées les Andes, sont beaucoup plus hautes que toutes celles de l'ancien continent ; montagnes où les débris de cette race infortunée auront pu se réfugier durant et après ce déluge particulier. Quant à l'observation de Machiavel, qui prétend que la jalousie et l'animosité réciproque des sectes est une des causes qui contribuent le plus à abolir la mémoire des choses, et qui reproche à Grégoire-le-Grand d'avoir fait tous ses efforts pour détruire entièrement les antiquités païennes, je ne crois pas que ce fanatisme puisse produire de si grands effets, ou du moins des effets durables, comme le prouve l'exemple même de Sabinien, un de ses successeurs, qui trouva moyen de faire revivre toutes ces mêmes antiquités. Ce n'est pas ici le lieu de traiter des révolutions et des vicissitudes des corps célestes. A la vérité, si le monde n'était pas, de toute éternité, destiné a finir, la grande année de Platon aurait pu avoir quelque réalité, et ramener en gros les mêmes phénomènes, mais non pas en faisant reparaître précisément les mêmes individus et dans les mêmes situations ; ce qui n'est qu'une opinion chimérique, inventée par ceux qui attribuent aux corps célestes, non une influence générale et vague sur les corps terrestres, comme nous le pensons nous-mêmes, mais une influence plus précise, et capable de produire tel effet spécifique sur tel individu. Quant aux comètes, il est hors de doute qu'elles ont une influence sensible sur les mouvements et les manières d'être de ces corps sublunaires : mais jusqu'ici on s'est plus occupé à déterminer leurs orbites, et à attendre ou à prédire leurs retours, qu'à observer sagement leurs effets, surtout leurs effets respectifs et comparés : je veux dire, à déterminer avec précision les effets propres de telle espèce de comètes ; par exemple de telle grandeur, de telle couleur, dont la queue a telle direction, située dans telle région du ciel, et dont l'apparition est de telle durée, etc. Il existe à ce sujet une opinion, à la vérité, un peu hasardée, mais que je ne voudrais pas non plus rejeter entièrement, et qui me paraît mériter d'être vérifiée. On a, dit-on, observé dans les Pays-Bas (je ne me rappelle pas dans quelle partie), qu'au bout de trente-cinq ans les mêmes années, les mêmes saisons, les mêmes températures ou météores, (tels que grandes gelées, grande humidité, grande sécheresse, hivers doux, étés moins chauds), reviennent, et à peu près dans le même ordre : révolution que les habitants de cette contrée, dont nous parlons, appellent la prime. J'ai cru devoir en faire mention, parce qu'ayant moi-même comparé certaines années dont je me souviens, avec celles qui leur correspondaient dans le passé, j'ai trouvé, en effet, que les dernières étaient assez semblables aux premières. Mais abandonnons ces observations sur la nature, et revenons à ce qui concerne l'homme. Or, la plus grande vicissitude qu'on observe parmi les hommes, c'est celles des religions et des sectes; car ce sont ces sphères d'opinions qui exercent la plus puissante influence sur les âmes humaines. La vraie religion est la seule qui soit bâtie sur le roc, et toutes les autres sont plantées dans un sable mouvant, et continuellement agitées par les flots du temps. Ainsi, nous allons donner quelques vues et bazarder quelques observations sur les causes productives des nouvelles sectes, et quelques avis sur ce même sujet; autant du moins que la faiblesse naturelle de l'esprit humain permet d'arrêter le cours de ces opinions si tyranniques, et de trouver quelque remède à ces grandes révolutions. Quand la religion, reçue et établie depuis longtemps, est déchirée par les disputes et les débats; quand ses ministres, au lieu de s'attirer la vénération publique, par une vie exemplaire et sainte, comme ils le devraient, se rendent odieux et méprisables par une vie scandaleuse; si, en même temps, les peuples sont plongés dans une stupide ignorance et dans la barbarie, c'est alors qu'on doit craindre la naissance de quelque nouvelle secte, surtout s'il s'élève, dans le même temps, quelque esprit extraordinaire, amateur de paradoxes, assez audacieux pour les avancer publiquement, et assez opiniâtre pour les défendre à tous risques. Or, toutes ces conditions se trouvaient réunies, lorsque Mahomet publia sa loi. Mais il est deux autres conditions sans lesquelles une secte déjà formée ne peut s'étendre beaucoup; l'une, est le dessein manifeste et public de ruiner ou d'affaiblir l'autorité établie; car rien n'est plus agréable au peuple, et plus propre pour le séduire, qu'un tel dessein ; l'autre, est d'ouvrir la porte ou de laisser le champ libre à la volupté. Les hérésies spéculatives, telle que fut autrefois celle des Ariens, et qu'est aujourd'hui celle des Arméniens, peuvent s'accréditer, jusqu'à un certain point, dans les esprits, mais elles ne peuvent occasionner de grandes révolutions dans un état; à moins qu'elles ne se trouvent combinées avec le mécontentement général, et d'autres causes politiques. On peut établir et planter de nouvelles sectes, par trois sortes de moyens; savoir : par de prétendus miracles, ou des prestiges quelconques, par l'éloquence ou la force de la persuasion, ou par les armes. Quant aux martyrs, je les qualifie de miracles, parce qu'ils semblent excéder les forces de la nature humaine. J'en dis autant d'une rare pureté de mœurs, et d'une vie, en apparence, toute sainte. Le plus sûr moyen pour étouffer dans leur naissance les sectes ou les schismes, c'est de réformer les abus, de terminer les plus petits différents, de procéder avec douceur, en s'abstenant de toute sanglante persécution ; enfin, d'attirer et de ramener plutôt les principaux chefs, en les gagnant par des largesses, des places et des honneurs, qu'en les irritant par la violence et la cruauté. L'histoire nous offre une infinité d'exemples de révolutions et de vicissitudes occasionnées par les guerres. Elles dépendent alors de trois principales causes; savoir : du théâtre de la guerre, de la nature et de la qualité des armes; enfin, de la discipline militaire, de la tactique; en un mot, du degré de perfection de cet art. Il semble que, dans les temps les plus anciens, les guerres se portaient le plus ordinairement d'orient en occident. Car les Assyriens, les Perses, les Égyptiens, les Arabes et les Scythes, qui tous ont fait successivement des invasions, étaient des nations orientales. I.es Gaulois, à la vérité, étaient une nation occidentale; mais des deux irruptions qu'ils firent, l'une fut dans cette partie de l'Asie (mineure), appelée depuis la Gallo-Grèce; et l'autre, contre les Romains. Il est certain que l'orient et l'occident n'ont dans les cieux aucun point fixe qui les distingue sur la terre, et qui se rapporte à l'un plutôt qu'à l'autre. Aussi l'histoire ne fournit-elle point d'observation constante qui prouve que les guerres se portent plutôt de l'est à l'ouest, qu'en sens contraire. Mais le nord et le midi sont distingués par des différences constantes et dépendantes de leur situation par rapport aux cieux. Aussi a-t-on rarement vu les peuples méridionaux envahir les contrées septentrionales; au lieu que le contraire est presque toujours arrivé: ce qui prouve assez que les habitants des contrées septentrionales sont naturellement plus belliqueux: ce qui peut dépendre des astres qui exercent plus particulièrement leur influence sur l'hémisphère boréal; ou de la grande étendue des continents situés vers le nord; l'hémisphère boréal, du moins sa partie connue, étant presque entièrement occupée par la mer: ou enfin du grand froid qui règne dans les parties septentrionales; cause qu'on peut regarder comme la principale. Car, indépendamment de la discipline militaire, ce froid rendant les corps plus solides, et capables d'une plus grande résistance, rend ainsi les hommes plus robustes et plus courageux. C'est ce que prouve l'exemple des Arancos, nation dont le pays est situé dans la partie la plus méridionale de l'Amérique, et qui l'emportent, par le courage, sur tous les Péruviens. Dans tout empire qui est sur son déclin et qui a perdu la plus grande partie de ses forces militaires, on doit s'attendre à des guerres. Car, tant que les grands empires sont dans un état de vigueur et de prospérité, comme alors ils ne mettent leur confiance que dans les troupes nationales, ils énervent et détruisent ainsi les forces naturelles des provinces conquises. Mais aussi, lorsque ces troupes viennent à manquer tout-à-fait, ou à s'affaiblir, tout est perdu, et ils deviennent la proie de leurs ennemis. C'est ce dont on voit un exemple frappant dans la décadence de l'empire romain et dans celle de l'empire d'occident, après la mort de Charlemagne; époques où chaque oiseau vint reprendre ses plumes. C'est ce qui arriverait aussi à la monarchie d'Espagne, si ses formes venaient à décroître sensiblement. L'accroissement trop grand ou trop rapide, et les réunions d'états dont cet accroissement est souvent l'effet, sont aussi des causes naturelles de guerres. Car, un état dont l'étendue et la puissance croit tout à coup, est comparable à un fleuve qui, en s'enflant extraordinairement, déborde ses rives, et inonde les terres voisines. Une autre observation qui mérite de fixer l'attention d'un politique, c'est celle-ci : lorsque, dans une partie du monde, il se trouve peu de nations encore plongées dans la barbarie, et beaucoup de nations civilisées, les hommes ne se déterminent pas aisément au mariage, et ne veulent point avoir d'enfants, à moins qu'ils ne soient à peu près assurés de pouvoir fournir à leur subsistance et à leur entretien, observation qu'on peut appliquer à toutes les nations aujourd'hui existantes, à l'exception toutefois des Tartares; et alors ces grandes inondations ou émigrations d'hommes, qu'on a vu autrefois, sont peu à craindre ; si, au contraire, cette contrée est habitée par des peuples fort pauvres; et qui multiplient beaucoup, sans trop s'embarrasser d'avance de la subsistance de leurs enfants, alors c'est une nécessité qu'une fois par siècle, ou du moins une fois en deux siècles, ils se déchargent de leur population sur les contrées voisines, et les envahissent. C'était ce que les anciens peuples du nord étaient dans l'habitude de faire, en tirant au sort, pour décider quels seraient ceux qui resteraient, et ceux qui iraient chercher fortune ailleurs. Lorsqu'une nation d'abord guerrière, perdant l'esprit militaire, s'abandonne au luxe et à la mollesse, elle est sûre d'être attaquée; car ordinairement de tels états s'enrichissent en dégénérant : c'est tout à la fois une riche proie et une proie sans défense, double motif qui provoque l'invasion. Quant à la nature et à la qualité des armes, il serait difficile de trouver une règle sur ce point; cependant elles ont aussi leurs vicissitudes. Car il est certain que les habitants de la ville des Oxidraques se servirent d'une sorte d'artillerie, que les Macédoniens qualifiaient de foudres, d'éclairs, et d'armes magiques. On sait aujourd'hui que la poudre à canon, ainsi que les grandes et petites armes à feu, étaient connues et employées à la Chine, il y a plus de deux mille ans. Voici quelles doivent être les conditions des armes de cette espèce, et en quoi elles ont été perfectionnées. Elles doivent porter fort loin, ce qui les rend d'autant plus dangereuses et meurtrières pour l'ennemi : or, tel est l'avantage des canons et des grands mousquets (des espingoles, des pierriers, etc.). La force du coup doit entrer aussi en considération; et à cet égard, l'artillerie moderne l'emporte de beaucoup sur les béliers et sur toutes les machines de guerre des anciens; et qu'elles puissent être d'un facile service. Par exemple : qu'on puisse s'en servir en tous temps, qu'elles soient faciles à transporter, à diriger, etc. Quant à la manière de faire la guerre, les nations mesurèrent d'abord la force de leurs armées par le nombre, la vigueur et le courage de leurs soldats : pour vider leurs querelles, ils se défiaient en bataille rangée, en marquant le jour et le lieu du combat : mais ces armées si nombreuses, on ne savait pas encore les ranger en bataille. Dans la suite, l'expérience ayant fait sentir les inconvénients de ces armées si nombreuses, on en réduisit le nombre; alors on apprit l'art de choisir des postes avantageux, de faire des diversions, celui des campements, des marches et des contre-marches, des réserves, des retraites vraies ou feintes, etc. et la tactique fit les mêmes progrès. Dans la jeunesse des empires, c'est la profession militaire qui fleurit; puis viennent les lettres, les sciences et les arts: à l'époque suivante, postérieure de très peu à la précédente, les armes et les arts libéraux fleurissent ensemble pendant quelque temps. Enfin, sur le déclin des états, ce sont les arts mécaniques et le commerce qui sont en honneur. Les lettres ont leur enfance où elles ne font, pour ainsi dire, que balbutier. Puis vient leur jeunesse caractérisée par cette abondance et ce luxe de pensées et d'expressions qui est propre à cet âge. Dans leur âge mûr, les idées et le style, en se resserrant peu à peu, deviennent plus solides. Enfin, en vieillissant, elles deviennent sèches et maigres. Quant aux amateurs de philologie qui ont exercé leur plume sur ce même sujet, leurs écrits en ce genre ne sont qu'un amas de contes et de remarques futiles, qui ne méritent point de trouver place dans un traité aussi sérieux que celui-ci.