[50,0] L. Des manières, de l'observatiom des convenances et de l'usage du monde. [50,1] Lorsqu'un homme est réduit à son mérite réel et solide, il faut que ce mérite soit d'un grand poids, comme la pierre doit être bien riche lorsqu'elle est montée sans feuilles. Pour peu que l'on se fasse une juste idée de l'importance des belles manières, on sentira qu'il en est des éloges qu'elles attirent comme des gains : en effet, suivant le proverbe, ce sont les gains légers qui rendent la bourse pesante, car les petits gains reviennent souvent, au lieu que les grands arrivent rarement. De même ces petites perfections de détail dont nous parlons sont celles qui attirent les plus grands eloges; l'usage en est continuel et elles se font remarquer à chaque instant, au lieu qu'on a rarement occasion de mettre en oeuvre une grande vertu ou un grand talent. Ainsi ces petites attentions et ces égards qui composent ce qu'on appelle l'usage du monde peuvent ajouter beaucoup à notre réputation. Croyons-en sur ce point la reine Isabelle de Castille : « Ces manières polies et engageantes, disait-elle, sont de perpétuelles lettres de recommandation pour ceux qui les ont; et ce n'est point une chose si difficile à acquérir; il suffit pour cela de ne la point mépriser, d'être un peu attentif aux manières des autres, et pour le reste, de compter un peu sur soi ; car si l'on étudie trop ces petites convenances qui doivent être saisies à la volée, ces belles manières qu'on voudra se donner perdront ce qu'elles ont de plus agréable, le naturel et l'aisance, l'affectation, à cet égard comme à tout autre, étant toujours choquante. Les manières étudiées de certaines personnes ressemblent aux vers dont toutes les syllabes sont comptées. Manquer d'égards et d'attention pour les autres, c'est leur apprendre à en manquer pour nous et à perdre le respect qu'ils nous doivent. C'est surtout avec les étrangers et les formalistes qu'il ne faut pas se dispenser de ces égards et de ces petites attentions. D'un autre côté, l'air cérémonieux, la politesse excessive est non seulement fastidieuse, mais même suspecte, et fait perdre la confiance de ceux avec qui l'on traite. Cet art de s'insinuer dans les esprits et de gagner les coeurs tient à certaines formules de politesse, au fond assez communes, mais qui à la longue sont d'un grand effet si l'on sait les saisir et les placer à propos. Comme la familiarité ne s'établit que trop entre personnes du même rang ou du même âge, c'est surtout avec ses égaux qu'il faut conserver un peu sa dignité; mais on risque moins à se relâcher un peu plus à cet égard avec ses inférieurs, dont on est toujours maître de se faire respecter. Celui qui veut toujours tenir le dé dans la société ou dans les affaires rassasie de soi et diminue ainsi sa propre valeur. Il est bon d'avoir fréquemment de la déférence pour les autres, en ne faisant que les suivre et les seconder, mais en le faisant de manière à leur faire sentir que ce n'est pas par une excessive facilité, mais par politesse et par égard pour eux. Cependant, en déférant au sentiment ou au goût des autres, il est bon d'ajouter toujours quelque chose du sien; par exemple, si vous vous rendez à leur opinion, modifiez un peu votre assentiment, en y joignant quelques distinctions ; si vous acceptez leur conseil, ajoutez vous-même quelques raisons à celles qui vous ont persuadé. Ne soyez pas trop complimenteur ; si vous aviez ce défaut, quelque mérite que vous eussiez d'ailleurs, vos envieux ne manqueraient pas d'en profiter pour vous donner un ridicule et vous attacher l'épithète de flagorneur. Un défaut également nuisible dans les affaires, c'est d'attacher trop d'importance aux petites considérations, d'être trop attentif à saisir les moments et les occasions. Salomon dit à ce sujet : "Celui qui regarde trop aux vents ne sème point, et celui qui regarde trop aux nuages ne moissonne point". {Ecclésiaste, XI, 4} Un homme adroit sait faire naître plus d'occasions qu'il n'en trouverait naturellement : les manières d'un homme, ainsi que ses habits, ne doivent être ni trop recherchées ni trop étroites, mais tout à la fois attentives et assez aisées pour le décorer et le faire valoir sans gêner sa démarche.