[47,0] XLVII. Des solliciteurs et des postulants. [47,1] Dans la multitude immense des affaires, il est beaucoup de projets et de prétentions injustes et trop souvent les brigues des particuliers nuisent à l'intérêt public. Il est aussi beaucoup de choses, bonnes en elles-mémes, qu'on entreprend avec de mauvaises intentions; non seulement avec des vues injustes par rapport au but, mais avec beaucoup de mauvaise foi par rapport au succès, et qu'on commence sans avoir ia moindre envie de les finir; vous trouvez assez de gens qui se chargent de vos demandes et qui promettent de vous servir avec ardeur, sans se soucier d'effectuer leur promesse. Cependant, s'ils s'aperçoivent que l'affaire est près de réussir par un autre, ils voudront avoir part au succès; ils trouveront moyen de vous persuader qu'ils y ont contribué; ils se mettront au second rang parmi ceux que vous récompenserez. Enfin, tandis que l'affaire sera pendante, ils tireront parti des espérances du postulant ou du solliciteur. Il est aussi des personnes qui se chargent de vos affaires dans la seule vue de croiser quelque autre, ou pour s'instruire en passant de telle chose dont elles ne peuvent être informées que par ce moyen, sans se soucier de ce que deviendra l'affaire et en ne visant qu'à leur but particulier, ou à qui en général les affaires d'autrui servent de moyen pour faire leurs propres affaires, de point pour aller à leur propre but. Il en est même qui se chargent de solliciter pour vous, dans le dessein formel de vous faire échouer, pour rendre un bon office à votre partie adverse, à votre compétiteur ou à votre ennemi déclaré. [47,2] Si on y fait bien attention, on reconnaîtra que, dans toute demande ou pétition, il y a toujours une sorte de droit à considérer, savoir : un droit d'équité si c'est une demande de justice, et un droit de mérite si c'est une demande de grâces. Dans le premier cas, si votre inclination vous porte à favoriser la partie qui a tort, servez-vous plutôt de votre crédit pour accommoder l'affaire que pour l'emporter. Dans le second cas, si vous penchez pour celui qui a le moins de mérite, abstenez-vous du moins de médire du plus digne et de le déprimer. Lorsque vous n'êtes pas bien au fait de certaines demandes, rapportez-vous-en sur ce sujet au jugement de quelque ami sûr et intelligent qui vous instruise de ce que vous pouvez faire avec honneur; mais il faut alors bien de la prudence et du discernement pour le choix d'un ami qui mérite une telle confiance, autrement vous courez risque d'être trompé sur tout et mené par le nez. Aujourd'hui les solliciteurs et les postulants sont si sujets à essuyer des délais et des renvois perpétuels, qu'un procédé franc et ouvert, soit en refusant d'abord nettement de se charger de l'affaire, soit en ne leur faisant point illusion par rapport au succès, en leur disant naturellement l'état où elle se trouve, et en n'exigeant pas d'eux plus de reconnaissance qu'on n'en a mérité de leur part; que cette sincérité, dis-je, est devenue non seulement louable et juste, mais très agréable aux parties et que c'est leur rendre un vrai service. Quant aux demandes de grâces, la diligence de celui dont la demande prévient celles de tous les autres ne serait pas une raison suffisante pour le préférer; cependant, si l'on tirait de lui des lumières qu'on n'aurait pu se procurer par le moyen de tout autre, il ne faudrait pas non plus se prévaloir contre lui de sa confiance, mais du moins trouver bon qu'il tirât parti de ses autres moyens, et même lui tenir un peu compte, soit de sa diligence, soit des connaissances qu'on aurait tirées de lui. Ignorer la valeur de ce que l'on demande est un signe d'inexpérience et d'impéritie, comme en ignorer la justice ou l'injustice est le signe d'une conscience peu délicate. Un profond secret sur les demandesqu'on veut faire est un des plus sûrs moyens pour réussir; car, quoique l'on puisse décourager tel de ses compétiteurs en manifestant ouvertement ses espérances bien fondées, cependant cette publicité ne laisse pas d'en susciter d'autres et de les enhardir à se mettre sur les rangs. L'essentiel, pour obtenir une grâce, est de saisir les occasions, non seulement par rapport à ceux qui ont le pouvoir de les accorder ou de les refuser, mais encore à l'égard de ceux qui sont disposés à entrer en concurrence avec vous ou à vous traverser par tout autre motif. [47,3] Dans le choix de la personne que vous voulez charger du soin de vos affaires, ayez plutôt égard à l'aptitude et à la convenance par rapport à ces affaires mêmes, qu'au rang et à la dignité. Par la même raison, choisissez plutôt l'homme qui se mêle de peu d'affaires, que celui qui veut les embrasser toutes. Quelquefois le dédommagement qu'on vous accorde, après vous avoir fait essuyer un refus, vaut mieux que ce qu'on vous a refusé, pourvu toutefois que vous ne paraissiez pas trop découragé ou trop mécontent. "Demandez une chose injuste pour obtenir plus aisément une chose juste". {Erasme, Les Colloques, Le Chevalier sans cheval (colloque n° 51), 110} Cette maxime peut être fort utile à un homme qui jouit d'une haute faveur; dans tout autre cas, il vaudrait mieux graduer ses demandes, afin de parvenir par degrés à ce qu'on souhaite, et obtenir toujours quelque chose en attendant; car, tel qui aura d'abord couru le risque de perdre par un premier refus l'affection du suppliant, ne voudra pas ensuite s'exposer par un nouveau refus à l'éloigner pour toujours, et à perdre ainsi le fruit des grâces qu'il lui aura déjà accordées. Rien en apparence ne coûte moins à un personnage éminent que des lettres de recommandation, et il semble qu'il ne puisse honnêtement les refuser. Cependant, lorsqu'elles sont prodiguées à des hommes qui les méritent peu, elles nuisent beaucoup à la réputation de celui qui les a accordées. Rien n'est plus dangereux dans un pays que ces solliciteurs banaux des affaires d'autrui qui excellent à donner aux prétentions du premier venu une apparence de droit et d'équité; c'est un talent funeste aux affaires publiques et un vrai fléau dans un État.