[44,0] XLIV {LVII}. Considérations sur les jardins. [44,1] Ce fut Dieu qui le premier planta un jardin. Et certes, de toutes les douceurs de la vie humaine, nulle n'est aussi pure que celle que nous y trouvons; il n'est pas moins utile à la santé des hommes qu'à leur plaisir ; sans lui, les édifices et les palais ne sont que des ouvrages manuels, rien n'y respire la nature. Cependant, il est à remarquer que dans les siècles où l'on a fait des progrès en civilisation et en magificence, on est plutôt parvenu à construire de beaux édifices qu'à planter des jardins élégants et agréables, comme s'il y avait quelque chose d'aussi parfait que la beauté des jardins. [44,2] Je voudrais que chaque mois de l'année les jardins royaux fussent renouvelés; que les plantes qui poussent et fleurissent dans le mois y fussent apportées tour à tour. Pour décembre, janvier et la fin de novembre, on choisirait les plantes qui sont en vigueur pendant tout l'hiver, telles que le houx, le lierre, le laurier, le genévrier, les cyprès, l'if, le buis, le pin, le sapin, le romarin, la lavande, la pervenche à la fleur blanche, pourpre et azurée, la germandrée, les iris, pour leurs feuilles; les orangers, les citronniers et le myrte, que t'on conserverait dans des serres chaudes; et la marjolaine, qu'on planterait près d'un mur exposé au midi. Viendrait ensuite pour la fin de janvier et février l'arbuste de la camélie d'Allemagne ou mezéréou, qui fleurit à cette époque, le safran printanier à la fleur jaune et azurée, les primevères, les anémones, la tulipe précoce, la jacinthe des Indes, la chameiris et la fritillaire. Pour mars on aurait tontes sortes de violettes, surtout celles qui sont simples et de couleur pourpre, parce qu'elles viennent les premières ; le faux narcisse jaune, les marguerites, l'amandier, qui fleurit alors, l'oranger, le cornouiller, qui sont aussi en fleurs, et l'églantier odorant. Pour avril, la violette blanche multiple, la pariétaire jaune, la giroflée, le gazon, les iris, toutes les espèces de lis, le romarin, la tulipe, la pivoine multiple, le narcisse franc, le chèvre-feuille, le cerisier, le poirier et le prunier de différentes espèces, qui se couvrent alors de fleurs, l'acanthe et le lilas, qui commencent à ouvrir leurs feuilles. Pour mai et juin, des espèces variées d'oeillets et de roses, les mousseuses exceptées, parce qu'elles ne fleurissent que plus tard; les fraises, l'aube-épine, l'ancolie, la buglose, le cerisier, qui porte alors des fruits, la groseille, le figuier également en fruit, le framboisier, les fleurs de vigne, la lavande, le satirion de jardin aux blanches fleurs, le lis des vallées, le pommier en fleurs et le bluet. Pour juillet, les oeillets des Indes de diverses espèces, la rose musquée, le tilleul en fleurs, les poiriers, les pommiers et les pruniers précoces. Pour le mois d'août, des prunes de tous genres, des poires, des abricots, des noisettes, des melons à grosses côtes, des pieds d'alouettes de toutes couleurs, ou de la consoude royale. Pour septembre, des raisins, des pommes, des pavots de couleurs différentes, des oranges, des pêches, des figues, des cornouilles, des poires d'hiver ou coins. Pour octobre et le commencement de novembre, des connes, des nèfles, des prunes sauvages, des roses tardives, de la mauve qui pousse en fleurs roses et autres plantes semblables. Les plantes que je viens d'énumérer conviennent au climat de Londres; mais je voudrais qu'on adoptât mon idée, pour qu'il y eût partout une sorte de printemps éternel, autant que le permet la nature du lieu. [44,3] Certes, il est plus agréable de respirer l'odeur des fleurs, qui se répand dans l'air et qui y ondule comme l'harmonie de la musique, que de les cueillir. Rien aussi ne contribue plus au plaisir que fait éprouver leur parfum, que de connaitre les fleurs et les plantes qui, en croissant et en restant sur leurs tiges, exhalent un souffle délicieux dont l'air se parfume. Les roses pâles, ainsi que celles des buissons, n'émettent aucune odeur pendant qu'elles poussent et ne se mêlent pas à l'air; et ceci est si vrai qu'en se promenant près d'une haie on ne sentira pas la moindre odeur, bien qu'on en fasse l'essai au moment de la rosée du matin. Il en est de même pour le laurier lorsqu'il croît; il ne donne presque point d'odeur, les mêmes observations s'appliquent au romarin et à la marjolaine. Mais ce qui au-dessus de tout empreint l'air en poussant du parfum le plus suave, c'est la violette, surtout la violette blanche aux fleurs multiples, qui fleurit deux fois par an, au milieu d'avril et à la fin d'août. Immédiatement après elle, vient la rose musquée ; ensuite les feuilles de fraisier; quand le fraisier commence à se passer, leur odeur a quelque chose de si doux qu'elle tourne le coeur. Je citerai encore les fleurs de la vigne, qui se montre dans les grappes nouvellement découvertes, et qui ressemblent à de la poussière, comme celle qu'on remarque sur la tige du plantain; l'églantier odorant; la pariétaire jaune, qui a une odeur fort agréable, quand on la plante près des fenêtres d'un salon ou d'une chambre à coucher exposée en plein midi; les oeillets, tant grands que petits; les fleurs du tilleul ; les fleurs du chèvre-feuille, qu'on élève très haut; enfin les fleurs de lavande. Je ne parle pas des fleurs de la fève, parce qu'elles viennent dans les champs. Il y a encore trois plantes qui répandent dans l'air l'odeur la plus agréable; mais il faut pour les sentir qu'elles soient foulées et écrasées; ce sont la pimprenelle, le serpolet et la menthe aquatique. Que les promenades en soient donc toutes ensemencées pour qu'en les foulant on en fasse sortir le parfum. [44,4] Quant à l'étendue du jardin (qu'on remarque que je parle ici des jardins royaux comme je l'ai fait pour les édifices), elle ne doit pas avoir moins de trente arpents, et il est bon de diviser ce terrain en trois parties : une pelouse à l'entrée, une pépinière ou un lieu solitaire à la sortie, et le jardin principal au milieu; on doit ensuite établir des promenades des deux côtés. Je voudrais qu'on employât quatre arpents pour le gazon, six pour la pépinière, huit pour les promenades de côté, et douze pour l'emplacement du corps du jardin. La pelouse me plait pour deux raisons : premièrement elle flatte mes yeux, parce que rien ne les charme plus qu'un gazon bien fauché et verdoyant; ensuite parce qu'elle ouvre dans le milieu un passage qui conduit au fronton d'une charmille magnifique dont le jardin doit être entouré. Mais comme le sentier sera long, et que dans les grandes chaleurs de l'année ou du jour l'ombrage du jardin ne doit pas ètre enlevé de la promenade par les rayons du soleil, à travers le gazon on construira des allées couvertes de douze pieds de hauteur, bien taillées intérieurement sur les deux côtés de la pelouse, et on pourra ainsi pénétrer dans le jardin sans solution de continuité d'ombrage. Quant aux ornements et aux figures de terre de différentes couleurs dont on bariole l'entablement des croisées, ce sont de pures bagatelles, bonnes tout au plus pour des ouvrages de pâtisserie. La forme carrée est celle qui convient le mieux à un jardin ; de tous côtés cette forme doit être renfermée dans une charmille élégante et bien arquée. Que les arceaux s'élèvent au-dessus des pilastres en treillage et qu'ils aient dix pieds de haut sur six de large, et que les espaces entre les pilastres soient de la même dimension que la largeur de l'arceau. Qu'au-dessus des arceaux on continue la charmille à quatre pieds de hauteur, toujours en treillage; que sur la partie supérieure de chaque arceau on construise ensuite une tourelle assez spacieuse pour recevoir une volière; qu'on place enfin au dessus des interstices des arceaux quelques petites figures dorées, encadrant des vitraux où viennent se refléter en couleurs variées et brillantes les rayons du soleil. Je proposerais que cette charmille fût élevée sur un tertre sans raideur, mais légèrement incliné, de six pieds de haut et entièrement émaillé de fleurs. Je demanderais aussi que ce carré de jardin n'occupât point toute la largeur du terrain, mais qu'on laissât assez d'espace pour ménager diverses allées des deux côtés, où viendraient aboutir les avenues couvertes de la pelouse dont j'ai parlé; mais à l'entrée et à la sortie du jardin il faut se garder de rattacher de semblables allées aux charmilles; à l'entrée, pour que du gazon on ne perde pas la vue de cette belle charmille; à la sortie, pour ne pas masquer la vue de la pépinière à travers les arceaux. [44,5] Quant à la disposition du terrain renfermé dans la charmille, on peut la varier selon son goût; tout ce que je demande, c'est que, quel que soit l'arrangement qu'on lui donne, on ne s'attache pas trop aux objets de pure curiosité et de patience. Je n'aime point les figures taillées sur le genévrier ou tout autre arbuste; ce sont des enfantillages; mais j'admire de petites charmilles basses et arrondies en forme de bordures , avec des pyramides peu élevées. J'admets également des colonnes et de hautes pyramides en treillage, distribuées en différentes parties et recouvertes de charmille. Les avenues, à mon avis, doivent être grandes et spacieuses ; les allées étroites et couvertes sont bonnes sur les côtés, mais tout-à-fait déplacées dans le corps du jardin. Je conseillerais aussi qu'on élevât au milieu du jardin un joli monticule où l'on pourrait arriver par trois escaliers et trois avenues assez larges pour que quatre personnes y marchassent de front ; et je tiendrais à ce que ces avenues fussent disposées en cercles parfaits, sans aucune figure de fortifications. La hauteur du monticule serait de trente pieds, et sur le sommet se trouverait un élégant pavillon garni de cheminées arrangées avec goût et d'une petite quantité de vitraux. [44,6] Parlons maintenant des bassins; c'est un des plus beaux ornements des jardins, à cause de la fraîcheur qu'ils répandent; mais qu'on se garde d'admettre des étangs et des viviers, car ils rendent le lieu malsain et le remplissent de mouches, de grenouilles et d'autres animaux non moins incommodes. Voici les deux sortes de bassins que j'aimerais : l'un où l'eau jaillisse et s'écoule continuellement; l'autre, réservoir brillant d'une eau limpide, serait carré, aurait trente ou quarante pieds, et pour qu'il ne fût jamais bourbeux, ne renfermerait point de poisson. Quant au premier, les pièces d'ornement dorées et en marbre, aujourd'hui en usage, pourraient être employées avec grâce ; mais dans ce genre de bassin, il y a une difficulté : il faut diriger l'eau de manière à ce qu'elle s'échappe continuellement et ne s'arrête jamais, soit dans le bassin ou dans la citerne ; il ne faut pas que la stagnation lui fasse perdre sa couleur, ni qu'elle devienne tantôt verte, tantôt rouge, ou de tout autre teinte ; elle ne doit pas enfin engendrer de mousse ni exhaler de mauvaise odeur. Pour la conserver limpide on la nettoiera chaque jour à la main. Il serait bien également de l'entourer de quelques marches pour y monter et de l'enceindre de dalles élégantes. La seconde espèce de bassin, qu'on peut appeler un bain, est susceptible de recevoir beaucoup d'objets d'ornements et de curiosité sur lesquels nous ne nous arrêterons pas; par exemple, le fond, ainsi que les côtés, serait décoré de différentes pièces; çà et là des vitraux de diverses couleurs et d'autres corps polis et brillants y répandraient de l'éclat ; sur la dernière rangée il pourrait même y avoir un cercle de petites statues. Mais le point important est, comme nous l'avons déjà dit à propos du premier bassin, de tenir l'eau en mouvement continuel ; ainsi il faudrait que l'eau du bain fût alimentée par un réservoir placé au-dessus, conduite par des canaux bien arrangés, et renvoyée sous terre par des tuyaux de même dimension, pour qu'elle ne se trouve pas arrêtée. S'il faut dire ce que je pense des inventions simplement curieuses, comme celles de courber l'eau en un cercle sans qu'il s'en répande, de donner à l'eau diverses formes, celles de plumes, de coupes de verre, de voiles, de cloches et autres semblables ; s'il me faut parler des roches artificielles et des ornements de ce genre, je dirai qu'ils peuvent plaire aux yeux, mais qu'ils ne contribuent en rien à la salubrité ni à la véritable douceur des jardins. [44,7] Je voudrais que la pépinière, dont nous avons fait la troisième partie de tout le jardin, représentât, autant que possible, l'image d'un désert naturel. Il ne s'y trouverait pas un seul arbre de planté, si l'on excepte les rangées de ceux que je conseille de mettre en certains endroits, pour offrir une avenue abritée par les branches et le feuillage, et ouverte çà et là par des trouées. Une partie de cette avenue recevrait les rayons du soleil et serait abondamment chargée de fleurs odoriférantes, de manière à ce que la promenade en fût parfumée; partout ailleurs je tiendrais à ce que la pépinière fût découverte et sans arbre. J'aimerais cependant assez à la voir entrecoupée de buissons d'églantier odorant,de chèvre-feuille et de vigne sauvage ; mais ce que je désirerais le plus serait de couvrir partout la terre de violettes, de fraises principalement et de primevères; car ces plantes répandent une odeur délicieuse et s'élèvent avec succès dans l'ombre. Quant aux buissons et aux avenues d'arbres, nous voudrions que le goût décidât leur place et non la symétrie. J'approuve aussi beaucoup ces petits tertres, semblables aux amas qu'élèvent les taupes (comme on en trouve communément dans les bruyères sauvages) ; qu'on ensemence les uns de serpolet, de petits oeillets, de germandrée, dont la fleur est si belle, de pervenche, de violettes, de fraises; les autres de marguerites, de roses rouges, de lis des vallées, de l'hellébore à la fleur de pourpre, et de toutes les plantes aussi douces que belles. Qu'une partie de ces tertres reçoive des arbustes dans la partie supérieure; qu'on y découvre le rosier, le genévrier, le houx, l'oxyacanthe (celui-ci moins que les autres, à cause de la force de son odeur lorsqu'il fleurit), le groseiller à baies rouges, le cassis, le romarin, le laurier, l'églantier odorant, etc. Il est nécessaire de tailler ces arbustes pour qu'ils ne deviennent pas difformes en poussant. [44,8] Il nous reste à distribuer le terrain de chaque côté en allées particulières, ombragées pendant toutes les parties du jour. Il faut avoir soin d'en mettre quelques-unes à l'abri de la violence des vents, de manière à ce qu'on puisse s'y promener comme dans un portique. Pour cette raison, c'est-à-dire pour en éloigner les vents, elles doivent être closes aux extrémités. Ces allées ainsi fermées auront leur sentier couvert de sable et non de gazon, pour qu'on s'y promène sans humidité. On placera dans la plupart de ces allées des arbres fruitiers de chaque espèce, tant pour les cloisons extérieures que dans les rangées intérieures. Et il faut bien remarquer alors que l'élévation où l'on plante les arbres fruitiers soit large et basse et qu'elle aille légèrement en montant; on peut y semer quelques fleurs odoriférantes, mais en petit nombre, pour qu'elles n'absorbent point la nourriture des arbres. Aux extrémités du terrain latéral je verrais avec plaisir de petits monticules à une hauteur telle de la cloison extérieure qu'on pût du monticule jouir de la vue de la campagne. [44,9] Pour en revenir au corps principal du jardin, je ne m'opposerais pas à ce qu'on y fit quelpies avenues spacieuses et plantées de chaque côté d'arbres fruitiers ; je consentirais même à ce que quelques plants de ces arbres fussent élevés à peu de distance; je n'interdirais pas non plus des berceaux avec des siéges placés avec ordre et élégance ; mais tout cela ne devrait pas être trop entassé; car le jardin doit avant tout être à découvert pour que l'air y circule librement. Je voudrais enfin qu'on allât chercher l'ombre dans les allées latérales, quand on se promènerait pendant la chaleur du jour ou de l'année; le jardin n'a été fait que pour les parties les plus tempérées de l'année, pour le printemps et l'automne; mais dans l'été on ne doit y aller que le matin ou le soir, ou bien dans les jours nébuleux. [44,10] Je n'aime pas les volières, à moins qu'elles ne soient assez grandes pour être garnies en dessous de gazon et même d'arbustes en pleine végétation; de cette manière, les oiseaux volent avec plus de liberté, et ils sont plus indépendants dans leurs plaisirs et dans leur société ; ensuite on ne voit dans aucune partie de la volière une malpropreté qui dégoûte toujours. [44,11] Comme pour établir dans les allées des descentes et des montées variées et agréables il faut un don particulier de la nature et qu'elles ne peuvent pas se construire partout, nous n'avons proposé que des plants d'avenues qui conviennent à tous les lieux. [44,12] Nous avons donc tracé la forme d'un jardin royal, en partie d'après des préceptes et en partie d'après une mesure générale et nullement précise. Nous nous sommes montrés prodigues dans les dépenses à faire. Mais peu importe aux princes qui, comme on le voit de nos jours, s'en remettent la plupart du temps à leurs jardiniers et dépensent des sommes non moins considérables à rassembler sans jugement les objets les plus disparates; ils accumulent les statues et d'autres objets d'art bons pour la pompe et la magnificence, mais tout-à-fait inutiles au piaisir et à l'agrément véritable des jardins.