[42,0] XLII. De la laideur-et de la difformité. [42,1] Les personnes laides ou difformes sont ordinairement au pair avec la nature; elle les a maltraitées, elles la maltraitent à leur tour et lui rendent le change; car assez ordinairement, comme le dit l'Ecriture même, elles n'ont point de naturel. Il est certain qu'il y a une corrélation naturelle entre le corps et l'âme ; et lorsque la nature a erré dans l'un, il est à craindre qu'elle n'ait aussi erré dans l'autre. Mais l'homme ayant la liberté du choix par rapport à la forme de son âme, quoiqu'il soit nécessité relativement à celle de son corps, les inclinations naturelles peuvent être effacées par la vive lumière de la science et de la vertu, comme la faible lueur des étoiles l'est par l'éclat du soleil. On ne doit donc pas regarder la laideur ou la difformité comme un signe assuré d'un mauvais naturel, mais seulement comme une cause qui manque rarement son effet. Quiconque se connaît un défaut personnel qu'il ne peut s'ôter, et qui l'expose sans cesse au mépris, a par cela même un aiguillon qui l'excite continuellement à faire des efforts pour se garantir de ce mépris. Aussi les personnes laides sont-elles ordinairement très hardies, d'abord pour leur propre défense, puis par habitude, cette même cause les rendant aussi plus intelligentes et leur donnant surtout une vue perçante pour découvrir les défauts des autres, afin d'avoir autant de prise sur eux et de prendre leur revanche. De plus, leur difformité même les garantit de la jalousie des personnes qui ont sur eux un avantage naturel à cet égard, et qui s'imaginent qu'elles seront toujours à même de les mépriser quand elles le voudront. Leur désavantage naturel endort leurs rivaux et leurs émules, qui les croient dans l'impossibilité de s'élever jusqu'à un certain point, et qui ne sont bien persuadés du contraire qu'au moment où ils les voient en possession d'un poste élevé. Ainsi la difformité est dans un génie supérieur un moyen pour s'élever et un avantage réel. Les rois avaient autrefois et ont encore aujourd'hui, dans certains pays, beaucoup de confiance aux eunuques, parce que les individus souvent exposés au mépris général ont ordinairement plus de fidélité pour celui qui est leur unique-défense ; mais cette enfance qu'on a pour eux ne se rapporte qu'à de viles fonctions ; on les regarde plutôt comme de bons espions et d'adroits rapporteurs que comme des ministres d'une grande capacité ou de bons officiers. Il en est de même des personnes laides, et, par la même raison, par la raison, dis-je, que nous avons déjà exposée, parce que, lorsqu'elles ont de l'âme et du ressort, elles n'épargnent aucun soin pour se délivrer du mépris, soit par la vertu, soit par le crime. Ainsi il n'est pas étonnant que ces personnes disgraciées par la nature deviennent quelquefois de grands hommes, comme Agésilas, Zongir (Zéhangir ), fils de Soliman, Esope, Guasca, président du Pérou ; personnages auxquels on pourrait peut-être ajouter Socrate ainsi que beaucoup d'autres.