[40,0] XL. De la jeunesse et de la vieillesse. [40,1] Un homme peut être jeune par le nombre d'années qu'il a vécu, et être déja vieux par l'emploi de ses heures, s'il n'a pas perdu son temps; mais c'est ce qui arrive rarement. Généralement parlant, la jeunesse ressemble aux premières pensées, qui sont ordinairement moins sages que les secondes; car les pensées ont leur jeunesse, ainsi que les individus. La jeunesse est naturellement plus inventive que la vieillesse; elle est plus féconde en conceptions vives, qu'on serait quelquefois tenté de prendre pour des inspirations divines. Les hommes qui ont une âme toute de feu, et fréquemment agitée par de violents désirs, ne sont mûrs, pour l'action, qu'après avoir, pour ainsi dire, dépassé le méridien (le midi ou l'été) de la vie. Tels furent Jules-César et Septime-Sévère : la jeunesse du dernier, disent les historiens, fut livrée à des égarements et même à des passions violentes, et qui tenaient de la fureur; il n'en fut pas moins un des hommes les plus dignes du souverain commandement. Mais un personnage d'un caractère plus paisible, plus serein et plus reposé, peut se distinguer et faire de grandes choses dès sa jeunesse. Nous en voyons des exemples dans Auguste, Côme de Médicis, Gaston de Foix, et quelques autres. [40,2] Un homme d'un âge mûr, qui a le feu et la vivacité de la jeunesse, est très bien constitué pour les affaires. La jeunesse a plus d'aptitude pour l'invention que pour le jugement et le raisonnement ; pour l'exécution que pour les délibérations; et pour les nouveaux projets, que pour les choses déjà établies. Car l'expérience des personnes d'un âge mûr est pour elles un guide très sûr dans tous les cas auxquels cette expérience peut s'appliquer; mais, dans tous les cas nouveaux, elle les abuse, et alors elle les égare ou les arrête. Les erreurs des jeunes gens ruinent ordinairement les affaires ; celles des vieillards y nuisent aussi, et ils manquent le but, en ne faisant pas assez, ou assez tôt. Les jeunes gens embrassent plus qu'ils ne peuvent étreindre; ils savent exciter des mouvements qu'ils ne savent pas arrêter; ils volent au but, sans considérer la nécessité de peser, de choisir, de modérer et de graduer les moyens, ils suivent en aveugles un petit nombre de principes hasardés. Ils se précipitent dans des nouveautés d'où naissent des inconvénients qu'ils n'ont pas su prévoir. Ils tentent les remèdes extrêmes dès le commencement; et ce qui double toutes leurs fautes, ils ne veulent jamais en convenir, ni travailler à les réparer; semblables à un cheval fougueux qui ne veut ni tourner ni arrêter. [40,3] Les vieillards font trop d'objections, perdent trop de temps à délibérer, n'osent pas assez, chancèlent, et se repentent avant d'avoir failli : rarement ils vont jusqu'au bout, et ils se contentent presque toujours d'un succès médiocre. Le plus sûr moyen serait de combiner ensemble les deux âges. Moyennant cette combinaison, dans le présent, les vertus et les talents propres à chacun des deux âges, remédieraient aux vices et aux défauts de l'autre; et quant à l'avenir, les jeunes gens apprendraient mieux leur rôle, quand les vieillards mêmes seraient acteurs. Enfin, cette judicieuse combinaison produirait aussi d'heureux effets au dehors; car, si la vieillesse a pour elle l'autorité, la jeunesse a pour elle la faveur du grand nombre. Dans les jeunes gens, la morale vaut mieux, et les vieillards l'emportent par la prudence et la politique. Un certain rabbin, considérant ce texte de l'Écriture sainte : "vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards n'auront que des songes", en inférait que les jeunes gens étaient admis plus près de la divinité que les vieillards; par la raison, pensait- il, qu'une vision est une révélation plus claire et plus manifeste qu'un songe. [40,4] Plus on s'est abreuvé de ce monde, plus on est empoisonné ; et la vieillesse perfectionne plus les facultés intellectuelles, qu'elle ne rectifie les désirs et la volonté. Certains esprits qui mûrissent avant le temps, perdent de bonne heure toute leur sève; ce sont des esprits qui, étant trop aigus, s'émoussent aisément. Tel fut celui du rhéteur Hermogène, qui, après avoir composé des livres d'une excessive subtilité, tomba de bonne heure dans une sorte d'imbécillité. On peut ranger dans la même classe ceux qui ont des talents et des facultés plus convenables à la jeunesse qu'à l'âge mûr; par exemple, une éloquence facile, abondante et fleurie : c'est une remarque que fait Cicéron, touchant la manière oratoire d'Hortensius : "il demeurait toujours le même", dit-il, "mais les mêmes choses ne lui convenaient plus". Il en faut dire autant de ceux qui, ayant pris au commencement un essor trop élevé, se trouvent ensuite comme accablés du poids de leur propre grandeur : tel fut Scipion l'Africain, sur lequel Tite-Live fait cette remarque: "ses dernières années ne répondaient point aux premières".