[32,0] XXXII. De la conversation. [32,1] On rencontre assez d'hommes qui, dans la conversation, sont plus jaloux de faire parade de la fécondité de leur esprit, et de montrer qu'ils sont en état de défendre toute espèce d'opinions, et de parler pertinemment sur toutes sortes de sujets, que de faire preuve d'un jugement assez sain pour démêler promptement le vrai d'avec le faux; cornrne si le vrai talent, en ce genre, consistait plutôt à savoir tout ce qu'on peut dire, que ce qu'on doit penser. Il en est d'autres qui ont un certain nombre de lieux communs et de textes familiers sur lesquels ils ne tarissent point, mais qui, hors de-là, sont réduits au silence; genre de stérilité qui les fait paraître monotones, et qui les rend d'abord ennuyeux, puis fort ridicules, dès qu'on découvre en eux ce défaut. Le rôle le plus honorable qu'on puisse jouer dans la conversation, c'est d'en fournir la matière, d'empêcher qu'elle ne roule trop longtemps sur le même sujet, de la faire, avec dextérité, passer d'un sujet à un autre, ce qui est, pour ainsi dire, mener la danse. Il est bon de varier le ton de la conversation, et d'y entre-mêler les discours sur les affaires présents avec les discussions, les narrations avec les raisonnements, les interrogations avec les assertions; enfin, le badinage avec le sérieux. Mais elle devient languissante quand on s'appesantit trop sur un même sujet. A l'égard de la plaisanterie, il y a des choses qui ne doivent jamais en être le sujet, et qui doivent être, en quelque manière, privilégiées à cet égard; par exemple, la religion, les affaires d'état, les grands hommes, les personnes constituées en dignité, les affaires graves des personnes présentes, enfin, toute disgrâce qui doit exciter la compassion. Il est aussi des personnes qui craindraient que leur esprit ne s'endormît, si elles ne lançaient quelque trait piquant; c'est une habitude très vicieuse, et dont il faut tâcher de se défaire : "Garçon, ne fais pas si souvent usage de l'éperon, et tiens-lui la bride haute". (Ovide, Métamorphoses, II, v. 127) [32,2] Autre chose est une plaisanterie qui a du sel, autre chose, une raillerie amère, et il ne faut point confondre un bon mot avec un sarcasme. Car si un homme satyrique fait craindre aux autres son esprit, il doit, à son tour, craindre leur mémoire. Celui qui fait beaucoup de questions, apprend beaucoup, et plaît généralement; surtout s'il sait bien approprier ces questions au genre d'esprit des personnes auxquelles il les fait, en leur fournissant l'occasion de parler de ce qu'elles savent le mieux ; il les rend contentes d'elles-mêmes (et de lui), et il enrichit son esprit de nouvelles connaissances qui lui coûtent peu. Cependant il faut aussi prendre garde de devenir importun, en faisant trop de questions coup sur coup, et comme si l'on faisait subir à ses interlocuteurs une sorte d'examen ou d'interrogatoire. Laissez parler les autres à leur tour, et s'il se trouve quelqu'un qui s'empare trop souvent de la parole, ou qui la retienne trop longtemps, et qui se rende ainsi le tyran de la conversation, détournez-le adroitement, afin que tel qui s'est tu trop longtemps, puisse, à son tour, entrer, pour ainsi dire, en danse. Si vous avez quelquefois l'adresse de feindre d'ignorer ce que vous savez le mieux, vous paraîtrez souvent savoir ce que vous ignorerez peut-étre. Il ne faut parler de soi que très rarement, et avec beaucoup de réserve. Un homme de ma connaissance disait d'un autre qui avait ce travers : "il faut que cet homme soit d'une grande sagesse, puisqu'il parle si souvent de lui-même". Il n'est qu'une seule manière de se louer de bonne grâce, c'est de louer, dans un autre, une vertu ou un talent qu'on possède soi-même. Gardez-vous aussi de vous permettre fréquemment des personnalités piquantes, et de tirer trop souvent sur les personnes présentes. La conversation doit être comme une promenade en pleine campagne, et non comme une route qui conduit à telle ville, ou comme une avenue qui conduit au château de monsieur N.... J'ai connu, dans une de nos provinces occidentales, deux personnes, dont l'une se distinguait par la manière noble dont elle exerçait l'hospitalité et qui tenait une très bonne table, mais qui aimait un peu trop à railler, et qui faisait ainsi acheter un peu trop cher sa magnificence. L'autre demandant un jour à un de leurs amis communs qui avait dîné chez ce magnifique railleur, si à table il n'avait rien lâché de piquant contre quelques-uns des convives; celui a qui il faisait cette question lui ayant répondu qu'il avait en effet pris cette licence : "je me doutais bien," répliqua-t-il, "qu'il aurait ainsi gâté un bon dîner". [32,3] La discrétion et l'à-propos, dans les discours, valent mieux que l'éloquence ; et bien approprier ce que l'on dit au caractère et au tour d'esprit de ses auditeurs, est un genre de talent préférable à celui d'une diction élégante et méthodique. Savoir bien parler de suite, sans avoir la répartie prompte et juste, est un signe de pesanteur dans l'esprit. Avoir la répartie vive, et ne savoir pas faire un discours de suite, décèle un esprit stérile et qui a peu de fonds. On sait que les animaux qui courent le mieux, ne sont pas ceux qui ont le plus de souplesse pour faire des détours; et c'est la différence qu'on observe entre le levrier et le lièvre. Circonstancier minutieusement tout ce que l'on dit, et se jeter dans un long préambule, avant de venir au fait, rend les entretiens fastidieux; mais aussi ne spécifier aucune circonstance, rend le discours brusque, maigre et sec.