[11,0] XI. Des grandes places et des dignités. [11,1] Les hommes qui occupent les grandes places, sont toujours esclaves : esclaves du prince ou de l'état, esclaves de l'opinion publique, esclaves des affaires; en sorte qu'ils ne sont maîtres ni de leurs personnes, ni de leurs actions, ni de leur temps. N'est-ce pas une étrange manie que celle de vouloir commander en perdant sa liberté, et acquérir un grand pouvoir sur les autres, en renonçant à tout pouvoir sur soi-même? On ne monte qu'avec peine à ces grands emplois; c'est-à-dire, qu'on parvient, par de rudes travaux, à des travaux encore plus rudes, et par mille indignités, à des dignités. Dans ces postes si élevés, le terrain est glissant; il est difficile de s'y soutenir ; et l'on n'en peut descendre que par une chute ou du moins par une éclipse; ce qui est toujours affligeant. Quand on n'est plus ce qu'on a été, à quoi bon continuer de vivre ? On ne peut pas toujours se retirer quand on le veut; et souvent aussi on ne le veut pas quand ou le devrait. La plupart des hommes ne peuvent endurer une vie privée, malgré l'age et les infirmités qui demanderaient de l'ombre et du repos. En quoi ils ressemblent à ces vieux bourgeois qui, n'ayant plus assez de force pour se promener par la ville, demeurent assis à leur porte où ils exposent leur vieillesse à la risée. Les personnages revêtus des grands emplois, ont besoin d'emprunter l'opinion des autres pour se croire heureux; car, s'ils n'en jugeaient que d'après leur propre sentiment, ils ne pourraient se croire tels : mais quand ils songent à ce que les Sistres pensent d'eux, et considèrent combien de gens voudroient être à leur place, alors, encouragés par cette opinion des autres, ils parviennent enfin à se faire accroire qu'ils sont heureux; ils le sont, en quelque manière, pur oui-dire et sur parole, quoique, dans les courts moments où ils rentrent en eux-mêmes ils sentent bien qu'ils ne le sont pas : car, s'ils sont les derniers à sentir leurs torts, ils sont les premiers à sentir leurs peines. Les hommes revêtus d'un grand pouvoir, sont presque toujours étrangers à eux-mêmes; perdus dans le tourbillon des affaires qui leur causent de continuelles distractions, ils n'ont pas le temps de se replier sur eux-mêmes, pour s'occuper de leur corps ou de leur âme. "La mort la plus honteuse, c'est celle de l'homme qui, étant connu de tous, meurt inconnu à lui-même" (Sénèque, Thyeste, v. 401-403). [11,2] Les grands emplois donnent indistinctement le pouvoir de faire le bien et celui de faire le mal; mais le dernier est un vrai malheur : et si le mieux est de de n'avoir pas même la volonté de faire le mal, ce qui en approche le plus, c'est de n'en avoir pas le pouvoir. Mais toute notre ambition, en aspirant à une grande autorité, doit être seulement d'acquérir le pouvoir de faire le bien. Car de bonnes intentions, quoique fort agréables à Dieu, ne paroissent aux autres hommes que de beaux rêves, quand on ne les réalise point; or, on ne peut les réaliser qu'a l'aide d'un pouvoir très étendu et d'un poste très élevé qui commande, pour ainsi dire, toute la place. Les mérites et les bonnes oeuvres doivent être la fin dernière de toutes les actions humaines; et la conscience du bien qu'on a fait, est pour l'homme le parfait repos : car, si l'homme participe aux travaux de la divinité, il doit aussi participer à son repos. Et il est dit que Dieu considérant les oeuvres de ses mains, vit que tout ce qu'il avait fait étoit bon, et qu'ensuite il se reposa. Dans l'exercice de votre charge, ayez toujours devant les eux les meilleurs exemples; car une judicieuse imitation tient lieu d'un grand nombre de préceptes. Et après avoir exercé votre emploi pendant un certain temps, considérez votre propre exemple, afin de voir si vous n'auriez pas mieux commencé que vous ne continuez. Ne négligez pas non plus les exemples de ceux d'entre vos prédécesseurs qui ont mal exercé le même emploi, non pour vous faire valoir en relevant leurs fautes, mais pour mieux apprendre à les éviter. Lorsque vous avez quelque réforme à faire, faites-la sans faste et sans ostentation ; améliorez le présent, sans faire la satyre du passé. Ne vous contentez pas de suivre les meilleurs exemples, mais tachez d'en donner à votre tour d'aussi bons à imiter. Tachez de ramener toutes choses à l'esprit de leur première institution ; après avoir cherché et découvert en quoi et comment elles ont dégénéré, ce que que vous ferez en consultant deux espèces de temps ; savoir, l'antiquité pour connaître ce qu'il y a de meilleur, et les temps moins éloignés, pour savoir ce qui convient le mieux au vôtre. Ayez une marche et des règles fixes, afin qu'on puisse savoir d'avance ce qu'on doit attendre de vous, mais sans vous attacher avec trop d'obstination à ces règles qu'il est quelquefois nécessaire de plier un peu; et, lorsque vous vous en écartez, montrez nettement les raisons qui vous y obligent. Défendez courageusement les droits attachés à votre charge, mais en évitant soigneusement tout conflit de jurisdiction : exercez vos droits en silence, et ipso facto, au lieu de recourir à d'importunes réclamations, et d'étourdir le public de vos bruyantes prétentions. Défendez également et respectez vous-même les droits attachés aux charges de vos subalternes; et croyez qu'il est plus honorable de diriger le tout, que de vouloir se perdre dans cette multitude immense de petits détails qui les regardent. Accueillez gracieusement, tâchez même d'attirer tous ceux qui peuvent vous donner d'utiles avis, ou vous soulager dans l'exercice de votre charge : gardez-vous d'éloigner ceux qui vous offrent des lumières ou des secours de cette espèce, en leur faisant essuyer des rebuts, et en leur faisant entendre qu'ils se mêlent de trop de choses. [11,3] La lenteur, l'incivilité, la corruption et la facilité de caractère; tels sont les quatre principaux vices ou défauts dans les hommes en place. Quant à la lenteur, soyez accessible, ponctuel, expéditif: terminez une affaire avant d'en commencer une autre, et ne les entassez pas sans nécessité. A l'égard de la corruption, ne vous contentez pas de lier, à cet égard, vos propres mains et celles de vos domestiques ou de vos subalternes, mais liez aussi celles des solliciteurs, pour empêcher qu'ils ne fassent des offres. L'intégrité pourra produire le premier de ces deux effets ; mais, pour obtenir le second, il faut de plus faire profession de cette intégrité, et montrer hautement l'horreur que vous inspire toute vénalité. Car, ce n'est pas assez d'être incorruptible, il faut de plus être connu pour tel, et se garantir soigneusement du plus léger soupçon à cet égard. Ainsi, quand vous êtes obligé de changer de sentiment ou de marche, faites-le ouvertement, en exposant nettement les raisons qui vous y obligent, et sans user d'artifice pour dérober ces variations à la connaissance des autres. De même si vous témoignez pour un de vos domestiques ou de vos subalternes, une prédilection trop marquée, et qui ne paraisse pas fondée sur des raisons solides, on le regardera comme la porte secrète pour introduire chez vous la corruption. Quant à la rudesse et à l'incivilité, elle n'est bonne à rien, et ne peut servir qu'à mécontenter tous ceux qui ont affaire à vous. La sévérité inspire la crainte, mais l'incivilité attire la haine. Les réprimandes d'un homme en place doivent être graves sans être piquantes. A l'égard de la facilité de caractère, c'est un défaut pire que la corruption et la vénalité même. On ne peut recevoir des présents et se laisser corrompre que de temps en temps; au lieu qu'un homme qui se laisse trop aisément vaincre par l'importunité, et gagner par les petites considérations, trouve à chaque pas des difficultés qui l'arrêtent ou le détournent du droit chemin. Salomon l'a dit : avoir trop d'égard aux personnes, est une faiblesse criminelle; un homme de ce caractère transgressera la loi, et vendra la justice pour une bouchée de pain. [11,4] Les anciens ont eu raison de dire que la place montre l'homme; en effet, une grande place montre les uns en beau, et les autres à leur désavantage. "Galba", dit Tacite, "eût été, d'un consentement unanime, jugé digne de l'empire, s'il n'eut jamais été empereur" (Tacite, Histoires, I, 49). Vespasien", dit-il ailleurs, "est le seul qui, après être parvenu au souverain commandement, ait changé en mieux" (ibidem, I, 50) ; avec cette différence toutefois que, dans la première de ces deux observations, il ne s'agit que de la capacité pour le commandement; au lieu que l'autre regarde les mœurs et le caractère. En effet, la grandeur d'âme d'un personnage que les honneurs et les dignités ont rendu meilleur, ne peut être douteuse, et un tel changement est le signe le plus certain de l'élévation de ses sentiments; car, de même qu'au physique, les corps qui se trouvent hors de leur lieu naturel, s'y portent avec violence, et lorsqu'ils y sont arrivés, demeurent en repos; tant que la vertu aspire aux honneurs qui lui sont dus, elle est dans un état violent; mais lorsqu'elle est parvenue à ce poste élevé auquel elle aspirait, alors se trouvant à sa place, elle est calme et tranquille. On ne monte aux grandes places que par un escalier tournant, et si l'on trouve des factions sur son chemin, il faut se pencher (se porter) un peu d'un côté en montant; mais lorsqu'on est en haut, il faut rester au milieu, se tenir droit et garder l'équilibre. Respectez la mémoire de votre prédécesseur; n'en parlez qu'avec estime et tendresse; si vous le déprimez, votre successeur vous paiera de la même monnaie. Si vous avez des collègues, ayez pour eux les plus grands égards, et ne craignez point de leur donner part aux affiuires dont vous êtes chargé; car il vaut mieux les appeller quand ils ne s'y attendent pas, que de les exclure lorsqu'ils auraient lieu de s'attendre â être appellés. Dans les réponses que vous donnez en particulier aux solliciteurs ou aux postulants, et dans les entretiens ordinaires, perdez un peu de vue la prérogative de votre charge, et n'affectez pas trop de dignité : faites plutôt en sorte qu'on dise de vous : c'est un autre homme quand il est dans l'exercice de sa charge.