[5,0] V. De l'adversité. [5,1] Une des plus belles pensées de Sénèque, pensée d'une grandeur et d'une élévation vraiment stoïque, c'est celle-ci : "les biens attachés à la prospérité ne doivent exciter que nos désirs; mais les biens propres à l'adversité doivent exciter notre admiration". {Sénèque, Lettres à Lucilius, VII, 66, 28} Certes, si l'on doit qualifier de miracle tout ce qui commande à la nature, c'est surtout dans l'adversité qu'on en voit. Une autre pensée encore plus haute que celle dont nous venons de parler, et même trop haute pour un païen, c'est la suivante : "le plus grand et le plus beau spectacle c'est de voir réunies, dans un même individu, la fragilité d'un homme et la sécurité d'un Dieu". {Cfr. Bernard de Clairvaux, De la considération, livre V, 11} Cette pensée aurait mieux figuré dans la poésie, genre auquel semblent appartenir ces sentiments si élevés; et la vérité est, que les poètes n'ont pas tout-à-fait négligé ce noble sujet; car c'est cette sécurité même qui semble être figurée par une fiction assez étrange des anciens poètes; fiction qui renferme quelque mystère, et qui se rapporte visiblement à une disposition de l'âme très analogue à celle du vrai chrétien ; les poètes, dis-je, ont feint qu'Hercule, dans l'expédition entreprise pour délivrer Prométhée (qui représente la nature humaine), "traversa l'océan dans un vase d'argile" : allégorie qui peint assez vivement ce courage qu'inspire le christianisme, et qui met l'homme én état de cingler, dans le vaisseau d'une chair fragile, sur l'océan orageux de cette vie, et de braver les tempêtes innombrables des passions humaines. Mais, pour user d'un langage moins relevé, disons simplement que la vertu propre à la prospérité est la tempérance, et la vertu propre à l'adversité est la force d'âme, la plus héroïque des vertus morales. La prospérité est le genre de bénédiction proposée par l'ancien testament ; mais l'adversité est celle que propose le nouveau, comme une marque plus spéciale de la faveur divine. Et même, dans l'ancien testament, on voit que David joue sur sa harpe autant d'airs lugubres que de gais, et que le pinceau du Saint-Esprit s'est beaucoup plus exercé à peindre les afflictions de Job que les éclatantes prospérités de Salomon. On peut observer aussi, dans les ouvrages de peinture ou de broderie, qu'un sujet gai sur un fonds triste et obscur, est plus agréable qu'un sujet triste sur un fonds gai et éclatant. Or, ce que nous disons du plaisir des yeux, il faut l'appliquer aux plaisirs du coeur. La vertu à cet égard est semblable à ces substances odorantes qui, étant broyées ou brûlées, exhalent un parfum plus suave ; car la prospérité découvre mieux les vices, et l'adversité les vertus.