[0] RÉFUTATION DES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. [1] Dans la critique des philosophies dans laquelle nous allons entrer, nous savons à peine de quel côté nous tourner, parce que la voie ouverte aux autres réfutations nous est fermée. En effet, nous avons une si grande foule d'erreurs à combattre que ce n'est pas en tirailleurs quenous devons tâcher de les détruire, mais c'est en colonnes serrées qu'il nous faut les disperser; si nous nous contentions de simples escarmouches et d'attaques corps à corps, notre but serait manqué par l'absence de toute règle d'argumentation, puisque nous ne nous accordons pas sur les principes, et, qui plus est, puisque nous rejetons les formes mêmes des preuves et la valeur des démonstrations. Si ensuite (et c'est la seule ressource qui semble nous rester) nous tâchons de tirer du bons sens et de justifier par l'expérience les faits que nous avançons, nous retombons encore dans le même obstacle; et oubliant ce que nous avons dit sur l'importance de préparer les esprits, on trouvera que nous avons suivi un principe contraire; car nous tomberons brusquement et directement sur les choses, vers lesquelles nous avons cru nécessaire d'ouvrir et d'aplanir une voie, à cause des préjugés et des préventions dont les esprits sont imbus. Mais nous ne renoncerons pas pour cela le moins du monde à notre système; nous nous proposerons pour but de découvrir et d'expliquer des faits qui justifient notre système, tantôt en employant des signes au moyen desquels on puisse juger les philosophies, tantôt signalant çà et là dans ces philosophies des erreurs monstrueuses et des fantômes imaginaires pour en détruire l'autorité. Et nous n'ignorons pas toutefois que les racines de ces erreurs ont pénétré trop profondément pour pouvoir les extirper par la critique, surtout quand nous considérons que ce caractère de suffisance et de pédanterie, qui rejette les opinions sans les réfuter, n'est ni nouveau ni étranger pour les hommes érudits. Ne perdant point de vue la hauteur de notre sujet, nous argumenterons d'une manière aussi sérieuse et aussi élevée qu'il le mérite. Notre espoir en nous livrant à cette réfutation n'est point de faire autorité, mais seulement d'éveiller un esprit de tolérance et de justice ; encore ne voulons-nous obtenir ce succès qu'auprès des esprits doués de nobles vues et de fermeté. On ne peut, nous le savons, s'arracher avec assez de force à ce commerce continuel d'erreurs, et venir à nos principes avec assez de résolution pour ne pas vouloir consacrer encore quelques pensées aux données anciennes et aux idees reçues. Nul doute qu'on n'ira point inscrire sur les tablettes de nouvelles lignes à moins qu'on n'en efface les premières; dans l'esprit aussi on n'effacera guère de premières idées à moins qu'on en ait de nouvelles à y inscrire. [2] Nous avons été au-devant de cette répugnance; et le but de cet ouvrage, nous le disons franchement, est de diriger ceux qui veulent nous écouter, et non d'entraîner ceux qui ne le veulent pas. Nous repoussons toute violence, comme nous l'avons déjà déclaré; et notre entreprise nous rappelle le bon mot de Borgia sur l'expédition de Charles en Italie, où les Français, dit-il, étaient venus avec de la craie pour marquer leurs logements, et non avec des armes pour combattre. Nous prévoyons un résultat et un succès semblables pour nos découvertes; car elles pourront plutôt gagner et soumettre les esprits éclairés et capables qu'elles ne frapperont ceux qui pensent différemment. Mais dans le sujet dont nous nous occupons, et qui a pour but de réfuter les philosophies, nous avons été secourus par un hasard heureux et surprenant. Pendant que je m'occupais de cet ouvrage, un de mes amis arriva de France; après nous être salués et nous être entretenus familièrement de nos affaires, il me dit : "Comment emploies-tu les loisirs que te laissent tes fonctions publiques, ou du moins tes vacances?" — Ta question m'enchante, répliquai-je; crois-tu donc que je les passe à ne rien faire? Je travaille à la restauration de la philosophie, de manière à en élaguer tout ce qu'elle a de vain et d'abstrait, et à la rendre la source de bienfaits pour la vie humaine. — C'est une noble tâche, dit-il; et quels sont tes collaborateurs? —Je suis sûr de moi, répondis-je, mais je ne compte sur personne ; je n'ai pas même un ètre avec lequel je puisse m'entretenir de ce sujet, pour développer et discuter mes idées. — Tu as fort à faire alors,. me dit-il. Et il ajouta ensuite: «Apprends cependant que d'autres travaillent à cette restauration." Je témoignai ma joie à cette nouvelle et je m'écriai : « Tes paroles me mettent du baume dans le sang et me rendent la vie; car j'ai rencontré dernièrement une vieille sorcière qui dans ses prédictions cabalistiques m'a annoncé que mon foetus expirerait dans la solitude. — Veux-tu, dit mon ami, que je te raconte ce qui m'arriva en France à ce sujet ? — De tout mon coeur, lui répondis-je, et je t'en rendrai mille grâces." Il m'apprit alors qu'appelé à Paris par un de ses amis, il fut introduit dans une assemblée d'hommes, "telle, dit-il, que tu aimerais à en voir; car jamais événement plus agréable ne m'arriva de ma vie." Elle se composait d'environ cinquante membres, parmi lesquels il ne se trouvait pas un jeune homme; tous étaient d'un âge mûr, et portaient sur leur visage l'empreinte des nobles sentiments et de la vertu. Dans le nombre il en reconnut plusieurs revêtus de charges honorables, et quelques-uns même qui avaient leur siége au parlement; il remarqua aussi des prélats, qui appartenaient presque au premier rang; il s'y rencontrait enfin, dit-il, des savants étrangers de différentes nations. A son entrée, il les trouva occupés à des discussions particulières; ils étaient cependant assis sur des siéges arrangés avec ordre, et paraissaient attendre l'arrivée de quelqu'un. [3] Bientôt après entra un vieillard dont les traits auraient annoncé une douceur et une tranquillité parfaite, si sa figure n'eût pas porté une teinte de mélancolie; tous s'étant levés à son approche, il promena ses regards avec bienveillance sur l'assemblée : «Je n'ai jamais pu me figurer, dit-il, comment il pouvait se faire que les moments de liberté de chacun de vous, quand je vous regarde séparément, puissent ainsi coincider en un seul et même temps ; et je ne saurais assez m'étonner comment cela peut arriver. » Un membre lui répondit que cette coïncidence n'était due qu'à lui, puisqu'il n'y avait aucune affaire qu'ils ne suspendissent dans l'espoir de l'entendre.» "Je vois que la perte du temps que vous passerez ici, au détriment de beaucoup d'individus auxquels vos moments particuliers auraient pu être utiles, retombera sur moi. Puisqu'il en est ainsi, je dois tâcher de ne pas vous retenir trop longtemps.» Après ces paroles il s'assit, non dans une tribune ou sur un siége élevé, mais au milieu des autres membres, et commença de cette manière à s'entretenir avec eux. Le narrateur de ce fait reproduisit, comme il put, le discours qu'il entendit, et assura que, lorsqu'il le repassa avec l'ami qui l'avait introduit, il le trouva bien inférieur à ce qui avait été dit. Il portait sur lui la copie imparfaite de ce discours. Elle était ainsi conçue : « Vous êtes hommes et mortels, mes fils, et votre condition ne vous inspirera pas tant de regrets, quand vous vous serez suffisamment rappelé votre nature. Dieu, créateur du monde et des hommes, vous a donné des âmes capables de concevoir l'univers, sans cependant que cette connaissance puisse leur suffire. Il s'est donc réservé votre foi, et a soumis le monde à vos sens; mais il n'a pas permis que l'une et l'autre révélation fussent claires; il les a enveloppées d'obscurité, pour exercer votre pensée et la récompenser par les découvertes de faits sublimes. Sur les choses divines j'attends de vous les plus hautes lumières; mais quant aux choses humaines, je crains pour vous qu'une longue erreur ne vous ait aveuglés; car je pense que vous êtes convaincus que vous jouissez d'un état prospère et florissant des sciences. Permettez-moi de vous prier encore de ne point voir de richesse ni d'utilité dans les connaissances que vous possédez, de ne point vous imaginer que vous êtes parvenus à un degré bien élevé, que vous n'avez aucun voeu à former, et que vos travaux sont accomplis ; voyez les choses différemment. [4] Dans tout cet étalage d'écrits dont les sciences sont si vaines et si orgueilleuses, cherchez quelles lumières ils apportent ; examinez-les bien de près, et partout vous ne retrouverez que des répétitions infinies des mêmes sujets : vous ne verrez de variété que dans le style, la coordination, les exemples et le luxe de typographie; mais quant à leur fond, leur valeur et leur véritable influence, ce n'est qu'une suite de redites et de pauvres copies; de manière qu'au milieu de cette richesse il y a pénurie, et que dans ce jeûne on éprouve la satiété. Et s'il m'était permis d'user de l'intimité de nos entretiens pour plaisanter à ce sujet, je vous dirais que votre science me parait ressembler beaucoup à la table d'un Amphitryon de Chalcide. Interrogé par ses hôtes comment il avait pu se procurer une si grande variété de gibier, il répondit que tous les mets avaient été préparés avec un porc domestique. Certes, vous ne nierez pas que toute cette variété n'est autre chose qu'une faible partie de la philosophie des Grecs, et non pas même celle qui a été nourrie dans les bois et les forêts de la nature, mais qui a été renfermée dans les écoles et les cellules, comme un animal qu'on a engraissé à la maison. Retranchez en effet les Grecs, et même un petit nombre, que peuvent présenter les Romains, les Arabes ou les savants de notre temps, qui ne soit tiré d'Aristote, de Platon, d'Hippocrate, de Galien, d'Euclide et de Ptolémée? Possédez-vous autre chose que leurs données? Vous voyez donc que vos espérances et votre bien-être reposent presque sur six têtes et six intelligences assez étroites. Et cependant Dieu ne vous a pas donné des âmes raisonnables pour que vous portiez à des hommes le tribut que vous lui devez, c'est-à-dire votre foi, qui n'appartient qu'à la Divinité; il ne vous a pas accordé une forte et puissante perception de sens pour contempler les oeuvres de quelques hommes, mais bien pour étudier les siennes, le ciel et la terre. En célébrant ses louanges, en adressant des hymnes à votre auteur, joignez-y dans vos cantiques, si vous le voulez, les noms de ces hommes ; rien ne vous en empêche. Et d'ailleurs cette science qui est à la fois à vous par l'usage que vous en faites, et aux Grecs par son origine, et qui étale un si grand appareil, quel genre de sagesse a-t-elle emprunté à ses auteurs? car leur philosophie a été très variée. Or la variété est contraire à la vérité, bien qu'elle n'implique pas l'erreur; elle est à la vérité ce qu'est l'arc-en-ciel au soleil, la plus faible et la plus débile en quelque sorte de toutes les images, mais quelquefois c'est une image. Aristote (c'était aussi un Grec) nous a ensuite dépouillés de cette variété ; sans doute, à mon avis, pour égaler les hauts faits de son royal et conquérant élève. On a fait de cet élève (si j'ai bonne mémoire) l'éloge suivant : "Felix terrarum praedo, non utile mundo Editus exemplum, terras tot posse sub uno Esse uiro". {Cfr. Lucain, La Pharsale, X, 21 et 25} [5] Ne pourrait-on pas appeler le maitre "felix doctrinae praedo" ? Peut-être serait-ce trop sévère ; mais la suite de l'éloge peut fort bien s'appliquer à lui, car il n'a nullement été utile à l'humanité celui qui a enchaîné tant de hauts génies et tant d'esprits libres. Vous savez donc maintenant, mes fils, combien vos ressources sont faibles, et de quel petit nombre d'hommes elles vous viennent; car, pour toute richesse, vous n'avez que les contributions de quelques philosophes. Examinons ensuite l'utilité de votre doctrine. - Mais quelle voie, je ne dis pas obtiendrons-nous, car vous êtes favorablement disposés, mais inventerons-nous et préparerons-nous pour parvenir à vos âmes et à vos sens? car c'est chose difficile. Comment ferons-nous jaillir et éclater les lumières naturelles, et en dégagerons-nous les fausses lueurs étrangères qui les absorbent ; comment enfin nous donnerons-nous à vous, pour que nous vous rendions à vous-mêmes. Des préjugés sans nombre se sont établis ; on s'est imbu de faux principes, et après les avoir adoptés on les a repandus. Les théologiens ont souvent puisé à cette philosophie, et ont fondé une sorte de doctrine spéculative dans laquelle les deux sciences se sont trouvées combinées. Les hommes publics, qui regardent comme un point fort important pour leur reputation d'être considérés comme savants, ont surchargé de passages puisés à cette source leurs écrits et leurs discours. On a aussi, mes fils, forgé à dessein des mots et des expressions dictés par cette même philosophie et appropriés à ses idées et à ses préceptes, de sorte qu'en apprenant à parler, vous vous êtes nécessairement imbus et pénétrés d'un monde d'erreurs que je ne qualifierai pas pour le moment. Et non seulement, l'usage général les a confirmés, mais ils ont été en quelque sorte consacrés par la sanction que leur ont donnée les académies, les collèges, les différents ordres, je dirai presque les gouvernements. Vous-mêmes , y renoncerez-vous sur-le-champ? Vous le conseillons-nous? Non, mes fils, je ne vous le demande pas; je ne veux pas vous dépouiller des fruits de votre philosophie, je veux vous en laisser jouir, et il n'entre pas dans mon dessein de vous isoler de la société. Continuez à faire usage de la philosophie que vous avez acquise, à puiser dans son sein des arguments pour vos discussions, à en orner vos discours; qu'elle serve à vous donner de l'importance auprès des hommes vulgaires ; car la véritable philosophie vous sera peu utile pour de tels usages : elle n'est pas à notre disposition, ne se saisit pas en passant, ne peut être employée comme l'ornement secondaire de nos connaissances acquises, ne descend pas à la portée du vulgaire, si ce n'est par son utilité et ses oeuvres. Conservez-les donc toutes deux, et faites-en usage selon le besoin et l'occasion ; dans vos rapports avec la nature servez-vous de la nôtre, et dans vos rapports avec le peuple ayez recours à l'autre. Il n'est en effet personne d'une intelligence supérieure à qui il ne soit arrivé d'avoir réprimé ses forces devant un autre homme d'une intelligence inférieure, et qui ne se soit en un mot dépouillé de ses moyens pour se mettre à la portée d'un autre! Pour me servir, selon ma coutume, d'un expression familière, voici le conseil que je vous donne : "Possédez Lais, pourvu que Lais ne vous possède pas. » Supportez la loi du préjugé, donnez-vous aux autres, mais ne vous rendez pas; conservez-vous pour une société plus digne. Et ce que nous vous demandons est d'autant moins difficile à accorder que les biens que vous possédez continueront à être une source de profit et d'honneur; vous pourrez donc entendre plus facilement mettre ces mêmes biens en doute sous le rapport de la vérité et de l'utilité. - Or, je suppose que vous soyez venu le mieux disposé du monde à faire dans ce bien même abnégation entière de tout ce que vous avez cru et appris jusqu'ici, à renoncer aux opinions reçues et à vos idées ; il n'en faudrait pas moins en venir à la démonstration de la vérité; et pourtant c'est le point qui nous arrête : nous savons à peine de quel côté nous tourner pour vous pénétrer d'une chose si imprévue et si nouvelle. Certes le principe de discussion nous est enlevé, puisque nous ne sommes pas d'accord avec vous sur les principes. L'espoir de vous convaincre nous est aussi refusé, puisque nous avons mis en doute et que nous avons même attaqué les démonstrations qui sont actuellement en usage. Dans une telle situation d'esprit , la vérité même peut échouer auprès de vous. Il me faut alors préparer votre intelligence avant de l'instruire, guérir vos esprits avant de les exercer, nettoyer enfin l'aire de votre entendement avant d'y construire, et c'est dans ce but que vous vous êtes réunis aujourd'hui. La manière dont nous discuterons le point en question, et la générosité dont nous ferons preuve, nous inspirent l'espérance du succès. - Vous le savez, mes fils, il y a dans l'âme humaine, quelque occupée et assiégée qu'elle soit d'ailleurs, une partie pure d'entendement, toujours ouverte à la vérité; on y pénètre par une pente légèrement inclinée. C'est par là, mes fils, que j'espère parvenir à vous convaincre. Vous et moi, dépouillons-nous du caractère d'hommes savants, si tant est que nous le soyons, et devenons pour ainsi dire des hommes ordinaires ; oublions la nature des choses et ne tirons nos interprétations que de certains signes extérieurs; car c'est un moyen qui nous est ouvert comme à tous les hommes. Votre doctrine, comme je l'ai déjà dit, vous est venue des Grecs. Quel était le caractère de cette nation? Je n'entrerai pas, mes fils, dans les causes de sa décadence; je ne répéterai ni n'imiterai les raisonnements que d'autres ont déjà faits à ce sujet. Je dirai seulement que ce fut toujours un peuple brouillon et bavard, caractère tout-à-fait contraire à la sagesse et à la vérité. Et ici je dois rapporter les paroles adressées par un grand-prêtre égyptien à un des plus grands hommes de la Grèce {Solon} , et citées par un illustre écrivain {Platon} de la même nation. Ce grand-prêtre sans doute les caractérisa avec une admirable justesse quand il dit : "Grecs, vous serez toujours des enfants." {Platon, Timée, p. 22b} N'a-t-il pas deviné juste? très juste en vérité; car les Grecs ont été éternellement des enfants, et cela non seulement dans l'histoire et dans leurs récits, mais beaucoup plus encore dans la contemplation de la nature. Et comment cette philosophie ne ressemblerait-elle pas aux contes de l'enfance, quand elle n'a su que babiller, sans avoir jamais pu rien trouver ni produire? Ne s'est-elle pas toujours montrée ridicule dans ses discussions et pauvre dans ses oeuvres? Souvenez-vous donc, comme dit le prophète, avec quelle pierre vous avez été ciselés, et rappelez-vous parfois que la nation qui vous sert de modèle est grecque. [6] « Examinons ensuite quel était le caractère de l'époque où cette philosophie a commencé à naître et à se répandre. Le siècle, mes fils, où elle a été fondée touchait aux temps fabuleux, était pauvre d'histoire, n'avait que peu de connaissances et de lumières sur les pays étrangers et sur l'univers en général ; il ne jouissait point de la dignité imposante de l'antiquité ni des avantages des temps modernes; en un mot, il manquait à la fois de noblesse et d'autorité. Il est en effet permis de croire qu'il y eut dans l'antiquité des hommes divins, dont la sagesse l'emportait beaucoup sur la raison commune des hommes. On ne peut s'empêcher ensuite d'avouer que notre siècle a sur celui dont nous parlons l'avantage de jouir de près de deux mille ans d'événements et d'experience, et de connaître deux tiers de plus de l'univers, sans parler des oeuvres de grands génies et des fruits de leurs méditations. Voyez donc combien les esprits de ce siècle se sont logés étroitement, ou plutôt combien ils se sont confinés, soit que l'on calcule votre science sur l'échelle du temps ou sur celle des régions. Car on ne possédait pas alors une histoire de mille années, qui fût digne du nom d'histoire; tout n'était que fables et rêveries. Quelles connaissances géographiques avaient-ils, ces Grecs qui désignaient indistinctement sous le nom de Scythes tous les peuples du Nord, et sous celui de Celtes tous les peuples de l'Occident? Que savaient-ils, ces hommes dont les lumières, fondées seulement sur des oui-dire, ne s'étendaient pas en Afrique au-delà de la partie la plus voisine de l'Ethiopie, et en Asie au-delà du Gange, et qui se doutaient encore bien moins des provinces du Nouveau -Monde? N'ont-ils pas présenté comme inhabitables plusieurs climats et plusieurs zones où des peuples innombrables vivent et respirent? Et ne célèbre-t-on pas comme une grande entreprise les voyages de Démocrite, de Platon et de Pythagore, qui, certes, ne furent pas de long cours, mais ressemblent plutôt à des excursions de banlieue? L'expérience, mes fils, est comme l'eau; plus elle s'étend, moins elle se corrompt. Aujourd'hui, comme vous le savez, l'Océan a été parcouru sur toute sa surface, de nouveaux mondes ont été découverts, et les extrémités des terres des anciens ne sont plus ignorées, non plus que leurs véritables divisions. Or, en considérant la nature de notre époque et de notre siècle, ainsi que la naissance et les productions de notre philosophie, les Chaldéens n'ont-ils pas fait une prédiction importante? [7] Examinons maintenant les hommes. Sur ce point, nous avons le bonheur de leur conserver leur gloire, et de pouvoir en même temps montrer notre modération et tenir notre promesse ; résultat qui n'est point dû à quelque artifice de notre part, mais que comporte et qu'impose le sujet lui-même. Nous n'avons en effet, mes fils, ni jalousie ni vanité dans le coeur, et nous ne voulons disputer ni la palme du génie ni l'empire de l'enseignement; notre but et notre intention sont bien différents, et vous en serez bientôt persuadés. Nous ne déprécions donc ni le génie des anciens, ni leur mérite, ni leur haute intelligence; mais nous attaquons le genre de leurs travaux, leur manière de voir, leur autorité et leurs principes; car on ne peut se figurer combien ils arrêtent les progrès des sciences, ni combien l'idée qu'on a de leurs richesses nous appauvrit. Il y a deux hommes, mes fils, dont on peut trouver les préceptes dans leurs propres livres; ce sont Platon et Aristote. Plût à Dieu qu'il en eût été de même pour les autres ! Mais Aristote, selon la coutume des Ottomans, pensa qu'il ne pouvait régner qu'en assassinant ses frères. Ce dessein ne s'accomplit pas sur-le-champ, sans doute, mais dans la suite il fut exécuté avec trop de succès. Nous avons donc résolu de ne dire que quelques mots sur ces deux hommes. Nous ne mettons pas sur la même ligne Xénophon, écrivain aussi agréable que citoyen distingué. Nous n'avons pas à nous occuper beaucoup de ceux qui ont fait de la philosophie une sorte de voyage doux et délicieux de l'esprit, et qui n'y ont pas vu une province difficile et pénible à explorer. [8] Or, ceux qui ne comptent pas parmi les génies humains ces deux hommes, Aristote et Platon, ou les jugent mal, ou manquent d'équité à leur égard. Certes, leur génie fut grand, pénétrant et sublime. Voyons cependant d'abord à quelle classe de philosophes ils appartiennent; car je trouve trois divisions à faire entre ceux qui sont livrés à la profession de la philosophie. La première est celle des sophistes, qui en parcourant les cités et en séjournant dans chacune d'elles ont fait métier d'enseigner aux jeunes gens la sagesse, moyennant un salaire ; tels furent Gorgias, Protagoras et Hippias. Platon les attaque continuellement et les poursuit de ses railleries presque comiques; car ce n'étaient pas seulement des rhéteurs ou des écrivains de harangues, ils prétendaient encore à la connaissance universelle des choses. La seconde renferme ceux qui, avec plus de pompe et d'importance, ouvraient des écoles dans des lieux et des demeures fixes, qui fondaient des systèmes ou établissaient une secte, et avaient, en outre, des auditeurs, des sectateurs et des successeurs; de ce nombre étaient Platon, Aristote, Zénon et Épicure ; car Pythagore attira bien aussi des auditeurs et établit une secte, mais on trouvait plutôt dans sa doctrine des traditions que des discussions, et elle se rapprochait plus de la superstition que de la philosophie. A la troisième appartiennent ceux qui, loin du bruit et de l'éclat de la chaire, se livraient sérieusement à la recherche de la vérité et à la contemplation des choses, et qui, solitaires comme Endymion, et en quelque sorte assoupis, philosophaient pour eux-mêmes; ou bien ceux qui admettaient un petit cercle d'hommes pénétrés du même amour, et qui accomplissaient leur entreprise dans de doux entretiens; ceux enfin qui ne se plaisaient pas, comme Galathée, à se jouer dans les ondes, mais aimaient à se trouver dans les orages des discussions. Tels furent Empédocle, Héraclite, Démocrite, Anaxagore et Parménide; car on ne pourrait prouver que ces savants aient jamais ouvert des écoles; ils ont mis en écrit leurs spéculations et leurs découvertes, et les ont livrées à la postérité. [9] Certes, vous voyez maintenant, mes fils, ce dont il s'agit. Je pense que les deux premières classes, bien qu'elles se repoussent et se combattent mutuellement, se rattachent cependant l'une à l'autre par leurs rapports. Je n'hésiterai donc pas à vous dire que je place Platon et Aristote parmi les sophistes, mais d'un rang relevé et réformé, car je ne vois pas de différence. Peut-être m'opposerez-vous qu'ils ne changeaient pas de lieu et qu'ils ne se transportaient pas d'une ville à une autre ; qu'ensuite ils ne vendaient pas leurs leçons, et qu'ils n'avaient pas la sotte vanité de l'omniscience ; vous m'objecterez enfin qu'il y avait chez eux un caractère plus grave et plus noble; je vous répondrai qu'il y avait école, auditeur et sectateur. Par conséquent, vous voyez qu'ils appartiennent à la même classe. Parlons maintenant des hommes en particulier, en nous rappelant toujours de laisser de côté les choses, et de ne tirer nos interprétations que de certains signes extérieurs. [10] En commençant par Aristote, nous demandons à votre mémoire, mes fils, si dans sa physique et sa métaphysique vous n'entendez pas plus souvent les expressions de la dialectique que celles de la nature. Que peut-on, en effet, attendre de celui qui a formé le monde, pour ainsi dire, de catégories? qui a traité le sujet de la matière et du vide, du rare et du dense, par la distinction de l'acte et de la puissance; qui ne s'est presque occupé de l'espèce de l'âme que comme d'un sujet d'un ordre secondaire? Voile des faits qui parlent ; c'est pourquoi nous ne croyons pas devoir entrer dans un tel examen ; car, de même qu'il y aurait de l'ingratitude ;i entreprendre une juste réfutation, de même il y aurait de l'orgueil à attaquer par la satire les opinions d'un si grand homme. On ne trouve pas chez lui de bons signes, parce que son génie est trop bouillant et emporté, parce qu'il fait la guerre aux pensées des autres et en quelque mesure aux siennes, parce qu'il met tout en question et qu'il est sans cesse en contradiction avec lui-même, parce qu'il attaque sans merci ni égard l'antiquité, parce qu'on trouve dans ses oeuvres une obscurité recherchée et beaucoup d'autres défauts, où se découvre le caractère du maitre et non l'investigation de la vérité. Si l'on dit à cela que la critique est peut-être facile, mais qu'il est cependant incontestable qu'après la publication des ouvrages d'Aristote la plupart des livres des anciens furent en quelque sorte oubliés; qu'ensuite on ne trouve rien de mieux dans les temps postérieurs; que par conséquent Aristote est un grand homme pour avoir ainsi dominé sur l'une et l'autre époque, et qu'il est vraisemblable que la philosophie s'est pour ainsi dire fixée en lui, de manière qu'on doit s'en tenir à le conserver et à l'honorer ; un tel raisonnement, mes fils, me semble convenir à un homme ou ignorant, ou partial, ou paresseux ; car c'est montrer une sorte de paresse, comme dit l'Écriture, que s'attribuer une prudence infaillible et une sagesse plus pesante que le poids septuple de raisons ordinaires. Et certes, s'il faut dire toute la vérité, on trouvera une excessive paresse dans ce raisonnement ; et nous y voyons l'orgueil naturel au coeur de l'homme, qui non seulement pardonne à ses défauts, mais réclame encore pour eux un respect presque profane ; qui prêche l'abandon des travaux, des recherches et des expériences, au lieu de prêcher la méfiance, sûre compagne de la sagesse ; orgueil qui vient de la paresse de quelques hommes particuliers, qui prétendent représenter le jugement et avoir l'autorité de la société en général. [11] Maintenant nous vous ferons cette question : Aristote est-il un grand homme parce qu'il a dominé sur les écrivains qui l'ont précédé et sur ceux qui lui ont succédé? vraiment, le pensez-vous? Mais il n'est pas plus grand que le plus grand des imposteurs. Car voici la maxime particulière de l'imposture, de l'imposture par excellence, de l'Antéchrist : "Je suis venu au nom de mon père, a dit la vérité même, et vous ne m'avez pas reçu ; tandis que si quelqu'un vient en son propre nom, vous le recevrez". (Évangile de Saint Jean, V, 43) Avez-vous entendu, mes fils? sous un sens figuré, mais pieux et vrai, celui qui vient au nom du père ou de l'antiquité ne sera pas reçu ; mais celui qui a usurpé l'autorité, qui renverse et détruit l'ordre établi, et qui sera venu en son propre nom, celui-là les hommes le suivent. Or, si jamais en philosophie il est venu quelqu'un en son propre nom, certes c'est Aristote, qui ne prit en tout conseil que de lui-même , qui méprisa tellement l'antiquité qu'il daigna à peine nommer un des anciens, à moins que ce ne fût pour le critiquer et l'insulter. Il alla plus loin; il ne rougit pas de dire en paroles éloquentes (et dans sa méchanceté il devinait juste) qu'il était probable que nos ancêtres avaient été formés de terre ou de limon , à en juger par leurs opinions et leurs pratiques stupides et véritablement bourbeuses. [12] Il n'est point vrai, d'ailleurs, que les ouvrages des anciens philosophes, après qu'Aristote les eût vaincus par son pouvoir, aient été oubliés sur-le-champ. Car nous voyons quelle opinion on avait encore de la sagesse de Démocrite après le temps des Césars : "Cuius prudentia monstrat, Magnos posse uiros, et magna exempla daturos, Veruecum in patria, crassoque sub aere nasci". "... ce sage {Démocrite} nous prouve que des hommes de génie, capables de donner de grands exemples, peuvent naître au pays des moutons et dans un air lourd. {Juvénal, Satires, X, 49-50} II est ensuite assez démontré que, dans les beaux siècles de l'empire romain, beaucoup d'ouvrages d'anciens Grecs avaient été conservés avec soin. Et Aristote n'aurait pas eu assez de puissance (bien qu'il en eût la volonté) pour les détruire, si Attila, Genséric et les Goths ne lui fussent venus en aide pour accomplir cette ruine. Et après que la science humaine eut éprouvé ce terrible naufrage, cette planche de la philosophie aristotélique fut sauvée, comme étant quelque chose de plus léger et de moins solide, et elle fut retirée avec soin à cause de la perte de tous les autres matériaux. [13] Quant à l'opinion que les hommes ont de l'unanimité des suffrages, elle manque d'exactitude et de force. Vous a-t-on énuméré et mentionné dans les annales tous les enfantements du temps? connaissez-vous ceux qui ont été détruits ou cachés, ou connus seulement dans les autres parties du monde? savez-vous combien il y a d'avortements qui n'ont jamais vu le jour? Que les hommes cessent donc d'attribuer au monde et d'imposer aux siècles leurs étroites idées. Que dirait-on si nous avançons qu'il n'y a pas eu suffrage, et si nous nions qu'il y ait unanimité légitime et véritable, quand les hommes croient par force et jugent sans conviction? Ils ont passé, mes fils, de l'ignorance au préjugé ; il y a enfin plutôt concours de personnes que de sentiments. En dernier lieu, tout en admettant cette unanimité, si nous la repoussons comme une erreur, aurons-nous à nous repentir de notre santé, au milieu de cette maladie générale et épidémique? Certes, mes fils, dans les choses intellectuelles, et en exceptant les choses divines, rien n'est d'aussi mauvais augure que l'assentiment général, quand la vérité descend du ciel. On ne plaît, en effet, à la multitude qu'en frappant l'imagination, comme la superstition, ou qu'en s'adressant aux notions vulgaires, comme la doctrine des sophistes ; et tant s'en faut que cette approbatipn unanime ait un poids vrai et solide, qu'elle inspire une forte présomption pour le sentiment contraire. Et c'est avec raison qu'un Grec s'écria : Quelle sottise ai-je donc fait? en entendant autour de iui de nombreux applaudissements. [14] Lors même qu'Aristote mériterait la réputation dont il jouit, je ne vous en conseillerais pas davantage de vous en tenir aux pensées et aux principes d'un seul homme, comme s'il était un oracle. Comment , mes fils, excuser cet esclavage volontaire? êtes-vous donc si inférieurs aux auditeurs de certain moine hérétique ; au bout de sept ans ils cessèrent de dire : "Ipse dixit", et vous, vous le dites au bout de deux mille ans? Vous n'auriez pas ce grand homme si sa doctrine ne l'avait pas emporté sur celles des anciens, et pourtant vous craignez de faire pour lui ce qu'il a fait pour l'antiquité. Vous irez plus loin, si vous voulez m'en croire : non seulement vous refuserez cette dictature à cet homme, mais encore à tous les hommes présents et futurs; vous les suivrez dans leurs découvertes utiles, comme il convient à des êtres clairvoyants, et non indistinctement dans toutes, comme il sied à des aveugles. Faites l'essai de vos forces, et vous n'aurez pas à vous en repentir; car vous n'êtes pas inférieurs à Aristote sur chaque point, quoique vous puissiez l'être sous le rapport de l'ensemble; et, vous l'avouerez, vous le surpassez de beaucoup sous un rapport , le plus important de tous ; je veux parler des exemples, des expériences et des enseignements que le temps vous a fournis. Car j'accorde qu'il ait fait, comme on le dit, un livre où il avait rassemblé les lois et coutumes de deux cent cinquante-cinq cités; je ne doute pas cependant que les moeurs et les exemples de la république romaine seule n'aient donné plus de lumières sur l'administration civile et militaire que toutes ces institutions réunies. Il en est arrivé de même en physique et en histoire naturelle. D'ailleurs, avez-vous reçu la vie pour négliger non seulement vos propres facultés, mais pour repousser encore les bienfaits que les progrès du temps vous apportent? Délivrez-vous donc enfin de ces chaines, assujettisez-vous à la nature, mais ne soyez plus les esclaves d'un seul homme. [15] Quant à Platon, voici notre opinion sur son caractère : bien qu'il ne fût point arrivé au gouvernement , et qu'il eût été en quelque sorte éloigné de l'administration des affaires par les troubles de t'époque, porté cependant à la politique par son caractère et son inclination, il tendit principalement ses efforts vers ce but; par conséquent, il ne chercha pas à pénétrer très loin dans la philosophie naturelle ; il voulut seulement s'en occuper assez pour acquérir le nom et la célébrité de philosophe, et entourer d'une certaine dignité ses doctrines morales et politiques. Il en résulte que tout ce qu'il a écrit sur la nature manque de vigueur. D'un autre côté, il n'a pas moins gâté la nature avec sa théologie que ne l'a corrompue Aristote avec sa dialectique. Les signes chez lui seraient très bons, si le reste y eût répondu, parce qu'il prétendait à la connaissance des formes et qu'il employait en tout le système d'induction, non seulement pour les principes, mais encore pour les propositions intermédiaires ; double découverte réellement divine, et à cause de laquelle je ne dirai pas seulement qu'il reçut, mais mérita le nom de divin, bien qu'il l'ait corrompue et rendue inutile en s'attachant à des formes abstraites, et en ne tirant la matière d'induction que de faits communs et vulgaires, parce que de semblables exemples, étant plus connus, convenaient mieux aux discussions. Or, comme il lui manquait une contemplation et une observation attentive des choses naturelles, seule matière de la philosophie, on ne doit nullement s'étonner qu'un génie élevé et un mode heureux de recherche lui aient peu servi. Pour nous, nous tombons, je ne sais comment, de la considération des signes sur les choses mêmes; on ne peut, en effet, guère les séparer, et nous pensons que ce n'est pas sans plaisir que vous nous avez entendu le démontrer. [16] Peut-être désirez-vous ensuite connaitre notre sentiment sur les autres, qui nous sont connus non par leurs propres écrits, mais par ceux des anciens, comme Pythagore, Empédocle, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Parménide et quelques autres. Sur ce point, mes fils, nous ne vous cacherons rien, et nous vous montrerons notre sentiment sans la moindre réserve. Sachez donc que nous avons saisi avec soin et attention les moindres bruits sur les opinions et les principes de ces hommes; que nous avons parcouru tout ce qui se rattache à eux, soit dans les critiques d'Aristote, les citations de Platon et de Cicéron, dans la collection de Plutarque, dans les vies de Laërce, dans le poème de Lucrèce, soit enfin dans les fragments ou les histoires et récits épars qu'on peut trouver; et nous ne l'avons pas fait avec négligence et précipitation , mais nous y avons mis toute la patience et la bonne foi possibles. Certes, on ne peut douter un seul instant que si les pensées des écrivains, que nous ne possédons que par des entremetteurs peu fidèles, se trouvaient transmises dans leurs propres ouvrages, de manière à pouvoir les puiser à leurs sources, qu'elles auraient une bien plus grande valeur; car les forces des théories consistant dans l'harmonie continue et le soutien mutuel des parties, et, pour ainsi dire, dans le cercle de la démonstration, il en résulte que, comme elles n'ont été transmises que partiellement, elles perdent beaucoup de leur mérite. [17] Et nous n'hésitons pas à avouer que, parmi tant de principes variés, nous en avons trouvé beaucoup de justes quant à la contemplation de la nature et à l'explication des causes, et que, parmi ces philosophes, comme il devait nécessairement arriver, il s'en rencontre qui ont écrit avec plus de bonheur que d'autres. Si on les compare à Aristote, nous sommes tout-à-fait convaincus qu'il y en eut dans le nombre qui, sur beaucoup de points, ont pénétré bien plus avant dans la nature qu'Aristote ; et cela devait être, parce qu'ils cultivaient plus religieusement l'expérience, surtout Démocrite, qui, à cause de sa haute science naturelle, passait pour devin. Mais il nous faut cependant, pour continuer à agir avec vous sans détour et sans masque, vous dire en peu de mots ce que nous pensons de ces noms illustres. Les principes et les théories de tous ces philosophes nous paraissent ressembler aux données des différentes pièces qu'on joue sur le théâtre, données dans lesquelles la vérité a reçu des formes tantôt gracieuses, tantôt négligées, et quelquefois grossières ; ils ont ensuite le caractère qui appartient spécialement à ces pièces, c'est-à-dire qu'ils paraissent plus- ingénieux et plus agréables que des récits véritables, et plus propres à persuader. Or, ces auteurs s'étant moins pliés au goût et aux préjugés en quelque sorte du théâtre, qu'Aristote et Platon et les autres sophistes, ont été moins vains et moins imposteurs, et sous ce rapport plus sains d'esprit; sous les autres, ils leur ressemblent entièrement. En effet, le vaisseau de la philosophie des Grecs ne paraît faire qu'un tout ; les erreurs ont été différentes, les causes de ces erreurs ont été communes. [18] Nous allons plus loin : nous ne doutons pas que si le pouvoir fût resté entre les mains du peuple et des cités libres, il eût été impossible que les divagations de l'esprit humain, poussées par les vents populaires, se fussent arrêtées et retenues au milieu de commentaires de théories si nombreux et si différents. En astronomie nous voyons que ceux qui veulent que la terre tourne et ceux qui ont adopté l'ancien système font une démonstration égale des phénomènes célestes, et qu'ils se répondent même les uns aux autres par des calculs et des preuves opposées. Ces contradictions se rencontrent aussi en philosophie naturelle, science où il est encore plus facile de trouver plusieurs théories très différentes entre elles et pourtant également opiniâtres, traitant toute l'expérience d'une manière contraire et appelant en témoignage des indices vulgaires qui, même de nos jours, ont force de loi dans les questions philosophiques. [19] Et dans notre siècle, dans ce temps d'indifférence où des débats religieux ont épuisé les esprits, nous n'avons pas manqué d'écrivains qui aient pensé à produire quelques nouvelles données de philosophie naturelle ; car Telesio venu de Cosenza pour se montrer en scène a représenté une nouvelle pièce plus remarquable par son sujet que célèbre par son succès. Et Gilbert, de la Grande-Bretagne, après avoir recherché la nature de l'aimant et avoir mis dans ses investigations la fermeté et la constance la plus laborieuse, et les avoir entourées d'une suite et en quelque sorte d'une armée d'expériences, menaçait aussitôt de fonder une nouvelle philosophie, et il ne craignit pas de s'amuser à changer le nom de Xénophane en celui de Xénomane, qui lui paraissait préférable. Nous avons eu ensuite Fracastor, qui, bien qu'il n'ait pas fondé de secte, montra cependant une liberté convenable de jugement. Cardan eut la même hardiesse, mais c'est un philosophe moins profond. [20] Je pense, mes fils, que vous êtes étonnés de l'exclusion étendue et générale des opinions et des auteurs que vous nous avez entendu prononcer. Malgré votre estime pour nous, vous paraissez craindre pourtant de ne pas pouvoir tous partager notre sentiment. Vous êtes tous inquiets et impatients de savoir comment la chose finira et quelles seront les conditions qui vous seront offertes. Nous ne vous tiendrons donc pas plus longtemps en suspens; nous mettrons un terme à votre étonnement, et vous approuverez notre antipathie, à moins qu'elle ne soit injuste. Vous vous rappelez d'ailleurs que nous avons déjà dit quelque chose de semblable au commencement de cette réfutation. Nous ne voulons pas laisser aux anciens leur autorité et leur influence, parce qu'elles sont pernicieuses; mais nous n'attaquerons nullement leur honneur ni leur réputation. Nous pourrions cependant, usant de notre droit et de celui qui appartient à tous, critiquer et signaler leurs fausses découvertes et leurs faux principes; mais nous croyons heureusement n'en avoir pas besoin pour confondre nos envieux et fermer la bouche à nos contradicteurs. [21] Ecoutez donc, mes fils, ce que nous avons à vous dire. Si nous déclarions apporter de meilleures données que les anciens, après être entrés dans la même voie qu'ils ont suivie, nous ne pourrions empêcher, par aucun artifice de mots, qu'on ne nous accusât de prétendre à une supériorité de génie, ou de mérite ou d'intelligence, prétention qui n'a rien d'illicite ni de nouveau, mais qui serait ridicule en raison de la limite de nos forces. Ces forces, nous le savons parfaitement, sont inférieures non seulement à celles des anciens, mais encore à celles des modernes. Mais, pour parler franchement, un boiteux dans la bonne route, comme on dit vulgairement, arrive plus tôt qu'un habile coureur dans la mauvaise. Nous avons suivi un autre système. Souvenez-vous que la question est sur la manière et non sur les forces, et que nous venons comme démonstrateurs et non comme juges. Par conséquent, pour nous exprimer sans déguisement et sans artifice, nous disons hautement que nous sommes d'opinion que si tous les génies de tous les siècles se réunissaient en un seul, ils ne pourraient faire grands progrès dans les sciences, vu le point où elles sont arrivées aujourd'hui, c'est-à-dire, pour parler clairement, qu'il est impossible d'avancer avec la méditation et l'argumentation. Nous allons plus loin : nous soutenons que plus le génie d'un homme est puissant, plus il se précipite et se perd dans des labyrinthes et en quelque sorte dans des abîmes d'idées fantastiques, quand il vient à s'écarter de la lumière naturelle, c'est-à-dire de l'histoire et de l'évidence des choses particulières. [22] Ne vous est-il pas arrivé, mes fils, de remarquer quelle subtilité et quelle force d'esprit on rencontre chez les philosophes scolastiques, si enclins à la mollesse et aux méditations et si arrogants à cause de l'obscurité même dans laquelle ils avaient été élevés? Avez-vous examiné les toiles d'araignées qu'ils nous ont transmises, aussi admirables par le tissu et la finesse du fil que dépourvues d'intérêt et d'utilité? Quant à nous, nous vous promettons une chose ; c'est que la méthode que nous appliquons aux arts et le mode d'investigation que nous proposons sont tels qu'ils produiront presque, comme les héritages des Lacédémoniens, l'égalité de l'esprit et des facultés parmi les hommes; car de même que pour décrire une ligne droite ou un cercle parfait l'habileté de la main et de la vue est pour beaucoup si l'on n'essaie de le faire que par la persévérance de la main et le jugement des yeux, mais que si l'on emploie une règle ou un compas pour former ces figures il n'en est pas de même; par une raison semblable, dans la contemplation des choses qui dépend seulement des forces de l'esprit, un homme peut l'emporter de beaucoup sur un autre; mais par le système que nous proposons il ne se trouve guère plus de différence dans l'intelligence des hommes qu'il n'en existe ordinairement dans leur jugement. Ensuite nous redoutons un danger de la subtilité et de la précipitation de l'esprit, quand il est abandonné à son propre mouvement, et nous mettons tous nos soins non à donner des plumes et des ailes au génie des hommes, mais à y attacher du plomb et des poids. On ne semble en effet nullement se douter combien l'étude de la vérité et de la nature est chose sérieuse et combien elle laisse peu de liberté à l'imagination humaine. Ne croyez pas cependant que nous allons vous présenter quelque découverte étrangère ou mystique ou un Dieu tragique. Notre méthode repose uniquement sur l'expérience raisonnée et sur l'art et le moyen d'interpréter loyalement la nature, et sur la véritable voie du jugement ouvertes à l'intelligence. [23] Ne voyez-vous pas, mes fils, la conséquence qui découle de ce que nous avons dit? D'abord nous conservons aux anciens tout leur honneur; car, sous le rapport du génie-et de la méditation, ils se sont montrés dignes de toute notre admiration, et, si nous eussions suivi la même voie, nous sommes convaincus que nous aurions été loin d'égaler leurs progrès. Vous comprenez ensuite sans doute que cette exclusion générale des auteurs n'a pas la même portée que si nous eussions rejeté les uns et approuvé les autres; car nous aurions porté un jugement, tandis que, comme nous l'avons dit, nous faisons une simple démonstration. Enfin vous observerez aussi ce qui nous reste, soit qu'il nous plaise de nous attribuer quelque chose, soit qu'il plaise aux autres de nous l'accorder. Ce n'est point la palme du génie, du mérite ni de l'intelligence, mais une fortune qui vous appartient plus qu'à nous, puisqu'elle est plutôt avantageuse par son utilité qu'étonnante par sa découverte. [24] Car, de même que vous vous étonnez peut-être que cette idée nous soit venue à l'esprit, de même nous sommes surpris à notre tour qu'elle n'ait pas frappé les autres depuis longtemps ; qu'aucun homme n'ait eu à coeur d'apporter aide et secours à l'intelligence humaine pour contempler la nature et éveiller l'expérience, mais qu'on ait tout abandonné aux brouillards des traditions, aux vertiges et aux tourbillons des arguments, ou aux ondes du hasard et aux ambiguités d'expériences sans suite, et qu'on n'ait pas enfin ouvert une voie intermédiaire entre l'expérience et les principes. Mais cependant nous cessons d'être surpris en considérant qu'on peut voir en beaucoup de points que l'esprit humain est si maladroit et si mal composé, qu'au premier abord il manque de confiance et se méprise bientôt après, et qu'il semble incroyable d'abord qu'on puisse jamais trouver telle ou telle chose, et quand on l'a découverte il semble encore incroyable que les hommes aient pu l'ignorer si longtemps. Pour dire la véritable cause, ce n'est pas tant l'obscurité et la difficulté du sujet dont nous nous occupons qui en a arrêté la découverte, que l'orgueil humain auquel répugne la nature en général et surtout en cette partie, défaut qui pousse les hommes à ce point de démence qu'ils consultent plutôt leurs propres inspiration, que celles de la nature, comme si les arts se faisaient et ne se découvraient pas. [25] Dans l'espèce de promenade que vous avez faite, mes fils, au milieu des statues des anciens, peut-être avez-vous remarqué qu'une partie du portique était séparée par un voile. Ce sont les sanctuaires de l'antiquité avant la doctrine des Grecs. Mais pourquoi revenir à des temps dont les faits et les traces ont entièrement disparu? L'antiquité n'est-elle pas comme la renommée, qui cache sa tête dans les nues et qui raconte des fables, publiant le faux et le vrai? Je sais trop bien que, si je voulais agir avec moins de bonne foi, il ne me serait pas difficile de persuader aux hommes que les sciences et la philosophie florissaient avec bien plus de force,-bien que peut-être aussi avec moins de bruit, parmi d'anciens sages, longtemps avant le temps des Grecs ; et cela serait d'autant moins extraordinaire que je pourrais y rattacher tout ce quia été dit à ce sujet, ainsi que le font de nouveaux parvenus qui prétendent descendre de quelque race ancienne au moyen de bruits et de conjectures généalogiques. [26] Mais, ne nous appuyant que sur l'évidence des choses, nous sommes décidés à repousser toute occasion d'imposture, quelque faciles et ingénieux que soient les moyens de la soutenir. C'est pourquoi nous ne donnons pas ici notre jugement sur l'observation suivante : Bien que les récits des poètes soient d'une matière flexible, nous n'aurions pas hésité cependant à reconnaitre qu'il n'y a guère dans de semblables histoires rien de secret et de mystérieux, si elles avaient été controuvées par ceux qui les rapportent. Nous croyons qu'il n'en est pas ainsi ; car la plupart nous sont transmises comme choses généralement admises et connues, et non comme nouvelles et présentées pour la première fois. De là vient que nous y avons attaché un certain respect, comme si c'étaient des restes sacrés d'un âge meilleur. Mais, quoi qu'il en soit, nous pensons qu'il n'importe pas plus pour notre sujet de savoir si l'état des sciences que nous avons supposé, ou peut-être un autre supérieur, existait chez les anciens, qu'on ne doit s'occuper à découvrir si le Nouveau-Monde n'était pas l'île Atlantide connue des anciens ou s'il n'a été trouvé que récemment. L'invention des choses doit venir de la lumière de la nature, et on ne doit pas l'attendre de la nuit des temps reculés. [27] Nous croyons devoir vous donner maintenant, bien que peut-être vous ne nous la demandiez pas, notre opinion sur l'espoir que vous fondez sur la philosophie des chimistes. En effet, votre philosophie, si féconde en discussions, si stérile en résultats, a excité en quelques-uns une haute idée de la chimie. Certes, quant à ce qui concerne la pratique des chimistes, il nous semble qu'on peut la comparer à la fable du vieillard qui légua à ses fils de l'or enfoui dans une vigne sans pouvoir se rappeler précisément le lieu où il se trouvait. Il arriva qu'ils se mirent aussitôt à bêcher la vigne et qu'ils n'y trouvèrent point de trésor, mais que par ce travail ils rendirent la vendange beaucoup plus abondante. De même aussi les fils de la chimie, en s'efforçant d'arracher l'or (soit qu'ils s'y prennent bien ou mal) que la nature a caché et en quelque sorte enfoui dans son sein, en faisant des recherches et des tentatives nombreuses, ont procuré aux hommes de grandes richesses et ont doté la famille et la science humaine de plusieurs découvertes qui ne sont pas à dédaigner. [28] Mais nous pensons que leur science spéculative est légère et peu sage. Semblables au jeune enfant qui, ayant trouvé un éclat de bois, voulut en faire un vaisseau, eux aussi, trop confiants en leurs talents, ont voulu fonder la philosophie sur quelques expériences du laboratoire. Cc genre de théories est plus souvent et plus ouvertement taxé de vanité que l'autre, qui certainement est moins superficiel et plus prudent; car la philosophie vulgaire, en examinant tout et pour ainsi dire en goûtant à chaque chose, s'est fait des partisans chez la plupart des hommes. Mais de quelques points particuliers qu'on a approfondis vouloir juger de tous les autres, c'est se résoudre à se tromper et renoncer à la confiance des autres, et c'est dans cette dernière classe que nous rangeons la philosophie chimique. [29] Prenons dans ce système le principe qui est la base de la philosophie des chimistes. D'après eux, il y a quatre matrices ou éléments des choses dans lesquelles les semences ou espèces des choses forment leurs foetus. Ces espèces se produisent sous quatre formes, savoir selon la différence de chaque élément, de manière que dans le ciel, l'air, l'eau et la terre, on ne trouve aucune espèce qui n'ait quelque liaison et pour ainsi dire quelque parallèle avec les trois derniers éléments. Ainsi, sous le titre gracieux de microcosme, on a fait de l'homme un pantomime soufflé par chacun d'eux. Une telle idée, selon nous, n'a pu séduire un homme raisonnable; nous disons plus : un observateur intelligent de la nature, fût-ce même dans ses rêveries, ne pourrait concevoir une phalange si bizarre des choses naturelles. [30] Mais on doit bénir ces divagations en ce qu'elles peuvent éclairer notre prudence, et en ce que cette philosophie, comme nous l'avons déjà dit, par son côté faux peut servir d'antistrophe à la philosophie vulgaire ; car de même que cette dernière, d'un grand nombre de faits ne tire que peu de fruits pour le domaine de l'invention, de même l'autre d'un petit nombre de faits procure beaucoup de fruits. Quant à nous, mes fils, souhaitons-nous un Paracelse, homme, comme on peut le désirer, d'une voix assez forte pour qu'il célèbre et proclame la lumière de la nature qu'il présente si souvent. [31] Puisque nous venons de parler des chimistes, nous croyons devoir dire aussi quelques mots sur la fameuse magie naturelle qui maintenant a déshonoré son nom solennel et presque sacré; car il y a déjà longtemps qu'elle est en honneur auprès des philosophes chimistes. Quant à nous, elle nous semble trop au-dessous de nos travaux et de notre attention pour que nous prononcions contre elle une condamnation à laquelle d'ailleurs elle échapperait par son peu d'importance. En effet, qu'a de commun avec nous cette science dont les dogmes ne sont que chimères et superstition; et dont les oeuvres ne sont que prestiges et imposture? Car, entre autres mensonges, si elle pousse une investigation jusqu'à l'effet, c'est plus dans le but de produire du merveilleux et de soutenir ses intérêts que dans celui de l'utilité générale et scientifique. A presque tous les résultats des expériences magiques on peut appliquer justement les paroles d'une poète badin : "Pars minima est ipsa puella sui" (la femme alors est la moindre partie de l'ensemble qu'elle représente). {Ovide, Les remèdes à l'amour, 344} De même qu'il appartient à la philosophie de faire paraître toutes choses moins admirables qu'elles ne le sont, par l'effet de ces démonstrations, de même aussi il appartient à l'imposture de faire paraître dans tout plus de merveilleux qu'il n'y en a, par l'effet de ses jongleries et de ses faux appareils. Et je m'étonne toutefois autant de voir qu'on ait du mépris que de la confiance pour ces charlatans; car d'où peut venir le remède du satyrion contre l'impuissance et celui des poumons du renard contre la phthisie, si ce n'est de leur école? Mais nous nous sommes occupés trop longtemps de ces savants ridicules; car c'est trop parler de gens qui, par cela même qu'ils sont absurdes, ne peuvent nullement être dangereux. [32] Reprenons le fil de notre discours et examinons par les signes la philosophie que nous adoptons. Il nous a fallu, mes fils, vous dire tout cela pour préparer votre intelligence, but que nous nous sommes proposé jusqu'ici; car il y a dans les esprits un double préjugé ou disposition défavorable contre les innovations toutes les fois qu'on en propose. L'un vient de l'opinion qu'on s'est formée par les principes reçus, l'autre de l'anticipation ou de l'idée fausse qu'on se fait d'avance sur la chose qui est présentée, comme si elle appartenait à l'un de ces sujets condamnés et rejetés depuis longtemps, ou du moins à ceux qui, par leur légèreté ou leur absurdité, répugnent à l'esprit. Revenons donc sur nos pas et considérons les signes. D'abord, mes fils, parmi les signes aucun ne se montre ni n'éclate mieux que par ses fruits. De même qu'en religion c'est un principe que la foi se prouve par ses oeuvres, de même on peut dire en philosophie que toute doctrine vaine est stérile, et surtout quand au lieu des fruits du raisin et de l'olive elle produit les chardons des discussions et les épines des différends. Quant à votre philosophie, je crains qu'on ne puisse y appliquer avec raison non seulement le vers suivant : "Infelix solum et steriles dominantur auenae" (... s'élèvent l'ivraie stérile et les folles avoines) {Virgile, Les Géorgiques, I, 154} mais encore celui-ci : Candida succinctam latrantibus inguina monstris" (... les monstres aboyants qui entouraient ses flancs d'albâtre d'une horrible ceinture). {Virgile, Les Bucoliques, VI, 75} En effet, vue de loin, elle ressemble à une jeune fille assez belle si l'on n'en regarde que le buste; car l'ensemble est assez agréable et en quelque sorte assez attrayant; mais quand on en est venu aux détails, par exemple au tronc et aux parties génératrices, enfin à celles d'où il puisse sortir quelques fruits, alors, au lieu d'ceuvres et de faits, dignes et légitimes rejetons de la contemplation, on ne trouvera que des monstres étourdissants et criards fameux par la foule d'intelligences qu'ils ont fait échouer dans le gouffre de l'erreur. [33] Le principal auteur de ce mal est Aristote, dont la philosophie est nourrice de la vôtre. Il se faisait un jeu ou une gloire de fausser les questions d'abord, pour les creuser ensuite, en sorte qu'il suscita des contradictions au lieu de défendre la vérité. Il démontre la science par des questions proposées, dont il donne la solution, exemple aussi faux que pernicieux. Car affirmer et prouver avec raison, établir un principe et le traiter judicieusement, c'est le moyen d'éloigner et en quelque sorte de prévenir de loin et de chasser les erreurs et les contradictions; mais lutter contre chacune d'elles, c'est vouloir ne mettre aucun terme au sujet et semer des discussions. Quand on avance un corps simple de lumière et de vérité, à quoi sert de mettre à chaque angle de petits lumignons pâles de réfutations? Pourquoi, quand on détruit des doutes, exciter et pour ainsi dire engendrer d'autres doutes par la solution même? Mais il semble qu'Aristote se soit surtout appliqué à ce que les hommes eussent des arguments tout préts pour se prononcer sur tout, répondre à tout et se tirer d'embarras sur tout, plutôt qu'à leur donner des convictions profondes, des pensées solides ou une érudition véritable. Ensuite votre philosophie s'accorde si bien avec son auteur, qu'elle suspend et éternise les questions qu'il a soulevées; d'où il paraitrait qu'on cherche, non à renverser la vérité, mais à entretenir la discussion ; en sorte que le conseil de Nasica l'emporterait sur celui de Caton. Car on ne tâche pas de profiter du temps pour détruire les doutes, comme pour surprendre les ennemis par derrière et pénétrer ensuite dans les provinces ultérieures; mais on fait en sorte que ces éternelles questions, comme Carthage, entretiennent cette guerre d'argumentation. [34] Quant à ce qui concerne les fruits et la récolte des oeuvres, je crois que cette philosophie, durant tant d'espaces d'années de travail et de culture, ne pourrait pas même citer une seule expérience qui tende à soulager et enrichir la condition humaine et qui puisse être opposée comme réellement utile aux spéculations de la philosophie; en sorte que l'instinct des bêtes brutes a produit plus de découvertes que les discours d'hommes érudits. En effet, Celse reconnaît avec franchise et raison : que les expériences médicales furent d'abord découvertes par le hasard, et qu'ensuite les hommes les étudièrent, en analysant et en déterminant leurs causes; et que ce ne fut pas le contraire qui arriva, c'est-à-dire que les expériences ne vinrent point de la philosophie ni de la connaissance des causes ; et ce n'est pas le dernier reproche que nous lui adressons. Cette philosophie aurait rendu de grands services à la pratique, bien qu'elle ne l'eût pas enrichi d'expériences, si elle en eût rendu l'usage plus pur et plus prudent (ce dont elle s'occupe fort peu), et si elle n'eût pas nui à son extension et à ses progrès ; car ce qu'il y a de plus déplorable et de plus pernicieux, c'est que non seulement elle ne produise aucune découverte, mais encore qu'elle les arrête et les étouffe. [35] Examinons, mes fils, le système d'Aristote sur les quatre éléments {terre, eau, air, feu}, fait vulgaire et peu profond, puisqu'on rencontre de tels corps en nombre et en quantité plus considérable; principe qu'il a plutôt mis en vigueur qu'il ne l'a découvert, puisqu'il appartenait à Empédocle; principe dont les médecins se sont ensuite avidement emparés, et qui a donné naissance à la réunion des quatre complexions, des quatre humeurs, des quatre qualités premières. Ce système, on peut l'affirmer avec vérité, a été comme un astre malheureux et contraire, et a amené dans la médecine et dans beaucoup de travaux mécaniques une extrême stérilité; car les hommes, en se contentant de babioles et de fadaises si étroites, et en ne s'occupant de rien de plus, ont négligé les observations réelles et utiles des choses. Par conséquent, si nous devons apprécier les signes par leurs résultats, vous voyez à quoi ils se réduisent. [36] Maintenant, mes fils, considérons les signes sous le rapport du développement. Certes, si cette science n'était pas comme une plante séparée de ses racines, si elle se rattachait au sein et aux entrailles de la nature et en tirait ses aliments, il ne serait pas arrivé ce que nous voyons se passer depuis deux mille ans ; les sciences ne seraient pas restées dans le même état et auraient pris un essor remarquable. Il est bien arrivé parfois qu'un individu s'est mis à les polir, les orner et les appliquer, pendant qu'une foule d'autres étaient en train de les déchirer, les défigurer et les corrompre; mais dans tous les cas, jamais elles n'ont reçu ni extension ni développement. Nous observons tout le contraire dans les arts mécaniques; à peine reçoivent-ils quelque impulsion qu'ils prennent aussitôt de la force et de l'accroissement; d'abord grossiers, ils deviennent ensuite commodes et finissent par se perfectionner, et suivent ainsi continuellement une marche d'amélioration, tandis que la philosophie et les sciences intellectuelles sont traitées comme des statues ; on les adore et on les chante, sans jamais oser les remuer de place. On les voit même quelquefois se montrer sous leur premier auteur dans un état florissant, mais ensuite l'enthousiasme tombe et s'éteint entièrement. [37] Il n'est pas étonnant qu'une telle différence s'observe entre la mécanique et la philosophie. Dans la première les esprits se confondent, et dans la seconde ils se corrompent et se perdent. Que si l'on croit qu'il en est de l'état des sciences comme de celui des autres choses : qu'il suffit qu'un auteur se place à la tête de son temps par une étude et une analyse sérieuse des autres écrivains, pour assurer aux sciences un avenir de progrès et de perfectionnement; que cette voie d'amélioration une fois ouverte, des successeurs mettront leur gloire à expliquer et à répandre les vues de cet auteur et à les faire goûter du siècle ; avoir cette opinion, disons-nous, c'est donner au genre humain plus de sagesse, d'ordre et de bonheur que l'expérience n'en révèle; car une telle oeuvre échouerait, et si la folie des hommes y puisait quelques pensées, ce ne serait que pour les dénaturer. Voici comment les choses se font : dès qu'il parait un ouvrage où quelques points scientifiques ont été recherchés et éclaircis par le travail et les observations de plusieurs savants, ouvrage où chacun d'eux a traité la partie spéciale de ses études, il surgit aussitôt un homme à l'esprit présomptueux, au langage puissant et à la méthode populaire, qui fait à son gré un seul corps d'ouvrage de ces différentes parties, et le livre à la postérité; compendium où tout se trouve tronqué et corrompu, et d'où sont inévitablement rejetés les passages qui présentent les contemplations les plus élevées et les plus utiles, comme opinions outrées et extravagantes. Ensuite la postérité émerveillée de la facilité et de la concision du sujet, se réjouit de son bonheur, ne cherche rien au-delà, et continue l'oeuvre des serviles mutilations dont nous venons de parler. Quant à nous, mes fils, soyons persuadés que tout ce qui est fondé sur la nature a des sources et des branches continuellement nouvelles comme les eaux vives, tandis que tout ce qui repose sur l'opinion est bien susceptible de variété, mais jamais d'accroissement. [38] Nous avons encore un autre signe, si toutefois on peut se servir de cette expression ; car c'est plutôt un témoignage, et même le plus fort des témoignages ; je veux parler de la confession et du jugement qu'ont écrits sur eux-mêmes les auteurs en qui vous mettez toute votre foi. En effet, ceux aussi qui ont usurpé en quelque sorte la dictature dans les sciences, et qui se prononcent avec tant de confiance sur les choses, font entendre de temps à autre, quand ils recouvrent leur raison, des plaintes sur la subtilité de la nature, l'obscurité des choses, la faiblesse de l'esprit humain, et autres motifs semblables. Et n'allez pas, mes fils, attribuer ces aveux à la modestie et à l'humilité, les plus précieuses de toutes les qualités dans les productions intellectuelles; ne soyez pas bons et indulgents à ce point ; car ce n'est pas une confession, mais une profession ou déclaration qui prend évidemment naissance dans l'orgueil, la jalousie et d'autres sentiments du même genre; car ils veulent faire croire que tout ce qui n'a pas été connu ou abordé par eux ou par les maitres est placé et éloigné au-delà des bornes du possible; voilà quelle est cette modestie et cette humilité. [39] Or, un tel raisonnement est on ne peut plus fatal au progrès de la science; car dans les limites étroites des connaissances humaines, rien n'est plus déplorable pour le présent, ni plus triste pour l'avenir, que de voir les hommes soustraire l'ignorance à la honte, calomnier la nature pour ne pas reconnaître la faiblesse de leur art, et interdire comme impossible tout ce que leur science n'a pu atteindre. L'art, il est vrai, ne peut pas se condamner quand il est juge dans sa propre cause. Vous trouverez dans la philosophie beaucoup d'opinions et de principes qui sortent de cette source et qui ne tendent à rien moins qu'à entretenir ce faux et singulier découragement dans la théorie et la pratique, pour défendre par ce moyen pernicieux l'honneur et la gloire de l'art. [40] C'est de là qu'est sortie l'école académique, qui s'est fait un système d'être inintelligible et qui a condamné les hommes à des ténèbres éternelles. C'est de là qu'est venue l'opinion qu'il est impossible de trouver les formes ou différences exactes des choses, en sorte que les hommes se promèneraient dans le vestibule de la nature sans tâcher de s'ouvrir un passage dans l'intérieur du palais. C'est de là que sont sorties ces misérables hypothèses : que la chaleur du soleil et celle du feu sont totalement différentes l'une de l'autre dans leur espèce, et que la composition est l'oeuvre de l'homme, mais que le mélange est l'oeuvre de la nature seule; hypothèses qui tendent à empêcher que l'art n'essaie de pénétrer jusqu'à la nature, ou n'espère forcer sa demeure, comme Vulcain força celle de Minerve. De là sont venues bien d'autres données absurdes, qui révèlent autant le sentiment que leurs auteurs avaient de leur propre faiblesse, que leur intention d'arrêter les efforts de l'ingéniosité des autres. [41] «Or, mes fils, je ne vous conseillerais nullement d'exposer votre fortune, par amour et bienveillance pour nous, dans une entreprise non seulement désespérée mais encore vouée au désespoir. Mais tandis que dans votre intérêt et dans celui de la science nous nous laissons aller à ces digressions, le temps s'écoule, et nous tenons à ce que votre initiation exerce sur vous la même influence que le mois d'avril ou le printemps exerce sur la nature; qu'elle brise l'indifférence glaciale de vos coeurs et qu'elle y fasse fleurir les germes de la vérité. Il nous reste à examiner le plus certain de tous les signes, celui des moyens ; car en tout il faut une méthode, et c'est d'elle que dépendent la valeur et la substance du principe ; selon qu'elle est bien ou mal établie, les choses et les conséquences sont utiles ou pernicieuses. Il en résulte que, si les moyens sur lesquels se fonde votre philosophie ne sont ni justes ni vraisemblables, nous en concluons que l'espoir qu'elle vous inspire est crédule et frivole. Et certes, mes fils, s'il fallait transporter un obélisque d'une grandeur colossale, pour l'ornement d'un triomphe ou d'une solennité semblable, et si des hommes essayaient d'y parvenir avec le secours seul de leurs mains, ne penseriez-vous pas qu'ils ont besoin d'ellébore? S'ils augmentaient le nombre des ouvriers, et que par ce moyen ils crussent pouvoir réussir, ne les regarderiez-vous pas comme plus fous encore? Ou bien s'ils faisaient un choix, en écartant les plus faibles et en n'employant que les plus forts et les plus vigoureux, et que par ce moyen ils ne doutassent pas d'accomplir leur entreprise; si, non contents de cela, ils recouraient à l'expédient athlétique, et ordonnaient que tous vinssent avec les mains, les bras et les nerfs frottés et préparés avec des onguents, ne vous écrieriez-vous pas qu'ils mettent toute leur raison et toute leur science à faire des folies? Et cependant les hommes ne montrent pas moins d'absurdité dans leurs entreprises intellectuelles, en n'employant pas d'autre secours que celui de l'intelligence, en attendant de grands résultats de la multitude et de la supériorité des écrivains, et en fortifiant les nerfs de l'esprit par la dialectique, qui peut être regardée comme une sorte de préparation athlétique, au lieu de se servir de machines à l'aide desquelles les forces de chacun seraient employées et concourraient à l'oeuvre. [42] De même qu'on n'apporte à l'esprit aucun secours convenable, de même on emploie de faux moyens pour l'étude des phénomènes physiques. Qu'en dirons-nous, en effet? Suffit-il donc pour fonder une philosophie de juger la nature d'après quelques expériences communeset vulgaires, et d'envelopper ensuite des siècles entiers dans des méditations? En vérité, mes fils, je ne savais pas que les hommes fussent assez aimés de la nature pour qu'elle voulût nous découvrir ses secrets et nous octroyer ses bienfaits après une aussi courte et légère entrevue. Les hommes semblent nous observer et contempler la nature, comme s'ils étaient placés dans une tour haute et lointaine d'où ils pourraient en apercevoir l'image, ou plutôt une vapeur semblable à son image, sans qu'il leur fût possible de distinguer et de saisir les différences des choses (point le plus essentiel des recherches), à cause de leur subtilité et de l'intervalle de la distance. Et cependant ils travaillent et s'évertuent, et forcent leur intelligence comme ils forceraient leurs yeux; ils en excitent la perspicacité en la faisant méditer, et l'aiguisent en la faisant agir ; ils ont recours aux ressources de l'argumentation pour s'en servir comme de miroirs artificiels, et comprendre et saisir par l'imagination ces différences et ces subtilités de la nature. Certes, ce serait faire preuve d'un jugement bien étroit et d'un zèle bien ridicule, si, pour voir plus clairement et distinctement, on montait dans une tour, chargé de lunettes pour y appliquer les yeux, quand on peut, sans ces lourds instruments et cette extrême fatigue, en venir à son but par un moyen facile et bien supérieur en résultat et en succès, c'est-à-dire, en descendant et en s'approchant plus près des choses. Et cependant, dans l'exercice de l'intelligence, les hommes ne montrent pas moins d'irréflexion. [43] «Nous ne devons pas exiger, mes fils, que la nature vienne au-devant de nous, et il doit nous suffire que, quand nous nous rendons près d'elle avec le respect convenable, elle nous permette de la contempler. Que s'il venait à l'esprit de quelqu'un d'avancer : qu'il est certain que les anciens et Aristote même ont préparé une foule d'exemples ou de particularités par le principe de leurs méditations, et qu'ils ont ouvert et parcouru la voie que nous présentons et indiquons comme nouvelle, en sorte que nous pourrions être regardés comme faisant ce qui a été déjà fait, nous répondrions, mes fils, qu'une telle allégation est insensée; car eux-mêmes exposent leur méthode et leur moyen d'investigation, et leurs écrits en portent l'image fidèle. Ils passaient brusquement d'inductions sans importance aux conclusions les plus générales , pôles, pour ainsi dire, des discussions, et sacrifiaient tout pour en rendre la vérité éternelle et immuable. Car quand la science fut fixée, s'il s'élevait une controverse sur un exemple ou une démonstration qui était en contradiction avec les principes émis, ils ne se mettaient pas à corriger le principe, mais en hommes ingénieux ils le laissaient vivre, arrangeaient au moyen de quelque distinction subtile et adroite et intercalaient au moyen d'une exception des exemples qui faisaient leur affaire; si la démonstration présentait un sens non contradictoire, mais obscur, tantôt ils l'ajustaient à leurs propres idées et tantôt le torturaient de la manière la plus pitoyable. Une telle doctrine nous semble manquer de base. [44] N'allez donc pas vous tromper en voyant dans quelques écrits d'Aristote un assez grand nombre de citations, d'exemples et de particularités. N'oubliez pas qu'ils n'ont été ajoutés que plus tard, et après que cette addition eût été regardée comme nécessaire ; car il n'avait pas pour habitude de laisser le champ libre à l'expérience, il l'assujettissait, au contraire, à ses principes ; et loin de vouloir la rendre le mobile de recherches communes et exactes, il la contraignait à défendre l'influence particulière de sa doctrine. Ne vous imaginez pas non plus que cette subtilité des différences, dont nous sentons si vivement le besoin, se rencontre et s'explique assez clairement dans les distinctions des philosophes scolastiques; croyez, d'ailleurs, que cette subtilité tardive a été d'un impuissant secours pour effacer de l'oeuvre originale la négligence, la précipitation et la légèreté qu'on y remarquait. Il est impossible, mes fils, de remplir une telle lacune, et ce que l'on dit ordinairement de la fortune, soyez-en persuadés, peut s'appliquer aussi avec vérité à la nature ; elle a des cheveux par-devant, mais elle est chauve par-derrière. Or, toute cette subtilité et cette attention, qui ne sont venues que lorsque le temps véritable de l'observation était passé, eût bien pu effleurer et toucher la nature, mais jamais elles ne l'ont saisie ni arrêtée. [45] Je suis convaincu d'une chose, et vous ne tarderez pas à le reconnaître vous-mêmes ; une fois que vous vous serez un peu accoutumés à la subtilité réelle et naturelle des choses, et aux différences qu'explique et démontre l'expérience, qui se révèlent aux sens, ou du moins que les sens découvrent, vous considérerez aussitôt comme chose vaine et comme une sorte de fantôme et de sortilége cette autre subtilité de discussions et de mots, qui a si singulièrement surpris votre esprit et votre admiration. Par conséquent, mes fils, laissons de côté toutes ces philosophies abstraites, et attachons- nous uniquement aux choses; ne recherchons pas la gloire de fonder une secte, mais occupons-nous sérieusement de la richesse et de la grandeur humaine; formons entre l'esprit et la nature une chaste et légitime union, à laquelle préside la miséricorde divine; prions Dieu, dont la puissance et la volonté règlent tout, et qui, comme père des hommes et de la nature, est aussi celui des lumières et des consolations, de permettre que de cette union il naisse, non des monstres de notre imagination, mais une race de héros capables de dompter et de détruire les monstres, c'est-à-dire qu'il en sorte des découvertes utiles et salutaires, capables de vaincre et de soulager, autant que possible, les besoins de l'humanité. Que tel soit le voeu de l'épithalame. [46] « Certes, mes fils, il n'est personne qui ne reconnaisse que les facultés des arts et des sciences ne soient ou empiriques ou rationnelles. On n'a pas encore pu les voir se mélanger et se confondre d'une manière satisfaisante; car les empiriques, à l'exemple de la fourmi, amassent seulement des faits et ne font usage que de l'expérience acquise; les rationalistes, au contraire, à l'exemple de l'araignée, tissent des toiles d'après leur propre imagination. L'abeille nous offre un juste milieu à suivre : elle cueille le suc de son miel sur les fleurs des champs comme sur celles des jardins, mais elle sait en même temps le préparer et le digérer avec une habileté admirable. L'oeuvre de la véritable philosophie est tout-à-fait semblable ; elle ne dépose pas intégralement dans sa mémoire la substance qu'elle a recueillie de l'histoire naturelie et des expériences mécaniques, mais elle lui fait subir dans l'intelligence des changements et des modifications. Espérez donc les bienfaits célestes d'un miel préparé de cette sorte, et ne dites pas avec le paresseux : «Le lion est sur la route,» mais secouez les chaines qui vous oppriment, et recouvrez votre liberté intellectuelle. Et certes, après votre propre courage, rien ne vous excitera à faire plus d'efforts que le souvenir des progrès, des grands résultats et des hautes conquêtes de notre âge. C'est sans vanité que nous avons opposé notre "plus ultra" au "non ultra" des anciens ; c'est sans folie, mais avec toute notre raison, avec l'expérience et la démonstration de nouvelles machines, que nous avançons que le non "imitabile fulmen" est devenue une imitable foudre. Nous ne nous sommes pas arrêtés là, nous avons imité le ciel même ; car il appartient au ciel d'entourer le monde, et nos vaisseaux ont comme lui enveloppé dans leurs courses toute la surface du monde. D'ailleurs, aujourd'hui que toutes les parties du globe matériel, c'est-à-dire des terres et des mers, sont complétement ouvertes et connues, il serait honteux pour nous que les bornes du globe intellectuel n'allassent pas au-delà des découvertes et des doctrines étroites des anciens. [47] Ensuite, les découvertes des régions de l'univers et de celles de la science se rattachent et se lient les unes aux autres par un noeud assez puissant. Beaucoup de faits physiques, en effet, se sont révélés par ces navigations et ces excursions lointaines, et pourront procurer de nouvelles lumières à la sagesse et à la science humaine, et rectifier par l'expérience les opinions et les conjectures des anciens. Cette double recherche, enfin, ne nous semble pas seulement unie par le même but, mais encore par la prophétie. Car l'oracle du prophète parait l'avoir exprimé clairement, quand, en parlant des derniers temps, il a ajouté : « Multi pertransibunt et multiplex erit scientia" {Daniel XII, 4}, comme s'il était écrit que le même âge et le même siècle dussent aller ou pénétrer dans les régions inconnues du monde, et augmenter ou multiplier les sciences. [48] Nous avons acquis aussi l'art de l'imprimerie, art ignoré des anciens, et à l'aide duquel les découvertes de chacun peuvent se répandre avec la rapidité de l'éclair, et avec un effet assez puissant de communication pour exciter aussitôt les recherches des autres et fondre ensemble toutes les découvertes. Profitons donc des avantages de notre temps, et ne vous rendez pas coupables de négligence quand tant de bienfaits vous sont offerts. Quant à nous, mes fils, après avoir commencé à préparer vos esprits, nous n'abandonnerons pas notre tâche. Car nous savons qu'il n'en est pas des tablettes de l'esprit, comme des tablettes ordinaires : on ne peut inscrire quelque chose sur les dernières qu'après en avoir effacé ce qu'elles contenaient ; on ne peut guère effacer ce que renfermaient les autres, qu'après y avoir inscrit quelque chose de nouveau. [49] Nous ne prolongerons donc pas plus longtemps cet examen, et nous terminerons en vous priant de croire que vous ne devez pas attendre de nos découvertes de si grands résultats que vous ne puissiez en espérer de plus grands encore de vous-mêmes. Nous prévoyons pour nous le sort d'Alexandre (ne nous accusez pas de vanité avant d'avoir entendu où nous en voulons venir); ses conquêtes, quand la mémoire en était encore toute fraîche, passaient pour des prodiges; l'un de ses rivaux en gloire le dit en propres termes: "La vie humaine n'est point faite pour nous; mais nous ne sommes nés que pour que la postérité raconte de nous des prodiges". Mais dès que cet enthousiasme se fut refroidi et que les hommes eurent considéré de plus près cette renommée, il est bon de remarquer le jugement qu'un écrivain romain porta sur le conquérant des Perses : "Il n'a d'autre mérite que celui d'avoir osé avec raison mépriser de vaines considérations". {Tite-Live, IX, 17, 16} La postérité dira la même chose de nous, quand, délivrée, revenue à elle-même et ayant fait l'essai de ses propres forces, elle nous aura dépassés de beaucoup dans la carrière que nous avons ouverte. Ce jugement, nous l'avouons, sera très juste, s'il prononce qu'il ne se trouve rien de grand dans nos investigations; point tout-à-fait juste si l'on accorde à nos efforts le grand mérite qui est dù à l'humilité, à l'absence de cet orgueil humain qui a tout corrompu et qui, au lieu du sceau divin, a consacré quelques méditations frivoles dans les oeuvres de la nature. Sous ce rapport, en vérité, nous sommes hautement satisfaits de nos travaux, et nous nous regardons comme très heureux et comme ayant bien mérité de l'humanité, parce que nous avons montré ce que peut faire l'humiliation sincère et légitime de l'esprit humain. Au reste, les hommes verront ce dont ils nous sont redevables ; quant à nous, nous nous devons tout entiers à votre bien-être. [50] Ce discours parut à tous les assistants digne de la grandeur du nom humain et du genre humain, et ils pensèrent qu'il respirait plutôt la liberté que la présomption, et en parlant ensuite entre eux, ils disaient qu ils étaient comme des gens qui voyaient la clarté du soleil en sortant d'un lieu sombre et ombragé : d'abord on voit moins qu'auparavant, mais on a la douce certitude de pouvoir jouir bientôt d'une lumière plus pure. Alors celui qui me faisait ce récit me dit: Que penses-tu de ces idées?— Elles m'ont fait le plus grand plaisir, lui répondis-je. — S'il en est ainsi, ajouta-t-il, au cas où tu viendrais à écrire quelque chose sur ce sujet, tâche de les y insérer, et fais en sorte que le fruit de mon voyage ne soit pas perdu. — Tu as raison, répliquai-je, et je n'oublierai pas de suivre ton conseil.