[36] Maintenant, mes fils, considérons les signes sous le rapport du développement. Certes, si cette science n'était pas comme une plante séparée de ses racines, si elle se rattachait au sein et aux entrailles de la nature et en tirait ses aliments, il ne serait pas arrivé ce que nous voyons se passer depuis deux mille ans ; les sciences ne seraient pas restées dans le même état et auraient pris un essor remarquable. Il est bien arrivé parfois qu'un individu s'est mis à les polir, les orner et les appliquer, pendant qu'une foule d'autres étaient en train de les déchirer, les défigurer et les corrompre; mais dans tous les cas, jamais elles n'ont reçu ni extension ni développement. Nous observons tout le contraire dans les arts mécaniques; à peine reçoivent-ils quelque impulsion qu'ils prennent aussitôt de la force et de l'accroissement; d'abord grossiers, ils deviennent ensuite commodes et finissent par se perfectionner, et suivent ainsi continuellement une marche d'amélioration, tandis que la philosophie et les sciences intellectuelles sont traitées comme des statues ; on les adore et on les chante, sans jamais oser les remuer de place. On les voit même quelquefois se montrer sous leur premier auteur dans un état florissant, mais ensuite l'enthousiasme tombe et s'éteint entièrement. [37] Il n'est pas étonnant qu'une telle différence s'observe entre la mécanique et la philosophie. Dans la première les esprits se confondent, et dans la seconde ils se corrompent et se perdent. Que si l'on croit qu'il en est de l'état des sciences comme de celui des autres choses : qu'il suffit qu'un auteur se place à la tête de son temps par une étude et une analyse sérieuse des autres écrivains, pour assurer aux sciences un avenir de progrès et de perfectionnement; que cette voie d'amélioration une fois ouverte, des successeurs mettront leur gloire à expliquer et à répandre les vues de cet auteur et à les faire goûter du siècle ; avoir cette opinion, disons-nous, c'est donner au genre humain plus de sagesse, d'ordre et de bonheur que l'expérience n'en révèle; car une telle oeuvre échouerait, et si la folie des hommes y puisait quelques pensées, ce ne serait que pour les dénaturer. Voici comment les choses se font : dès qu'il parait un ouvrage où quelques points scientifiques ont été recherchés et éclaircis par le travail et les observations de plusieurs savants, ouvrage où chacun d'eux a traité la partie spéciale de ses études, il surgit aussitôt un homme à l'esprit présomptueux, au langage puissant et à la méthode populaire, qui fait à son gré un seul corps d'ouvrage de ces différentes parties, et le livre à la postérité; compendium où tout se trouve tronqué et corrompu, et d'où sont inévitablement rejetés les passages qui présentent les contemplations les plus élevées et les plus utiles, comme opinions outrées et extravagantes. Ensuite la postérité émerveillée de la facilité et de la concision du sujet, se réjouit de son bonheur, ne cherche rien au-delà, et continue l'oeuvre des serviles mutilations dont nous venons de parler. Quant à nous, mes fils, soyons persuadés que tout ce qui est fondé sur la nature a des sources et des branches continuellement nouvelles comme les eaux vives, tandis que tout ce qui repose sur l'opinion est bien susceptible de variété, mais jamais d'accroissement. [38] Nous avons encore un autre signe, si toutefois on peut se servir de cette expression ; car c'est plutôt un témoignage, et même le plus fort des témoignages ; je veux parler de la confession et du jugement qu'ont écrits sur eux-mêmes les auteurs en qui vous mettez toute votre foi. En effet, ceux aussi qui ont usurpé en quelque sorte la dictature dans les sciences, et qui se prononcent avec tant de confiance sur les choses, font entendre de temps à autre, quand ils recouvrent leur raison, des plaintes sur la subtilité de la nature, l'obscurité des choses, la faiblesse de l'esprit humain, et autres motifs semblables. Et n'allez pas, mes fils, attribuer ces aveux à la modestie et à l'humilité, les plus précieuses de toutes les qualités dans les productions intellectuelles; ne soyez pas bons et indulgents à ce point ; car ce n'est pas une confession, mais une profession ou déclaration qui prend évidemment naissance dans l'orgueil, la jalousie et d'autres sentiments du même genre; car ils veulent faire croire que tout ce qui n'a pas été connu ou abordé par eux ou par les maitres est placé et éloigné au-delà des bornes du possible; voilà quelle est cette modestie et cette humilité. [39] Or, un tel raisonnement est on ne peut plus fatal au progrès de la science; car dans les limites étroites des connaissances humaines, rien n'est plus déplorable pour le présent, ni plus triste pour l'avenir, que de voir les hommes soustraire l'ignorance à la honte, calomnier la nature pour ne pas reconnaître la faiblesse de leur art, et interdire comme impossible tout ce que leur science n'a pu atteindre. L'art, il est vrai, ne peut pas se condamner quand il est juge dans sa propre cause. Vous trouverez dans la philosophie beaucoup d'opinions et de principes qui sortent de cette source et qui ne tendent à rien moins qu'à entretenir ce faux et singulier découragement dans la théorie et la pratique, pour défendre par ce moyen pernicieux l'honneur et la gloire de l'art. [40] C'est de là qu'est sortie l'école académique, qui s'est fait un système d'être inintelligible et qui a condamné les hommes à des ténèbres éternelles. C'est de là qu'est venue l'opinion qu'il est impossible de trouver les formes ou différences exactes des choses, en sorte que les hommes se promèneraient dans le vestibule de la nature sans tâcher de s'ouvrir un passage dans l'intérieur du palais. C'est de là que sont sorties ces misérables hypothèses : que la chaleur du soleil et celle du feu sont totalement différentes l'une de l'autre dans leur espèce, et que la composition est l'oeuvre de l'homme, mais que le mélange est l'oeuvre de la nature seule; hypothèses qui tendent à empêcher que l'art n'essaie de pénétrer jusqu'à la nature, ou n'espère forcer sa demeure, comme Vulcain força celle de Minerve. De là sont venues bien d'autres données absurdes, qui révèlent autant le sentiment que leurs auteurs avaient de leur propre faiblesse, que leur intention d'arrêter les efforts de l'ingéniosité des autres.