[21] Ecoutez donc, mes fils, ce que nous avons à vous dire. Si nous déclarions apporter de meilleures données que les anciens, après être entrés dans la même voie qu'ils ont suivie, nous ne pourrions empêcher, par aucun artifice de mots, qu'on ne nous accusât de prétendre à une supériorité de génie, ou de mérite ou d'intelligence, prétention qui n'a rien d'illicite ni de nouveau, mais qui serait ridicule en raison de la limite de nos forces. Ces forces, nous le savons parfaitement, sont inférieures non seulement à celles des anciens, mais encore à celles des modernes. Mais, pour parler franchement, un boiteux dans la bonne route, comme on dit vulgairement, arrive plus tôt qu'un habile coureur dans la mauvaise. Nous avons suivi un autre système. Souvenez-vous que la question est sur la manière et non sur les forces, et que nous venons comme démonstrateurs et non comme juges. Par conséquent, pour nous exprimer sans déguisement et sans artifice, nous disons hautement que nous sommes d'opinion que si tous les génies de tous les siècles se réunissaient en un seul, ils ne pourraient faire grands progrès dans les sciences, vu le point où elles sont arrivées aujourd'hui, c'est-à-dire, pour parler clairement, qu'il est impossible d'avancer avec la méditation et l'argumentation. Nous allons plus loin : nous soutenons que plus le génie d'un homme est puissant, plus il se précipite et se perd dans des labyrinthes et en quelque sorte dans des abîmes d'idées fantastiques, quand il vient à s'écarter de la lumière naturelle, c'est-à-dire de l'histoire et de l'évidence des choses particulières. [22] Ne vous est-il pas arrivé, mes fils, de remarquer quelle subtilité et quelle force d'esprit on rencontre chez les philosophes scolastiques, si enclins à la mollesse et aux méditations et si arrogants à cause de l'obscurité même dans laquelle ils avaient été élevés? Avez-vous examiné les toiles d'araignées qu'ils nous ont transmises, aussi admirables par le tissu et la finesse du fil que dépourvues d'intérêt et d'utilité? Quant à nous, nous vous promettons une chose ; c'est que la méthode que nous appliquons aux arts et le mode d'investigation que nous proposons sont tels qu'ils produiront presque, comme les héritages des Lacédémoniens, l'égalité de l'esprit et des facultés parmi les hommes; car de même que pour décrire une ligne droite ou un cercle parfait l'habileté de la main et de la vue est pour beaucoup si l'on n'essaie de le faire que par la persévérance de la main et le jugement des yeux, mais que si l'on emploie une règle ou un compas pour former ces figures il n'en est pas de même; par une raison semblable, dans la contemplation des choses qui dépend seulement des forces de l'esprit, un homme peut l'emporter de beaucoup sur un autre; mais par le système que nous proposons il ne se trouve guère plus de différence dans l'intelligence des hommes qu'il n'en existe ordinairement dans leur jugement. Ensuite nous redoutons un danger de la subtilité et de la précipitation de l'esprit, quand il est abandonné à son propre mouvement, et nous mettons tous nos soins non à donner des plumes et des ailes au génie des hommes, mais à y attacher du plomb et des poids. On ne semble en effet nullement se douter combien l'étude de la vérité et de la nature est chose sérieuse et combien elle laisse peu de liberté à l'imagination humaine. Ne croyez pas cependant que nous allons vous présenter quelque découverte étrangère ou mystique ou un Dieu tragique. Notre méthode repose uniquement sur l'expérience raisonnée et sur l'art et le moyen d'interpréter loyalement la nature, et sur la véritable voie du jugement ouvertes à l'intelligence. [23] Ne voyez-vous pas, mes fils, la conséquence qui découle de ce que nous avons dit? D'abord nous conservons aux anciens tout leur honneur; car, sous le rapport du génie-et de la méditation, ils se sont montrés dignes de toute notre admiration, et, si nous eussions suivi la même voie, nous sommes convaincus que nous aurions été loin d'égaler leurs progrès. Vous comprenez ensuite sans doute que cette exclusion générale des auteurs n'a pas la même portée que si nous eussions rejeté les uns et approuvé les autres; car nous aurions porté un jugement, tandis que, comme nous l'avons dit, nous faisons une simple démonstration. Enfin vous observerez aussi ce qui nous reste, soit qu'il nous plaise de nous attribuer quelque chose, soit qu'il plaise aux autres de nous l'accorder. Ce n'est point la palme du génie, du mérite ni de l'intelligence, mais une fortune qui vous appartient plus qu'à nous, puisqu'elle est plutôt avantageuse par son utilité qu'étonnante par sa découverte. [24] Car, de même que vous vous étonnez peut-être que cette idée nous soit venue à l'esprit, de même nous sommes surpris à notre tour qu'elle n'ait pas frappé les autres depuis longtemps ; qu'aucun homme n'ait eu à coeur d'apporter aide et secours à l'intelligence humaine pour contempler la nature et éveiller l'expérience, mais qu'on ait tout abandonné aux brouillards des traditions, aux vertiges et aux tourbillons des arguments, ou aux ondes du hasard et aux ambiguités d'expériences sans suite, et qu'on n'ait pas enfin ouvert une voie intermédiaire entre l'expérience et les principes. Mais cependant nous cessons d'être surpris en considérant qu'on peut voir en beaucoup de points que l'esprit humain est si maladroit et si mal composé, qu'au premier abord il manque de confiance et se méprise bientôt après, et qu'il semble incroyable d'abord qu'on puisse jamais trouver telle ou telle chose, et quand on l'a découverte il semble encore incroyable que les hommes aient pu l'ignorer si longtemps. Pour dire la véritable cause, ce n'est pas tant l'obscurité et la difficulté du sujet dont nous nous occupons qui en a arrêté la découverte, que l'orgueil humain auquel répugne la nature en général et surtout en cette partie, défaut qui pousse les hommes à ce point de démence qu'ils consultent plutôt leurs propres inspiration, que celles de la nature, comme si les arts se faisaient et ne se découvraient pas. [25] Dans l'espèce de promenade que vous avez faite, mes fils, au milieu des statues des anciens, peut-être avez-vous remarqué qu'une partie du portique était séparée par un voile. Ce sont les sanctuaires de l'antiquité avant la doctrine des Grecs. Mais pourquoi revenir à des temps dont les faits et les traces ont entièrement disparu? L'antiquité n'est-elle pas comme la renommée, qui cache sa tête dans les nues et qui raconte des fables, publiant le faux et le vrai? Je sais trop bien que, si je voulais agir avec moins de bonne foi, il ne me serait pas difficile de persuader aux hommes que les sciences et la philosophie florissaient avec bien plus de force,-bien que peut-être aussi avec moins de bruit, parmi d'anciens sages, longtemps avant le temps des Grecs ; et cela serait d'autant moins extraordinaire que je pourrais y rattacher tout ce quia été dit à ce sujet, ainsi que le font de nouveaux parvenus qui prétendent descendre de quelque race ancienne au moyen de bruits et de conjectures généalogiques.