[18] XVIII. Maintenant que l'étude de la nature est pour nous en pleine activité, et que nous savons parfaitement ce que nous devons espérer, voyons un peu les moyens à prendre pour arriver au but. Là-dessus voici les idées générales que j'ai cru convenable d'enfermer et de resserrer dans quelques sentences claires et nettes. Il m'a semblé qu'il fallait absolument s'écarter de la voie suivie jusqu'à ce jour et se servir de la condamnation du passé comme d'un oracle pour l'avenir; il m'a semblé qu'il fallait dépouiller complétement les théories, les opinions et les notions communes; que l'intelligence libre et rase devait alors aborder à nouveau les faits particuliers, afin qu'il ne s'ouvrit pas pour le royaume de la nature d'autre route que pour le royaume des cieux, où il n'est permis d'entrer qu'avec le coeur de l'innocence; j'ai cru qu'il était bien de former comme une pépinière et d'accumuler une masse de faits particuliers qui par leur nombre, leur genre, leur certitude, leur précision, pussent nous fournir une information suffisante, et qu'il fallait tirer ces faits, soit de l'histoire naturelle, soit des expériences mécaniques, plutôt de ces derniers, parce que la nature se trahit plus pleinement quand l'art la presse et lui fait violence que lorsqu'elle est laissée en liberté. Il m'a paru que cette masse de faits devait être resserrée dans des tables, et digérée dans un ordre tel que l'intelligence pût agir sur elle et accomplir son oeuvre, si nous voulions nous modeler en cela sur l'oeuvre du Verbe divin lui-même qui n'a pu sans doute opérer sans méthode sur la masse des choses. De ces faits particuliers, enregistrés dans des tables, il ne convient nullement de passer de suite à la recherche de nouveaux faits ; ce qui du reste ne serait pas sans utilité, et formerait comme une sorte d"expérience écrite ; mais il vaut mieux formuler d'abord quelques lois générales et communes et faciliter par là le progrès naturel de l'intelligence. Il faut en même temps réprimer ce mouvement et cet élan naturel, mais mauvais, de notre esprit qui le porte à s'élancer d'un petit nombre de faits aux lois les phis hautes et les plus générales, comme sont, par exemple, celles qu'on appelle principes des arts et des sciences, et à résoudre ensuite tout le reste par une série descendante de conséquences médiates. Il vaut mieux trouver et dégager d'abord les lois les plus prochaines, ensuite les médiates, et s'élever ainsi par degrés continus, comme à l'aide d'une véritable échelle; car il en est à peu près de la route des spéculations et de l'intelligence comme de celle de la vertu dans cette fable si célèbre des anciens; cette route se bifurquait en deux branches, dont l'une, facile à l'entrée, aboutissait à des lieux inaccessibles, et l'autre; ardue et escarpée dès l'abord, se terminait en une plaine unie. Il faut donc admettre la forme d'induction qui conclut du particulier au général, de façon à ce qu'il soit démontré qu'aucun fait nouveau ne puisse venir la contredire, et éviter ainsi le double écueil de généraliser des faits trop rares et trop superficiels, et de ne chercher la science , comme dit un ancien, que dans des sphères privées, non dans la sphère générale. La seule généralisation qui doive être adoptée et admise, est celle qui ne se mesure et ne se circonscrit pas uniquement dans les faits particuliers d'où on l'a tirée, mais qui, plus large et plus compréhensive, trouve dans son ampleur et son étendue comme une caution qui la confirme par l'indication de nouveaux faits particuliers. Ainsi craignons, ou de rester enchaînés dans le cercle des faits connus, ou de ne saisir dans un embrassement trop large que des ombres et des formes abstraites. Sans doute on peut en outre faire bien des découvertes qui ne concourent pas tant au bien de la chose en soi qu'à l'abréviation du travail et à l'amélioration de la moisson intellectuelle ; mais pour juger si ces pensées sont vraies ou fausses, il faudra provoquer, s'il est besoin, les opinions des hommes et s'en tenir aux effets.