[16] XVI. Cessons enfin de désespérér, comme nous l'avons fait, de l'avenir, ou du moins de nous plaindre de l'inanité du présent, et voyons plutôt entre ces deux partis lequel convient le mieux : on de briser ici notre marche en cherchant toutefois à utiliser des acquisitions réelles, ou d'organiser et de tenter quelque nouveau moyen de pousser nos affaires dans une meilleure voie. Avant tout, pour nous aider à triompher d'une matière aussi rebelle, pour élever notre industrie à la hauteur d'une entreprise aussi ardue, il est bien d'envisager l'excellence de la fin et de l'objet de nos recherches. Or voici à cet égard les idées qui m'étaient venues : dans les temps anciens les inventeurs des choses, par un effet du transport et de l'enthousiasme qu'ils excitaient alors, recevaient les honneurs divins, tandis que ceux qui se signalaient par quelques grands services dans la carrière politique, comme les fondateurs de villes, les législateurs d'empire, ceux qui avaient arraché leur patrie à de longues dissensions, les dompteurs de tyrans et autres hommes semblables, ne se voyaient conférer que les honneurs accordés aux héros. Ce n'est pas sans raison que dans ces premiers temps pareille distinction s'est ainsi prononcée; car les premiers ont voulu faire jouir le genre humain entier du résultat de leurs travaux, et les seconds n'ont eu en vue dans leurs efforts que telles régions déterminées, tels districts fixes de population, les bienfaits de ceux-là rendant la vie heureuse sans l'intervention d'aucun trouble, d'aucune contrainte, les bienfaits de ceux-ci se faisant toujours plus ou moins acheter par le tumulte et la violence. Que si l'utilité de telle ou telle découverte particulière a fait une impression telle, que celui qui dans la portée d'un seul bienfait de son génie a pu embrasser tout le genre humain ait été pour cela élevé au-dessus de l'humanité, combien plus grande et vraiment sublime ne devrait pas paraître une invention qui, renfermant en soi par une vertu secrète toutes les autres inventions particulières, débarrassât l'esprit humain de ses entraves et lui ouvrit une large voie, de telle sorte qu'avec ce secours, comme à l'aide d'un guide sûr et fidèle, il pût pénétrer en des régions nouvelles jusqu'aux confins du monde. Or, de même que dans ces âges primitifs, alors que les hommes ne pouvaient dans leurs courses maritimes se diriger que par l'observation des étoiles, ils ont bien pu par ce seul moyen parcourir toutes les côtes du vieux continent, traverser quelques mers particulières et intérieures, tandis qu'avant qu'ils pussent parvenir à traverser l'Océan, à découvrir les contrées d'un nouveau monde, il a fallu pour garantie d'un pareil voyage que l'usage de l'aiguille nautique se répandit partout; ainsi, par une raison tout-à-fait semblable, les découvertes qui jusqu'à ce jour ont été faites dans les arts et les sciences ont pu l'être par l'instinct, la pratique, l'observation, la réflexion, parce qu'en général ces découvertes étaient accessibles aux sens; mais, avant qu'il soit donné à l'esprit humain de toucher aux rives lointaines et ignorées de la nature, il est au préalable nécessaire qu'il ait trouvé un meilleur moyen d'employer, de diriger et d'appliquer ses facultés. La découverte d'un pareil moyen serait donc sans nul doute la production la plus haute, la production vraiment virile du siècle. A ce propos je remarquais dans les Saintes-Écritures que le roi Salomon, au milieu de sa puissance, de ses richesses, de la magnificence de ses oeuvres, du cortège nombreux et de la suite brillante de ses gardes et ses serviteurs, avec les ressources d'une flotte, un nom éclatant de renommée, et l'admiration dont il remplissait le coeur des hommes, ne tirait cependant vanité d'aucune de ces choses et qu'il se bornait à dire : "que la gloire de Dieu est de cacher le fond des choses, celle d'un roi de le découvrir.» {Proverbes, XXV, 2} Et comme si les hautes perfections de Dieu pouvaient prendre quelque intérêt au spectacle du jeu naïf et innocent de ces enfants, qui ne se cachent que pour se trouver, j'ai, dans mes habitudes d'indulgence et de bonté pour mes semblables, désiré avoir pour second, à un pareil jeu, l'esprit humain. Or, la gloire qui s'attache aux découvertes est la seule qui puisse relever la nature humaine, et qui bien loin pourtant, comme il arrive dans le monde politique, d'être fâcheuse pour qui que ce soit, loin de changer ou entamer la conscience, rend des services, et répand des bienfaits qui n'ont coûté à personne ni dommage ni larmes. La nature de la lumière est en effet pure et sans maléfice; ou peut en pervertir l'usage, on ne saurait la corrompre elle-même. A ce sujet; repassant en mon esprit les divers objets de la passion des hommes et les modes de leur ambition, je distinguai trois genres d'ambition, si toutefois il est permis de donner ce nom à l'un des mobiles que j'ai en vue: la première, l'ambition de ceux qui sont poussés à amplifier par de grands efforts, aux dépens de leurs concitoyens, leur puissance personnelle, ce qui est vulgaire et bas; la seconde, l'ambition de ceux qui aspirent à élever la puissance de leur pays au-dessus de celle des autres, ce qui est certainement plus digne, mais n'est pas moins intéressé; la troisième, l'ambition de ceux qui travaillent à fonder la puissance, à élever l'empire de l'homme lui-même et du genre humain sur l'universalité des choses, ce qui, sans nul doute, est plus pur et plus auguste que tout le reste. Or, l'homme n'obtient d'empire que par la science : à cet égard son savoir est la mesure de son pouvoir ; mais il n'est donné à aucune force humaine de briser la chaîne des causes naturelles, puisqu'aussi bien on ne peut triompher de la nature qu'en se soumettant à elle. Or, pendant que je roulais et agitais dans mon esprit tout ce qui pouvait se présenter à ma pensée sur la vertu ou la force des découvertes, vertu si simple et si pure qu'elle se confond avec le service et le bienfait qu'elle procure, cette qualité ne m'est apparue nulle part avec plus d'éclat que dans trois découvertes qui ont été inconnues des anciens et dont les prémices n'ont pas encore à beaucoup près jeté tout l'éclat qu'on est en droit d'en attendre, je veux parler de l'art de l'imprimerie, de la poudre à canon et de l'aiguille nautique. Ces découvertes, en petit nombre, comme on voit, et qui, pour l'époque où elles ont paru, ne sont pas très distantes l'une de l'autre, ont en effet changé la face et l'état des choses sur le globe, savoir: la première dans le monde littéraire, la seconde dans la sphère des armes, la troisième dans le système de navigation, d'où a depuis procédé une infinité d'autres révolutions qui, certes, n'échappent point à des regards attentifs; en sorte qu'il n'est pas de gouvernement, de doctrine, d'astre qui aient exercé une plus grande puissance, je dirais même un influx si intime sur les choses humaines, que ces trois moyens mécaniques. Sous le rapport des services que déjà elles ont pu rendre, cela n'est nullement difficile à admettre dès qu'on vient à considérer quelle énorme disproportion dans la condition des hommes existe entre la partie d'Europe la plus civilisée et telle ou telle région des Nouvelles-Indes, si profondément sauvage encore et barbare, disproportion telle que l'homme peut à bon droit être à l'homme comme un Dieu ; je ne dis pas quant au fait des secours et des services de l'un par rapport à l'autre, mais quant à la seule différence de l'état réel qui les sépare. Et ce n'est pas à dire que ce soit là un effet du sol, du ciel, de l'organisation, c'est le produit des arts. Or, entre l'ancien monde des sciences et le nouveas monde de ce globe, il y a ce point de contact que les vieilles idées y sont en beaucoup plus grand honneur que les nouvelles; d'où découle la nécessité que les avantages à retirer des arts se montrent de beaucoup supérieurs à ceux que nous avons obtenus jusqu'à ce jour, afin qu'on s'en fasse comme un levier puissant pour infléchir profondémént la nature, la vaincre, la subjuguer et la remuer jusque dans ses derniers fondements, puisqu'il arrive presque toujours que ce qui se découvre au premier regard que l'on jette sur les choses ne porte en général que des fruits assez chétifs, tandis qu'au contraire tout ce qui recèle en soi une grande force a d'ordinaire ses racines profondément cachées. Mais s'il se trouvait quelqu'un qui, trop épris, trop fervent de contemplation, ne pût, sans être désagréablement affecté, entendre incessamment répéter à ses oreilles cette mention si élogieuse des résultats obtenus, qu'il se tienne pour assuré qu'en cela il serait infidèle à ses propres instincts, attendu qu'en ce genre les résultats de nos recherches ne sont pas seulement les bienfaits de la vie, mais des gages de vérité. Et ce qui, en matière de religion, est requis avec beaucoup de raison, savoir, qu'on témoigne sa foi par ses oeuvres, est parfaitement applicable en philosophie naturelle, où de même la science se montre par les résultats. La vérité en effet se manifeste et s'établit par les jalons des découvertes successives plus que par l'argumentation ou même par les observations des sens; ce qui fait qu'à mes yeux il n'existe qu'un seul et même procédé pour doter et la condition et l'esprit de l'homme. Or, tout ce qui vient d'être dit sur la grandeur du but que nous mesurons de notre esprit et que nous posons devant nous, !oin d'avoir dépassé en quelque chose la vérité, est resté plutôt au-dessous d'elle.