[0] PENSÉES ET VUES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE, ou DE L'INVENTION DES CHOSES ET DES OEUVRES. [1] J'ai fait la réflexion suivante : Les connaissances que possède aujourd'hui le genre humain ne peuvent lui donner un sens intime de la réalité ni de la grandeur des choses; car nous entendons les médecins déclarer beaucoup de maladies incurables, et dans le traitement des autres ils commettent généralement des erreurs et finissent par renoncer, faute de moyens. Nous voyons les alchimistes vieillir et se tuer pour obtenir les résultats de leurs spéculations ; ceux qui s'occupent de la magie naturelle ne font aucune découverte solide ni fructueuse; les arts mécaniques tirent peu de lumière de la philosophie, et l'on continue seulement à tisser les toiles de l'expérience, travail qui promet aussi peu d'honneur que de profit ; système qui, je le sais, produit d'excellentes choses, mais dont les hommes cependant ne peuvent recueillir les fruits qu'à travers mille entraves et mille circuits. J'en ai donc tiré ces conclusions : les découvertes faites jusqu'à ce jour doivent être regardées comme imparfaites et ébauchées; dans l'état actuel des sciences, il ne faut en attendre de nouvelles que du long espace de siècles; et celles que l'intelligence humaine a produites jusqu'ici ne peuvent nullement être attribuées à la philosophie. [2] Dans ce rétrécissement des connaissances humaines, ce qu'il y a de plus déplorable pour le présent et de plus triste pour l'avenir, c'est que les hommes, pour leur malheur, s'efforcent de cacher sous un voile la turpitude de l'ignorance, et de se montrer contents dans un tel état de misère. Que nous dit le médecin? Les nombreuses précautions de son art, précautions si utiles pour la défense de sa profession et l'importance de son titre, ne suffisent pas à l'excuse de sa faiblesse ; il en fait en quelque sorte une règle générale de sa science; il ne parle que de prudence, et, pour couvrir son ineptie, il calomnie la nature; selon lui, ce que l'art n'a pas encore atteint, la nature ne doit pas l'attendre de l'art. Mais nous savons, il est vrai, que l'académie ne peut pas se condamner quand elle est juge dans sa propre cause. La philosophie même, à l'école de laquelle s'est formée la médecine de nos jours, professe les mêmes principes; elle nourrit dans son sein certaines règles et certains préceptes, qui, pour peu qu'on les regarde de près, voudraient amener à la conclusion, qu'il ne faut rien attendre de l'art ni du secours des hommes dans ce que la nature offre de difficile et de dominant. Il résulterait d'un tel raisonnement, que la chaleur de l'astre, c'est-à-dire du soleil, serait en tout point différente de celle du feu ; ensuite, que la composition est l'oeuvre de l'homme, et le mélange l'oeuvre exclusive de la nature, et autres futilités semblables. En examinant ce système, nous verrons qu'il ne tend à rien moins qu'à comprimer perfidement. les facultés humaines, à décourager sciemment et artificieusement les investigations, à couper en outre les ailes de l'expérience et à arrêter et énerver les efforts de l'esprit; les sectateurs de cette doctrine n'ont qu'un désir, c'est de faire croire que l'art est arrivé à sa perfection ; ils n'ambitionnent qu'une gloire (but aussi ridicule que pernicieux), celle de persuader que ce qui n'a pas été découvert ne pourra jamais l'être. Quant à l'alchimiste, il commet des erreurs avec connaissance de cause; ne pouvant se soustraire à la voix de sa conscience qui lui reproche de n'avoir pas assez compris les termes de son art et des auteurs, il croit alors devoir appliquer son esprit à rendre les traditions obscures et à ne produire que du bavardage, ou, sachant bien qu'il n'a pas pénétré dans les difficultés, les analogies et les véritables points de la pratique, il se jette dans l'infini à la recherche d'expériences dont les résultats selon lui doivent être des plus heureux. Et tout en poursuivant ainsi à travers un étourdissant labyrinthe des découvertes qui lui semblent nouvelles ou qui lui promettent de grands avantages, il repaît son esprit de chimères, prône, encense ses oeuvres, et s'attache à l'espoir d'un succès qui lui échappe toujours. Examinons maintenant ce que font ceux qui se livrent à la magie naturelle : ils voient qu'on produit des effets surnaturels (c'est-à-dire en dehors de l'état ordinaire des choses) , et à peine s'aperçoivent-ils qu'ils ont fait violence à la nature, qu'ils donnent des ailes à leur imagination et ne songent guère plus à pousser ou à ralentir le vol de leur pensée ; ils osent donc s'engager à faire les découvertes les plus importantes et ne réfléchissent pas qu'il y a des phénomènes d'un genre vulgaire et presque défini, auxquels s'est exercée la magie de toutes les nations, et dont la superstition de tous les âges s'est fait un jeu. Celui qui s'occupe des arts mécaniques n'avance pas davantage, s'il lui est arrivé de perfectionner d'anciennes inventions, ou même de les rendre plus élégantes ; s'il est parvenu à composer et à représenter en corps ce qu'il a vu en parties éparses; s'il a su approprier les choses à leur usage avec plus de commodité et de bonheur. S'il a exposé un ouvrage d'une grosseur plus grande ou même d'un volume plus petit qu'on n'avait coutume de le faire, il se met au nombre des inventeurs des choses. J'en ai donc tiré ces conclusions : l'invention de choses nouvelles et d'arts inconnus répugnent à l'homme, comme un effort vain et insensé. Ou ils croyent qu'il existe d'importantes découvertes, mais qu'ils doivent seulement les admirer et les entourer d'un silence et d'un respect religieux ; ou bien ils s'abaissent au point de regarder de misérables productions et de serviles compilations comme des inventions nouvelles. Il résulte de tout cela qu'on détourne l'esprit des hommes d'un travail constant et louable, et de nobles entreprises dignes du genre humain. [3] Les hommes, en jetant les yeux sur la variété des productions et sur la beauté de ces ornements que les arts mécaniques ont fabriqués pour le luxe du monde, sont plus portés à s'étonner de la richesse humaine qu'à sentir leur propre indigence ; ils ne voient point que l'intelligence de l'homme et le travail de la nature, qui devraient être l'âme et le premier mouvement de cette variété, sont aussi rares que superficiels; que presque tout est l'oeuvre de la patience humaine et du mouvement adroit et régulier de la main ou des instruments; et, sous ce rapport, une boutique ressemble admirablement à une bibliothèque qui étale aussi une grande variété de livres; mais si on les examine de près, on trouvera qu'ils n'offrent que des répétitions infinies d'un même travail; malgré le désir que le relieur a eu d'inventer, les couvertures ne diffèrent que par leurs ornements et leur format. J'en ai tiré cette conclusion : l'opinion que nous avons de notre opulence est une des causes de notre pauvreté; les productions et les branches de sciences sont très nombreuses pour les yeux, mais il en est peu qui méritent un sérieux examen. [4] Les systèmes de nos jours se posent avec tant d'ambition et de suffisance, et se présentent avec un ton si tranchant et en apparence si profond, qu'il semblerait que tous les arts en particulier sont arrivés au suprême degré de perfection. Il se trouve en effet dans ces méthodes et dans ces commentaires des vues qui ont l'air d'embrasser et de couler à fond toutes les matières en général qui peuvent tomber sur le sujet traité. Bien que tous les membres en soient maigres, effilés et dépourvus de tout suc réel des choses, ils n'en prétendent pas moins à la forme et à la substance d'un corps sain et robuste. On s'efforce de faire passer quelques écrits d'auteurs du plus mauvais choix pour des traités complets et pour l'essence même des arts; ceux de nos pères qui ont recherché les premiers la vérité le faisaient avec bien plus de bonne foi et de succès; ils avaient coutume de tirer la science qu'ils voulaient recueillir de la contemplation des choses, et de mettre en usage des aphorismes concis et des principes épars, qu'ils ne tâchaient pas de lier par des systèmes. En donnant l'image nue des découvertes déjà -faites, et en indiquant les espaces et les vides que laissaient les découvertes à faire, ils n'induisaient pas ainsi en erreur et poussaient en même temps les esprits à la méditation et la pensée à l'invention des faits. Mais aujourd'hui, on nous montre les sciences pour nous imposer des vues particulières, et non pour éclairer notre jugement; on fait usage d'une malheureuse autorité pour arrêter les heureux efforts qu'on pourrait faire en faveur du progrès. Nous pouvons donc dire que ceux qui ont hérité des sciences de nos ancêtres et qui les transmettent jouent à la fois les rôles de maître et d'élèves; ils ne découvrent rien et ne savent même pas ajouter aux découvertes déjà faites. Il suit nécessairement de là que les sciences sont restées stationnaires et qu'elles ne changent nullement de place. Depuis plusieurs siècles il a été d'usage, et il en est de même aujourd'hui, que non seulement une assertion demeure une assertion, mais qu'une question demeure une question et qu'elle reste dans cet état. J'en ai donc tiré cette conclusion : des colonnes qu'il est défendu de franchir ont été élevées et fixées comme si elles l'eussent été par la main du destin, et on ne doit aucunement s'étonner de ne pas obtenir ce que les hommes n'ont ni l'espoir ni la volonté d'acquérir. [5] Dans ce que j'ai dit sur le découragement et sur la fierté des hommes en ce qui touche la plupart des sectateurs des sciences, j'ai peut-être été trop loin; car le plus grand nombre d'entre eux agissent bien différemment; ils recherchent vraiment la science avec ardeur et plaisir; je dois ajouter que c'est à cause des avantages et des appointements de professeurs, ou même à cause du reflet et des ressources qu'ils en tirent. Certes, quand on se propose un tel but dans les sciences, bien s'en faut qu'on veuille augmenter la masse des connaissances, puis-qu'on n'y cherche que ce qu'il y a de réellement matériel et que ce qui peut se changer et se dissoudre en métal de bon aloi. Mais ce n'est pas le seul mal : si dans le grand nombre de ces individus il en est un qui se sente mû d'un zèle et d'un amour véritables pour la science, qui la recherche pour elle-même, on trouvera qu'il s'occupe plus de présenter la variété des choses que leur vérité. S'il s'en trouve un qui s'enquière un peu plus sérieusement de la vérité, on verra que cette vérité consiste à jeter une lumière plus subtile sur les choses déjà connues, et non à produire une lumière nouvelle. S'il en est un enfin imbu encore d'un assez grand zèle pour vouloir produire une lumière nouvelle, on verra qu'il s'attache à une lumière qui puisse exhiber de loin de trompeuses apparences et nous montrer de près des faits et des découvertes importantes. J'ai donc été amené par tout cela à la même conclusion qu'auparavant, c'est-à-dire : qu'on ne doit pas être surpris qu'il n'y ait pas eu de char de fait quand on voit les hommes dévier de la route pour des considérations si minimes, et surtout quand on remarque que le but même n'a pas encore été indiqué et marqué à aucun homme, du moins autant que je le sais. Ce but n'est autre que de doter sans relâche la famille humaine de nouvelles découvertes et de forces intellectuelles.