[1,81] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. Nous rencontrons encore une autre cause importante et puissante du peu d'avancement des sciences. La voici : c'est qu'il est impossible de bien s'avancer dans une carrière, lorsque le but n'est pas bien fixé et déterminé. Il n'est pour les sciences d'autre but véritable et légitime que de doter la vie humaine de découvertes et de ressources nouvelles. Mais le plus grand nombre n'entend pas les choses ainsi, et n'a pour règle que l'amour du lucre et le pédantisme; à moins qu'il ne se rencontre parfois un artisan d'un génie entreprenant et amoureux de la gloire, qui poursuive quelque découverte; ce qui, d'ordinaire, ne se peut faire sans un grand sacrifice de ses propres deniers. Mais, le plus souvent, tant s'en faut que les hommes se proposent d'augmenter le nombre des connaissances et des inventions, qu'ils ne prennent, au contraire, dans le nombre actuel que ce dont ils ont besoin pour professer, pour gagner de l'argent ou de la réputation, ou pour faire tout autre profit de ce genre. Si, parmi une-si grande multitude d'esprits, on en rencontre quelqu'un qui cultive avec sincérité la science pour elle-même, on trouvera qu'il se met plus en peine de connaître les différentes doctrines et les systèmes, que de rechercher la vérité suivant les règles rigoureuses de la vraie méthode. Et encore, si l'on rencontre quelque esprit qui poursuit plus opiniâtrement la vérité, on verra que la vérité qu'il recherche est celle qui puisse satisfaire son intelligence et sa pensée, en lui rendant compte de tous les faits qui sont déjà connus, et non pas celle qui donne pour gage d'elle-même de nouvelles découvertes et montre sa lumière dans de nouvelles lois générales. Ainsi donc, si personne n'a encore bien déterminé le but des sciences, il n'est pas étonnant que tous se soient trompés dans les recherches subordonnées à ce but. [1,82] La fin dernière et le but des sciences ont donc été mal établis par les hommes; mais quand même ils eussent été bien établis, la méthode employée était erronée et impraticable. Et lorsqu'on y réfléchit, on est frappé de stupeur, en voyant que personne n'ait pris à coeur et ne se soit même occupé d'ouvrir à l'esprit humain une route sûre, partant de l'observation et d'une expérience réglée et bien fondée; mais que tout ait été abandonné aux ténèbres de la tradition, aux tourbillons de l'argumentation, aux flots incertains du hasard et d'une expérience sans règle et sans suite. Que l'on examine avec impartialité et application quelle est la méthode que les hommes ont employée d'ordinaire dans leurs recherches et leurs découvertes, et l'on remarquera d'abord un mode de découverte bien simple et bien dépourvu d'art, qui est très familier à tous les esprits. Ce mode consiste, lorsque l'on entreprend une recherche, à s'enquérir d'abord de tout ce que les autres ont dit sur le sujet, à y joindre ensuite ses propres méditations, en agitant, et tourmentant beaucoup son esprit, et l'invoquant en quelque sorte pour qu'il nous rende des oracles; procédé qui est tout à fait sans valeur, et a pour unique fondement les opinions. Tel autre emploie, pour faire ses découvertes, la dialectique, dont le nom seul a quelque rapport avec la méthode qu'il s'agit de mettre en oeuvre. En effet, l'invention, où aboutit la dialectique, n'est pas celle des principes et des lois générales d'ou l'on peut tirer les arts, mais celle des principes qui sont conformes à l'esprit des arts existants. Quant aux esprits plus curieux et importuns, qui se créent une tâche plus difficile et interrogent la dialectique sur la valeur même des principes et des axiomes dont ils lui demandent la preuve, elle les renvoie, par une réponse bien connue, à la foi et comme au respect religieux qu'il faut accorder à chacun des arts dans sa sphère. Reste l'observation pure des faits que l'on nomme "rencontres", lorsqu'ils se présentent d'eux-mêmes, et "expériences", lorsqu'on les a cherchés. Ce genre d'expérience n'est autre chose qu'un faisceau rompu, comme on dit, et que ces tâtonnements par lesquels un homme cherche dans l'obscurité à trouver son chemin, tandis qu'il serait beaucoup plus facile et plus prudent pour lui d'attendre le jour, ou d'allumer un flambeau et de poursuivre ensuite sa route à la lumière. La véritable méthode expérimentale, au contraire, allume d'abord le flambeau, ensuite à la lumière du flambeau elle montre la route, en commençant par une expérience bien réglée et approfondie, qui ne sort point de ses limites, et où ne se glisse point l'erreur; en tirant de cette expérience des lois générales, et réciproquement de ces lois générales bien établies, des expériences nouvelles; car le Verbe de Dieu n'a point opéré dans l'univers sans ordre et sans mesure: Que les hommes cessent donc de s'étonner qu'ils n'aient point fourni la carrière des sciences, puis qu'ils ont dévié de la vraie route, négligeant et abandonnant entièrement l'expérience, ou s'y embarrassant comme dans un labyrinthe, et y tournant sans cesse sur eux-mêmes, tandis que la vraie méthode conduit l'esprit par une route certaine, à travers les forêts de l'expérience, aux champs ouverts et éclairés des principes. [1,83] Ce mal a été singulièrement développé par une opinion ou un préjugé fort ancien, mais plein d'arrogance et de péril, qui consiste en ce que la majesté de l'esprit humain est abaissée, s'il se renferme longtemps dans l'expérience et l'étude des faits que les sens perçoivent dans le monde matériel; en ce que surtout ces faits ne se découvrent qu'avec labeur, n'offrent à l'esprit qu'un vil sujet de méditation, sont très-difficiles à exprimer, ne servent qu'aux métiers qu'on dédaigne, se présentent en nombre infini, et donnent peu de prise à l'intelligence par leur subtilité naturelle. Tout revient donc à ce point, que jusqu'ici la vraie route a non seulement été abandonnée, mais encore interdite et fermée; l'expérience méprisée, ou pour le moins mal dirigée, quand elle ne fut pas négligée rempiétement. [1,84] Ce qui arrêta encore le progrès des sciences, c'est que les hommes furent retenus, comme fascinés, par leur respect aveugle pour l'antiquité, par l'aûtorité de ceux que l'on regarda comme de grands philosophes; et enfin par l'entraînement général des suffrages. Nous avons déjà parlé de ce commun accord des esprits. L'opinion que les hommes ont de l'antiquité est faite avec beaucoup de négligence, et ne s'accorde guère avec l'expression même d'antiquité. La vieillesse et l'ancienneté du monde doivent être considérées comme l'antiquité véritable; et c'est à notre temps qu'elles conviennent, bien plutôt qu'à l'âge de jeunesse auquel les anciens assistèrent. Cet âge, à l'égard du nôtre, est l'ancien et le plus vieux; à l'égard du monde, le nouveau et le plus jeune. Or, en même sorte que nous attendons une plus ample connaissance des choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard que d'un jeune homme, à cause de son expérience, du nombre et de la variété des choses qu'il a vues, entendues et pensées; de même, il est juste d'attendre de notre temps (s'il connaissait ses forces, et s'il voulait les éprouver et s'en servir) de beaucoup plus grandes choses que des temps anciens; car il est le vieillard du monde, et il se trouve riche d'une infinité d'observations et d'expériences. Il faut tenir compte aussi des navigations de long cours, et des grands voyages si fréquents dans ces derniers siecles, et qui ont de beaucoup étendu la connaissance de la nature, et produit des découvertes d'ou peut sortir une nouvelle lumière pour la philosophie. Bien plus, ce serait une honte pour les hommes, si après que de nouveaux espaces du globe matériel, c'est-à-dire des terres, des mers et des cieux ont été découverts et mis en lumière de notre temps, le globe intellectuel restait enfermé dans ses anciennes et étroites limitès. . Quant à ce qui touche les auteurs, c'est une souveraine pusillanimité que de leur accorder infiniment, et de dénier ses droits à l'auteur des auteurs, et par là même au principe de toute autorité, le temps. On dit, avec beaucoup de justesse que la vérité est fille du temps et non de l'autorité. II ne faut donc pas s'étonner, si cette fascination qu'exercent l'antiquité, les auteurs et le consentement général, a paralysé le génie de l'homme, au peint que, comme une victime de sortiléges, il ne put lier commerce avec les choses elles-mêmes. . [1,85] Ce n'est pas seulement l'admiration pour l'antiquité, les auteurs et l'accord des esprits, qui ont contraint l'industrie humaine à se reposer dans les découvertes déjà faites, mais encore l'admiration pour les inventions elles-mêmes, qui depuis longtemps déjà étaient acquises en certain nombre au genre humain. Certes, celui qui se mettra devant les yeux toute cette variété d'objets et ce luxe brillant que les arts'mécaniques ont créés et déployés pour orner la vie de l'homme, inclinera plutôt à admirer l'opulence qu'à reconnaître la pauvreté humaine; sans remarquer que les observations premières de l'homme et les opérations de la nature (qui sont comme l'àme et le premier moteur de toute cette création des arts), ne sont ni nombreuses, ni demandées aux profondeurs de la nature, et que l'honneur du reste revient à la patience, au mouvement délicat et bien réglé de la main et des instruments. C'est, par exemple, une chose délicate, et qui témoigne de beaucoup de soin, que la fabrication des horloges, qui semblent imiter les mouvements célestes par ceux de leurs roues, et les pulsations organiques par leurs battements successifs et réglés; et pourtant, c'est un art qui repose tout entier sur une ou deux lois naturelles. D'un autre côté, si l'on examine les finesses des arts libéraux, ou celles des arts mécaniques dans la préparation des substances naturelles, ou toutes autres de ce genre, comme la découverte des mouvements célestes dans l'astronomie, des accords dans la musique, des lettres de l'alphabet (qui ne sont pas encore usitées en Chine), dans la grammaire; ou bien, dans les arts mécaniques, les oeuvres de-Bacchus et de Cérès, c'est-à-dire la préparation du vin et de la bière, des pâtes de toutes sortes, des mets exquis, des liqueurs distillées, et autres inventions de ce genre; et si l'on songe en même temps combien de siècles il a fallu pour que ces arts, tous anciens (à l'exception de la distillation), en vinssent au point où ils sont aujourd'hui, sur combien peu d'observations et de principes naturels ils reposent, comme nous l'avons déjà dit pour les horloges; et encore, avec quelle facilité ils ont pu être inventés, dans des circonstaances propices et par des traits de lumière frappant tout à coup les esprits; on s'affranchira bientôt de toute admiration, et l'on déplorera le malheur des hommes, de n'avoir retiré de tant de siècles qu'un tribut si chétif de découvertes. Et cependant ces découvertes elles-mêmes, dont nous avons fait mention, sont plus anciennes que la philosophie ét que les arts de l'esprit; de façon qu'à dire le vrai; lorsque les sciences rationnelles et dogmatiques commencèrent, on cessa de faire des découvertes utiles. Si l'on se transporte des ateliers dans les bibliothèques, et que l'on admire d'abord l'immense variété de livres qu'elles contiennent, lorsqu'on examinera attentivement le sujet et le contenu de ces livres, on tombera dans un étonnement tout opposé; et après s'être assuré qué les répétitions ne finissent pas; et que les auteurs font et disent toujours les mêmes choses; on cessera d'admirer la variété des écrits; et l'on déclarera que c'est une merveille que des sujets si restreints et si pauvres aient seuls jusqu'ici occupé et absorbé les esprits. Si l'on veut ensuite jeter un coup d'oeil sur des études réputées plus curieuses que sensées, et que l'on pénètre un peu dans les secrets des alchimistes et des magiciens, on ne saura peut-être si l'on doit plutôt rire que pleurer sur de telles folies. L'alchimiste entretient un espoir éternel, et lorsque l'événement trompe son attente, il en accuse ses propres errements; il se dit qu'il n'a pas assez bien compris les formules de l'art et des auteurs; il se plonge dans la tradition, et recueille avidement les demi-mots qui se disent bas à l'oreille; ou bien il pense que quelque chose a été de travers dans ses opérations, qui doivent être minutieusement réglées, et il recommence ses expériences à l'infini : et cependant, lorsqu'au milieu des chances de l'expérience, il rencontre quelque fait d'un aspect nouveau ou d'une utilité qu'on ne peut contester, son esprit se repaît de cette espèce de gage, il le vante et l'exalte; et il poursuit, tout animé d'espoir. On ne peut cependant nier que les alchimistes aient fait beaucoup de découvertes et rendu de véritables services aux hommes; mais on peut assez bien leur appliquer cet apologue du vieillard qui lègue à ses enfants un trésor enfoui dans une vigne, en feignant de ne savoir dans quel endroit au juste; les enfants, de s'employer de tous leurs bras à remuer la vigne; l'or ne parait point, mais de ce travail naît une riche vendange. Les partisans de la magie naturelle; qui expliquent tout par les sympathies et les antipathies de la nature, ont attribué aux choses, par des conjectures oiseuses et faites avec une négligence extrême, des vertus et des opérations merveilleuses; et s'ils ont enrichi la pratique de quelques oeuvres, ces nouveautés sont de telle sorte, qu'on peut les admirer, mais non s'en servir. Quant à la magie surnaturelle (si toutefois elle mérite qu'on en parle), ce que nous devons surtout remarquer en elle, c'est qu'il n'y a qu'un cercle d'objets bien déterminé dans lequel les arts surnaturels et superstitieux; dans tous les temps et chez tous les peuples, et les religions elles-mêmes, aient pu s'exercer et déployer leurs prestiges: Nous pouvons donc n'en point tenir compte: Remarquons cependant qu'il n'y a rien d'étonnant que l'opinion d'une richesse imaginaire ait été la cause d'une misère réelle. [1,86] L'admiration des hommes pour les arts et les doctrines, assez simple par elle-même et presque puérile, s'est accrue par l'artifice et les ruses de ceux qui ont fondé et propagé les sciences. Ils nous les donnent si ambitieusement et avec tant d'affectation; ils nous les mettent devant les yeux tellement habillées et faisant si belle figure, qu'on les croirait parfaites de tous points et complètement achevées. A voir leur marche et leurs divisions; elles semblent renfermer et comprendre tout ce que peut comporter leur sujet. Et quoique ces divisions soient bien pauvrement remplies, et que ces titres reposent sur des boîtes vides, cependant, pour l'intelligence vulgaire, elles ont la forme et la teneur de sciences achévées et complètes. Mais ceux qui les premiers, et dans les temps les plus anciens, recherchaient la vérité de meilleure foi et avec plus de bonheur, avaient coutume de renfermer les pensées qu'ils avaient recueillies dans leur contemplation de la nature en aphorismes ou brèves sentences, éparses, et que ne liait aucune méthode; et ils ne feignaient ni ne faisaient profession d'avoir embrassé la vérité tout entière. Mais de la manière dont on agit maintenant; il n'est pas étonnant que les hommes ne cherchent rien au delà de ce qu'on leur donne comme des ouvrages parfaits et absolument accomplis. [1,87] Les doctrines anciennes ont vu s'accroître leur considératione et leur autorité par la vanité et la légèreté de ceux qui proposèrent des nouveautés, surtout dans la partie active et pratique de la philosophie naturelle. Car le monde n'a point manqué de charlatans et de fous, qui, en partie par crédulité, en partie par imposture, ont accablé le genre humain de toutes sortes de promesses et de miracles : prolongation de la vie, venue tardive de la vieillesse, soulagement des maux, redressement des défauts naturels, prestiges des sens, suspension et excitation des appétits, illumination et exaltation des facultés intellectuelles, transformation des substances, multiplication des mouvements, redoublement de leur puissance à volonté, impressions et altérations de l'air, conduite et direction des influences célestes, divination de l'avenir, reproduction du passé, révélation des mystères, et bien d'autres de même sorte. Quelqu'un a dit de ces beaux faiseurs de promesses, sans se tromper beaucoup, à notre avis : qu'il y a en philosophie autant de différence entre de telles chimères et les vraies doctrines; qu'il y en a en histoire entre les hauts faits de Jules César et d'Alexandre le Grand, et les hauts faits d'Amadis des Gaules ou d'Arthur de Bretagne. On trouve que ces illustres capitaines ont fait en réalité de plus grandes choses qu'on n'en attribue à ces héros imaginaires, mais par des moyens moins fabuleux et qui ne tiennent pas tant du prodige. Cependant il ne serait pas juste de refuser de croire à ce qu'il y a de vrai dans l'histoire, parce que des fables viennent souvent l'altérer et la corrompre. Toutefois il n'y a rien d'étonnant que les imposteurs qui ont essayé de telles tentatives, aient porté un grave préjudice aux nouveaux efforts philosophiques (à ceux surtout qui promettent de porter des fruits), à ce point que l'excès de leur forfanterie et le dégoût qu'elle a causé ont ôté d'avance toute grandeur aux entreprises de ce genre. [1,88] Mais les sciences ont eu bien plus à souffrir encore de la pusillanimité, comme de l'humilité et de la bassesse des idées que l'esprit humain s'est rendues favorites. Et pourtant (ce qu'il y a de plus déplorable), cette pusillanimité ne s'est pas rencontrée sans arrogance et sans dédain. D'abord, c'est un artifice familier à tous les arts que de calomnier la nature au nom de leur faiblesse, et de faire d'une impossibilité qui leur est propre, une impossibilité naturelle. Il est certain que l'art ne peut être condamné, si c'est lui qui juge. La philosophie qui règne maintenant, nourrit pareillement dans son sein certains principes qui ne vont à rien moins, si l'on n'y prend garde, qu'à persuader aux hommes que l'on ne doit rien attendre des arts et de l'industrie, de véritablement difficile, et par où la nature soit soumise et hardiment domptée, comme nous l'avons déjà remarqué à propos de l'hétérogénéité de la chaleur du feu et du soleil, et de la combinaison des corps. A les bien juger, toutes ces idées reviennent à circonscrire injustement la puissance humaine, à produire un désespoir faux et imaginaire, qui, non seulement détruise tout bon augure, mais encore enlève à l'industrie de l'homme tous ses aiguillons et tous ses ressorts, et coupe à l'expérience ses ailes ; tandis que ceux qui propagent ces idées sont inquiets seulement de donner à leur art une réputation de perfection, s'efforçant de recueillir une gloire aussi vaine que coupable, dont le fondement est ce préjugé, que tout ce qui jusqu'à ce jour n'a pas été découvert et compris, ne pourra jamais être découvert ni compris par l'homme. Mais si par hasard un esprit veut s'appliquer à l'étude de la réalité et faire quelque découverte nouvelle, il se propose pour but unique de poursuivre et de mettre au jour une seule découverte, et rien de plus; comme, par exemple, la nature de l'aimant, le flux et le reflux de la mer, le thème céleste, et autres sujets de ce genre, qui semblent avoir quelque chose de mystérieux, et dont jusqu'ici l'on s'est occupé avec peu de succès; tandis qu'il est fort inhabile à étudier la nature d'une chose dans cette chose seule, puisque la même nature qui parait ici dérobée et secrète, ailleurs est manifeste et presque palpable; dans le premier cas, elle excite l'admiration; dans le second, on ne la remarque même pas; comme on peut le voir pour la consistance, à laquelle on ne fait aucune attention dans le bois ou dans la pierre, et que l'on se contente d'appeler solidité, sans se demander pourquoi il n'y a pas là séparation ou solution de continuité; mais cette même consistance parait très ingénieuse et très subtile dans les bulles d'eau qui se moulent dans de certaines petites pellicules artistement gonfiées en forme demi-sphérique, de façon à ne présenter, pendant un court instant aucune solution de continuité. Et certainement, toutes ces natures qui passent pour secrètes, sont, dans d'autres objets, manifestes et soumises à la loi commune; et on ne les saisira jamais ainsi si les hommes concentrent toutes leurs expériences et leurs méditations sur les premiers objets. Généralement et vulgairement on regarde dans les arts mécaniques comme des inventions nouvelles un raffinement habile des anciennes inventions, un tour plus élégant qu'on leur donne, leur réunion ou leur combinaison; l'art de les mieux accommoder aux usages, de les produire dans des proportions de volume ou de masse plus considérables ou plus restreintes que de coutume, et tous les autres changements de cette espèce. Il n'est donc pas étonnant que les inventions nobles et dignes du genre humain n'aient pas vu le jour, lorsque les hommes étaient satisfaits et charmés d'efforts aussi maigres et puérils ; lorsqu'ils pensaient même avoir poursuivi et atteint par là quelque chose de vraiment grand. [1,89] Nous devons dire aussi que la philosophie naturelle a rencontré dans tous les temps un adversaire terrible dans la superstition et dans lin zèle religieux, aveugle et immodéré. Nous voyons chez les Grecs ceux qui dévoilèrent les premiers aux hommes étonnés les causes naturelles de la foudre et des tempêtes accusés, pour cette révélation, d'impiété envers les dieux et plus tard excommuniés, sans beaucoup plus de raison; par quelques-uns des anciens Pères de l'Église, ceux qui prouvaient, par des démonstrations évidentes qu'aucun homme de bon sens ne voudrait aujourd'hui révoquer en doute, que la terre est ronde, et que, par conséquent, il existe des antipodes. Bien plus, au point où en sont maintenant les choses; les théologiens scolastiques, par leurs sommes et leurs méthodes, ont rendu très difficile et périlleux de parler de la nature; car, en rédigeant en corps de doctrine et sous forme de traités complets toute la théologie; ce qui était certainement de leur ressort, ils ont fait plus, et ont mêlé au corps de la religion, beaucoup plus qu'il ne convenait, la philosophie épineuse et contentieuse d'Aristote. A la même fin reviennent, quoique d'une autre façon, les travaux de ceux qui n'ont pas craint de déduire la vérité chrétienne des principes, et de la confirmer par l'autorité des philosophes, célébrant avec beaucoup de pompe et de solennité, comme légitime, ce mariage de la foi et de la raison; et flattant les esprits par cette agréable variété, mais aussi mêlant les choses divines aux choses humaines, sans qu'il y eût la moindre parité entre leurs valeurs. Mais dans ces sortes de combinaisons de la philosophie avec la théologie, ne sont compris que les dogmes philosophiques actuellement admis; quant aux nouvelles théories, quelque supériorité qu'elles puissent présenter, leur ârrêt est prononcé à l'avance. Enfin; vous trouverez l'ineptie de certains théologiens aller à ce point qu'ils interdisent à peu près toute philosophie, quelque châtiée qu'elle soit. Les uns craignent tout simplement qu'une étude de la nature trop approfondie n'entraîne l'homme au delà dés limites de modération qui lui sont prescrites; torturant les paroles de la sainte Écriture, prononcées contre ceux qui veulent pénétrer dans les mystères divins, pour les appliquer aux secrets de la nature, dont la recherche n'est nullement interdite. D'autres pensent, avec plus de finesse; que si les lois de la nature sont ignorées, il sera bien plus facile de rapporter chacun des événements à la puissance et à la verge de Dieu, ce qui , selon eux, est du plus grand intérêt pour la religion ; et ça n'est là rien autre chose que de vouloir servir Dieu par le mensonge. D'autres craignent que, par la contagion de l'exemple, les mouvements et les révolutions philosophiques ne se communiquent à la religion, et n'y déterminent ; par contre-coup, des bouleversements. D'autres semblent redouter que par l'étude de la nature on n'arrive à quelque découverte qui renverse ou au moins ébranle la religion, surtout dans l'esprit des ignorants. Mais ces deux dernières craintes nous semblent témoigner d'une sagesse bien terrestre, comme si ceux qui les ont conçues se défiaient; au fond de leur esprit et dans leurs secrètes pensées; de la solidité de la religion et de l'empire de la foi sur la raison et redoutaient en conséquence quelque péril pour elles de la recherche de la vérité dans l'ordre naturel. Mais, à bien voir, la philosophie naturelle est, après la parole de Dieu, le remède le plus certain contre la superstition, et en même temps le plus ferme soutien de la foi: C'est à bon droit qu'on la donne à la religion comme la plus fidèle des servantes, puisque l'une manifeste la volonté dé Dieu, et l'autre sa puissance. C'est un mot excellent que celui-ci : "Vous errez, en ne connaissant ni les écritures ni la puissance de Diéu", oü sont jointes et unies, par unlien indispensable, l'information de la volonté et la méditation sur la puissance. Cependant il ne faut pas s'étonner si les progrès de la philosophie naturelle ont été arrêtés, lorsque la religion, qui a tant de pouvoir sur l'esprit des hommes, a été tournée et emportée contre elle pais lé zèle ignorant et maladroit de quelques-uns. . [1,90] D'un autre côté, dans les usages et les statuts des écoles, des académies. des colléges et autres établissements semblables, destinés à être le siége des hommes doctes et le foyer de la science, on trouve que tout est contraire aux progrès des sciences. Les lectures et les exercices y sont tellement disposés, qu'il ne peut entrer facilement dans un esprit de penser ou d'étudier quoi que ce soit en dehors des habitudes. Si l'un ou l'autre entreprend d'user de la liberté de son jugement, c'est une tâche solitaire qu'il se crée; car il ne peut retirer aucun secours de la société de ses collègues. S'il aborde ces difficultés, il éprouvera qu'un tel zèle et une telle magnanimité sont des obstacles sérieux au progrès de sa carrière. Car les études, dans ces établissements, sont renfermées dans les écrits de certains auteurs comme dans une prison. Si quelqu'un vient à exprimer une opinion différente de la leur, on lui court sus sur-le-champ comme à un brouillon et à un sectateur de nouveautés. Mais il y a une grande différence entre le monde politique et le monde scientifique; ce dernier n'est pas mis comme l'autre en péril par un nouveau mouvement ou de nouvelles lumières. Dans un État, un changement, même en mieux, est redouté à cause des troubles qu'il entraîne; car la force des États est dans l'autorité, l'accord des esprits, la réputation qu'ils se sont faite, l'opinion de leur puissance, et non dans des démonstrations. Dans les sciences et les arts, au contraire, comme dans les mines de métaux, tout doit retentir du bruit des nouveaux travaux et des progrès ultérieurs. Voilà ce qui est conforme à la saine raison, mais on est loin de s'y rendre dans la pratique; et le gouvernement des doctrines, et cette police des sciences dont nous parlions en ont durement arrêté les progrès. [1,91] Et quand bien même on cesserait de voir d'un oeil défavorable les nouvelles tentatives de l'esprit, ce serait encore un assez grand obstacle à l'avancement des sciences, que de laisser les efforts de ce genre sans récompense. La culture des sciences et le prix de cette culture ne sont pas dans les mêmes mains; ce sont les grands esprits qui font avancer les sciences, mais le prix et la récompense de leurs travaux se trouvent dans la main du peuple et des princes, qui, sauf de très rares exceptions, sont médiocrement instruits. Les progrès de ce genre, non seulement manquent de récompenses et ne sont pas rémunérés par les hommes, mais le suffrage du public aussi leur fait défaut; ils sont en effet au-dessus de la portée de l'immense majorité des hommes, et le vent des opinions populaires les renverse et les anéantit facilement. Il n'y a donc rien d'étonnant que ce qui n'était pas en honneur n'ait pas prospéré. [1,92] Mais de tous les obstacles à l'avancement des sciences et aux conquêtes à faire dans leur domaine, le plus grand est le désespoir des hommes et la présomption d'impossibilité. Les hommes prudents et sévères apportent, dans ces sortes de choses, beaucoup de défiance, songeant toujours à l'obscurité de la nature, à la brièveté de la vie, aux erreurs des sens, à l'infirmité du jugement, aux difficultés de l'expérience, et à tous les embarras de cette espèce. C'est pourquoi ils pensent qu'à travers les révolutions des temps et des divers âges du monde, les sciences ont des flux et reflux; qu'à certaines époques, elles avancent et fleurissent; à d'autres, déclinent et languissent; de façon cependant que, parvenues à un certain degré et à un certain état, il leur soit impossible d'aller plus avant. Si quelqu'un vient à espérer ou à promettre davantage, ils pensent que c'est là le fruit d'un esprit qui n'a pas encore de maturité et n'est pas maître de lui; et que, dans des entreprises de ce genre, les commencements sont brillants, la suite pénible, et la fin pleine de confusion. Or, comme cette manière de voir devient facilement celle des hommes graves et des bons esprits, il faut que nous nous assurions bien que la séduction d'une entreprise excellente et admirable ne relâche ni n'altère ici la sévérité de notre jugement, et que nous examinions scrupuleusement quelles espérances luisent en effet pour nous, et de quel côté elles se montrent; rejetons donc toute espérance dont le fondement soit léger, discutons et pesons celles qui semblent avoir le plus de solidité. Bien plus, appelons à nos conseils la prudence politique qui se défie de ce qu'elle n'a pas encore vu, et augure toujours un peu mal des affaires humaines. — Nous allons donc parler de nos espérances; car nous ne sommes point des charlatans, nous ne voulons point faire violence ni tendre d'embûches aux esprits, mais conduire les hommes par la main et de leur plein gré. Et quoique, pour donner aux hommes une ferme espérance, le moyen le plus puissant soit certainement de les conduire, comme nous le ferons plus tard, en présence des faits, surtout tels qu'ils se trouveront disposés et ordonnés dans nos tables de découvertes (ce qui concerne la seconde, mais bien plus encore la quatrième partie de notre instauration), puisqué là, ce ne sont plus des espérances, mais en quelque sorte la réalité elle-même; cependant, pour faire tout avec ordre et douceur; nous allons poursuivre la tâche que nous avons entreprise de préparer les esprits : faire connaître nos espérances n'entre pas pour peu dans cette préparation. Car, sans elles, tout ce que nous avons dit est plutôt de nature à affliger les hommes (en leur faisant prendre en pitié toutes les sciences dans leur état présent; et en redoublant en eux le sentiment et la connaissance de leur malheureuse condition), qu'à éveiller leur zèle et les exciter à faire des expériences. Il faut donc découvrir et proposer nos conjectures, qui rendent probable tout ce que nous espérons de cette entreprise nouvelle; comme autrefois Colomb, avant son admirable traversée de la mer Atlantique, fit connaître les raisons qui lui persuadaient que l'on pouvait découvrir des terres et des continents nouveaux au delà de ceux que l'on connaissait déjà ; ses raisons furent d'abord méprisées; mais plus tard l'expérience les confirma; et elles devinrent la source et l'origine des plus grandes choses. [1,93] C'est par Dieu que nous devons commencer; car cette entreprise, à cause des biens excellents qu'elle renferme, est rnanifestement inspirée de Dieu; qui est l'auteur de tout bien et le père des lumières. Dans les ouvrages divins, les plus petits commencements arrivent certainement à leur fin. Et ce que l'on dit des chosés spirituelles, que le royaume de Dieu arrive sans qu'on s'aperçoive, peut se vérifier dans tous les grands ouvrages de la Providence : l'événement y coule tranquillement sans bruit et sans éclat; et l'oeuvre est consommée avant que les hommes y aient songé ou l'aient remarquée. Nous devons rappeler aussi la prophétie de Daniel sur les derniers temps du monde: "Beaucoup passeront au delà, et la science se multipliera"; par où il entend et signifie manifestement qu'il est dans les destins, c'est-à-dire dans les plans de la Providence, que le parcours entier du monde, qui par tant de navigations lointaines paraît déjà accompli, ou du moins en pleine exécution, et l'avancement des sciences se rencontrent dans le même âge. [1,94] Vient ensuite le motif le plus puissant de tous, pour fonder nos espérances, qui se tire des erreurs du temps passé, et des méthodes essayées jusqu'ici. Quelqu'un a renfermé dans ce peu de mots une critique excellente de la mauvaise administràtion d'un État : "Ce qui est la condamnation du passé doit être la source de notre espérance pour l'avenir. Si vous aviez fait parfaitement votre devoir, et que cependant les affaires publiques n'en fussent pas en meilleur état, il ne serait plus possible d'espérer pour elles un avenir meilleur; mais comme les affaires ne sont pas aujourd'hui en mauvais état par la force même des choses, mais par vos fautes, on peut espérer que; revenus de vos erreurs, et vos esprits corrigés, elles prendront une tournure bien plus heureus". Tout pareillement, si les hommes; pendant tant de siècles, avaient suivi la vraie méthode de découvertes et de culture scientifique, sans faire plus de progrès ; ce serait très certainement une opinion audacieuse et téméraire que d'espérer une amélioration inconnue jusqu'ici. Mais si l'on s'est trompé de route, et si les hommes ont consumé leurs peines dans unè direction qui ne pouvait les conduire à rien, il s'ensuit que ce n'est pas dans les choses elles-mêmes, sur lesquelles ne s'étend pas notre pouvoir, que se trouve la difficulté, mais dans l'esprit humain et dans la manière dont on l'a exercé ; ce à quoi l'on peut remédier certainement. Ce sera donc une chose excellente que de montrer ces errements ; car autant d'obstacles ils auront créés dans le passé; autant de motifs d'espérance on devra concevoir pour l'avenir. Et quoique nous en ayons déjà touché quelque chose, dans ce que nous avons dit plus haut, cependant il nous a paru utile de les expliquer ici brièvement en termes nus et simples. [1,95] Les sciences ont été traitées ou par les empiriques ou par les dogmatiques. Les empiriques, semblables aux fourmis, ne savent qu'amasser et user ; les rationalistes, semblables aux araignées, font des toiles qu'ils tirent d'eux-mêmes; le procédé de l'abeille tient le milieu entre ces deux : elle recueille ses matériaux sur les fleurs des jardins et des champs, mais elle les transforme et les distille par une vertu qui lui est propre : c'est l'image du véritable travail de la philosophie, qui ne se fie pas aux seules forces de l'esprit humain et n'y prend même pas son principal appui; qui ne se contente pas non plus de déposer dans la mémoire, sans y rien changer; des matériaux recueillis dans l'histoire naturelle et les arts mécaniques, mais les porte jusque dans l'esprit modifiés et transformés. C'est pourquoi il y a tout à espérer d'une alliance intime et sacrée de ces deux facultés expérimentale ét rationnelle; alliance qui ne s'est pas encore rencontrée. [1,96] Jusqu'ici, la philosophie naturelle ne s'est jamais trouvée pure, mais toujours infestée et corrompue : dans l'école d'Aristote, par la logique ; dans l'école de Platon, par la théologie naturelle; dans le néo-platonisme de Proclus et des autres, par les mathématiques qui doivent terminer la philosophie naturelle et non l'engendrer et la produire. Mais on doit espérer beaucoup mieux d'une philosophie naturelle, pure et sans mélange. [1,97] Personne jusqu'ici ne s'est rencontré avec un esprit assez ferme et rigoureux, pour déterminer et s'imposer de ruiner complétement en lui toutes les théories et les notions communes, et d'appliquer de nouveau à l'étude des faits son intelligence purifiée et nette. C'est pourquoi la raison humaine, telle qu'elle est maintenant, est un amas de notions incohérentes, où le crédit d'autrui, le hasard et les idées puériles que nous nous sommes faites dans notre enfance, jouent le principal rôle. Si un homme d'un âge mûr, jouissant de tous ses sens, et d'un esprit purifié, s'applique de nouveau à l'expérience et à l'étude des faits, on doit bien augurer de son entreprise. Et c'est où nous osons nous promettre la fortune d'Alexandre le Grand ; et qu'on ne nous accuse pas de vanité, avant d'avoir entendu la fin, qui est faite pour ôter toute vanité. Il est vrai qu'Eschine parla ainsi d'Alexandre et de ses hauts faits : "Pour nous, nous ne vivons pas une vie mortelle, mais nous sommes nés pour que la postérité raconte de nous des merveilles." Comme s'il eut vu dans les actions d'Alexandre des miracles. Mais dans les âges suivants, Tite Live a frappé plus juste, en disant d'Alexandre quelque chose de semblable à ceci : « Ce n'est qu'un heureux audacieux qui a su mépriser les fantômes. » Et notre opinion est que dans les âges à venir on portera de nous le jugement "que nous n'avons rien fait d'extraordinaire, mais seulement réduit à leur juste valeur des choses dont on se faisait une idée exagérée." Mais cependant, comme nous l'avons déjà dit, il n'y a d'espoir que dans une régénération des sciences, qui les fasse sortir de l'expérience suivant des lois fixes, et leur donne ainsi un fondement nouveau; ce à quoi, de l'aveu universel , je pense, personne n'a encore travaillé ni songé. [1,98] Mais l'expérience, à laquelle il faut décidément recourir, n'a donné jusqu'ici à la philosophie que des fondements très faibles ou nuls : on n'a pas encore recherché et amassé une forêt de faits et de matériaux dont le nombre, le genre et la certitude fussent en aucune façon suffisants et capables d'éclairer et de guider l'esprit. Mais les hommes doctes, négligents et faciles à la fois, ont recueilli comme des rumeurs de l'expérience, en ont reçu les échos et les bruits pour établir ou confirmer leur philosophie, et ont cependant donné à ces vains témoignages tout le poids d'une autorité légitime; et, semblable à un royaume ou à tout autre État qui gouvernerait ses conseils et ses affaires, non d'après les lettres et les rapports de ses envoyés ou de messagers dignes de, foi, mais d'après les rumeurs publiques et les bruits de carrefour, la philosophie a été gouvernée, en ce qui touche l'expérience, avec une négligence aussi blâmable. Notre histoire naturelle ne recherche rien suivant les véritables règles, ne vérifie, ne compte, ne pèse, ne mesure rien. Mais tout ce qui est indéterminé et vague dans l'observation, devient inexact et faux dans la loi générale. Si l'on s'étonne de ce que nous disons, et si nos plaintes paraissent injustes à ceux qui savent qu'Aristote, un si grand homme et aidé des trésors d'un si grand roi, a écrit sur les animaux une histoire à laquelle il a donné beaucoup de soins, et que bien d'autres, avec plus de soins encore, quoique avec moins de bruit, ont beaucoup ajouté à cette histoire; que d'autres encore ont écrit des histoires et des descriptions nombreuses de plantes, de métaux et de fossiles ; ceux-là certainement n'ont pas suffisamment entendu et compris ce dont il s'agit ici. Autre chose est une histoire naturelle faite pour elle-même, autre chose une histoire naturelle recueillie pour donner à l'esprit les lumières selon lesquelles la philosophie doit être légitimement fondée. Ces deux histoires naturelles, qui diffèrent sous tant d'autres rapports, diffèrent surtont en ce que la première contient seulement la variété des espèces naturelles, et non les expériences fondamentales des arts mécaniques. En effet, de même que dans un État, la portée de chaque esprit, et le génie particulier de son caractère et de ses secrets penchants se montre mieux dans une époque de troubles que dans toute autre; de même, les secrets de la nature se manifestent mieux sous le fer et le feu des arts, que dans le cours tranquille de ses - opérations accoutumées. Ainsi donc il faudra bien espérer de la philosophie naturelle, alors que l'histoire naturelle, qui en est la base et le fondement, suivra une meilleure méthode; mais auparavant tout espoir serait-vain. [1,99] D'un autre côté, parmi les expériences relatives aux arts mécaniques, nous trouvons une véritable disette de celles qui sont le plus propres à conduire l'esprit aux lois générales. Le mécanicien qui ne se met nullement en peine de rechercher la vérité, ne donne son attention et ne met la main qu'à ce qui peut faciliter son opération. Mais on ne pourra concevoir une espérance bien fondée du progrès ultérieur des sciences; que lorsque l'on recevra et l'on rassemblera dans l'histoire naturelle une foule d'expériences qui ne sont par elles-mêmes d'aucune utilité pratique, mais qui ont une grande importance pour la découverte des causes et des lois générales; expériences que nous appelons lumineuses, pour les distinguer des fructueuses; et qui ont cette admirable vertu de ne jamais tromper ni décevoir. Comme leur emploi n'est pas de produire quelque opération, mais de révéler une cause naturelle, quel que soit l'événement, il répond toujours également bien à nos désirs, puisqu'il donne une solution à la question. [1,100] Non seulement il faut rechercher et recueillir un plus grand nombre d'expériences, et d'un autre genre, qu'on ne l'a fait jusqu'aujourd'hui ; mais encore il faut employer une méthode toute différente; et suivre un autre ordre et une autre disposition dans l'enchaînement et la gradation des expériences. Une expérience vague et qui n'a d'autre but qu'elle-même, comme nous l'avons déjà dit est un pur tâtonnement, plutôt fait pour étouffer que pour éclairer l'esprit de l'homme; mais, lorsque l'expérience suivra des règles certaines, et s'avancera graduellement dans un ordre méthodique, alors on pourra espérer mieux des sciènces.