[1,101] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. Lorsque les matériaux de l'histoire naturelle et d'une expérience telle que la réclame l'oeuvre véritable de l'intelligence ou l'oeuvre philosophique, seront recueillis et sous la main, il ne faut pas croire qu'il suffise alors à l'esprit d'opérer sur ces matériaux avec ses seules forces et l'unique secours de la mémoire pas plus qu'on ne pourrait espérer retenir et posséder de mémoire la série entière de quelque éphéméride. Or, jusqu'ici on a beaucoup plus médité qu'écrit pour faire des découvertes; et personne encore n'a expérimenté, la plume à la main ; or, toute bonne découverte doit sortir d'une préparation écrite. Lorsque cet usage se sera répandu, on pourra alors espérer mieux l'expérience, gravée enfin par la plume. [1,102] Et de plus, comme le nombre, et j'ai presque dit l'armée des faits, est immense et dispersé au point de confondre et d'éparpiller l'intelligence, il ne faut rien espérer de bon des escarmouches, des mouvements légers et des reconnaissances poussées à droite et à gauche par l'esprit, à moins qu'elles n'aiènt leur plan et ne soient coordonnées dans des tables de découvertes toutes spéciales, bien disposées et en quelque façon vivantes où viennent se réunir toutes les expériences relatives au sujet de recherches, et que l'esprit ne prenne son point d'appui dans ces tables bien ordonnées qui préparent son travail. [1,103] Mais, après avoir mis sous ses yeux un nombre suffisant de faits méthodiquement enchaînés et groupés, il ne faut pas passer sur-le-champ à la recherche et à la découverte de nouveaux faits ou des opérations de l'art; ou du moins, si l'on y passe, il ne faut pas y reposer l'esprit. Nous ne nions pas que lorsque les expériences de tous les arts seront réunies dans un seul corps, et offertes ainsi à la pensée et au jugement d'un seul homme, on ne puisse, en appliquant les expériences d'un art aux autres arts, faire beaucoup de nouvelles découvertes, utiles à la condition et au bien-être des hommes, par le secours de cette seule expérience que nous appelons écrite, mais cependant on doit espérer de cette expérience beaucoup moins que de la nouvelle lumière des lois générales; tirées légitimement de ces faits, suivant une méthode certaine, et qui indiquent et désignent à leur tour une foule de faits nouveaux. La vraie route n'est pas un chemin uni, elle monte et descend; elle monte d'abord aux lois générales; et descend ensuite à la pratique. [1,104] Cependant il ne faut pas permettre que l'intelligence saute et s'envole des faits aux lois les plus élevées et les plus générales, telles que les principes de la nature et des arts, comme on les nomme, et, leur donnant une autôrité incontestable, établisse d'après elles les lois secondaires; ce que l'on a toujours fait jusqu'ici, l'esprit humain y étant porté par un entraînement naturel et de plus y étant formé et habitué depuis longtemps par l'usage dès démonstrations toutes syllogistiques. Mais il faudra bien espérer des sciences, lorsque l'esprit montera, par la véritable échelle et par des degrés continus et sans solution, des faits aux lois les moins élevées, ensuite aux lois moyennes, en s'élevant de plus en plus jusqu'à ce qu'il atteigne enfin les plus générales de toutes. Car les lois les moins élevées ne diffèrent pas beaucoup de la simple expérience ; mais ces principes suprêmes et très généraux que la raison emploie maintenant, sont fondés, sur les notions, abstraits, et n'ont rien de solide. Les lois intermédiaires, au contraire, sont les principes vrais, solides et en quelque sorte vivants, sur lesquels reposent toutes les affaires et les fortunes humaines ; au-dessus d'eux enfin sont les principes suprêmes, mais constitués de telle façon qu'ils ne soient pas abstraits, et que les principes intermédiaires les déterminent. Ce ne sont pas des ailes qu'il faut attacher à l'esprit humain, mais plutôt du plomb et des poids, pour l'arrêter dans son emportement et son vol. C'est ce qu'on n'a pas fait jusqu'ici, mais lorsqu'on le fera, on pourra espérer mieux des sciences. [1,105] Pour établir les lois générales, il faut chercher une autre forme d'induction que celle que l'on a employée jusqu'ici , et qui ne serve pas à découvrir et à constituer seulement les principes, comme on les nomme, mais encore les lois les moins générales, les intermédiaires, et toutes en un mot. L'induction, qui procède par une simple énumération, est une chose puérile, qui aboutit à une conclusion précaire, qu'une expérience contradictoire peut ruiner, et qui prononce le plus souvent sur un nombre de faits trop restreint, et sur ceux seulement qui se présentent d'eux-mêmes à l'observation. Mais l'induction, qui sera utile pour la découverte et la démonstration des sciences et des arts, doit séparer la nature par des rejets et des exclusions légitimes ; et, après avoir repoussé tous les faits qu'il convient, conclure en vertu de ceux qu'elle admet; ce que personne n'a encore fait ni essayé si ce n'est pourtant Platon , qui se sert quelquefois de cette forme d'induction, pour en tirer ses définitions et ses idées. Mais, pour constituer complétement et légitimement cette induction ou démonstration, il faut lui appliquer une foule de règles, qui ne sont jamais venues à l'esprit d'aucun homme ; de façon qu'il faut s'en occuper beaucoup plus qu'on ne s'est jamais occupé du syllogisme ; et l'on doit se servir de cette induction, non-seulement pour découvrir les lois de la nature, mais encore pour déterminer les notions. Et certes, une immense espérance repose sur cette induction. [1,106] En établissant des lois générales au moyen de cette induction, il faut examiner attentivement si la loi générale que l'on établit n'embrasse que les faits d'où on l'a tirée, et n'excède pas leur mesure, ou si elle les excède et a une plus grande portée; que si elle a une plus grande portée, il faut examiner si elle confirme son étendue par l'indication de nouveaux faits qui puissent lui servir de caution, pour éviter à la fois de nous immobiliser dans les connaissances déjà acquises, ou de saisir dans un embrassement trop large des ombres et des formes abstraites, et non des objets solides et qui aient une réalité matérielle. Et, lorsque l'on suivra ces règles, alors enfin pourra briller une espérance légitime. [1,107] Nous devons rappeler ici ce que nous avons dit plus haut de l'extension qu'il faut donner à la philosophie naturelle, et de la nécessité de ramener à elle toutes les sciences particulières, pour qu'il n'y ait point isolement et scission dans les sciences ; car sans cela on ne peut espérer grand progrès. [1,108] Jusqu'ici nous avons montré comment, en repoussant ou en corrigeant les erreurs du passé, on ôte à l'esprit tout motif de désespérer, et l'on fait naître en lui l'espoir. Il faut voir maintenant si l'espérance ne peut pas nous venir d'autres côtés encore. Nous sommes d'abord frappé de cette idée : que si tant de découvertes utiles ont été faites par hasard ou par rencontre, lorsque les hommes ne les cherchaient pas et pensaient à tout autre chose, personne ne peut douter que nécessairement il ne doive s'en faire beaucoup plus, lorsque les hommes les rechercheront et s'en occuperont, et cela avec ordre et méthode, et non pas en courant et en voltigeant. Car, bien qu'il puisse arriver une ou deux fois qu'un homme rencontre par hasard ce qu'un autre, malgré son art et ses efforts, n'a pu découvrir, cependant, sans aucun doute, le contraire doit faire loi générale. Ainsi donc, on doit attendre des inventions plus nombreuses, meilleures et plus fréquentes, de la raison, des efforts de l'art et d'esprits bien dirigés qui les poursuivent, que du hasard, de l'instinct des animaux, et de sources semblables d'où sont venues jusqu'aujourd'hui toutes les découvertes. [1,109] Ce qui doit encore nous donner de l'espérance, c'est que la plus grande partie des découvertes faites jusqu'aujourd'hui sont de telle sorte, qu'avant leur invention, il ne serait venu à l'esprit de personne qu'un pùt y songer sérieusement, mais qu'on les eût plutôt méprisées comme tout à fait impossibles. Les hommes ont coutume, sur les choses nouvelles, de faire les devins, à l'exemple des anciens, et d'après les fantaisies d'une imagination formée et corrompue par eux ; mais rien de plus faux que ce genre de divination, parce qu'un grand nombre de choses que l'on va chercher aux sources de la nature, en coulent par des conduits jusqu'alors ignorés. Si quelqu'un, par exemple, avant l'invention des canons, les eût décrits par leurs effets, en disant : on vient d'inventer une machine capable d'ébranler et de renverser de loin les murs et les fortifications les plus redoutables, les hommes auraient tout aussitôt pensé à multiplier et à combiner de mille manières dans leur esprit les forces des machines de guerre, au moyen de poids et de roues, d'impulsions et de chocs; mais qui d'entre eux eût songé au vent de feu qui se répand et souffle avec tant de promptitude et de violence, et quelle imagination s'en serait préoccupée? On n'en avait sous les yeux aucun exemple, si ce n'est peut-être dans les tremblements de terre et la foudre, d'où les esprits se seraient aussitôt détournés, comme de grandes actions de la nature qu'il n'appartient pas à l'homme d'imiter. De même, si avant la découverte de la soie, quelqu'un eût parlé d'un fil pour la fabrication des vêtements et des meubles, qui surpasse de beaucoup le fil de lin et la laine en finesse et en solidité à la fois, tout comme en éclat et en douceur, les hommes eussent pensé que l'on voulait parler de quelque plante orientale, ou du poil le plus délicat de quelque animal, ou des plumes et du duvet de certains oiseaux; mais bien certainement aucun ne se fût mis dans l'esprit qu'il s'agissait de l'ouvrage d'un petit ver, et d'un ouvrage si abondant, qui se renouvelle et se reproduit tous les ans. Si quelqu'un par hasard eût parlé d'un ver, on se serait moqué de lui comme d'un rêveur, et d'un champion de toiles d'araignée d'un nouveau genre. Tout pareillement, si avant l'invention de la boussole, quelqu'un eût dit qu'on avait inventé un instrument avec lequel on s'orientait facilement et l'on relevait exactement les points du ciel, les hommes aussitôt eussent mis leur imagination en mouvement pour se figurer de cent manières diverses un perfectionnement apporté aux instruments astronomiques; mais que l'on pût découvrir un indicateur mobile qui correspondit si parfaitement aux points célestes, et qui, loin d'être lui-même dans le ciel, se composât d'une pierre ou d'un métal, voilà ce que tout le monde eût déclaré incroyable. Voilà cependant des découvertes, d'autres du même genre, qui pendant tant de siècles ont été refusées à l'esprit humain, et qui enfin ne sont pas venues de la philosophie, comme les arts logiques, mais de l'occasion et du hasard ; et elles sont bien, comme nous le disions, d'une telle espèce, qu'elles n'offrent absolument aucun rapport avec tout ce qui était connu antérieurement, et qu'aucun signe avant-coureur ne pouvait mettre l'esprit sur leur trace. Il y a donc tout lieu d'espérer que la nature nous cache encore une foule de secrets d'un excellent usage, qui n'ont aucune parenté et aucune similitude avec ceux qu'elle nous a dévoilés, et qui sont en dehors de tous les sentiers battus de notre imagination, qui cependant n'ont pas encore été découverts, mais qui, sans aucun doute, se révéleront quelque jour d'eux-mêmes à travers le long circuit des âges, comme se sont révélés les premiers; mais que l'on peut saisir promptement, immédiatement et tous ensemble, par la méthode que nous proposons maintenant. [1,110] Il est des inventions d'une autre sorte qui prouvent que le genre humain peut avoir sous sa main des découvertes de grande importance, qu'il ne remarquera et ne soupçonnera pas même. Les découvertes de la poudre à canon, de la soie, de la boussole, du sucre, du papier et autres semblables, paraissent reposer sur la connaissance de quelques qualités secrètes de la nature; mais certainement l'art de l'imprimerie n'a rien de mystérieux et qui ne puisse venir à l'esprit de tout le monde. Et néanmoins les hommes ne remarquant pas que les moules des lettres se disposent, il est vrai, avec plus de difficulté que les lettres elles-mêmes ne se tracent à la main, mais que les moules une fois disposés, peuvent servir à un nombre infini d'impressions, tandis que les lettres tracées à la main ne servent qu'à un seul manuscrit ; ou peut-être ne songeant pas que l'on peut épaissir l'encre au point qu'elle teigne et ne coule plus, surtout quand les lettres sont renversées, et que l'impression se fait de bas en haut; les hommes, disons-nous, ont été privés. pendant tant de siècles de cette magnifique invention, qui rend de si grands services à la propagation des sciences. Le sort de l'intelligence humaine, dans cette carrière de découvertes, est d'être si legère et si mal réglée, que d'abord elle se défie d'elle-même, et que bientôt après elle se méprise. Il lui semble d'abord qu'il est incroyable qu'on puisse faire une telle découverte; puis, lorsqu'elle est faite, il lui semble derechef qu'il est incroyable qu'elle ait pu se dérober si longtemps aux hommes. Et certainement c'est un beau sujet d'espérances que de penser qu'il reste encore un grand nombre de découvertes à faire, que l'on peut attendre non-seulement de procédés inconnus à mettre en lumière, mais encore du transport, de la combinaison et de l'application des procédés connus, au moyen de l'expérience écrite dont nous avons parlé. [1,111] Voici encore un autre motif d'espérer : que l'on calcule les dépenses infinies d'esprit, de temps et d'argent que font les hommes pour des objets et des études d'un usage et d'un prix bien inférieurs, et l'on verra que s'ils en appliquaient seulement une partie à une oeuvre solide et sensée, il n'est point de difficulté dont ils ne vinssent à bout. Nous présentons cette observation, parce que nous avouons complètement qu'une collection d'expériences pour l'histoire naturelle, comme nous l'entendons et telle qu'elle doit être, est un grand ouvrage, et en quelque façon royal, et qui demande beaucoup de travaux et de dépenses. [1,112] Que cependant personne ne s'effraye de la multitude des faits, qui doit plutôt nourrir notre espérance. Les phénomènes particuliers des arts et de la nature, sont comme des bataillons, en regard des conceptions de l'esprit, éloignées et privées de la lumière des faits. Et d'ailleurs cette voie a une issue certaine, et à laquelle on touche presque; l'autre, au contraire, n'a aucune issue et se replie indéfiniment sur elle-même. Les hommes jusqu'ici ont fait de bien courtes haltes dans l'expérience, et c'est à peine s'ils l'ont effleurée ; mais, en revanche, ils ont perdu un temps infini en méditations et en fictions intellectuelles. Mais si nous avions près de nous quelqu'un qui pût répondre à toutes les questions sur les phénomènes naturels, avant peu d'années toutes les causes seraient découvertes et les sciences achevées. [1,113] Nous pensons aussi que notre propre exemple peut être pour les hommes un sujet de légitime espérance; et ce n'est point pour nous vanter que nous le disons, mais parce qu'il est utile de le dire. Que ceux à qui manquerait la confiance jettent les yeux sur moi, qui suis engagé dans les affaires plus qu'homme de mon époque, dont la santé n'est pas très solide et me perd ainsi beaucoup de temps, qui, d'ailleurs, entré le premier dans cette carrière nouvelle, ne marche sur les traces de personne, et n'ai absolument aucun compagnon de mon entreprise; et qui cependant, ayant abordé résolument la vraie méthode et soumis mon esprit à l'expérience, ai rendu, à ce que je pense, certains services effectifs ; et qu'ils jugent tout ce que l'on doit attendre d'hommes riches de loisirs, de l'association des travaux, de la suite des temps, après les gages que nous avons nous-même donnés; surtout dans une route qui n'est pas seulement accessible aux esprits isolés, comme la méthode rationnelle, mais où les travaux et les labeurs des hommes, surtout en ce qui concerne le recueil des expériences, peuvent parfaitement être divisés, et ensuite réunis. Les hommes viendront enfin à connaître leurs forces, lorsqu'ils ne recommenceront pas tous la même oeuvre, mais lorsqu'ils se partageront entre eux une tàche commune. [1,114] Enfin, quand bien même de ce nouveau continent ne soufflerait qu'un vent d'espérance faible et presque insensible, cependant nous affirmons qu'à tout prix il faut tenter l'épreuve, à moins que nous ne nous sentions un coeur bien abject. Ne point tenter l'entreprise, c'est courir un bien autre péril que de ne point y réussir; dans le premier cas, c'est un bien immense que nous risquons; dans le second, quelques peines seulement. Mais, de ce que nous avons dit, et même de ce que nous n'avons pas dit, il résulte manifestement que nous avons assez d'espérances légitimes pour engager non seulement un homme de coeur à tenter l'entreprise, mais aussi un homme prudent et sage à y croire. [1,115] Nous en avons assez dit pour mettre un terme au désespoir, l'un des obstacles les plus puissants qui s'opposent au progrès des sciences et l'arrêtent. Nous avons aussi parlé complètement des signes et des causes des erreurs, de l'inertie et de l'ignorance qui se sont généralement répandues; où il faut remarquer que les plus subtiles de ces causes, celles que le vulgaire ne peut ni observer, ni juger, doivent ètre rapportées à ce que nous avons dit des idoles de l'esprit humain. Et ici doit se terminer la partie destructive de notre instauration, qui se compose de trois critiques : critique de la raison humaine pure et abandonnée à elle-même, critique des démonstrations, et critique des théories, ou des philosophies et doctrines reçues aujourd'hui. Notre critique a été ce qu'elle pouvait être, fondée sur les signes et l'évidence des causes; car toute autre critique nous était interdite, puisque nous pensons autrement que nos adversaires sur la valeur des principes et le mode de démonstration. Il est donc temps d'en venir enfin à l'art et aux règles de l'interprétation de la nature; mais auparavant, il nous reste encore quelque chose à dire. Comme nous nous sommes proposé, dans ce premier livre des aphorismes, de préparer les esprits tant à comprendre qu'à recevoir ce qui doit suivre, maintenant que le sol est débarrassé et que la place est entièrement nette, il nous reste à mettre l'esprit dans une bonne disposition, et à le rendre favorable aux principes que nous voulons lui proposer. Une entreprise nouvelle rencontre des obstacles, non seulement dans l'établissement solide des anciennes doctrines, mais encore dans l'opinion anticipée et l'idée fausse que l'on se fait d'elle. Nous devons donc nous efforcer de donner, de la doctrine que nous proposons, une opinion juste et bonne, mais provisoire, et qui dure jusqu'au moment où la réalité elle-même sera mise devant les yeux. [1,116] Nous devons d'abord prier les hommes de ne point penser que notre intention soit de fonder quelque secte en philosophie, à la manière des anciens Grecs, ou de quelques modernes, comme Télésio (1509-1588), Patricius (1529-1597), Sévérinus (Boèce; vers 470-525); ce n'est point là notre but, et nous ne pensons pas qu'il importe beaucoup aux affaires humaines que l'on sache quelles sont les opinions abstraites d'un esprit sur la nature et les principes des choses; et il n'est pas douteux, quant aux systèmes de cette sorte, qu'on n'en puisse faire revivre beaucoup d'anciens, et créer beaucoup de nouveaux ; tout comme on peut imaginer plusieurs thèmes célestes, qui cadrent assez bien avec les phénomènes, et diffèrent tous entre eux. Mais nous n'avons aucun souci de toutes ces choses soumises à l'opinion, et en même temps fort inutiles. Notre but, au contraire, est d'essayer si nous pouvons donner à la puissance et à la grandeur de l'homme des fondements plus solides et en étendre le domaine. Et quoique nous soyons parvenu de côtés et d'autres, et dans des sujets spéciaux, à des résultats plus vrais, plus certains (à notre sens du moins), et en même temps plus utiles que ceux qui ont cours maintenant parmi les hommes, et que nous devions rassembler ces résultats dans la cinquième partie de notre instauration, cependant nous ne proposons aucune théorie universelle et complète. Il ne nous semble pas que le temps d'une telle théorie soit encore arrivé. Bien plus, nous n'espérons point que notre vie se prolongera assez pour mettre la dernière main à la sixième partie de notre instauration, destinée à la philosophie fondée sur la légitime interprétation de la nature; mais ce sera assez pour nous d'arriver à des résultats sages et utiles dans la sphère intermédiaire, de répandre dans la postérité quelques pures semences de vérité, et de ne point faire défaut à l'entrée de cette ère de grandes choses. [1,117] Mais de même que nous ne voulons pas fonder de secte nous ne promettons pas de gratifier les hommes d'inventions nouvelles. On pourrait cependant nous dire que nous, qui parlons si souvent des oeuvres et y rapportons tout, nous devrions bien en présenter quelques-unes pour gages. Mais notre méthode et notre esprit (nous l'avons souvent déclaré avec beaucoup de netteté, et il est à propos de le répéter encore) ne consistent point à tirer les oeuvres des oeuvres, ou Ies expériences des expériences; comme font les empiriques, mais à tirer des oeuvres et des expériences les causes et les lois générales, et réciproquement des causes et des lois générales des oeuvres et dès expériences nouvelles. Et quoique dans nos tables de découvertes, qui composent la quatrième partie de l'instauration, et dans les faits particuliers choisis pour exemples et présentés dans la seconde, et encore dans nos observations sur l'histoire, décrite dans la troisième partie de l'ouvrage, tout homme, d'une perspicacité et d'une habileté médiocres, pourra trouver d'importantes inventions indiquées et désignées partout ; nous avouons toutefois ingénument que l'histoire naturelle que les livres et nos propres expériences nous ont fournie jusqu'ici, n'est ni assez abondante ni assez certaine pour servir et satisfaire à une légitime interprétation de la nature. C'est pourquoi, si quelqu'un se sent plus enclin et plus propre aux arts mécaniques, et se trouve assez de sagacité pour dépister les inventions à la simple vue de l'expérience, nous lui permettons et lui abandonnons la tâche de recueillir, comme en passant, dans notre histoire naturelle et dans nos tables, une foule de faits, et de leur donner une application pratique, la vraie méthode portant ainsi avant terme des intérêts provisoires: Pour nous qui voyons plus haut, nous déplorons tout le temps que perd l'esprit à recueillir de cette sorte des fruits anticipés, comme les globes dorés d'Atalante. Nous n'avons point envie d'étaler avec une joie puérile des pommes d'or; mais tout est pour nous dans le triomphe de l'art sur la nature: nous ne nous hâtons point de recueillir de simple mousse ou une moisson en herbe, mais nous la laissons mûrir pour la récolter. [1,118] On pourra aussi sans aucun doute remarquer, en parcourant notre histoire naturelle et nos tables de découvertes, quelques expériences peu certaines ou même entièrement fausses, et en conséquence on pensera peut-être que nos découvertes reposent sur des fondements et des principes faux ou douteux. Mais il n'en est rien; car il est nécessaire que de pareilles imperfections se glissent au début. C'est comme lorsque, dans l'écriture ou l'impression, une lettre ou deux par hasard sont mal formées ou mal placées; le lecteur d'ordinaire ne s'en trouve pas fort embarrassé, car la vue d'elle-même corrige facilement ces fautes. Que l'on se mette donc dans l'esprit que des expériences fausses peuvent avoir cours dans l'histoire naturelle, dont bientôt les bannira facilement la découverte des causes et des principes. Cependant il est vrai que, si l'histoire naturelle et les expériences étaient remplies d'erreurs nombreuses, répétées, poursuivies, aucune force d'esprit, aucune ressource de l'art ne pourrait y remédier et restituer la vérité. Ainsi donc, si dans notre histoire naturelle, qui a été rassemblée et vérifiée avec tant de soin, de sévérité et presque de religion, il se trouve quelques faits erronés ou controuvés, que ne doit-on pas dire de l'histoire naturelle vulgaire, qui, au prix de la nôtre, s'est montrée si négligente et si facile, ou de la philosophie et des sciences élevées sur de tels sables (ou plutôt sur de tels sirtes) ? Que personne donc ne s'émeuve de ce que nous avons dit. [1,119] On rencontrera aussi dans notre histoire naturelle beaucoup de choses, ou de peu d'importance et vulgaires, ou viles et illibérales, ou trop subtiles et de pure spéculation, et à peu près de nulle application, toutes choses qui pourront rebuter et aliéner l'esprit. Quant aux sujets qui paraitront vulgaires, nous ferons observer que d'ordinaire on ne fait rien autre chose que de rapporter et d'accommoder les causes des phénomènes rares aux faits qui se produisent fréquemment, et qu'on ne recherche jamais les causes des événements fréquents, et qu'on les admet comme des faits accordés et reçus. Ainsi, l'on ne recherche pas les causes de la pesanteur, de la rotation des astres, de la chaleur, du froid, de la lumière, de la dureté, de la mollesse, de la rareté, de la densité, de la liquidité, de la consistance, de l'animation, de l'inanimation, de la similitude, de la dissemblance, et enfin de l'organisation; mais, admettant tous ces faits comme manifestes et évidents par eux-mêmes, on raisonne et l'on discute sur les autres phénomènes qui ne sont ni si familiers ni si fréquents. Pour nous qui sommes certain qu'on ne peut porter aucun jugement sur les phénomènes rares et extraordinaires, et encore moins mettre au jour des faits nouveaux, si l'on ne connaît les causes des phénomènes vulgaires, et si l'on n'a légitimement découvert et approfondi les causes des causes, nous sommes nécessairement conduit à recevoir dans notre histoire les faits les plus vulgaires. D'ailleurs, nous ne connaissons pas de plus grand obstacle au progrès de la philosophie, que cette habitude de ne point remarquer et étudier attentivement les choses qui sont familières et fréquentes, de les noter en passant et de n'en point rechercher les causes : la vraie méthode demande que l'on s'occupe tout autant d'approfondir les faits connus que de rechercher les faits inconnus. [1,120] Quant à l'utilité et à la bassesse des choses, pour lesquelles il faut demander grâce d'avance, nous déclarons que leur place est aussi bien marquée dans l'histoire naturelle que celle des choses les plus magnifiques et les plus précieuses. L'histoire naturelle n'en est aucunement souillée; la lumière du soleil entre également dans les,palais et dans les cloaques, sans se souiller jamais. Nous n'élevons pas un capitole et ne dédions pas quelque pyramide à l'orgueil humain, mais nous fondons dans l'intelligence humaine un temple saint à l'image du monde. Nous suivons notre modèle. Tout ce qui est digne de l'existence est digne de la science, qui est l'image de l'existence. Les choses viles existent aussi bien que les choses magnifiques. Bien plus, de même que parfois des odeurs exquises émanent de certaines substances putrides, comme le musc et la civette; ainsi, de faits vils et repoussants sortent quelquefois la plus pure lumière et la plus belle connaissance. Mais en voilà trop sur ce sujet, car ce genre de dédain n'appartient qu'aux enfants et aux femmes. [1,121] Mais voici une prévention qu'il faut examiner avec beaucoup plus de soin; l'esprit vulgaire, et même les intelligences plus relevées, qui ne sortent pas du cercle habituel de l'expérience, pourront trouver dans notre histoire beaucoup de choses trop recherchées et qui ne paraîtront satisfaire qu'une curiosité vaine. C'est pourquoi nous avons dit et nous répétons avant tout sur ce sujet, qu'au début de notre entreprise et pendant un temps, nous ne recherchons que les expériences lumineuses et non lès fructueuses; à l'exemple de la création divine, qui, nous I'avons déjà dit souvent, ne produisit le premier jour que la lumière, et lui consacra un jour entier, où elle ne mêla à cette oeuvre pure absolument aucun ouvrage matériel. Si quelqu'un pense donc que des expériences de cette sorte ne sont d'aucun usage, il en juge absolument comme il ferait de la lumière, en déclarant qu'elle ne sert à rien, parce qu'elle n'a rien de solide ni de matériel. Au vrai, il faut dire que la connaissance des natures simples, bien approfondie et définie, est comme la lumière; qui donne accès dans le secret sanctuaire des oeuvres, renferme en sa puissance et entraîne après soi toutes les troupes et les bataillons des nouvelles découvertes, et les sources des principes les plus élevés, et cependant par elle--même n'est pas d'un grand usage: Les lettres de l'alphabet, prises isolément, ne signifient rien et ne sont d'aucun usage et cependant elles entrent comme matière première dans la composition et l'arrangement de tout discours. Les semences qui ont tant de valeur en germe, n'ont aucun usage par elles-mêmes, si ce n'est lorsqu'elles se développent: Et les rayons dispersés de la lumière, s'ils ne tiennent à se réunir, ne peuvent répandre leurs bienfaits. Si l'on s'offense de certaines subtilités spécùlatives, que dira-t-on des scolastiques qui ont fait une part immense aux subtilités? Mais leurs subtilités étaient toutes dans les mots ou du moins dans les notions vulgaires, ce qui reviènt au même et non dans les choses et dans la naturè elles n'avaient aucune utilité ni dans leur origine, ni dans leurs conséquences; ce n'étaient pas des subtilités, inutiles pour le moment, mais devant porter dans la suite des fruits infinis, comme sont celles dont lnous parlons. Que les hommes tiennent pour certain que toute la subtilité des discussions et des conceptions de l'esprit, lorsqu'on l'emploie après la découverte dés principes, est tardive et vient après coup et que le véritable temps de la subtilité est celui où l'on examine les titres de l'expérience; et où l'on en tire les lois générales; l'autre subtilité enveloppe la nature et l'embrasse mais elle ne la saisit ni ne la subjugue; et rien n'est plus vrai que d'appliquer à la nature ce que l'on dit ordinairement de l'occasion ou de la fortune : elle est chevelue par devant et chauve par derrière. Entln, nous devons dire du mépris dans l'histoire naturelle pour les choses vùlgaires ou viles, ou trop subtiles, et inutiles au début, ce que disait cette femme, et qui doit nous tenir lieu d'oracle, à un prince {Philippe de Macédoine} tout enflé de sa grandeur; qui rejetait sa demande, comme indigne de la majesté d'un monarque et trop au-dessous de lui : "cesse donc d'être roi" ; car il est très certain qu'on ne peut obtenir èt exercer l'empire sur la nature, si l'on méprise de telles choses comme trop petites et viles. [1,122] Voici encore une autre prévention : on dira qu'il est bien extraordinaire et bien dur que nous renversions ainsi toutes les sciences et tous les auteurs à la fois, et cela sans appeler à notre aide quelqu'un des anciens qui nous serve de rempart, mais par nos seules et uniquès forces. Nous savons que, si nous avions voulu agir avec moins de bonne foi, nous aurions pu retrouver ce que nous proposons aujourd'hui, ou dans les siècles anciens avant l'époque des Grecs, lorsque florissaient mais sans bruit, les sciences naturelles surtout, qui n'avaient pas encore été envahies par les trompettes et les flûtes des Grecs; ou bien, par parties au moins, dans quelques-uns des Grecs eux-mêmes, et tirer de là de l'autorité et de l'honneur, comme font les hommes nouveaux qui se façonnent une noblesse à la faveur d'une généalogie qui les fait descendre de quelque race antique. Pour nous, fort de l'évidence de nos principes, nous rejetons toute feinte et toute imposture et nous ne pensons pas que notre entreprise soit plus intéressée à ce que ces nouvelles découvertes aient été autrefois connues des anciens, et se soient éteintes et renouvelées ainsi à travers les événements et les âges du monde que ne le sont les hommes à savoir si le nouveau monde est l'ancienne île Atlantide et a été connu des anciens, ou s'il a été récemment découvert pour la première fois. Les découvertes doivent être demandées à la lumière de la nature, et non aux ténèbres de l'antiquité. Quant à l'ensemble de la critique, il est très certain que, pour celui qui examine sérieusement la chose, il y a plus de raison et de modestie à agir ainsi d'un seul coup qu'à ruiner partiellement les anciennes autorités. Si les erreurs n'avaient pas eu leurs racines dans les notions premières, il eût été impossible que certaines découvertes heureuses n'eussent pas remédié au mal. Mais comme tout reposa sur des erreurs fondamentales, et que les hommes négligèrent plutôt et passèrent sous silence la nature et la réalité qu'ils ne portèrent un faux jugement sur elles; il n'est point étonnant qu'ils ne vinrent pas à bout de ce dont ils n'avaient nul souci, n'arrivèrent pas au but qu'ils ne s'étaient point marqué, et ne parvinrent pas au terme d'une route où ils n'étaient pas entrés, ou dont ils s'étaient écartés. Parle-t-on de notre présomption? Certes, si quelqu'un se vante de pouvoir, par la fermeté de sa main et la sûreté de son coup d'oeil, tracer une ligne plus droite et un cercle plus parfait que personne au monde, il y a là comparaison de talents ; mais si quelqu'un affirme qu'il peut, avec le secours de la règle et du compas, tracer une ligne plus droite et un cercle plus parfait qu'aucun autre par la seule habileté de l'oeil ou de la main, assûrément on ne le taxera pas de forfanterie. Ce que nous disons ici ne s'applique pas seulement à ce premier effort par lequel nous ouvrons la carrière, mais encore aux travaux de tous ceux qui nous y suivront. Notre méthode de découvertes rend à peu prés tous les esprits égaux, et ne laisse pas grand'chose à leur excellence naturelle, puisqu'elle veut que tout s'accomplisse par des règles et des démonstrations très arretées. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit souvent, dans notre oeuvre il y a plus de bonheur que de talent : elle est plutôt le fruit du temps que de notre esprit. Il y a en effet du hasard tout aussi bien dans les pensées de l'homme que dans ses actions et ses oeuvres. [1,123] Nous pouvons dire de nous ce que certain autre {l'orateur Philocrate} disait par plaisanterie : "Il ne peut se faire qu'on ait la même manière de voir, quand on boit les uns du vin et les autres de l'eau". C'est un mot qui tranche parfaitement la difficulté. Les autres hommes, tant anciens que nouveaux, ont bu dans les sciences une liqueur toute crue, comme de l'eau, découlant spontanément de l'intelligence, ou que l'on pompait par les roues de la dialectique d'une sorte de puits; pour nous, nous buvons et nous versons une liqueur tirée d'une infinité de raisins, tous mûrs et bien à point, recùeillis sur des grappes de toutes sortes, foulés ensuite au pressoir, rassis et clarifiés dans les cuves. II n'y a donc rien d'étonnant, si nous ne pouvons nous entendre avec les autres. [1,124] On pourra prétendre encore que nous n'avons point fixé aux sciences le but le meilleur et le plus vrai, nous renvoyant ainsi une critique que nous adressons aux autres doctrines. On dira que la contemplation de la vérité a plus de dignité et de noblesse que toute l'utilité et la grandeur des opérations de l'industrie; que ce long et soucieux séjour dans l'expérience et la matière, et le flot de phénomènes qui se pressent, cloue en quelque façon l'esprit à la terre, ou plutôt le plonge dans un tartare de confusion et de perturbation, l'éloigne et le prive de la sévérité et de la tranquillité de la sagesse abstraite, qui est un état bien plus divin. Nous donnons les mains à cette façon de penser, et nous poursuivons avant et par-dessus tout ce beau fruit qu'elle vante. Nous voulons graver dans l'intelligence humaine une fidèle image du monde tel qu'il se trouve, et non tel que la raison de chacun peut l'inventer. Or, pour arriver là, il n'est d'autre moyen que de faire du monde une dissection et une anatomie très exactes. Pour ces manières de mondes et ces singes de créations que l'imagination humaine a ineptement édifiés dans les philosophies, il faut souffler dessus sans pitié. Que les hommes sachent bien, comme nous l'avons dit plus haut, quelle différence il y a entre les idoles de l'esprit humain et les idées de l'entendement divin. Les unes ne sont que des abstractions arbitraires, les autres sont les vraies empreintes du Créateur sur ses créatures, empreintes gravées et parfaites en la matière par des lignes véritables et exquises. C'est pourquoi les choses sont ici, dans leur nue réalité, la vérité et l'utilité mêmes, et les inventions doivent être plus estimées comme gages de la vérité, que comme bienfaitrices de la vie. [1,125] On nous objectera peut-étre encore que nous faisons à peu près ce qu'on a déjà fait, et que les anciens ont suivi la même méthode que nous. Et certains esprits pourront imaginer qu'il est vraisemblable qu'après tant de mouvement et d'efforts, nous aboutirons enfin à quelqu'un des systèmes que vit fleurir la Grèce; car, dira-t-on, les anciens, au début de leurs méditations, rassemblaient un grand nombre de faits et d'exemples, en dressaient des tables, et les classaient en ordre et par chapitres, puis ils tiraient de là leurs philosophies et leurs arts, ne se prononçant qu'après information, et répandant dans leurs écrits des exemples pour prouver leurs assertions et éclaircir leurs idées; mais ils pensaient qu'il eût été superflu et fatigant de produire tous les faits observés et de mettre au jour les recueils entiers qu'ils en avaient composés; ils ont fait ce qui se pratique d'ordinaire lorsqu'on élève un édifice : après l'avoir achevé, on retire les machines et les échelles. Et certainement il n'est pas nécessaire de croire qu'ils aient suivi un autre procédé. Mais à moins que l'on n'ait complétement oublié ce que nous avons dit plus haut, on répondra facilement à cette objection; ou plutôt à ce scrupule. Nous reconnaissons nous-même chez les anciens, et l'on trouve dans leurs livres une méthode de recherches et d'invention. Mais cette méthode consistait à s'envoler de certains exemples et de quelques faits (auxquels on joignait les notions communes; et probablement quelques- tines des opinions reçues, le plus en faveur) aux conclusions les plus générales et aux premiers principes des sciences, et à tirer de ces principes élevés au rang d'axiomes incontestables, les vérités secondaires et les inférieures par une série de déductions; et ces notions, ainsi acquises, constituaient leurs arts. Si on leur proposait des faits nouveaux ou des exemples en contradiction avec leurs dogmes, ils les ramenaient avec habileté à la loi générale par des distinctions ou par des interprétations, ou bien ils les repoussaient tout simplement par des exceptions; d'un autre côté, ils accommodaient laborieusement et opiniâtrement à leurs principes les causes des faits qui ne leur présenaient pas les mêmes embarras. Mais cette histoire naturelle et cette expérience n'étaient point ce qu'elles devaient être, il s'en fallait, certes, de beaucoup; et s'envoler ainsi subitement aux principes les plus généraux perdit tout. [1,126] On nous dira encore qu'en défendant à l'esprit de juger et d'établir des principes certains, avant d'être parvenu légitimement par les degrés intermédiaires aux lois les plus générales, nous engageons l'intelligence à suspendre tout jugement ; et nous allons directement à l'acatalepsie. Nous n'avons en vue ni ne proposons l'acatalepsie, mais l'eucatalepsie; nous n'ôtons point aux sens leur autorité, nous leur donnons des secours; nous ne méprisons point l'intelligence, nous la règlons. En tout cas ; il vaut mieux savoir ce qu'il faut, et croire que nous n'avons pas la toute-science; que de croire que nous avons la toute-science, en ne sachant rien de ce qu'il faut. [1,127] Voici encore plutôt un doute qu'une objection : on nous demandera si nous ne parlons que de la philosophie naturelle, ou si nous voulons encore appliquer notre méthode aux autres sciences, logiques, morales, politiques. Il est certain que nous avons en vue toutes ces sciences à la fois, et de même que la logique vulgaire, où règne le syllogisme, ne s'adresse pas seulement aux sciences naturelles, mais à toutes sans exception, notre méthode, qui procède par induction, a aussi une portée universelle. Nous composons aussi bien une histoire et dressons des tables de découvertes de la colère, de la crainte, du respect et des autres sentiments, ou d'exemples d'affaires civiles, ou des opérations mentales de la mémoire, de la composition et de la division, du jugement et autres semblables, que du chaud et du froid, de la lumière, de la végétation et autres phénomènes du même ordre. Toutefois, comme notre méthode d'interprétation, après que les matériaux ont été rassemblés et mis en ordre dans l'histoire, n'a pas seulement égard aux opérations et à l'exercice de l'intelligence (ainsi que la logique vulgaire ), mais encore à la nature des choses, nous règlons l'esprit de façon qu'il puisse aborder l'étude de cette nature avec des procédés parfaits de tous points. C'est pourquoi , dans notre doctrine de l'interprétation, nous faisons entrer un grand nombre de préceptes, qui conforment à beaucoup d'égards la méthode de découverte à la manière d'être et aux conditions du sujet qui fait l'objet de nos recherches. [1,128] Mais on ne pourra pas même mettre en doute si notre intention est de détruire et anéantir la philosophie, les arts et les sciences actuellement en usage; car, tout au contraire, nous souscrivons volontiers à leur usage, à leur culture et à leurs honneurs; nous ne nous opposons d'aucune manière à ce qu'elles alimentent les discussions, servent aux discours d'ornement, soient professées dans les chaires, prêtent à la vie civile la brièveté et la commodité de leur tour, et, en un mot, aient cours parmi les hommes comme une monnaie reçue par un consentement général. Bien mieux, nous déclarons ouvertement que celles que nous voulons introduire ne seront pas très propres à ces divers usages, car elles ne pourront, d'aucune sorte, être mises à la portée du vulgaire, si ce n'est cependant par leurs effets et leurs conséquences pratiques. Quant à la sincérité de notre affection et de notre bonne volonté pour les sciences reçues, nos écrits déjà publiés, surtout notre livre sur l'Avancement des sciences, en font foi. Nous ne ferons donc pas de nouveaux discours pour en donner la preuve ; mais nous répéterons constamment, qu'avec les méthodes actuelles il n'y a pas de grands progrès possibles dans la théorie des sciences, et que l'on ne peut obtenir une large moisson de conséquences pratiques. [1,129] ll ne nous reste plus qu'à dire quelques mots de l'excellence du but que nous nous proposons. Placé plus haut, cet éloge eût ressemblé à un beau rêve; mais maintenant que l'on connaît le fondement de notre espérance, et que nous avons dissipé tous les préjugés contraires, il aura peut-être plus d'autorité. Si nous avions amené à terme notre entreprise, et accompli l'oeuvre jusqu'au bout, sans appeler les autres hommes à partager nos travaux et à nous prêter leur secours, nous n'aurions pas essayé un tel éloge, de crainte qu'on ne le prit pour le panégyrique de notre propre mérite; mais puisqu'il faut provoquer les efforts de son semblables, exciter leur ardeur et enflammer leur zèle, il est très à propos de remettre devant leurs yeux le prix élevé promis à ces efforts. En premier lieu, il nous semble que, parmi les actions humaines, la plus belle sans comparaison, c'est de doter le monde de grandes découvertes, et c'est ainsi qu'en ont jugé les siècles anciens : ils décernaient les honneurs divins aux inventeurs; à ceux au contraire qui s'étaient signalés au service de l'État, tels que les fondateurs de villes et d'empires, législateurs, libérateurs de la patrie assiégée de maux cruels, vainqueurs des tyrans, et autres semblables, ils n'accordaient que le titre et les prérogatives de héros. Et, si l'on fait une juste comparaison de ces deux sortes de mérites, on applaudira au jugement des anciens âges; car le bienfait des découvertes s'etend à tout le genre humain, les services civils à un seul pays seulement; ceux-ci ne durent qu'un temps, les autres sont éternels. Le plus souvent les États n'avancent qu'au milieu des troubles et par de violentes secousses; mais les découvertes répandent leurs bienfaits sans nuire à personne et sans coûter de larmes. Les découvertes sont comme des créations nouvelles, elles imitent les oeuvres divines, comme l'a bien dit le poète : "La première dans les temps anciens, Athènes la célèbre donna aux malheureux mortels les fruits qui se multiplient, récréa la vie et sanctionna les lois". (Lucrèce, De la nature des choses, VI, vers 1-3) Et il est digne de remarque que Salomon, comblé de tous les biens, puissance, richesses, magntficence des oeuvres, armée, serviteurs, flotte, renommée, admiration sans réserve, n'en ait choisi aucun pour se glorifier, mais ait déclaré : que la gloire de Dieu est de dérober ses secrets; la gloire du roi de les découvrir. D'un autre côté, que l'on songe à la différence qu'il y a entre la condition de l'homme dans un des royaumes les plus civilisés de I'Europe, et la même condition dans une des régions les plus incultes et barbares du nouveau monde; cette différence est telle, que l'on peut dire à juste titre que l'homme est un dieu pour l'homme, non seulement à cause des services et des bienfaits qu'il peut lui rendre, mais par la comparaison de leurs diverses conditions. Et cette diversité, ce n'est pas le sol, ce n'est pas le ciel qui l'établit, ce sont les arts. Il faut aussi remarquer la puissance, la vertu et les conséquences des découvertes ; elles n'apparaissent nulle part plus manifestement que dans ces trois inventions, inconnues aux anciens et dont les origines, quoique récentes, sont obscures et sans gloire : l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole, qui ont changé la face du monde, la première dans les lettres, la seconde dans l'art de la guerre, la troisième dans celui de la navigation ; d'où sont venus des changements tellement innombrables, que jamais empire, secte ou étoile ne pourra se vanter d'avoir exercé sur les choses humaines autant d'influence que ces inventions mécaniques. Ensuite, nous distinguerons trois espèces et comme trois degrés d'ambition : la première espèce est celle des hommes qui veulent accroître leur pouvoir dans leur pays : c'est la plus vulgaire et la plus basse; la seconde, celle des hommes qui s'efforcent d'accroître la puissance et l'empire de leur pays sur le genre humain : celle-ci a plus de dignité et n'en porte pas moins tous les caractères d'une passion; mais ceux qui s'efforcent de fonder et d'étendre l'empire du genre humain lui-même sur la nature entière ont une ambition (si toutefois on peut lui donner ce nom) incomparablement plus sage et plus relevée que les autres. Mais l'empire de l'homme sur les choses a son unique fondement dans les arts et les sciences, car on ne commande à la nature qu'en lui obéissant. Disons encore que, si l'utilité d'une découverte particulière a tellement frappé les hommes qu'ils aient vu plus qu'un homme dans celui qui pouvait ainsi étendre un seul bienfait à tout le genre humain, combien plus relevé ne paraîtra-t-il pas de faire une découverte qui, à elle seule, donne la clef de toutes les autres? Et cependant, pour dire toute la vérité, de même que nous avons de grandes obligations à la lumière, qui nous permet d'aller d'un lieu à l'autre, de pratiquer les arts, de lire, de nous reconnaître mutuellement, et que néanmoins la pure contemplatien de la lumière elle-méme a plus d'excellence et de beauté que ses usages si multipliés , ainsi bien certainement la pure contemplation des choses dans leur réalité, et dégagée de toute superstition, imposture, erreur ou confusion , renferme en soi plus de dignité que tout le fruit des découvertes. En dernier lieu, si l'on objecte que les sciences et les arts donnent souvent des armes aux mauvais desseins et aux mauvaises passions, personne ne s'en mettra fort en peine. On en peut dire autant de tous les biens du monde : le talent, le courage, les forces, la beauté, les richesses, la lumière elle-méme et les autres. Que le genre humain recouvre son empire sur la nature, qui lui appartient de don divin, et qu'il retrouve sa puissance, la droite raison et une saine religion en sauront bien régler l'usage. [1,130] Il est temps, enfin, que nous expliquions l'art d'interpréter la nature. Quoique nous'pensions avoir renfermé en cette méthode des préceptes très utiles et très vrais, nous sommes loin cependant, de lui attribuer une nécessité absolue (à ce point que l'on ne puisse rien sans elle), ou même une entière perfection. Notre opinion est que si les hommes avaient sous la main une histoire exacte de la nature et de l'expérience, et qu'ils en fissent l'aliment de leurs pensées; et que d'ailleurs ils pussent s'imposer la double obligation de dépouiller les opinions reçues et les notions vulgaires, et s'abstenir pour un temps d'élever leur esprit aux premiers principes et aux lois qui en approchent le plus, il se pourrait que par la propre force de leur intelligence, et sans autre art, ils rencontrassent le vrai procédé de l'interprétation. Car l'interprétation est l'oeuvre vraie et naturelle de l'intelligence, après que l'on a retiré tous les obstacles qui arrêtent sa marche; mais cependant, au-moyen de nos préceptes, le travail de l'esprit aura beaucoup plus de facilité et de solidité. Nous sommes aussi bien loin d'affirmer qu'on ne puisse rien ajouter à ces préceptes; mais tout au contraire, nous qui mettons la force de l'intelligence, non pas dans sa vertu propre, mais dans son commerce avec la réalité, nous devons déclarer que l'art des découvertes peut se dévélopper avec les découvertes elles-mêmes.