[24] XXIIII. BACCHVS, ou la convoitise. Nous lisons que Sémélé amoureuse de Jupiter l'obligea d'un inviolable serment, à lui promettre de ne l'éconduire d'aucune chose que elle lui peut demander, de sorte qu'ayant requis le père des Dieux de s'accoupler avec elle, de même qu'avec Junon, son indiscrète demande fut cause qu'elle mourût dans les flammes. Après sa mort, l'enfant qu'elle avait conçu dans son ventre en fut tiré dehors et mis par Jupiter en son propre flanc jusqu'à ce que le terme destiné à l'accouchement arriva. Cependant, ce roi des Dieux ne pouvait marcher et semblait être boiteux, pour la grande incommodité que lui causait cet enfant, qui pour ce sujet fut appelé Bacchus, ou Denis, à cause de la peine qu'il lui donna durant qu'il fut dans sa cuisse. Venu qu'il fut au monde, Proserpine eut charge de l'élever durant quelques années. Son visage avait de l'air de celui d'une femme, tellement qu‘il paraissait ambigu de sexe ou Hermaphrodite. On tient qu'il demeura mort et enseveli quelque espace de temps, au bout duquel il revint au monde. En sa jeunesse il inventa le premier l'usage du vin et les moyens de cultiver la vigne, ce qui Ie mit en telle estime qu'il subjugua tout le monde jusques aux dernières contrées des Indes. On le voyait ordinairement sur un char tiré par des tigres et autour de lui certains démons tous difformes, appelés Cubales, qui trépignaient devant ce Dieu, dont la compagnie était encore honorée de celle des Muses. Il prit à femme Ariane après que Thésée l'eut abandonnée. Les anciens lui consacraient le lierre et le disaient être inventeur de certaines cérémonies qu'ils nommaient sacrées bien qu'elles fussent pleines de fureur, de débauche et de cruauté. Aussi son vrai métier était de rendre les autres forcenés et de tourner la raison en rage. Il est certain qu'aux fêtes solennelles de Bacchus appelées "Orgies" deux excellents hommes furent mis en pièces par ses prêtresses, à savoir Penthée et Orphée, l'un pour avoir voulu regarder ses cérémonies du haut d'un arbre, et l'autre en jouant de sa lyre. Or peu s'en faut que les prouesses de ce Dieu ne se confondent avec celles de Jupiter. Cette fable a je ne sais quel rapport avec la coutume ou l'habitude ne s'en pouvant trouver de meilleure en toute la philosophie morale. Sous la personne de Bacchus, ou de Denis, nous est décrite la nature de la convoitise ou de la passion. La mère de la plus nuisible convoitise qu'on puisse trouver, n'est autre que l'appétit et le désir d'un bien apparent. Cette passion se conçoit par un désir illicite avant qu'être bien entendue ou examinée. Mais lorsque l'affection commence à bouillir, la mère d'elle- même, à savoir la nature du bien, se ruine et se perd dans un embrasement superflu: tant qu'il se trouve de la convoitise dans l'esprit de l'homme, qui en est comme le père, signifié par Jupiter, elle se cache et se nourrit au-dedans, principalement en la partie inférieure où elle pique l'âme si avant que ses actions en sont incommodées et vont de travers. Mais depuis que par le moyen du consentement et de l'habitude elle est confirmée et réduite en acte, Proserpine prend le soin de l'effleurer durant quelque temps. Cela veut dire qu'elle cherche à se cacher en des lieux écartés et souterrains, jusques à ce que, secouant le frein de la honte et de l'appréhension, elle devient effrontée et se couvre du prétexte de quelque vertu, méprisant finalement l'infamie. Il est encore très véritable qu'une forte affection semble avoir un sexe ambigu parce que son impétuosité tient de l'homme et son impuissance de la femme. Ils ont feint que Bacchus revint en vie après être mort pour montrer qu'il ne faut point ajouter de foi aux passions, qui ont cela de propre de paraître endormies et comme éteintes mais qui ne manquent de s'éveiller bientôt quand l'occasion se présente ou lorsqu'elles ont tant soit peu de matière. Quant à l'invention de la vigne, je la trouve ingénieuse et prudente, parce que toute affection est accorte et active à chercher des attachements. Mais entre tant de choses qui sont parvenues à la connaissance des hommes, il n'en est point de plus puissante que le vin pour éveiller et enflammer quelque passion que ce soit : tout le reste n'a rien de commun avec ceci. L'on attribue à Bacchus l'honneur d'avoir conquis plusieurs provinces et entrepris une guerre éternelle, parce que la convoitise ne se contente jamais des choses acquises, au contraire elle veut toujours passer outre, éprise d'un désir qui est insatiable et sans fin. Les tigres se tiennent auprès d'une affection dérèglée et tirent son char pour montrer que lorsque l'affection ne va plus à pied mais en coche, ayant gagné la victoire sur la raison, elle se montre cruelle et indomptable à tous ceux qui s'opposent à ses forces. Ce n'est pas non plus sans sujet que certains démons ridicules sautent autour du chariot de Bacchus, à cause que toute passion débordée produit aux yeux, en la bouche et aux actions des mouvements incivils, brutaux, malséants et pleins de légèreté d'où vient que tel paraît agréable à soi-même en quelque signalée affection de colère, d'arrogance ou d'amour, qui semble aux autres tout à fait ridicule et difforme. Les Muses tiennent compagnie à Bacchus pour dénoter qu'il n'est point d'affection qui ne semble favorisée de quelque doctrine. Et c'est en ceci que la complaisance des esprits amoindrit la majesté des Muses, lorsqu'elles se rendent esclaves de l'affection au lieu d'être les guides de la vie. Entre les autres allégories celle-ci me plaît, à savoir que Bacchus se rendit amoureux d'une femme abandonnée d'un autre mari, étant certain que l'affection veut et désire ce que l'expérience a rebuté. Où j'avise tous ceux qui se rendent esclaves de leurs propres affections, et qui, les suivant, ne font qu'accroitre le prix des choses dont ils veulent jouir (soit qu'elles consistent en honneurs, en richesses, en amours, en la gloire, en la science ou en telle autre qualité) qu'ils suivent indiscrètement des passions que les autres ont quittées il y a longtemps après les avoir éprouvées. Le lierre fut consacré à Bacchus avec beaucoup de mystère. Cet arbre a cela de propre de conserver sa verdure en hiver, puis de ramper autour des murailles et de les embrasser de ses rameaux. Quant à la première caractéristique, il n'est point d'affection, qui par le moyen de la répugnance et de l'inhibition, comme par une certaine antipéristase, ne se maintienne en vigueur et en verdure en hiver, à l'imitation du lierre. Pour le regard de la seconde caractéristique, l'excès de la passion, qui prédomine en l'homme, embrasse toutes les actions et tous les conseils humains, se mêlant comme le lierre et tournoyant parmi eux. Ce n'est pas merveille encore, si les coutumes superstitieuses s'attribuent au Dieu Bacchus étant véritable que toute affection dérèglée se laisse emporter entièrement aux fausses religions et qu'elle se tourne en fureur, s'il lui arrive d'assiéger l'homme avec plus de violence et d'effort. L'outrage fait à Penthée par les prêtresses de Bacchus, qui le démembrèrent avec Orphée, nous apprend qu'une affection violente se rend ordinairement revêche et contraire tant aux curieuses recherches qu'aux avis salutaires et libres. Bref la confusion entre les personnes de Bacchus et de Jupiter, peut-être fort proprement adaptée à notre propos, vu que les entreprises illustres et honorables, jointes aux mérites signalés et glorieux, procèdent ores de la valeur ou de la raison et tantôt d'une affection cachée ou d'une convoitise secrète, quelques louanges qu'y puissent apporter les langues et les voix de la renommée, de manière qu'il n'est pas beaucoup facile de Bacchus d'avec ceux de Jupiter.