[19,0] XIX. Dédale, ou le mécanicien. [19,1] Les anciens ont voulu représenter sous le personnage de Dédale (homme à la vérité très ingénieux et très inventif, mais dont la mémoire doit être en exécration), la science, l'intelligence et l'industrie des mécaniciens (des artistes ou des artisans), mais appliquée à de criminels usages ; en un mot, l'abus qu'on en peut faire, et même qu'on n'en fait que trop souvent. Ce Dédale, après avoir tué son condisciple et son émule, ayant été obligé de s'expatrier, ne laissa pas de trouver grâce devant les rois des autres contrées, et d'être traité honorablement dans les villes qui lui donnèrent un asile. Il inventa et exécuta une infinité d'ouvrages mémorables, soit en l'honneur des dieux, soit pour la décoration des villes et des lieux publics; mais cette grande réputation qu'il avait acquise, il la devait beaucoup moins à ces ouvrages estimables, qu'au criminel emploi qu'il avait fait de ses talents; car ce fut sa détestable industrie qui mit Pasiphaé à portée d'avoir un commerce charnel avec un taureau; et ce fut à son pernicieux génie que le Minotaure, qui dévora tant d'enfants de condition libre, dut son infâme et funeste origine. Puis ce mécanicien, ne réparant un mal que par un mal plus grand, et entassant crime sur crime, imagina et exécuta le fameux labyrinthe, pour la sûreté de ce monstre. Dans la suite, Dédale n'ayant pas voulu devoir uniquement sa réputation à des inventions et à des ouvrages nuisibles (en un mot, ayant voulu fournir lui-même des remèdes au mal qu'il avait fait, comme il avait précédemment fourni des instruments au crime), ce fut encore à lui qu'on dut l'ingénieuse idée de ce fil à l'aide duquel on pouvait suivre tous les détours du labyrinthe, et le parcourir en entier, sans s'y perdre. La justice de Minos s'attacha longtemps à poursuivre ce Dédale, avec autant de diligence que de sévérité; mais toutes ses perquisitions furent inutiles, le mécanicien trouva toujours des asiles, et échappa à toutes les poursuites de ce juge inexorable. Enfin, lorsque Dédale voulut apprendre à son fils l'art de traverser les airs en volant, celui-ci, quoique novice dans cet art, ayant voulu faire parade de son habileté, s'éleva trop haut, et fut précipité dans la mer. [19,2] Voici quel paraît être le sens de cette parabole; elle commence par une observation très judicieuse sur cette honteuse passion qu'on voit si souvent régner entre les artistes distingués par leurs talents, et qui les domine à un point étonnant; car il n'est point de jalousie plus âpre et plus meurtrière que celle des hommes de cette classe : observation suivie d'une autre destinée à montrer combien cette punition de l'exil, infligée à Dédale, était peu judicieuse et mai choisie. En effet, les artistes (les artisans et les gens de lettres) distingués sont accueillis honorablement chez presque toutes les nations, en sorte que l'exil est rarement pour eux un véritable châtiment; car les hommes des autres professions ou conditions ne tirent pas aussi aisément parti de leurs talents hors de leur patrie ; au lieu que l'admiration qu'excitent les hommes de talents et leur renommée se propage et s'accroît plus aisément en pays étrangers, la plupart des hommes étant naturellement portés a donner la préférence aux étrangers sur leurs concitoyens, relativement aux ouvrages et aux productions de ce genre. [19,3] Ce que cette fable dit ensuite des avantages et des inconvénients des arts mécaniques est incontestable. En effet, la vie humaine leur doit presque tout; elle leur doit tout ce qui peut contribuer à rendre la religion plus auguste, à donner au gouvernement plus de majesté, et à nous procurer le nécessaire, l'utile ou l'agréable; car c'est de leurs trésors que nous tirons tout ou presque tout, pour satisfaire nos vrais et nos faux besoins. Cependant c'est de la même source que dérivent les instruments de vice et même les instruments de mort; car, sans parler de l'art des courtisanes et de tous ces arts corrupteurs qui leur fournissent des armes, nous voyons assez combien les poisons subtils, les machines de guerre et autres fléaux de cette espèce (dont nous avons obligation au génie inventif des mécaniciens, et autres physiciens), l'emportent, par leurs effets meurtriers, sur l'affreux Minotaure. [19,4] Le labyrinthe est un emblème très ingénieux de la nature de la mécanique prise en général. En effet, les inventions et les constructions les plus ingénieuses de cette espèce peuvent être regardées comme autant de labyrinthes, vu la délicatesse, la multitude, le grand nombre, la complication et l'apparente ressemblance de leurs parties, dont le jugement le plus subtil et l'oeil le plus attentif ont peine à saisir les différences; assemblages où, sans le fil de l'expérience, on court risque de se perdre. Ce n'est pas avec moins de justesse et de convenance qu'on ajoute dans cette fable que ce fût le même homme qui imagina tous les détours du labyrinthe, et qui donna l'idée de ce fil à l'aide duquel on pouvait le parcourir, sans s'y perdre; car les arts mécaniques ayant leurs inconvénients, ainsi que leurs avantages, sont comme autant d'épées à deux tranchants qui servent, tantôt à faire le mal, tantôt à y remédier; et le mal qu'ils font quelquefois balance tellement le bien qu'ils peuvent faire que leur utilité semble se réduire à rien. Les productions nuisibles des arts, et ces arts eux-mêmes, lorsqu'ils sont pernicieux de leur nature, sont exposés aux poursuites de Minos, c'est-à-dire, à l'animadversion des lois qui les condamnent, les punissent, et les interdisent au peuple. Cependant, en dépit de toute la vigilance du gouvernement, ils trouvent toujours moyen de se cacher et de se fixer dans les lieux mêmes d'où l'on veut les bannir; ils trouvent partout une retraite et un asile. C'est ce que Tacite lui-même observe très judicieusement sur un sujet très analogue à celui-ci; je veux dire sur les mathématiciens et les tireurs d'horoscopes; "classe d'hommes", dit-il, "qu'on voudra sans cesse chasser de notre ville, et qui y restera toujours". Cependant, à la longue, les arts pernicieux ou frivoles, de toute espèce, qui font toujours de magnifiques promesses, ne tenant presque jamais parole, se décréditent tôt ou tard, en conséquence de leur étalage même; et, s'il faut dire la vérité toute entière sur ce sujet, le frein des lois serait toujours insuffisant pour les réprimer, si la vanité même de ces charlatans ne désabusait tôt ou tard le vulgaire auquel ils ont d'abord fait illusion.