[13,0] XIII. Protée, ou la matière. [13,1] Les poètes ont feint que Protée était un pasteur au service de Neptune : c'était, selon eux, un vieillard et de plus un devin, d'un ordre supérieur, qui, par sa science aussi étendue que profonde, avait mérité la qualification de trois fois grand ; car il connaissait non seulement l'avenir, mais même le passé et le présent, en sorte qu'outre la divination, art où il excellait, il était en état de débrouiller le chaos des plus hautes antiquités, et de dévoiler tous les secrets de la nature. Il faisait son séjour dans une caverne immense, où il se retirait vers le milieu du jour, pour y compter son troupeau d'animaux marins, après quoi il se livrait au sommeil. Ceux qui voulaient le consulter, ne pouvaient tirer aucune réponse de lui, qu'en le garottant très étroitement; le vieillard alors faisait tous ses efforts pour se dégager de ses liens, et subissait une infinité de métamorphoses; il se changeait en feu, en fleuve, en différentes espèces d'animaux; mais si l'on tenait ferme, il reprenait enfin sa première et sa véritable forme. [13,2] Le sens de cette fable paraît s'appliquer aux secrets de la nature et aux différentes espèces de modes, de qualités, ou de conditions de la matière. Car le personnage de Protée représente la matière même, qui est dans l'univers ce qu'il y a de plus ancien après Dieu. Or, la matière habite, pour ainsi dire, sous la concavité des cieux, comme sous la voûte d'une caverne. Il est dit que Protée est serviteur et sujet de Neptune, parce que toute opération, toute distribution et tout emploi de la matière, se fait principalement par le moyen des fluides. Le troupeau de Protée paraît n'être autre chose que l'image des espèces ordinaires d'animaux, de plantes et de minéraux, où la matière paraît se répandre, et, en quelque manière, s'épuiser ; en sorte qu'après avoir complètement formé ces espèces, elle semble dormir ou se reposer, et n'être plus tentée d'en former d'autres, ou de préparer leur formation. [13,3] Voilà ce que signifie cette partie de la fable, qui dit que Protée compte son troupeau, et se livre ensuite au sommeil. Il est dit qu'il fait cette opération vers le midi, et non vers l'aurore, ou vers le soir; c'est-à-dire, dans le temps où la matière est suffisamment préparée, élaborée, et, pour ainsi dire, mûrie, pour former et faire éclore les espèces : temps qui tient le milieu entre celui où se forment les simples ébauches de ces espèces, et celui où elles dégênèrent. Or, ce temps, comme l'histoire sacrée en fait foi, fut celui même de la création (de la formation de l'univers). Car alors, par la force de cette parole divine qu'elle "produise" (ou produis), la matière, à l'ordre du créateur, au lieu de faire ses circuits et ses essais ordinaires, exécuta, du premier coup, l'opération finale. Il dit, et la matière coulant à l'instant dans tous les moules en même temps, les espèces furent formées, et l'univers entier fut moulé d'un seul jet. [13,4] La fable suppose Protée dégagé de ses liens, et parfaitement libre avec son troupeau; parce que l'immensité des choses, envisagée avec les structures communes et les formes ordinaires des espèces, présente la matière dans un état de parfaite liberté, et, pour ainsi dire, le troupeau des combinaisons les plus faciles; mais, si un ministre de la nature, éclairé et guidé par le génie, prend peine à lui faire une sorte de violence, et à la tourmenter de toutes les manières, comme s'il avait le dessein formel de l'anéantir, alors la matière résistant à toutes ces forces qu'il emploie contre elle (car elle ne peut être vraiment anéantie que par un acte de la toute puissance divine), et faisant effort pour se dégager de ses liens, se tourne en tous sens pour s'échapper, subit les plus étranges métamorphoses, et prend successivement une infinité de formes différentes; en sorte qu'alors, après avoir parcouru toutes les combinaisons, tous les modes, tous les degrés, toutes les nuances, et, en quelque manière, fait le cercle, elle semble revenir à son premier état, si l'on continue à lui faire violence. [13,5] Or, la plus sûre méthode pour la resserrer et la lier ainsi, c'est de lui mettre, pour ainsi dire, des menottes ; c'ést-à-dire, d'employer les moyens extrêmes (le maximum et le minimum, dans chaque genre d'opération). Cette partie de la table, qui suppose que .Protée est devin, et connaît tout à la fois le passé, le présent et l'avenir, est parfaitement conforme à la nature même de la matière; or, il est évident que tout homme qui connaîtrait les passions, les appétits et les procédés primitifs de la matière (les forces primordiales et les opérations primitives et intimes de la matière), aurait, par cela seul, une connaissance générale et sommaire des faits passés, présents et futurs, quoiqu'une telle connaissance ne pût s'étendre aux faits particuliers et individuels.