[0] DES PRINCIPES ET DES ORIGINES, OU EXPLICATION DES FABLES DE CUPIDON ET DU CIEL, SERVANT DE VOILE AUX SYSTÈMES DE PARMÉNIDE, DE TÉLÉSIO ET DE DÉMOCRITE. [1] Ce que les différents poètes de l'antiquité ont dit de Cupidon ou de l'Amour ne peut être appliqué à une seule et même divinité. Je dirai plus : ils supposent deux Cupidons et donnent le même nom à deux divinités très distinctes, entre lesquelles cependant ils mettent une telle différence qu'ils regardent l'un comme le plus ancien des dieux et l'autre comme le plus jeune. Quoi qu'il en soit, c'est de la plus ancienne de ces deux divinités qu'il s'agit principalement ici. Cela posé, les poètes prétendent que cet Amour dont nous parlons est le plus ancien de tous les dieux et par conséquent de tous les êtres, à l'exception du chaos qui, selon eux, n'est pas moins ancien que lui. Les poètes, en parlant de ce même Amour, supposent toujours qu'il n'eut point de père. Ce fut lui qui, par son union avec le ciel, engendra les dieux et tous les autres êtres. Quelques-uns cependant prétendent qu'il provint d'un oeuf couvé par la nuit.. Quant à ses attributs, ils se réduisent à quatre principaux. Ils le supposent: 1° éternellement enfant, 2° aveugle, 3° nu, 4° armé d'un arc et de flèches. La force, qui lui est propre et qui le caractérise, est la principale cause de l'union et de la combinaison des corps. On lui met en main les clefs de la terre, de la mer et des cieux. L'autre Cupidon, suivant les poètes, est le plus jeune des dieux. On lui donne tous les attributs du plus ancien, auxquels on en ajoute d'autres qui lui sont propres et qui le caractérisent. [2] Cette fable paraît indiquer, sous le voile d'une courte allégorie, un système sur les principes des choses et sur les origines du monde, système qui diffère peu de celui que Démocrite a publié et qui toutefois nous paraît moins hasardé, mieux purifié de suppositions gratuites et plus conséquent ; car, quoiqu'à parler en général ce philosophe ne manque ni d'exactitude ni de pénétration, cependant, outre qu'il se livrait trop à ses premières idées et ne savait point s'arrêter, il ne se soutenait pas assez et son système est quelquefois incohérent ; mais quoique les assertions mêmes qu'on découvre sous le voile de la fable que nous allons expliquer soient un peu moins vagues et moins hasardées, elles ne laissent pas d'avoir le défaut commun à toutes celles que produit l'entendement humain, lorsqu'il s'abandonne à son mouvement naturel et prend un essor téméraire au lieu de marcher pas à pas à la lumière de l'expérience; car les philosophes des premiers siècles étaient aussi sujets à de tels écarts. Nous devons observer en premier lieu que toutes les assertions et les opinions avancées par les anciens philosophes et rapportées dans cet exposé ne sont appuyées que sur la seule autorité de la raison humaine et sur le témoignage des sens, dont les oracles ont été avec raison rejetés depuis l'époque, désormais assez ancienne, ou la lumière du Verbe divin a révélé aux mortels des vérités plus utiles et plus certaines. Cela posé, le chaos, qui était aussi ancien que Cupidon, représente la masse et la totalité de la matière confuse, et Cupidon représente cette matière même, ainsi que sa nature et sa force primordiale; en un mot, les principes des choses. On le suppose absolument sans père, c'est-à-dire sans cause; car la cause d'un effet en est pour ainsi dire le père (la mère) et rien n'est plus commun que cette métaphore. Or, la matière première ou la force et l'action qui lui est propre ne peut avoir une cause dans la nature (excepté Dieu, exception qu'il faut toujours faire en pareil cas), rien n'ayant existé avant elle; elle ne peut être regardée comme un effet; et, comme elle est ce qu'il y a de plus universel dans la nature, elle n'a point non plus de genre ni de forme (de différence spécifique). En conséquence, quelle que puisse être cette matière avec sa force ou son action, c'est une chose positive et absolument sourde, unique en son espèce et en son genre, sans relation et incomparable. Il faut la prendre telle qu'on la trouve, et on n'en peut juger à l'aide de quelque prénotion fondée sur l'analogie. S'il était possible de connaître sa nature et son mode d'action, on ne pourrait parvenir à cette connaissance par celle de sa cause. Étant après Dieu la cause de toutes les causes, elle est elle-même sans cause et par conséquent inexplicable; car, dans cette recherche des causes naturelles, il est un terme où il faut savoir s'arrêter et demander ou chercher soi-même quelle est la cause d'une force primordiale ou d'une loi positive de la nature. Ce n'est pas moins manquer de philosophie que de ne point demander ou chercher celles des choses qui, étant subordonnées à d'autres, sont susceptibles d'explication. Ainsi, c'est avec fondement que les sages de l'antiquité supposent que Cupidon est sans père, c'est-à-dire sans cause. Or, cette observation sur laquelle nous insistons ici n'est rien moins qu'indifférente, j'oserai même dire qu'il en est peu d'aussi importante; car rien n'a plus contribué à dénaturer la philosophie que la recherche qui a pour objet les père et mère de Cupidon ; je veux dire que la plupart des philosophes, au lieu d'admettre purement et simplement les résultats de l'observation relativement aux principes des choses, de les prendre, pour ainsi dire, tels que la nature même les présente, de les adopter comme une sorte de doctrine positive qu'on n'est pas obligé de prouver et dont on ne doit pas demander la preuve, et comme des espèces d'articles de foi fondés sur l'expérience même, ont voulu les déduire de certaines observations purement grammaticales, des règles de la dialectique, de petits corollaires mathématiques, des notions communes et d'autres sources semblables qui ne sont à proprement parler que des produits diversifiés des écarts de l'esprit humain; petites ressources auxquelles il s'accroche lorsqu'il se jette hors de la nature. Ainsi tout homme qui étudie la nature doit avoir constamment présente à l'esprit cette vérité que Cupidon n'a ni père ni mère; vérité qui l'empêchera de se perdre dans des conjectures aussi vagues qu'inutiles et de prendre les mots pour les choses. Lorsque l'esprit humain veut généraliser, il va toujours trop loin ; il abuse de ses propres forces, et, après avoir passé le terme que la nature lui a marqué, il retombe dans ses idées les plus familières et revient ainsi au point d'où il est parti; car, vu la faiblesse et les limites naturelles de l'entendement, les idées qui lui sont les plus familières, celles, dis je, qu'il il peut se représenter aisément, concevoir toutes ensemble et lier par des rapports, étant ordinairement celles qui le frappent et l'affectent le plus, il arrive de là que, lorsqu'il est parvenu à ces propositions universelles auxquelles l'expérience même l'a conduit., il ne veut pas s'en contenter et s'y arrêter ; mais alors, cherchant quelques vérités plus connues que celles qu'il veut absolument expliquer, il se prend aux propositions qui l'ont le plus affecté ou séduit, et s'imagine y trouver des explications plus satisfaisantes et des démonstrations plus rigoureuses que dans les propositions universelles qu'il aurait dû admettre purement et simplement. [3] Ainsi nous avons désormais prouvé que l'essence primitive et la force primordiale de la matière n'a aucune cause et qu'elle est par cela même inexplicable. Actuellement, quel est le mode de cette chose dont il ne faut pas chercher la cause et qui en effet n'en a point? C'est ce qu'il nous reste à chercher. Or, ce mode est lui-même fort difficile à découvrir, et c'est un avertissement que l'auteur même de cette allégorie. nous donne assez ingénieusement en supposant que Cupidon provint d'un oeuf couvé par la nuit, et tel est aussi le sentiment du poète sublime dont les écrits fort partie des Livres Saints; il s'exprime ainsi à ce sujet:. "Dieu a fait chaque chose pour être belle en son temps, et il a livré le monde à leurs disputes, de manière toutefois que l'homme ne peut découvrir l'oeuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu'à la fin"; {Ecclésiaste, III, 11} car, tandis que toutes les parties de l'univers sont dans un flux et reflux perpétuel, l'essence primitive de la matière et la loi sommaire de la nature subsistent éternellement, loi qui parait désignée par cette phrase : "L'oeuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu'à la fin". Cependant la notion de cette force que Dieu lui-même a imprimée aux particules primitives et les plus déliées de la matière, et dont l'action multipliée ou réitérée opère toutes les variétés et les variations des composés, cette notion, dis-je, peut frapper légèrement et effleurer la pensée humaine, mais elle n'y pénètre que très difficilement. Si l'on applique ce que la fable dit de l'oeuf couvé par la nuit aux démonstrations par le moyen desquelles on peut mettre au jour Cupidon (faire éclore l'oeuf de la nuit) ou la force primordiale de la matière, cette application aura beaucoup de justesse; car les conclusions qu'on tire par le moyen des propositions affirmatives peuvent être regardées comme les enfants de la lumière, au lieu que celles qu'on déduit par le moyen des négatives semblent n'être que les enfants des ténèbres et de la nuit. C'est avec raison que ce Cupidon est représenté par l'oeuf que la nuit fait éclore en le couvant; car, s'il est possible d'acquérir quelques connaissances sur la force qu'il représente, ce ne peut être que par le moyen des exclusions et des négatives. Or, toute preuve qui procède par la voie des exclusions est une sorte d'ignorance ou de nuit, du moins par rapport à ce qu'elle renferme, qu'on ne voit pas encore et qu'on ne découvrira qu'à la fin. Démocrite avait donc raison de dire que les atomes ou les semences de toutes choses et les forces qui leur sont propres ne ressemblent à rien de ce qui peut tomber sous les sens, mais qu'ils sont tout-à-fait invisibles, impalpables, etc. C'est ainsi que Lucrèce, qui n'a fait que revêtir du langage poétique le système de ce philosophe, les caractérise : "Ils ne ressemblent ni au feu, ni à l'air, ni à l'eau, ni à la terre, ni à rien de ce qui peut tomber sous les sens." {Lucrèce, De la nature des choses, I, 688} Et en parlant de la force inhérente à ces atomes, il dit: "La nature des éléments d'où résultent toues les générations doit aussi être cachée et échapper aux sens, afin qu'aucune force ne misse prévaloir contre la leur ni faire obstacle à leur action." {Lucrèce, De la nature des choses, I, 779-780} [4] Ainsi les atomes ne sont semblables ni à des étincelles de feu, ni à des gouttes d'eau, ni à des bulles d'air, ni à des grains de poussière, ni aux particules déliées de l'esprit (des substances pneumatiques ou aériformes), ni à celles de l'éther; et leur force ou leur forme (leur essenre, leur mode essentiel, ce qui les constitue) n'est ni la pesanteur, ni la légèreté, ni le chaud ou le froid, ni la densité ou la rarité, ni la dureté ou la mollesse, ni aucune autre des qualités ou des forces qu'on observe dans les composés et dans les corps d'un plus grand volume, les qualités dont nous venons de parler et toutes celles du même genre étant elles-mêmes composées. De même le mouvement naturel de l'atome n'est ni le mouvement de descension (chute) qualifié par le vulgaire de mouvement naturel, ni le mouvement en sens contraire que Démocrite appelle mouvement de plaie et occasionné par une moindre pesanteur spécifique, ni le mouvement d'expansion ou de contraction, ni le mouvement d'impulsion et de liaison, ni le mouvement circulaire des corps célestes, ni aucun autre de ces mouvements qu'on observe dans les corps. Cependant, non seulement c'est dans la substance même des atomes que se trouvent les éléments de tous les corps, mais leur mouvement et leur force est aussi le principe de toutes les forces et de tous les mouvements. Néanmoins le système de Démocrite parait différer sur ce point (je veux dire par rapport aux mouvements des atomes comparé à celui des corps d'un plus grand volume) et s'éloigner un peu de celui qui se trouve renfermé dans cette fable; et non seulement le sentiment de Démocrite diffère de celui qui est allégoriquement figuré par cette fiction, mais ce philosophe diffère aussi de lui-même, et ses autres suppositions sont presqu'en contradiction avec les premières. En effet, il aurait dû attribuer aux atomes un mouvement différent de ceux des corps composés, comme il leur avait attribué une substance et des qualités ou forces différentes. Mais le mouvement de descension (de chute) des corps graves et celui d'ascension des corps légers (qu'il explique en supposant que les corps les plus pesants frappant les corps plus légers, et les forçant de leur céder la place les forcent ainsi à se mouvoir de bas en haut), ces deux mouvements, dis-je, sont ceux qu'il regarde comme les seuls mouvements primitifs et naturels, et que, d'après cette supposition, il attribue aux atomes. Mais le système renfermé dans la parabole est plus cohérent et plus conséquent ; il suppose que les atomes et les composés diffèrent à tous ces égards, savoir : par rapport à leur substance, leur force et leurs mouvements respectifs. De plus, cette allégorie nous fait entendre que les exclusions dont nous avons parlé ont une fin, un terme et une mesure, car la nuit ne couve pas éternellement. Si les recherches que l'homme peut faire sur la nature de la Divinité ont cela de propre qu'elles ne se terminent jamais par des propositions affirmatives, il n'en est pas de même de celles dont il est question ici ; car dans celle-ci, après les exclusions et les négations convenables, on peut affirmer et établir quelque chose. Cet oeuf, dis-je, après l'avoir couvé à propos et pendant un temps suffisant, on parvient à le faire éclore, et non seulement on le fait éclore, mais on en fait sortir le vrai Cupidon, c'est-à-dire qu'on peut extraire de l'ignorance non seulement quelque notion du sujet de la recherche, mais même une notion claire et distincte. {Lucrèce, De la nature des choses, II, 83-84} Telle est l'idée qu'on peut se faire d'une recherche sur cette matière première, et qui paraît être la plus conforme au sens de la fable que nous expliquons. Il nous reste à parler de Cupidon lui-même, c'est-à-dire de cette matière première, et nous tâcherons, à l'aide des indications que nous donne cette fable, de répandre quelque lumière sur ce sujet.. Nous n'ignorons pas toutefois que les opinions de ce genre paraissent étrangères et presque incroyables, qu'elles ne pénètrent que très difficilement dans les esprits, et c'est ce dont nous voyons un exemple frappant dans cette hypothèse de Démocrite sur les atomes. Comme elle était assez élevée au-dessus des notions vulgaires, il fallait un peu de pénétration et des méditations profondes sur la nature pour l'entendre parfaitement. Aussi le vulgaire, en l'interprétant à sa manière, la rendit-il ridicule ; puis elle fut en quelque manière agitée et presque éteinte par le vent des opinions et des disputes que firent naître les autres philosophies. Cepenuant ce grand homme ne laissa pas d'exciter l'admiration de ses contemporains mêmes qui le qualifièrent de "pantathlus". Il fut, d'un consentement unanime, regardé comme le plus grand physicien de son temps et passa même pour une espèce de mage (de sorcier). Ce système de Démocrite ne peut être entièrement enseveli dans l'oubli ou effacé ni par les continuels assauts que lui livra la philosophie contentieuse d'Aristote, qui voulait s'établir sur les débris de toutes les autres, et qui, à l'exemple des princes ottomans, croyait ne pouvoir régner en sûreté qu'après avoir égorgé tous ses frères, qui se flattait enfin et se vantait même de pouvoir délivrer la postérité de toute espèce de doute; ni par le respect que s'attirait la philosophie imposante et majestueuse de Platon. Mais, tandis que le fracas d'Aristote et l'étalage de Platon faisaient valoir et mettaient en vogue dans les écoles les systèmes de ces deux philosophes, celui de Démocrite était en honneur parmi les sages qui aimaient à méditer dans le silence de la retraite. Il est également certain que dans les siècles où la philosophie fut cultivée par les Romains, celle de Démocrite ne laissa pas de subsister et de plaire; car Cicéron, par exemple, ne parle jamais de ce philosophe sans en donner la plus haute idée, et quelque temps après un poète (Juvenal) dont les écrits sont parvenus jusqu'à nous, et qui, selon toute apparence, en parlant de Démocrite, se conforma à l'opinion reçue dans son siècle, en a fait le plus pompeux éloge. "Personnage, dit-il, dont la profonde sagesse montre assez que les plus grands génies et les hommes dignes de servir de modèles aux autres peuvent naître dans une contrée habitée par des hommes stupides et où règne un air épais". {Juvénal, Satires, X, 48-50} [5] Ainsi ce ne furent ni Aristote ni Platon qui firent disparaître la philosophie de Démocrite, mais Genséric, Attila et les autres Barbares; car la science humaine ayant pour ainsi dire fait naufrage, la philosophie d'Aristote et celle de Platon, semblables à des planches d'un bois léger et gonflé, surnagèrent et parvinrent jusqu'à vous, tandis que des productions plus solides coulaient à fond et étaient ensevelies dans un oubli presque total. La philosophie de Démocrite parait mériter que nous la vengions de cet oubli; ce que nous ferons d'autant plus volontiers qu'elle est appuyée sur l'autorité des siècles les plus reculés. Ainsi, en premier lieu, la fable que nous expliquons personnifie Cupidon et lui attribue une enfance éternelle, des ailes, un arc et des flèches, etc., tous attributs que nous allons expliquer en détail. Mais nous devons commencer par observer que cette matière première dont parlent les anciens et qu'ils regardent comme le principe commun de tous les corps, est une matière revêtue d'une forme douée de plusieurs qualités déterminées; car cette autre matière, abstraite,dépouillée de toute qualité déterminée et purement passive, que d'autres philosophes ont supposée, n'est qu'un produit fantastique de l'esprit humain, les choses qu'il saisit le plus aisément et qui l'affectent le plus vivement étant ordinairement celles qui lui paraissent avoir le plus de réalité. Voilà pourquoi les êtres, ou les modes chimériques que les scolastiques qualifient de formes, semblent exister plus réellement que la matière et l'action même; outre que cette matière première est cachée, son action est passagère et s'écoule pour ainsi dire sans cesse. L'esprit saisit moins fortement l'idée de l'une, et la notion de l'autre a plus de peine à y prendre pied, au lieu que les images dont nous parlons paraissent sensibles et constantes; en sorte que cette matière première et commune semble n'être qu'une sorte d'accessoire et d'étai. On regarde l'action comme une simple émanation de la forme, et dans les explications ces formes jouent le principal rôle. De là, selon toute apparence, le règne de ces formes et des idées dans les essences; à quoi ils ont ajouté je ne sais quelle matière idéale et fantastique. Ces illusions et ces préjugés se sont accrus par une teinte de superstition qui s'y est jointe et qui est ordinairement l'effet des écarts et des excès où donnent tôt ou tard les esprits qui ne savent pas s'arrêter. De là aussi le règne des idées abstraites auxquelles on a attaché tant d'importance, qui se sont introduites dans la philosophie avec une sorte de majestueuse assurance, et qui en ont tellement imposé au vulgaire que la multitude immense des rêveurs a presque étouffé la société peu nombreuse des philosophes mieux éveilles. Mais heureusement la plupart de ces préjugés se sont dissipés, quoique tel savant de nos jours {François Patrizi ou Patrizio le Vénitien (1529-1597)} ait pris peine à relever et à étayer toutes ces opinions qui tombaient d'elles-mêmes; entreprise qui nous paraît plus hardie qu'utile. Mais il est aisé de sentir combien le système des philosophes qui regardent cette matière abstraite comme le principe de toutes choses est absurde, et il n'y a que des préjugés invétérés qui puissent empêcher de sentir cette absurdité; car, à la vérité, quelques philosophes ont prétendu qu'il existait réellement des formes séparées de la matière ; mais aucun d'eux n'a avancé qu'il existait réellement une matière indépendamment de ces formes, pas même ceux qui la regardaient comme un premier principe. D'ailleurs, n'est-il pas absurde de prétendre que des êtres fantastiques constituent les êtres réels? car il ne s'agit point d'imaginer une méthode commode pour concevoir la nature des êtres et pour établir entre eux des distinctions commodes, mais de savoir ce que sont réellement ces êtres primitifs (ou primaires) et les plus simples, d'où dérivent ions les autres. Or, l'être principe de tous les autres doit avoir une existence toute aussi réelle que ceux qui en dérivent, et même en quelque manière plus réelle; car il doit exister par lui-même, et c'est par lui que tous les autres doivent exister. Mais ce que les philosophes dont nous partons disent de cette matière abstraite ne vaut guère mieux que le système de ceux qui prétendent que l'univers et tout ce qu'il contient est composé de catégories ou d'autres notions semblables et purement logiques ; car, soit qu'on dise que le monde tire son origine et est composé de la matière, de la forme et de la privation, soit qu'on prétende qu'il l'est de choses contraires, peu importe, et je ne vois pas une grande différence entre ces deux suppositions. Mais presque tous les philosophes de l'antiquité, tels qu'Empédocle, Anaxagore et Anaximènes qui à tout autre égard avaient des idées très différentes de cette matière première, s'accordaient du moins en ce qu'ils prétendaient que cette matière était active et revêtue de quelque forme, qu'elle était le véhicule de cette forme dans les composés où elle entrait; enfin, qu'elle avait en elle-même le principe de son mouvement; et l'on est forcé de s'en faire cette idée si l'on ne veut abandonner tout-à-fait l'expérience. Aussi tous ces philosophes ont-ils soumis leur esprit aux choses et conformé leurs opinions à l'état réel de l'univers. Au contraire, Platon a voulu assujettir la nature aux pensées humaines, et Aristote les pensées aux mots. Les philosophes de ce temps-là, ayant déjà du goût pour la dispute et le bavardage, commençaient à négliger toute recherche sérieuse de la vérité. Ainsi, nous devons plutôt rejeter ces opinions toutes à la fois que nous amuser à les réfuter en détail; car elles ne doivent être attribuées et elles ne conviennent qu'à des philosophes plus jaloux de discourir beaucoup que d'étendre leurs connaissances. En un mot, cette matière abstraite est la matière des disputes et non celle de l'univers; mais tout homme qui veut faire des progrès réels dans la philosophie doit analyser et pour ainsi dire disséquer la nature au lieu de l'abstraire. Quand on dédaigne cette analyse, on est forcé de recourir à des abstractions, et l'on doit se bien persuader que la matière première, la forme première, et même le premier principe du mouvement (supposé tel qu'on le trouve et qu'il est donné par l'observation, sont inséparablement unis ; car les abstractions relatives au mouvement ont aussi enfanté une infinité d'opinions sur les âmes, les vies ; comme si, ne pouvant expliquer toutes ces choses par la matière et sa forme, on était obligé, pour en rendre raison, de supposer qu'elles dépendent de principes qui leur sont propres et particuliers. Ces trois choses ne doivent nullement être séparées, mais seulement distinguées ; et, quelle que puisse être la matière première, on ne doit reconnaître pour telle qu'une matière revêtue d'une forme, douée de certaines qualités déterminées, et constituée de manière que toute espèce de force, de qualité, d'essence, d'action et de mouvement naturel, puisse n'en être qu'une conséquence et une émanation. Mais on ne doit pas craindre pour cela que les corps ne puissent plus se mouvoir, que l'univers ne tombe dans une sorte d'engourdissement et qu'on ne puisse expliquer cette variété qu'on observe dans la nature; nous ferons voir le contraire ci-après. Que la matière première soit revêtue de quelque forme, c'est ce que fait entendre la fiction même que nous expliquons ; car Cupidon y est personnifié et caractérisé; de manière cependant qu'il a été un temps où la matière, prise en totalité, était encore informe et confuse, le chaos étant destitué de toute forme, au lieu que Cupidon en a une, toutes assertions conformes au texte des Saintes-Écritures; car il n'y est pas dit qu'au commencement Dieu créa l'hymen (le principe d'union ou la force attractive), mais le ciel et la terre. .