[6,4] CHAPITRE IV. Deux appendices généraux de la traditive; savoir: la critique, et l'art d'instruire la jeunesse. Restent deux appendices de la traditive, prise en général, dont l'un est la critique; et l'autre, l'art d'instruire la jeunesse. En effet, comme la partie la plus essentielle de la traditive est la composition des livres, la partie correspondante est la lecture de ces mêmes livres. Or, dans cette lecture, ou l'on est dirigé par des maîtres, ou on ne l'est que par ses propres lumières, et tel est l'objet de ces deux doctrines dont nous venons de parler. A la critique appartient le soin de revoir les auteurs approuvés, de les faire, pour ainsi dire, passer sous la lime, et d'en donner des éditions bien correctes; genre de travail qui a le double avantage de contribuer à la gloire des auteurs, et d'éclairer la marche des gens d'étude : mais ce qui, en ce genre, n'a pas éte peu préjudiciable, c'est la téméraire sollicitude de certains hommes de lettres. Car il est des critiques qui, lorsqu'ils rencontrent des passages qu'ils n'entendent point, se hâtent de supposer une faute dans l'exemplaire. C'est ce qu'ils ont fait par rapport à certain passage de Tacite. Au rapport de cet historien, certaine colonie réclamant auprès du sénat son droit d'asile, le sénat et l'empereur ne goûtaient point du tout leurs raisons ; mais les envoyés qui se défiaient de leur cause, s'étant avisés de donner à Titus Vinius une grosse somme d'argent, pour l'engager à les appuyer; alors, dit Tacite, "la dignité et l'antiquité de la colonie devint une fort bonne raison", comme si cet argent eût donné du poids à leurs arguments, qui auparavant paraissaient trop légers. Mais ce critique, qui n'est pas des moins intelligents, a effacé ce mot "tum" (alors), et y a substitué le mot "tantum" (tant) ; et l'effet de cette mauvaise habitude a été (comme quelqu'un l'a judicieusement observé) que trop souvent ce sont précisément les exemplaires qu'on a corrigés avec le plus de soin, qui sont les moins corrects. Osons dire plus, si les critiques ne sont eux-mêmes versés dans les sciences traitées dans les livres dont ils donnent des éditions, leur prétendue exactitude n'est pas sans danger. 2°. A la critique appartiennent l'interprétation et l'explication des auteurs, les commentaires, les remarques, les notes, les spicilèges. Dans cette partie de la littérature, il est des écrivains atteints d'une certaine espèce de maladie propre aux critiques, laquelle consiste à franchir un grand nombre de passages des plus obscurs, pour s'arrêter et se donner carrière sur des endroits assez clairs d'eux-mêmes, et cela au point d'en devenir fastidieux ; et alors il ne s'agit pas tant de bien éclaircir l'auteur même, que de mettre ce prétendu critique à même de faire parade à tout propos de ses lectures variées et de sa vaste érudition. Il serait surtout à souhaiter (observation pourtant qui appartient plutôt à la traditive, proprement dite, qu'à ses appendices) que l'écrivain qui traite des sujets un peu obscurs, et d'une certaine importance, prit lui-même la peine de joindre à son ouvrage ses propres explications, afin que le texte ne fût pas ainsi coupé par des digressions ou des commentaires, et que les notes ne s'écartassent point de l'esprit de l'écrivain. Car c'est une faute où nous soupçonnons qu'on est tombé à l'égard du Théon d'Euclide. 3°. C'est encore à la critique (et c'est même de là qu'elle tire son nom) qu'il appartient d'insérer, dans ces ouvrages qu'on publie, quelques jugements, en peu de mots, sur les auteurs mêmes, et de les comparer avec les autres écrivains qui traitent le même sujet. Par une censure de cette espèce, les gens d'étude sont dirigés dans le choix des livres, et mieux préparés en commençant leur lecture. Mais ce dernier point est pour ainsi dire, le fort des critiques, fort que de notre temps ont fait disparaître certains écrivains distingués, et à notre sentiment, fort au-dessus de ce métier de critique dont ils daignent se mêler. Quant à ce qui regarde l'art d'instruire la jeunesse, le plus court serait de dire : voyez les écoles des Jésuites; car parmi les établissements de ce genre, nous ne voyons rien de mieux. Quant à nous cependant, nous ne laisserons pas d'ajouter ici quelques avertissements, suivant notre coutume, et comme en glanant. D'abord nous goûtons tout-à-fait cette éducation en grand qu'on donne d l'enfance et à la jeunesse dans les collèges, et non celle qu'elles reçoivent dans la maison paternelle, ou sous des maîtres particuliers. On trouve de plus, dans les collèges, cette émulation qu'excite dans les jeunes gens la concurrence de leurs égaux; on y trouve de plus le visage, les regards des hommes graves, qui les accoutument à la décence, et qui forment de bonne heure ces âmes tendres sur de bons modèles. En un mot, l'éducation publique a une infinité d'avantages. Quant à l'ordre et au mode, aux détails de la discipline, je conseillerai de se garder de ces méthodes qui abrègent excessivement, et d'une certaine précocité de doctrine, dont tout l'effet est d'inspirer de la présomption aux élèves, et qui tend plus à les faire briller qu'à leur faire faire de véritables progrès. Il faut aussi favoriser quelque peu la liberté des esprits; et si quelque élève, tout en remplissant la tâche que lui impose la règle, dérobe quelque temps pour des études qui soient plus de son goût, il ne faut pas s'y opposer ; mais ce qui doit surtout fixer l'attention (et c'est une observation qui n'a peut-être pas encore été faite), c'est qu'il est deux manières d'accoutumer, d'exercer et de préparer les esprits, manières dont chacune est, pour ainsi dire, le pendant de l'autre. L'une commence par les choses les plus faciles, et conduit peu à peu aux choses plus difficiles; l'autre commande d'abord la tâche la plus rude, et presse de la remplir, afin qu'ensuite on ne trouve plus que du plaisir dans les choses les plus faciles. Car autre chose est la méthode d'apprendre à nager avec des outres qui aident à flotter; autre chose d'apprendre à danser avec des souliers de plomb, qui appesantissent; et il n'est pas aisé de faire sentir combien une judicieuse combinaison de ces deux méthodes contribue à perfectionner les facultés, tant de l'âme que du corps; de même le soin d'appliquer et d'approprier les études à la nature des divers esprits qu'on a à instruire, est un point d'une éminente utilité, et qui exige le plus grand discernement: or, ces dispositions naturelles des esprits, après les avoir bien examinées et bien reconnues, c'est une connaissance que les maîtres doivent aux parents des élèves, afin de les diriger dans le choix du genre de vie auquel ils destinent leurs enfants : mais ce qu'il faut observer avec un peu plus d'attention, c'est que l'effet d'une bonne méthode n'est pas seulement d'accélérer les progrès des élèves dans les genres auxquels ils se portent naturellement; mais que de plus, par rapport à ces autres genres auxquels ils sont le plus inhabiles, on trouve, dans des études bien choisies et bien appropriées à ce but, un remède, une sorte de traitement pour cette espèce de maladie. Par exemple, l'esprit d'un élève est-il de nature à s'emporter aisément comme les oiseaux, et n'a-t-il point assez de tenue, on trouve un remède à cette disposition dans Ies mathématiques, science telle que, pour peu que l'esprit s'écarte, il faut recommencer toute la démonstration. Les exercices jouent aussi un grand rôle dans l'institution : mais ce que peu de personnes ont observé, c'est que ces exercices, non seulement il faut les régler avec prudence, mais de plus les interrompre à propos ; car Cicéron a fort bien observé que dans les exercices on n'exerce pas moins ses défauts que ses talents. En sorte que quelquefois l'on contracte par ce moyen une mauvaise habitude, qui s'insinue avec la bonne. Ainsi il est plus sûr d'interrompre de temps en temps les exercices, et de les reprendre quelque temps après, que de les continuer avec trop d'assiduité, et de s'y attacher avec trop d'opiniâtreté. Mais en voilà assez sur ce sujet. Ces détails, sans doute, au premier aspect, n'ont rien de fort grand et de fort imposant ; mais en récompense, tous ces petits moyens ont leur utilité, et sont du plus grand effet. Car de même que dans les plantes, ce qui contribue le plus à les faire prospérer ou languir, ce sont les secours qu'elles reçoivent, ou les chocs qu'elles essuient, lorsqu'elles sont encore tendres; de même encore que certains politiques attribuent cet accroissement immense de l'empire romain, à la vertu et à la prudence de ces six rois, qui, durant son enfance, lui servirent comme de tuteurs et de nourriciers; de même aussi, sans contredit, la culture et l'institution des premières années et de l'âge tendre, a la plus puissante influence; influence qui, bien que secrète, et de nature à n'être pas visible pour tous les yeux, ne laisse pas d'être telle que, par la suite, ni la longue durée, ni le travail le plus assidu, ni les efforts les plus soutenus, ne peuvent, en aucune manière, la balancer dans l'âge mûr. Il ne sera pas non plus inutile d'observer que des talents même médiocres, s'ils tombent en partage à de grandes âmes, et sont appliqués à de grandes choses, ne laissent pas de produire de temps à autres des effets aussi puissants qu'extraordinaires. C'est ce dont nous citerons un exemple mémorable ; exemple que nous alléguons d'autant plus volontiers, que les jésuites paraissent ne pas dédaigner ce genre d'exercice, et c'est à notre avis une preuve de leur grand sens. C'est un genre de talent qui, lorsqu'on en fait un métier, est réputé infâme ; mais qui, lorsqu'on en fait une partie de l'éducation, est de la plus grande utilité : je veux parler de l'action théâtrale ; car elle fortifie la mémoire, elle règle et adoucit le ton et la force de la voix et de la prononciation, donne de la grâce au geste et à l'air du visage, inspire une noble assurance, et accoutume les jeunes gens à soutenir les regards d'une nombreuse assemblée, Or, cet exemple, nous le tirerons de Tacite : il s'agit d'un certain Vibulenus, autrefois comédien, et qui servait alors dans les légions de Pannonie. Cet homme, peu après la mort d'Auguste, avait excité, une sédition et Blésus, qui commandait dans le camp, avait fait emprisonner quelques-uns des séditieux. Les soldats ayant attaqué la garde, rompirent les portes de la prison, et délivrèrent leurs compagnons. Vibulenus, à cette occasion, haranguant les soldats, leur parla ainsi : "Vous venez de rendre l'air et la lumière à ces compagnons, aussi innocents qu'infortunés; mais qui rendra le jour à mon frère, qui me le rendra à moi, ce frère, député vers vous par l'armée de Germanie, pour conférer avec vous sur nos intérêts communs, et que la nuit dernière il a fait égorger par ses gladiateurs qu'il nourrit et qu'il arme pour la perte des soldats. Réponds, Blésus, où as-tu jeté le cadavre? Un ennemi même ne refuse pas la sépulture. Lorsqu'à force de baisers et de larmes, j'aurai soulagé ma douleur, fais-moi aussi égorger, moi, pourvu qu'après cette mort, qui ne sera point le châtiment d'un crime, mais le prix des services que nous aurons rendus aux légions, ces compagnons nous ensevelissent aussi" : {Tacite, Annales, I, 22} discours par lequel il excita une telle indignation et une telle sédition, que si l'on ne se fût assuré peu après que rien de ce qu'il avait avancé n'était vrai, et qu'il n'avait jamais eu de frère, peu s'en serait fallu que les soldats ne portassent la main sur le commandant. Or, tout ce qu'il disait là, il le débitait comme s'il eût joué un rôle sur la scène. Nous voici donc arrivés à la fin de notre traité sur les doctrines rationnelles. Que si, dans cette énumération, nous nous sommes de temps à autres écartés des divisions reçues, qu'on ne s'imagine point que nous improuvions ces divisions dont nous n'avons fait aucun usage. Car deux motifs nous imposaient la nécessité de les transposer : l'un est que ces deux desseins réunis, de ranger dans une même classe les choses les plus analogues entre elles par leur nature, et de jeter dans un seul tas toutes celles dont on se propose de faire usage pour le moment; que ces deux desseins, dis-je, sont tout-à-fait différents, par rapport à l'intention et à la fin : par exemple, tel secrétaire d'un roi ou d'une république ne manque pas de distribuer ses papiers dans son cabinet, de manière que tous les papiers de même nature se trouvent ensemble : ici, les traités; là, les ordres reçus; ailleurs, les lettres de l'étranger; à une autre place, les lettres du pays, et ainsi de suite; mais toujours chaque espèce de papier à part. Au contraire, il jettera dans quelque carton particulier, et mettra tous ensemble ceux qui, selon toute apparence, doivent lui être nécessaires pour le moment. C'est ainsi que dans cette espèce de dépôt général des sciences, les divisions doivent être appropriées à la nature des choses mêmes ; au lieu que si nous eussions eu à traiter de quelque science particulière, nous eussions suivi des partitions mieux appropriées à l'usage et à la pratique. L'autre motif qui nécessite ce changement de divisions, c'est que le dessein d'ajouter aux sciences les choses à suppléer, et de les réunir avec les autres en un seul corps, entraîne avec soi comme conséquence, celui de transposer les divisions des sciences mêmes: car, pour nous faire mieux entendre, supposons que les arts dont nous sommes en possession, soient au nombre de quinze, et qu'en y ajoutant ceux qui nous manquent, leur nombre soit de vingt. Cela posé, je dis que les parties du nombre quinze ne sont pas les mêmes que celles du nombre vingt; car les parties du nombre quinze sont trois et cinq; celles du nombre vingt sont deux, quatre, cinq et dix. Ainsi, il est clair que nous ne pouvions, à cet égard, nous conduire autrement. Voilà ce que nous avions à dire sur les sciences logiques.