[1,91] Quant à la fortune et aux honneurs, la munificence de la science n'enrichit pas tellement les royaumes entiers et les républiques, qu'elle n'agrandisse et n'élève aussi parfois la fortune des hommes privés. Car ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a observé qu'Homère avait plus nourri d'hommes, que ne le purent jamais Sylla, César et Auguste, par tant de largesses, soit aux armées, soit au peuple, et tant de distributions de terres. Certes il n'est pas facile de dire lesquelles des armes ou des lettres ont le plus établi de fortunes. De plus, parlons-nous de la souveraine puissance, nous voyons que, si l'on doit ordinairement la couronne aux armes ou au droit d'hérédité, plus souvent encore le sacerdoce, qui rivalisa toujours avec la royauté, est le partage des lettres. Enfin, si, dans la science, vous envisagez le plaisir et les douceurs qu'elle procure, nul doute que ce genre de plaisir ne l'emporte de beaucoup sur toutes les autres voluptés. Eh quoi! le plaisir, dérivé de certaines affections, ne l'emporte-t-il pas autant sur les plaisirs des sens, que la jouissance que nous procure l'heureux succès de nos entreprises, l'emporte sur le mince plaisir d'une chanson ou d'un repas? et les plaisirs de l'entendement ne l'emportent-ils pas en même proportion sur les plaisirs dérivés des affections? Dans les autres genres de volupté, la satiété est voisine de la jouissance; et pour peu que le plaisir ait de durée, sa fleur et sa beauté se flétrit : ce qui nous apprend que ce ne sont pas là les vraies, les pures voluptés mais seulement des ombres, des fantômes de plaisir, moins agréables par leur qualité propre que par la nouveauté. Aussi voit-on souvent les voluptueux finir par se jeter dans un cloître, et la vieillesse des princes ambitieux, presque toujours triste et assiégée par la mélancolie. Au contraire, qui aime la science, ne s'en rassasie jamais; sa vie est une alternative perpétuelle de jouissance et d'appétit : en sorte qu'on est forcé d'avouer que le bien que procure ce genre de volupté, est vraiment un bien pur et tel par essence, et non un bien accidentel et illusoire. Et ce n'est pas un plaisir qui doive occuper, dans l'âme humaine, le dernier lien, que celui dont parle Lucréce, lorsqu'il dit : "il est doux, lorsque la tempête bouleverse les flots d'une mer d'une vaste étendue. C'est un doux spectacle", dit-il, "soit qu'on s'arrête ou se promène sur le rivage de la mer, de contempler un vaisseau battu par la tempête. Il n'est pas moins doux de voir, d'une tour élevée, deux armées se livrant bataille dans la plaine; mais rien n'est plus doux pour l'homme, que de sentir son âme placée par la science sur la citadelle de la vérité, d'où il peut abaisser ses regards sur les erreeurs et les maux des autres hommes" (Lucrèce, De la nature des choses, II, 1, v. 1-9). [1,92] Enfin laissant de côté ces arguments si rebattus, que, par la science, l'homme surpasse l'homme en ce par quoi il est lui-même supérieur aux brutes; que, moyennant la science, l'homme peut s'élever en esprit jusqu'aux cieux, ou son corps ne peut monter, et autres sentences de ce genre : terminons cette dissertation sur l'excellence des lettres, par la considération de ce bien auquel, avant tout, aspire l'âme humaine, je veux dire l'immortalité et l'éternité; car c'est à ce but que tendent la génération des enfants, l'ennoblissement des familles, les édifices, les fondations, les monuments de toute espèce, la réputation, enfin tous les désirs humains. Or, nous voyons combien les monuments de la science et du génie l'emportent, pour la durée, sur les ouvrages que la main exécute. Voyez les ouvrages d'Homère; n'ont-ils pas déja duré vingt-cinq siècles et plus, sans qu'il s'en soit perdu une seule syllabe, une seule lettre ? espace de temps où tant de palais, de temples, de câdteaux,de villes, sont tombés en ruine ou ont été rasés. Il n'est déja plus possible de retrouver les portraits et les statues de Cyrus, d'Alexandre, de César et d'une infinité de rois et de princes beaucoup plus modernes. Les originaux, usés par le temps, ont péri, et les copies perdent de jour en jour de leur ressemblance. Mais les images des esprits demeurent toujours entières dans les livres, n'ayant rien à craindre des ravages du temps, vu qu'on peut les renouveller continuellement. Mais, à proprement parler, ce nom d'images ne leur convient point et cela d'autant moins, qu'elles engendrent, pour ainsi dire, perpétuellement, et que, répandant leurs semences dans les esprits, elles enfantent et suscitent, dans les siècles suivants, une infinité d'actions et d'opinions. Que si l'on a regardé comme une découverte grande et admirable l'invention du vaisseau qui, important et exportant les richesses et les productions des différents climats, associe les nations diverses par la communication des fruits et des commodités de toute espèce, et rapproche les contrées les plus séparées par la distance des lieux; à combien plus juste titre ne doit-on pas honorer les lettres, qui, comme autant de vaisseaux, sillonnant l'océan du temps, marient, en quelque sorte, par la communication des esprits et des inventions, les siècles les plus éloignés les uns des autres. Or, nous voyons que ceux d'entre les philosophes qui étaient le plus profondément plongés dans les sens, qui n'étaient rien moins que divins, et qui niaient le plus obstinément l'immortalité de l'âme, ont néanmoins, convaincus par la force de la vérité, accordé que tous les mouvemens et les actes que peut faire l'âme humaine, sans l'entremise des organes du corps, doivent, selon toute probabilité, subsister après la mort. Or, tels sont les mouvements de l'entendement, et non ceux des affections ; tant il est vrai que la science leur a paru quelque chose d'immortel et d'incorruptible. Mais nous, qu'éclaire une révélation divine, foulant aux pieds tous ces informes essais, toutes ces illusions des sens, nous savons que non seulement l'esprit, mais même les affections purifiées, non pas seulement l'âme, mais même le corps, s'élèvera dans son temps à l'immortalité, et aura, pour ainsi dire, son assomption. Cependant qu'on n'oublie pas que, soit ici, soit ailleurs, et autant qu'il sera nécessaire, dans ces preuves de la dignité des sciences, j'ai, dès le commencement, séparé les témoignages divins des témoignages humains; méthode que j'ai constamment suivie en exposant les uns et les autres séparément. [1,93] Mais, quoiqu'à cet égard j'aie pu faire, je ne présume pas et je ne me flatte point du tout que, par aucun plaidoyer ou factum en faveur de la science, je puisse jamais parvenir à faire casser le jugement, soit du coq d'Ésope, lequel préféra un grain d'orge à un diamant ; soit celui de Midas, qui, ayant été choisi pour arbitre entre Apollon qui préside aux muses, et Pan qui préside aux troupeaux, adjugea le prix à l'opulence; ou encore celui de Pâris, qui, méprisant la puissance et la sagesse, donna la palme à la volupté et à l'amour; ou celui d'Agrippine, qui exprima ainsi son choix : "qu'il tue sa mère, peu importe, pourvu qu'il règne", souhaitant l'empire à son fils, quoiqu'avec une condition si détestable; ou enfin le jugement d'Ulysse, qui préféra sa vieille à l'immortalité ; véritable image de ceux qui, aux meilleures choses, préfèrent celles auxquelles ils sont accoutumés : ou tant d'autres jugements populaires de cette espèce. Car ces jugements seront toujours ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été; mais ce qui subsistera aussi et sur quoi en tout temps la science repose comme sur le fondement le plus solide, fondement que rien n'ébranlera jamais, c'est cette vérité : "la sagesse a été justifiée par ses enfants" (Matthieu, XI, 10).