LIVRE XII
CHAPITRE 1

Favorinus conseille à une femme noble de nourrir elle-même son enfant.

On vint annoncer au philosophe Favorinus, en notre présence, que la femme d'un de ses auditeurs, partisan de ses doctrines, venait d'accoucher, et avait donné un fils à son mari. «Allons, dit-il aussitôt, voir la mère, et féliciter le père.» Il était d'une famille noble, d'où étaient sortis des sénateurs. Nous suivîmes tous Favorinus, nous l'accompagnâmes jusqu'à la maison, et entrâmes avec lui. Il rencontra le père dans le vestibule, l'embrassa, le félicita, et s'assit. Il s'informa si l'accouchement avait été long et laborieux; et ayant appris que la jeune mère, fatiguée par les veilles et les douleurs, s'était endormie, il donna un plus libre cours à ses paroles:

"Je ne doute pas, dit-il qu'elle ne soit disposée à nourrir son fils de son propre lait." La mère de l'accouchée ayant répondu qu'il fallait user de ménagement, et donner à l'enfant des nourrices, pour ne pas ajouter aux douleurs de l'enfantement la fatigue et les inquiétudes de l'allaitement: «Je te conjure, femme, répliqua Favorinus, de permettre qu'elle soit tout à fait la mère de son fils.

Enfanter et rejeter aussitôt loin de soi l'être qu'on a mis au monde, n'est-ce pas une maternité imparfaite et contraire à la nature? On n'est mère qu'à demi, lorsqu'après avoir nourri de son sang, dans son sein, un être qu'on ne voyait pas, on lui refuse son lait, lorsqu'on le voit déjà vivant, déjà homme, déjà implorant les fonctions maternelles.

Et toi aussi, ajouta-t-il, penses-tu que la nature ait donné les mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner le sein, et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de nos merveilleuses (et vous êtes loin de penser comme elles) s'attachent à dessécher et à tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, risquent de corrompre ou de faire dévier leur lait, persuadées qu'il dégraderait ces insignes de la beauté.

C'est la même folie qui les pousse à se faire avorter, pour ne pas laisser la surface polie de leur ventre se rider ou s'affaisser sous le poids de l'enfant. Mais si l'on mérite la haine publique, l'exécration générale, pour aller tuer l'homme dans ses premiers jours, lorsqu'il se forme et s'anime, entre les mains de la nature, il n'y a pas loin de là, sans doute, à refuser à l'enfant formé et venu au jour, la nourriture de son sang, nourriture qu'il connaît et dont il a pris l'habitude.

Mais peu importe, dit-on, pourvu qu'il vive et soit nourri, à quel sein il le soit. Mais celui qui tient ce langage, puisqu'il est si sourd à la voix de la nature, pourquoi ne pense-t-il pas aussi que peu importe dans quel corps et de quel sang l'homme soit formé? Le sang, pour avoir blanchi par la chaleur et la respiration, n'est-il plus le même dans les mamelles que dans le sein ? Peut-on, sans reconnaître l'intention de la nature, voir ce sang générateur, après avoir formé l'homme dans son atelier mystérieux, se porter, au moment où approche l'heure de l'enfantement, dans les parties supérieures, prêt à seconder la vie dans ses commencements, et à offrir aux nouveaux-nés une nourriture déjà familière? Aussi, n'est ce pas sans raison qu'on a pensé que, si la semence a la propriété de créer des ressemblances de corps et d'esprit, le lait a des propriétés toutes semblables et aussi puissantes.

On a reconnu cette influence, non pas seulement dans l'espèce humaine, mais aussi dans les animaux. Que des chevreaux tettent le lait d'une brebis, ou des agneaux celui d'une chèvre, la laine de ceux-ci sera plus rude, celle de ceux-là plus tendre. Dans les arbres et les végétaux, en général, on voit les eaux et le terrain avoir plus d'influence pour les améliorer ou les détériorer que la semence même d'où ils sont sortis; et souvent on a vu un arbre plein de vie et de sève, mourir dans le sol moins heureux où il avait été transplanté.

Quelle raison peut-il donc y avoir pour dégrader la noblesse que l'homme apporte en venant au jour, pour détériorer ce corps et cette âme commencés sous de si heureux auspices, en les greffant, pour ainsi dire, par l'aliment d'un sang étranger?

Que sera-ce encore si la nourrice que vous lui donnerez est esclave par sa condition ou par ses moeurs, si elle est, selon l'usage, étrangère et barbare, si elle est méchante, difforme, ivrogne oui impudique? Car, pour l'ordinaire, on prend au hasard la première femme qui a du lait, lorsqu'on en a besoin. Laisserons-nous donc notre enfant s'infecter d'un poison mortel, et sucer un corps et une àme dépravés? Etonnons-nous après cela si des femmes pudiques ont des enfants qui, ni pour l'àme ni pour le corps, ne ressemblent à leurs parents!

J'admire ici la haute raison de notre Virgile. Il imite ces vers d'Homère: «Tu n'as pas eu pour père Pélée habile à manier les chevaux, ni pour mère Thétis; tu dois ta naissance à la mer cruelle, à des roches nues, puisque tu portes un coeur inexorable.» Virgile ne s'arrête pas, comme son modèle, à l'enfantement; il ajoute, ce qui n'est pas dans Homère: «Les tigresses de l'Hyrcanie t'ont prêté leurs mamelles.»

Rien, en effet, ne contribue plus à former les moeurs que le caractère de la nourrice, et la qualité du lait, qui participe à la fois des qualités physiques et morales du père et de la mère.

Il est encore une autre considération qu'on ne saurait dédaigner. N'est-il pas vrai que les femmes qui abandonnent et exilent loin d'elles leurs enfants, pour les laisser nourrir par d'autres, brisent, ou du moins relâchent, affaiblissent le lien de tendresse dont la nature unit l'àme des enfants à celle des parents? Aussitôt que l'enfant est sorti de la maison pour aller ailleurs, l'énergie du sentiment maternel s'émousse peu à peu, et tout le bruit de l'inquiétude et de l'impatience maternelle fait silence. Un enfant mis en nourrice n'est guère moins oublié qu'un mort. L'enfant, à son tour, porte tout d'abord sur celle qui le nourrit son affection et son amour; et celle qui lui a donné le jour ne lui inspire pas plus de sentiment, pas plus de regret que s'il avait été exposé. Ainsi s'altère et s'évanouit la piété dont la nature avait jeté la première semence; et si l'enfant paraît encore aimer son père et sa mère, cet amour n'est pas l'effet de la nature, mais le fruit de la société et de l'opinion.» Ainsi parla Favorinus, en grec. Ses idées m'ont paru d'un intérèt général, et je les rapporte aussi fidèlement que ma mémoire me le permet. Pour les gràces et la richesse de la diction, toute l'éloquence latine nen retracerait qu'une ombre; ma faiblesse, rien du tout.