[0] SERMON XIV. LE VRAI PAUVRE. [1] Nous venons de chanter à la gloire du Seigneur : « Le pauvre s'abandonne à vous ; vous serez l'appui de l'orphelin. » Cherchons un pauvre, cherchons un orphelin. Ne vous étonnez point si je vous invite à chercher ceux que nous voyons, ceux que nous sentons en si grand nombre. Tout n'est-il pas rempli de pauvres, rempli d'orphelins ? Cependant je cherche partout un pauvre, un orphelin partout. Montrons d'abord à votre charité que ce que nous cherchons n'est pas ce que nous croyons. En effet ceux que l'on nomme pauvres et qui le sont; ceux pour qui Dieu a commandé de faire l'aumône et pour qui il est écrit: « Renferme l'aumône dans le coeur du pauvre, et elle priera pour toi le Seigneur ; » ces pauvres sont multiplés parmi les hommes; mais il nous faut entendre le mot pauvre dans un sens plus élevé. Le pauvre ici est de ceux dont il est dit : «Heureux les pauvres d'esprit, parce qu'à eux appartient le royaume, des cieux. » Il. est des pauvres qui sont sans ressources ; ils trouvent à peine l'aliment de chaque jour, et ils ont si besoin de l'assistance et de la compassion d'autrui, qu'ils n'ont pas même honte de mendier. Si c'est de ceux-là qu'il est dit : « Le pauvre s'abandonne à vous, » que ferons nous, nous qui ne le sommes pas ? Tout chrétiens que nous soyons, nous ne nous abandonnons donc pas à Dieu ? Et quelle autre espérance pouvons-nous avoir, si nous ne nous abandonnons point à Celui qui ne nous abandonne pas ? [2] Apprenez donc à être pauvres et à vous abandonner à Dieu, ô mes frères en pauvreté ! Tel est riche, il est orgueilleux. Car dans ces richesses, c'est-à-dire dans ce qu'on appelle vulgairement les richesses, dans ce qui est l'opposé de cette pauvreté vulgaire, il n'est rien qui soit autant à craindre que le vice de l'orgueil. N'avoir pas de richesses, c'est n'avoir pas de grands moyens, c'est n'avoir pas de quoi s'enorgueillir, et par conséquent c'est ne mériter point de louanges si on évite l'orgueil. Louons au contraire celui qui possède de quoi s'enorgueillir sans s'enorgueillir en effet. Pourquoi louer un pauvre qui est humble, un pauvre qui n'a pas de quoi s'élever ? Qui peut supporter un pauvre superbe ? Loue les riches qui sont humbles, loue les riches qui sont pauvres. Ainsi le veut l'Apôtre Paul; il écrit à Timothée: « Ordonne aux riches de ce siècle de ne se point enfler d'orgueil. » Je sais ce que je dis et donne leur cet ordre. Car ils ont des richesses qui inspirent, secrètement l'orgueil, des richesses contre lesquelles il leur faut travailler pour devenir humbles. Qu'ils imitent Zachée. Zachée a d'amples richesses, il est prince de publicains, il avoue ses péchés, il est petit de taille, plus petit dans son âme et il monte sur un arbre pour voir passer Celui qui pour son salut devait être bientôt suspendu à la croix; qu'ils disent comme Zachée : « Je donne aux pauvres la moitié de mes biens. » Mais tu es bien riche encore, ô Zachée, tu es bien riche. Tu veux donner une moitié : pourquoi réserver l'autre ? Pour « rendre le quadruple, si j'ai fait tort à quelqu'un. » [3] Mais j'entends le mendiant épuisé, couvert de haillons, languissant de faim ; il me crie : C'est à moi qu'est dît le royaume des cieux; car je ressemble à ce Lazare qui gisait couvert d'ulcères devant la demeure du riche, et dont les chiens léchaient les plaies et qui demandait à se rassasier des miettes qui tombaient de la table de ce riche. Je lui ressemble, dit le pauvre : c'est à nous autres qu'est dû le royaume des cieux, non à ces hommes que recouvrent la pourpre et le lin et qui font chaque jour grande chère. Tel était ce riche quand le pauvre gisait à sa porte couvert d'ulcères : voyez quelle fut la fin de l'un et de l'autre. « Le pauvre mourut et fut porté par les Anges dans le sein d'Abraham. » Le riche mourut aussi et fut enseveli; le pauvre peut-être ne l'avait pas été. Et ensuite ? Pendant que le riche était dans les tourments de l'enfer, il leva lés yeux et vit en repos dans le sein d'Abraham ce pauvre qu'il avait dédaigné. Il lui avait refusé une miette de pain; il lui demanda une goutte d'eau. Mais pour avoir aimé la fortune, il ne trouva point miséricorde. Il aurait voulu qu'on secourut ses frères; cet homme sans coeur et trop tard compatissant n'obtint absolument rien de ce qu'il souhaitait. [4] Ainsi distinguons, poursuit le pauvre, entre les pauvres et les riches : pourquoi m'exhorter à d'autres considérations? Il est facile de connaître les pauvres, facile de connaître les riches : ils se montrent. Mon frère le pauvre, écoute-moi, je parle de ce que tu demandes. Quand tu te compares à ce saint couvert d'ulcères, je crains qu'à cause de ton orgueil tu ne sois pas ce que tu dis. Garde-toi de mépriser les riches qui sont miséricordieux, les riches qui sont humbles; et pour tout redire en un mot, garde-toi de mépriser les riches qui sont pauvres. O pauvre, sois pauvre, pauvre, c'est-à-dire humble. Si le riche est devenu humble, le pauvre ne doit-il pas encore plus le devenir? Le pauvre n'a pas de quoi s'enfler; il y a dans le riche matière à lutter. Écoute-moi donc. Sois un vrai pauvre, sois pieux, sois humble. Si tu te glorifies de cette pauvreté revêtue de haillons et d'ulcères, en pensant que tel fut le pauvre qui gisait à la porte du riche; tu considères bien qu'il fut pauvre, et tu ne considères pas autre chose. — Quoi? dis-tu, je suis attentif. Lis les Écritures et tu comprendras ce que je dis. Lazare était pauvre ; mais celui dans le sein duquel il fut porté, était riche. « Ce pauvre mourut, est-il écrit, et il fut porté par les Anges. » Où? « Dans le sein d'Abraham, c'est-à-dire dans les lieux mystérieux où était Abraham. Loin d'ici toute idée charnelle, et ne vous figurez point que le pauvre fut porté comme dans le sein de la robe d'Abraham. On dit ici le sein pour le lieu secret. De là ces paroles : « Rejetez dans le sein de ces peuples voisins. » Qu'est-ce à dire dans leur sein ? Dans leur intérieur. Qu'est-ce à dire : Rejetez dans leur sein? Tourmentez leur conscience. Lis donc, où si tu ne peux lire, écoute quand on lit et considère qu'Abraham était fort opulent sur la terre. Il avait en abondance de l'or, de l'argent, des domestiques, des troupeaux, des domaines, et tout riche qu'il fût, il était pauvre, car il était humble; « il crut Dieu, ce qui lui fut imputé à justice. » Il fut justifié par la grâce de Dieu, non par les mérites qu'il aurait pu s'attribuer. Il était fidèle, il faisait de bonnes oeuvres. On lui commanda d'immoler son fils, il n'hésita point de l'offrir à Celui de qui il l'avait reçu. Il fut éprouvé par Dieu, et fut proposé comme modèle de foi. Sans doute il était connu de Dieu, mais il fallait nous le faire connaître. Il ne s'enfla point de ses bonnes oeuvres, parce que riche il était pauvre. Et pour apprendre qu'il ne s'enfla point de ses bonnes oeuvres parce qu'il savait tenir tout de Dieu et ne se glorifiait point en lui même, mais dans le Seigneur, écoute l'Apôtre Paul ! « Si Abraham a été justifié par les oeuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. » [5] Vous le voyez; malgré la multitude des pauvres; nous avons raison de chercher un pauvre nous en cherchons un dans la foule, et nous avons peine à le trouver. Je rencontre des pauvres, et je cherche un pauvre. Toi cependant ouvre la main au pauvre que tu rencontrés, tout en cherchant un pauvre qui soit pauvre dans le cœur. Pauvre, tu dis : Je suis pauvre comme Lazare. Et ce riche qui est humble, ne dit pas : Je suis riche comme Abraham. Ainsi tu t'élèves et il s'humilie. Pourquoi t'enfler, et ne le pas imiter? Moi, dit le pauvre, je suis porté dans le sein d'Abraham. Ne vois-tu pas que c'est le riche qui reçoit le pauvre ? Ne vois-tu pas que le riche recueille le pauvre? Si tu t'élèves orgueilleusement contre ceux qui possèdent, si tu nies qu'ils appartiennent au royaume des cieux, quoique peut-être l'on découvre en eux l'humilité que l'on ne trouve pas en toi, ne crains-tu pas qu'Abraham ne te dise après ta mort: Eloigné toi, car tu m'as outragé? [6] Adressons à nos riches les avis de l'Apôtre. Il nous a avertis « de ne point nous élever d'orgueil, de ne point mettre notre confiance dans des richesses incertaines. Il y a plus de danger dans ces richesses que vous n'y croyez de délices. Il était pauvre, et il dormait en sûreté sur la terre, et le sommeil abordait plus facilement cette dure couche qu'il n'aborde le lit d'argent. Songez aux soucis des riches et comparez-les à la sécurité des pauvres. Mais que ce riche apprenne à ne pas s'élever d'orgueil; à ne pas mettre sa confiance dans des richesses incertaines; à user de ce monde comme n'en usant pas; à savoir qu'il est en route et que ses richesses sont pour lui comme une hôtellerie; à réparer ses forces, car il est voyageur; à les réparer et à marcher : le voyageur n'emporte pas ce qu'il trouve dans l'hôtellerie; viendra un autre voyageur qui en usera aussi, sans l'emporter. Tous laisseront ici ce qu'ils y ont acquis. « Nu je suis sorti du sein de ma mère; je rentrerai nu dans la terre. Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté. » Il ne s'est pas soustrait lui-même car c'est « à vous que s'abandonne le pauvre. — Nu je suis sorti du sein « de ma mère; je rentrerai nu dans la terre. » [7] Voici un autre pauvre qui parle : « Nous n'avons rien apporté en ce monde, et nous n'en pouvons rien emporter: ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous-en, parce que ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans beaucoup de désirs insensés et nuisibles, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux est l'avarice; et quelques uns y ayant cédé ont dévié de la.foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins ». Quels sont ceux qui « ont dévié de la foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins? Ceux qui veulent devenir riches. » Réponde maintenant cet indigent couvert de haillons. Voyons, ne veut-il pas devenir riche? Examinons, interrogeons-le : ne veut-il pas devenir riche ? Qu'il réponde sans mentir. J'entends ce que dit sa bouche, mais je questionne sa conscience. Dis donc : ne veux-tu pas devenir riche? S'il le veut, le voilà qui tombe dans la tentation et dans beaucoup de désirs insensés et nuisibles. » Je dis les désirs, non les richesses. Pourquoi? Parce qu'il veut devenir riche. Dans quoi encore ? « Dans beaucoup de désirs insensés et nuisibles, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. » Vois-tu où tu es tombé? Pourquoi me parler toujours de la nullité de tes ressources, quand je montre en toi des passions si dangereuses? Compare maintenant ces deux hommes. L'un est riche, l'autre est pauvre; mais le riche est riche et ne veut pas le devenir; il est riche, soit par ses parents, soit à cause des dons et des héritages qu'il a reçus. Supposons qu'il est riche aussi par injustice; il ne veut plus acquérir, il a imposé des bornes, fixé des limites à sa cupidité: et il combat de tout son coeur pour la piété. [8] Mais il est riche, dis-tu. Je réponds : Il est riche. Tu vas plus loin, tu l'accuses : Il est riche par injustice, dis-tu. — Et si avec ses richesses d'iniquité il se fait des amis? Le Seigneur savait ce qu'il disait; assurément il ne se trompait pas en donnant cet ordre : « Faites-vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'eux aussi vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » Et si le riche fait cela? II comprime la cupidité, il exerce la piété. Pour toi, tu n'as rien, mais tu veux devenir riche tu tomberas dans la tentation. Mais ce qui peut-être t'a réduit à la dernière indigence, à la plus profonde misère, c'est que ce pauvre petit héritage paternel, qui devait t'aider à vivre, t'a été enlevé par suite des fausses accusations de quelque compétiteur. Je t'entends gémir, accuser les temps, et, si tu le pouvais, tu ferais ce que tu déplores. N'envoyons nous pas des exemples? Chaque jour n'en est-il pas partout ? On gémissait hier, parce qu'on perdait son bien : aujourd'hui, qu'on en a davantage, on ravit le bien d'autrui. [9] Nous avons trouvé le vrai pauvre, le pauvre pieux, humble, n'ayant point confiance en lui-même, le pauvre véritable, membre du Pauvre qui pour nous s'est fait pauvre quand il était riche. Voyez ce Riche qui pour nous s'est fait pauvre quand il était riche; voyez ce Riche; « Par lui tout a été fait; et rien n'a été fait sans lui. » Créer l'or, c'est plus que de le posséder. Tu es riche en or, en argent, en troupeaux, en domestiques, en domaines et revenus ; tu n'as pu te créer tout cela. Vois ce Riche : « Par lui tout a été fait. » Vois ce Pauvre : « Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous. » Qui se fera une juste idée de son opulence? Qui pourra se représenter comment il fait sans être fait, comment il crée sans être créé, comment il forme sans être formé, comme étant immuable il fait les choses muables, éternel les choses temporelles? Qui pourrait avoir une juste idée de ses richesses ? Pensons à sa pauvreté; dans la nôtre nous pourrons peut-être comprendre au moins la sienne. Il est conçu dans le sein virginal d'une femme, il est enfermé dans le sein de sa mère. Quelle pauvreté ! Il naît dans un étroit réduit; enveloppé des langes d'un enfant il est posé dans une crèche, devient ainsi comme la nourriture de pauvres animaux: puis ce Seigneur du ciel et de la terre, ce Créateur des Anges, cet Auteur de tout ce qui est visible et invisible, prend le sein, pleure, se nourrit, grandit, souffre son âge, cache sa majesté. On le saisit ensuite, il est méprisé, flagellé., moqué, conspué, souffleté, couronné d’épines, suspendu à un morceau de bois, percé d'une lance. Quelle pauvreté ! Voilà le Chef des pauvres que je cherche; voilà le pauvre dont nous voyons que tout vrai pauvre est membre. [10] Cherchons rapidement un orphelin : car nous nous sommes fatigués à la recherche du pauvre. Seigneur Jésus, je cherche un orphelin ; répondez-moi bientôt pour me le faire trouver. « Ne dites pas, déclare-t-il, que vous avez un père sur la terre. » L'orphelin de la terre trouve au ciel un Père immortel. « Ne dites pas, déclare-t-il, que vous avez un père sur la terre. » Voilà notre orphelin trouvé. Qu'il prie maintenant : écoutons-le et imitons-le. Quelle est sa prière ? « Mon père et ma mère m'ont abandonné. Mon, père, dit-il, et ma mère m'ont abandonné; mais le Seigneur m'a adopté. Si donc les pauvres d'esprit sont heureux, parce que le royaume des cieux est à eux; il est vrai que « le pauvre s'abandonne à vous. » Si mon père et ma mère m'ont abandonné et que le Seigneur m'ait adopté; « vous serez l'appui de l'orphelin. »