[1,0] DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. LES MANICHÉENS DÉMASQUÉS: DEUX MOYENS EMPLOYÉS PAR EUX POUR TROMPER. 1. Dans d'autres ouvrages, je crois avoir suffisamment montré ce que nous pouvons opposer aux invectives que lancent les manichéens contre la loi, c'est-à-dire contre l'Ancien Testament, et sur lesquelles ils reviennent avec une vaine jactance au milieu des applaudissements d'une foule ignorante. Je puis néanmoins le répéter ici en quelques mots. Quel esprit, en effet, pour peu qu'il ait du sens, ne comprend facilement que l'intelligence des Ecritures doit être demandée à ceux qui en sont les docteurs de profession ? Ne peut-il pas arriver, n'arrive-t-il pas toujours qu'un grand nombre de passages semblent absurdes à une intelligence peu exercée, tandis que, si des hommes plus instruits en donnent la clef, ils paraissent d'autant plus beaux et procurent un plaisir d'autant plus vif, qu'il était plus difficile d'en saisir la pensée ? C'est ce qui arrive en particulier pour les saints livres de l'Ancien Testament. Si l'on y rencontre des passages qui déplaisent, il faut s'adresser à un docteur pieux, plutôt qu'à un impie lacérateur, et avoir pour principe de s'inspirer du zèle qui cherche, plutôt que de la témérité qui censure. Il peut se faire qu'en cherchant à comprendre l'Ecriture, on rencontre des évêques, des prêtres, d'autres chefs et ministres de l'Eglise catholique, qui évitent d'expliquer devant tous indistinctement les mystères de la révélation, ou, qui satisfaits d'une foi simple, ne se sont pas appliqués à en sonder les profondeurs. Cependant ne désespérez point de trouver la science de la vérité dans cette société, lors même que tous ceux qu'on y interroge ne peuvent pas enseigner, et que tous ceux qui interrogent ne sont pas dignes d'apprendre. Il faut donc tout ensemble et la diligence et la piété: par la première nous méritons de trouver de bons maîtres, et par la seconde de profiter de leurs leçons. 2. A l'aide de deux puissants moyens de séduction les manichéens parviennent à se faire passer pour docteurs aux yeux des simples. D'abord ils attaquent les Écritures qu'ils comprennent mal ou qu'ils veulent être mal comprises ; ensuite ils affichent les apparences d'une vie chaste et d'une prodigieuse continence. En conséquence ce livre aura pour but d'exposer ma manière de voir conforme à la doctrine catholique, sur la règle des moeurs ; en le lisant on comprendra facilement qu'il est aisé de simuler la vertu, mais qu'il est difficile de la pratiquer sincèrement. Je m'efforcerai de témoigner moins de colère contre les excès d'adversaires qui me sont trop connus, qu'ils n'en montrent eux-mêmes contre ce qu'ils ignorent; ce que je me propose, c'est leur guérison si elle est possible, plutôt que le plaisir de les attaquer. Je n'emprunterai à l'Écriture que les témoignages d'une crédibilité évidente à leurs yeux; je n'invoquerai que le Nouveau Testament, et encore je laisserai de côté les autorités qu'ils prétendent avoir été ajoutées après coup, lorsqu'ils se sentent serrés de trop près, me bornant aux passages qu'ils sont forcés d'admettre et d'approuver. Seulement, tous les textes que j'emprunterai à l'enseignement apostolique, je les comparerai à un texte correspondant de l'Ancien Testament. Dès lors, pourvu qu'ils ne mettent pas d'obstination à demeurer ensevelis dans leurs rêveries, ils sortiront de leur sommeil, et, respirant du côté de la lumière de la foi chrétienne, ils verront sans peine que la vie qu'ils affectent au dehors n'est rien moins que la vie chrétienne, ils conviendront aussi que l'Écriture qu'ils lacèrent est véritablement l'Écriture de Jésus-Christ. [1,2] CHAPITRE II. LES MANICHÉENS CONDAMNÉS AU TRIBUNAL DE LA RAISON. — VICE DE LEUR MÉTHODE. 3. Sur quoi m'appuyer d'abord? sur l'autorité ou sur la raison? Sans doute d'après l'ordre même de la nature, lorsqu'on veut apprendre une chose, l'autorité doit précéder la raison. En effet l'infirmité de la raison se montre en ce que, si elle veut d'abord marcher d'elle-même, elle s'appuie ensuite sur l'autorité pour se fortifier. Ainsi, parce que l'intelligence humaine, obscurcie trop souvent par les ténèbres épaisses du vice et du péché, ne peut fixer sur l'évidence de la raison un regard pur et assuré, on a adopté l'usage éminemment salutaire de faire appel à l'autorité, pour affermir l'oeil tremblant de la raison. L'autorité en effet c'est comme l'ombre projetée par tous les rameaux de l'humanité qui adoucit l'éclat éblouissant de la vérité. Mais puisque je m'adresse à des adversaires qui sentent, parlent et agissent contre l'ordre naturel; à des adversaires dont la maxime par excellence est de soutenir que la raison doit marcher avant tout, je descendrai sur leur terrain. J'affirme que c'est là un mode vicieux dans toute discussion, mais je m'y soumets. C'est pour moi le plus ineffable plaisir d'imiter, autant que je le puis, la mansuétude de Jésus-Christ mon divin Maître, qui a daigné se revêtir du mal même de la mort, afin de nous en dépouiller. [1,3] CHAPITRE III. LE SOUVERAIN BIEN POUR L'HOMME. — SES CONDITIONS. 4. Au flambeau de la raison, cherchons donc quelle doit être la vie de l'homme. Sans nul doute nous aspirons tous au bonheur et il n'est personne au monde qui n'admette ce principe avant même qu'il soit énoncé. Or, à mon avis, on ne peut appeler heureux, ni celui qui n'a pas ce qu'il aime, quel que soit d'ailleurs l'objet de son amour; ni celui qui a ce qu'il aime, si ce qu'il aime lui est nuisible; ni celui qui n'aime pas ce qu'il a, lors même que ce serait un bien excellent. En effet désirer ce que l'on ne peut obtenir, c'est être tourmenté; c'est être trompé que d'obtenir ce que l'on ne devait pas désirer, et c'est être malade que de ne pas désirer ce que l'on doit obtenir. Rien de tout cela ne peut survenir sans produire la souffrance. La misère et la béatitude n'ont pas coutume d'habiter simultanément dans un seul homme; dès lors aucun de ceux-là n'est heureux. Reste donc un quatrième état, seul compatible avec le bonheur; il consiste à aimer et à posséder ce qui est le plus excellent pour l'homme. Jouir en effet, n'est-ce pas avoir à sa disposition ce que l'on aime? Peut-on être heureux si l'on ne jouit pas de ce qui pour l'homme est le bien par excellence? et peut-on ne pas l'être si l'on en jouit? Concluons dès lors que si nous aspirons à vivre heureux, nous devons pouvoir posséder notre souverain bien. 5. Reste donc à chercher quel est le souverain bien de l'homme, et de toute évidence ce bien ne saurait être inférieur à l'homme. Car c'est s'abaisser que de chercher ce qui est plus bas que soi. Si donc c'est une obligation pour l'homme d'aspirer au plus parfait, ce bien par excellence ne saurait lui être inférieur. Sera-ce quelque chose d'égal à lui-même ? L'affirmer c'est prétendre que parmi les biens dont on peut jouir il n'en est pas de supérieur à l'homme. Si donc nous trouvons quelque bien qui soit supérieur à l'homme tout en restant à la disposition de celui qui l'aime, nous concluons que l'homme doit tendre vers ce but manifestement supérieur à celui qui y aspire. En effet si le bonheur consiste dans la possession d'un bien tel qu'il ne peut y en avoir de plus grand, en d'autres termes, dans le bien par excellence, à quel titre peut-on appeler heureux celui qui ne possède pas encore son souverain bien? Ou comment serait-ce le souverain bien, s'il y en a un meilleur que nous puissions posséder? J'ajoute que le souverain bien, s'il existe, doit être tel que nous ne puissions en être privés contre notre gré. En effet nous ne saurions nous reposer pleinement dans un bien si nous sentons qu'il peut nous être arraché alors même que nous voulons le conserver et l'étreindre. Et si l'on n'est pas assuré de la possession du bien dont on jouit, pourra-t-on être heureux, avec cette douloureuse crainte de le perdre ? [1,4] CHAPITRE IV. QU'EST-CE QUE L'HOMME? 6. Cherchons donc quel bien peut être supérieur à l'homme. Mais comment le trouver si auparavant nous n'avons étudié et compris l'homme lui-même? Toutefois ce ne peut être une simple définition que l'on me demande, car tout le monde, ou du moins mes adversaires et moi nous sommes parfaitement d'accord sur ce point, à savoir que nous sommes composés d'une âme et d'un corps. La question à résoudre est donc plutôt celle-ci : de ces deux substances que j'ai nommées, laquelle est l'homme? Est-ce le corps seulement ou seulement l'âme? En effet ce sont là deux choses distinctes, et aucune des deux prises séparément ne peut être appelée l'homme, car le corps ne serait pas l'homme s'il n'y avait pas d'âme, et l'âme ne serait pas l'homme si le corps n'était animé par elle. Cependant il peut se faire que l'une des deux paraisse être l'homme et en porte le nom. Qu'appellerons-nous donc l'homme? Est-ce l'âme et le corps unis entre eux comme le char l'est aux coursiers, ou à la manière du centaure ? N'est-ce que le corps au service de l'âme qui le gouverne, et que nous appelons l'homme, comme nous désignons par le nom de lanterne, non pas tout ensemble la lumière et le vase qui la porte, mais le vase seulement, quoique ce nom lui vienne à raison même de la lumière 'qu'il renferme ? Ou bien appellerons-nous du nom d'homme l'âme seulement, mais à raison du corps qu'elle anime, comme nous appelons cavalier non pas l'homme et le cheval, mais l'homme seulement, en tant qu'il est assis sur le cheval qu'il dirige? Une telle controverse est difficile à vider; si la raison y parvient aisément, ce ne peut être sans une longue dissertation, et nous n'avons nul besoin d'entreprendre ce travail ni de retarder ainsi notre discussion. Dites que l'homme c'est l'âme et le corps tout ensemble, ou que c'est l'âme seule, peu importe; il n'en sera pas moins vrai que le souverain bien de l'homme n'est pas le souverain bien du corps, mais le souverain bien du corps et de l'âme tout ensemble, ou de l'âme seule. [1,5] CHAPITRE V. LE SOUVERAIN BIEN DE L'HOMME EST AVANT TOUT LE SOUVERAIN BIEN DE SON ÂME. 7. Si nous demandons ce qui peut être le souverain bien du corps, la raison nous le montre sans hésiter dans ce qui procure au corps la perfection la plus grande possible. Or de tous les biens qui perfectionnent le corps, le plus excellent, sans aucun doute, c'est l'âme. Le souverain bien du corps ce n'est donc, ni le plaisir, ni l'insensibilité, ni la force, ni la beauté, ni l'agilité, ni les autres biens corporels, quels qu'ils soient, mais uniquement l'âme. En effet tous ces biens que je viens d'énumérer, c'est l'âme, par sa présence, qui les procure au corps et surtout elle lui procure la vie, qui les surpasse tous. D'où je conclus que l'âme ne me paraît pas être le souverain bien de l'homme, soit que nous voyions l'homme dans l'âme et le corps tout ensemble, soit que nous le voyions dans l'âme seule. En effet, de même que la raison nous affirme que le souverain bien du corps c'est ce qui est meilleur que le corps, ce qui lui donne la vigueur et la vie, de même si quelque chose surpasse l'âme, l'âme en s'y attachant en deviendra plus parfaite, peu importe du reste que l'on trouve l'homme dans le corps et l'âme tout ensemble ou dans l'âme seulement. Si donc nous découvrons ce quelque chose de plus parfait que l'âme, sans aucun détour, sans nulle hésitation nous l'appellerons le souverain bien de l'homme. 8. Si c'était le corps qui fût l'homme, je ne pourrais me refuser à avouer que le souverain bien de l'homme, c'est l'âme. Mais quand il s'agit de mœurs, quand nous cherchons le genre de vie que l'homme doit mener pour arriver à la béatitude, ce n'est point au corps que nous donnons des préceptes; et nous ne sommes pas à la recherche de la science de gouverner le corps. Enfin notre tâche, ici, est de rechercher et d'apprendre les bonnes mœurs. Or c'est là l'action propre de l'âme, et dès qu'il s'agit d'acquérir la vertu, il ne peut être question du corps. Par conséquent, et ce point est hors de doute, si le corps, quand il est dirigé par l'âme, n'en est que beaucoup mieux et beaucoup plus honnêtement dirigé; s'il devient d'autant plus parfait que l'âme, à laquelle il est légitimement soumis, est plus parfaite elle-même, on doit nécessairement regarder comme étant le souverain bien de l'homme, ce qui peut rendre l'âme souverainement bonne, dût-on ne voir l'homme que dans le corps. De même, si un cocher obéissant à mes ordres nourrit et dirige parfaitement les chevaux qui lui sont confiés, et si je me montre d'autant plus généreux envers lui qu'il m'obéit mieux, peut-on nier qu'à moi revient le mérite de la bonne tenue et du cocher et des coursiers? Donc appelez homme le corps seulement, ou l'âme seulement, ou bien le corps et l'âme réunis, ce que je dois chercher avant tout, c'est ce qui peut rendre l'âme plus parfaite. Car lorsque nous l'aurons trouvé, nous aurons ce qu'il faut pour que l'homme puisse, sinon s'élever à la perfection, du moins devenir beaucoup meilleur qu'il ne le serait, privé de cette unique connaissance. [1,6] CHAPITRE VI. LA VERTU CONDUIT A LA POSSESSION DE DIEU. 9. Il est hors de doute que la vertu rend l'âme parfaite. Mais on peut demander si la vertu existe par elle-même, ou si, pour exister, elle a besoin d'être dans l'âme. C'est encore là une question très-relevée et qui exigerait de longs développements. Mais voici comment je l'abrégerai; et comptant sur l'assistance divine, j'espère la résoudre, selon mes forces, avec clarté et concision. Que la vertu puisse exister par elle-même, sans être localisée dans l'âme, ou qu'elle ait besoin de l'âme pour subsister; il est certain que pour parvenir à la vertu l'âme suit une certaine direction ; est-ce la sienne propre? est-ce celle de la vertu? est-ce celle qui lui serait imprimée par un troisième moteur qui ne serait ni l'âme ni la vertu? Mais si l'âme se suit elle-même, pour parvenir à la vertu, elle suit je ne sais quel guide insensé; car tant qu'elle ne possède pas la vertu, l'âme n'est qu'une insensée. D'un autre côté le but suprême de ceux qui cherchent, c'est d'atteindre ce qu'ils poursuivent ; l'âme désirera-t-elle ne pas atteindre ce qu'elle cherche ? c'est une absurdité; ou bien, comme en se suivant elle-même elle ne suit qu'un guide insensé, elle parviendra infailliblement à la folie qu'elle veut éviter. Et si c'est la vertu qu'elle suit, avec le désir de l'obtenir, comment poursuit-elle ce qui n'est pas? ou comment désire-t-elle obtenir ce qu'elle possède? Donc, ou la vertu est quelque chose de distinct de l'âme, ou, si l'on veut qu'elle n'en soit qu'une habitude et pour ainsi dire une qualité, il est nécessaire que l'âme poursuive quelque chose au dehors d'elle, si elle veut que la vertu puisse germer en elle. En effet, et c'est là, pour moi, une vérité de la dernière évidence, si elle ne poursuit rien, ou si elle ne poursuit que la folie, elle ne saurait parvenir à la sagesse. 10. Ce que l'âme poursuit pour arriver à la possession de la vertu et de la sagesse, ne peut être que l'homme est sage ou bien Dieu. Mais nous avons dit précédemment que le souverain bien de l'homme doit être tel qu'on ne puisse le perdre involontairement et malgré soi. Or peut-on douter un instant que l'homme sage, si c'est lui qu'il suffit de rechercher pour être vertueux; puisse nous être enlevé, et sans notre consentement, et malgré notre opposition? Il ne reste donc plus que Dieu ; c'est en le recherchant que nous arriverons à la vie vertueuse, et c'est en le trouvant que nous trouverons en outre le bonheur. Niera-t-on l'existence de Dieu? A celui qui en serait là, je ne saurais plus quel langage adresser; le meilleur langage serait le silence le plus profond. Toutefois s'il se rencontrait de ces athées, il faudrait avec eux invoquer d'autres principes, développer d'autres raisons et débuter autrement que nous ne l'avons fait dans ce livre. Quant à mes adversaires actuels, ils ne nient pas l'existence de Dieu, ils avouent même que sa providence prend soin des choses humaines. Et en vérité pourrait-on donner le nom de religion à une secte qui refuserait d'admettre que la Providence divine s'étend au moins sur nos âmes? [1,7] CHAPITRE VII. DIEU RÉVÉLÉ PAR LES ÉCRITURES. — L'ÉCONOMIE DIVINE TOUCHANT NOTRE SALUT. — ABRÉGÉ DE LA FOI. 11. Comment poursuivre Dieu puisque nous ne le voyons pas? et comment le verrions-nous, n'étant que des hommes et des hommes insensés? Sans doute ce n'est pas par les yeux du corps, mais par l'esprit que nous pouvons le voir; mais où trouver un esprit qui tout enveloppé du voile de l'ignorance soit capable, je ne dis pas d'arriver, mais de faire effort pour arriver à se plonger dans cet océan de lumière? Recourons donc à l'enseignement de ceux dont la sagesse nous offre des garanties suffisantes. La raison a pu nous amener jusqu'ici. Car elle traitait de choses humaines, sinon avec la certitude de la vérité, au moins avec la sécurité que donne l'habitude. Mais maintenant que nous sommes arrivés au seuil des choses divines, elle fait volte-face, son regard est impuissant, elle est frémissante, haletante, palpitante d'amour, mais, frappée par l'éclat de la vérité, elle veut rentrer dans ses ténèbres habituelles, moins par choix que par impuissance. C'est ici qu'il faut craindre, qu'il faut trembler qu'elle ne devienne la victime d'une faiblesse plus grande encore, en demandant, dans sa lassitude, le repos aux ténèbres. Au moment où nous allions désirer nous y enfoncer de nouveau, ah ! qu'il plaise à l'ineffable Sagesse de nous offrir l'ombrage de l'autorité; qu'elle ranime doucement notre courage en montrant à nos yeux les faits et les paroles des Livres saints, comme autant de signes qui par leurs ombres mêmes adouciront pour nous l'éclat de la vérité. 12. Notre salut pourrait-il exiger quelque chose de plus ? Où trouver et plus de bienveillance et plus de libéralité que dans la divine Providence? Refusant d'abandonner entièrement à lui-même l'homme révolté contre ses lois, le voyant dévoré par la passion des choses mortelles et condamné avec justice à ne laisser après lui qu'une postérité soumise à la mort, elle ne l'a pas entièrement délaissé. Grâce à des secrets admirables et incompréhensibles; grâce à la succession mystérieuse des biens qu'elle a créés pour l'homme, cette puissance souverainement juste possède tout à la fois et la sévérité de la vengeance et la libéralité du pardon. Voulons-nous comprendre ce que cette conduite renferme de beauté, de grandeur, de vraiment digne de Dieu; enfin de vérité objet de mes recherches? Commençons par l'étude des choses humaines et de ce qui nous touche de plus près, gardons la foi et les préceptes de la vraie religion; ne désertons pas ce chemin sûr où Dieu nous donne pour guides les patriarches avec leur élection, la loi et son pacte, les prophètes avec leurs prédictions, le mystère de l'Homme-Dieu, le témoignage des apôtres, le sang des martyrs et la conversion des gentils. Ne me demandez donc pas ma pensée personnelle; écoutons plutôt les oracles célestes, et aux enseignements divins soumettons nos faibles raisonnements. [1,8] CHAPITRE VIII. S'ÉLEVER VERS DIEU PAR UN AMOUR SOUVERAIN. 13. Voyons quelle règle de vie nous trace le Seigneur lui-même dans l'Evangile, et l'apôtre Paul après lui : ces Ecritures, du moins, nos adversaires n'osent pas les rejeter. Dites-nous vous-même, ô Christ, quelle fin, quelle béatitude vous nous prescrivez ! Il n'en faut pas douter; cette fin sera celle vers laquelle nous devons tendre par un souverain amour. « Tu aimeras, nous dit-il, le Seigneur ton Dieu.» Dites-moi, je vous en prie, dans quelle mesure je dois aimer; car dans l'amour de mon Seigneur je crains de faillir par excès ou par défaut. « Tu aimeras, répond-il, de tout ton cœur.» Ce n'est pas assez. De toute « ton âme. » Ce n'est pas assez encore. De tout « ton esprit.» Que veux-tu de plus? — Si je voyais quelque chose de plus, je le voudrais encore. Et saint Paul, qu'ajoute-t-il? «Nous savons, dit-il, que pour ceux qui aiment Dieu, toutes choses se changent en bien.» Qu'il nous dise à son tour la manière d'aimer. Il répond : « Qui pourra nous séparer de la charité de Jésus-Christ? les tribulations? les chaînes? la persécution ? la faim ? la nudité ? les dangers? le glaive? » Nous venons d'apprendre ce que nous devons aimer, et dans quelle mesure nous devons l'aimer : c'est là que doivent tendre tous nos efforts, tel doit être le but de tous nos desseins. Notre souverain bien c'est Dieu; ne restons pas en deçà, ne cherchons rien au delà; le premier est dangereux, le second est inutile. [1,9] CHAPITRE IX. LA CHARITÉ. — ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT. 14. Maintenant voyons si ces maximes tirées de l'Evangile et de saint Paul sont aussi revêtues de l'autorité de l'Ancien Testament; dans un sujet aussi évident et facile, des investigations profondes ne sont point nécessaires, l'attention suffit. Quant à la première de ces maximes, il est clair pour tout le monde qu'elle est tirée de cette loi, qui fut donnée par Moïse. En effet, nous y lisons : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. » Et quant au rapprochement à établir entre le texte de saint Paul et l'Ancien Testament, pourquoi insister, puisque l'Apôtre, afin de nous épargner une trop longue recherche, a fait lui-même ce rapprochement? Après avoir dit que rien, ni la tribulation, ni les chaînes, ni la persécution, ni la pauvreté, ni les périls, ni le glaive, ne peut nous séparer de la charité de Jésus-Christ, il ajoute aussitôt : « Comme il est écrit, c'est à cause de vous que nous sommes dans l'affliction tous les jours, on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie. » Nos adversaires, il est vrai, ont pour habitude d'objecter que ce passage a été inséré après coup par les falsificateurs du texte sacré. Misérable réponse, et qui montre combien ils sont pris de court ! Car n'est-ce pas là le dernier mot de ceux qui n'ont plus rien à dire? 15. J'insiste et leur pose ces questions : Niez-vous que cette maxime se trouve dans l'Ancien Testament, ou bien prétendez-vous qu'elle ne concorde pas avec celle de l'Apôtre? Pour répondre à la première question, il suffit d'ouvrir les Livres saints; quant à la seconde, en les voyant hésiter et courir à travers champs, je les invite à réfléchir et à peser les paroles citées. A cette condition je leur offre la paix; autrement je les poursuivrai en leur déroulant l'interprétation donnée par des intelligences jugeant sans passion. En effet, quoi de plus sensible que la relation qui unit ces deux maximes ? Les tribulations, les chaînes, la persécution, la faim, la nudité, le péril, ces afflictions de toute sorte sont renfermées dans ce seul mot de l'Ancien Testament : « c'est pour vous « que nous sommes affligés. » Reste le glaive qui, à la vérité, ne nous procure pas une vie douloureuse, puisqu'il tranche l'existence contre laquelle il se lève. Or c'est au glaive que correspondent ces paroles : « On nous a regardés comme des brebis destinées au sacrifice.» Enfin la charité pouvait-elle être désignée plus clairement que par ces paroles : « à cause de vous? » Essaie maintenant de prouver que ce texte ne se trouve pas dans l'apôtre saint Paul, et que c'est moi qui l'ai forgé. Hérétique, prouve alors que ces paroles ne se rencontrent pas dans l'ancienne loi, ou bien qu'elles ne concordent pas avec le texte de l'Apôtre. Tu ne l'oseras pas; et comment l'oserais-tu? D'un côté le manuscrit lui-même, de l'autre l'intelligence de chacun attestent et l'authenticité de ces paroles et leur parfaite conformité avec celles de l'Apôtre. De quelle valeur est maintenant cette audacieuse imputation : les Ecritures ont été interpolées? Enfin que répondras-tu à celui qui te dira: c'est ainsi que je crois, et si je lis ces Livres, c'est parce que tout m'y apparaît concorder parfaitement avec la foi chrétienne? Dis plutôt, si tu l'oses, et si la pensée te vient de me répondre, dis qu'il faut bien se garder de croire que les apôtres et les martyrs aient souffert, pour Jésus-Christ, les tourments les plus cruels; qu'ils aient été regardés par leurs persécuteurs comme des agneaux destinés au sacrifice. Et si ce langage te révolte toi-même, pourquoi me calomnier jusqu'à me faire un crime de trouver dans ce livre ce que, de ton propre aveu, je suis obligé de croire? [1,10] CHAPITRE X. CE QUE L'ÉGLISE, NOUS ENSEIGNE PAR RAPPORT A DIEU. — LES DEUX DIEUX DES MANICHÉENS. 16. Accordes-tu que l'on doit aimer Dieu, mais non ce Dieu qu'adorent tous ceux qui acceptent l'autorité de l'Ancien Testament? Tu prétends donc que l'on ne doit aucun culte à ce Dieu qui a créé le ciel et la terre. C'est là, en effet, le Dieu qui nous est proclamé dans toutes les pages de nos livres sacrés, et vous-mêmes vous avouez que cet univers, que nous exprimons par le ciel et la terre, a pour Créateur un Dieu et un Dieu bon. Je n'ignore pas qu'en discutant avec vous, il faut faire une restriction, quand on parle de Dieu. En effet, vous enseignez la coexistence de deux dieux distincts, l'un bon et l'autre mauvais. Vous dites que vous honorez, et que, selon vous, on doit honorer le Dieu par qui le monde a été créé, mais vous soutenez que ce Dieu n'est pas celui dont nous parle l'Ancien Testament. Quelle impudence de vous obstiner, mais en vain, à donner une mauvaise interprétation à la croyance qui nous a été transmise avec autant de raison que d'utilité ! Mais sachez-le, vos discussions, aussi insensées qu'impies, ne peuvent soutenir la comparaison avec l'enseignement de ces hommes doctes et pieux qui, dans l'Eglise catholique, expliquent les saintes Ecritures à ceux qui veulent les entendre et qui en sont dignes. Nous avons, bien autrement que vous ne le pensez, l'intelligence de la loi et des prophètes. Cessez de vous tromper vous-mêmes; le Dieu que nous adorons n'est point un Dieu pénitent, un Dieu jaloux, indigent, cruel, cherchant son plaisir dans l'effusion du sang des hommes ou des animaux, voyant d'un oeil satisfait les fautes et les crimes, bornant son empire à une parcelle de terre. C'est pourtant à de semblables inepties que vous vous attachez, avec autant d'obstination que de gravité ! Aussi vos invectives ne nous atteignent point, quoique vous exposiez vos contes de vieilles femmes et vos fables puériles, dans un style d'autant plus sot qu'il affecte plus de violence. Et si parmi nous il en est qui se laissent ébranler et qui passent dans votre camp, n'en concluez pas qu'ils condamnent l'enseignement de notre Eglise, mais seulement qu'ils l'ignorent. 17. Si donc quelque chose d'humain bat encore dans votre poitrine, si vous avez quelque souci pour vous-mêmes, cherchez plutôt, avec soin et piété, l'explication de ces textes. Cherchez, malheureux; car nous réprouvons de toutes nos forces, et sans relâche, cette foi qui attribue à Dieu des imperfections qui ne peuvent lui convenir. Quand nous voyons interpréter à la lettre ces textes de l'Ecriture, nous redressons cette simplicité, nous nous rions de cette obstination. Et sur beaucoup d'autres points que vous ne pouvez comprendre, la doctrine catholique en défend la croyance à tous ceux qui se sont dépouillés de la légèreté de l'esprit et qui, grâce à l'étude et à la méditation plus encore qu'aux années, parviennent rapidement à la blanche couronne de la sagesse. Croire que Dieu, à l'instar d'une quantité, est contenu dans l'espace, supposât-on cet espace infini, nous enseignons que c'est là une folie. Admettre qu'il se meut d'un point à un autre, soit quant à sa substance tout entière, soit quant à telle portion de lui-même, nous proclamons hautement que c'est un crime. Et si quelqu'un s'imagine que Dieu, dans sa substance ou sa nature, peut subir, de quelque manière que ce soit, une mutation ou un changement, nous le condamnons comme victime d'une incroyable démence et d'une impiété criminelle. C'est là imiter les enfants qui, très-souvent, se représentent Dieu sous une forme humaine et s'imaginent que c'est là sa réalité. Peut-on quelque chose de plus abject? Mais on trouve aussi beaucoup de vieillards qui contemplent l'inviolable et immuable majesté, bien au-dessus et au-delà de toute forme du corps et de l'esprit humain. Or, nous l'avons déjà dit, ces différents âges se font reconnaître à la vertu et à la prudence dont ils donnent des preuves et non aux années qu'ils ont vécu. Mais parmi vous, s'il n'est personne qui assimile la substance divine au corps humain, il n'est personne non plus qui ne la souille de la difformité de l'erreur humaine. Au contraire ceux qui, semblables à des enfants au berceau, restent suspendus au sein de l'Eglise catholique, s'ils ont été soustraits aux ravages de l'hérésie, nous les voyons se nourrir chacun suivant ses besoins et ses forces, et s'avancer tous, quoique d'une manière différente, vers la plénitude de l'homme parfait. Ils arrivent ensuite à la maturité et à la science de la sagesse et obtiennent ainsi, dans la mesure même de la volonté, la faculté de jouir de la béatitude. [1,11] CHAPITRE XI. DE L'AMOUR SOUVERAIN POUR DIEU. — LES DEUX CONDITIONS DU SOUVERAIN BIEN. 18. Chercher Dieu c'est donc aspirer à la béatitude; le posséder c'est la béatitude même. C'est par l'amour que nous le cherchons. L'atteindre, ce n'est pas nous transformer en lui, mais nous rapprocher de lui d'une manière admirable et tout intellectuelle, devenant pour ainsi dire, tout illuminés et inondés de sa vérité et de sa sainteté. En effet, il est la lumière elle-même et c'est par lui seul que nous pouvons être éclairés. Dès lors, pour parvenir à la vie heureuse, « le grand et le premier commandement le voici: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit: car tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu. » C'est pourquoi l'Apôtre ajoute presque aussitôt : « Je suis certain que ni la mort; ni la vie, ni les anges, ni les puissances, ni les choses présentes ni les choses futures, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur. » Si donc tout se change en bien pour ceux qui aiment Dieu, il faut conclure que le souverain bien ou le bien par excellence consiste non-seulement à aimer, mais à aimer de telle sorte que nous ne puissions rien aimer davantage. Et c'est là ce qui nous est indiqué et exprimé par ces paroles : « De toute ton âme, de tout ton coeur, de tout ton esprit. » Après des expressions aussi formelles et acceptées avec la foi la plus vive, comment douter encore que Dieu soit pour nous le bien par excellence, à l'acquisition duquel nous devions tendre de tous nos efforts, en le préférant à tout? D'un autre côté, si rien au monde ne peut nous séparer de sa charité, Dieu est donc de tous les biens non-seulement le plus excellent, mais encore le plus assuré. 19. Etudions brièvement chacun de ces caractères. Personne ne peut nous séparer de Dieu, nous menaçât-il de la mort. En effet, ce par quoi nous aimons Dieu ne peut mourir qu'en cessant d'aimer Dieu; mourir c'est ne pas aimer Dieu, et ne pas aimer Dieu c'est aimer et chercher de préférence un autre objet que lui. Pour nous séparer de Dieu, nous promettra-t-on la vie? Ce serait promettre l'eau en renonçant à la source. Un ange ne saurait nous en séparer, car quand nous sommes unis à Dieu, un ange même n'est pas plus puissant que notre âme. La vertu ne nous en sépare pas, car dût-on parler de cette vertu qui a quelque pouvoir en ce monde, l'âme unie à Dieu est bien au-dessus du monde tout entier; et si par vertu on entend l'affection légitime de notre coeur, il nous suffit de la rencontrer dans un autre, pour nous sentir portés vers Dieu; et mieux encore, si elle est en nous c'est elle-même qui forme cette union. Les peines de la vie présente ne nous séparent pas de la charité de Dieu, car elles nous paraissent d'autant plus légères que nous nous attachons plus étroitement à Celui dont elles chercheraient à nous séparer. La promesse des biens futurs ne nous en sépare pas, car c'est de Dieu que nous viennent les promesses les plus assurées des choses futures, et quelle chose peut être meilleure que Dieu, qui est toujours présent à ceux qui lui sont unis? Ni la hauteur, ni la, profondeur ne nous en séparent. En, effet, veut-on parler de la hauteur ou de la profondeur de la science, j'éviterai une excessive curiosité dans la crainte de me séparer de Dieu; et l'enseignement de qui que ce soit ne m'en séparera pas davantage sous prétexte de dissiper mon erreur, car on n'est dans l'erreur qu'autant qu'on est séparé de Dieu. Si au contraire, par ces paroles on entend les choses supérieures et les choses inférieures de ce monde, qui osera me promettre le ciel, en me séparant du Créateur du ciel; et quel enfer pourra m'effrayer jusqu'à me faire quitter Dieu, puisque si jamais je ne l'avais quitté, jamais je n'aurais connu d'enfer? Enfin quel lieu pourrait me séparer de la charité de Dieu, lui qui est tout entier partout et qui n'y serait pas ainsi, s'il pouvait être renfermé dans tel ou tel lieu particulier? [1,12] CHAPITRE XII. LA CHARITÉ NOUS UNIT A DIEU. 20. Non, dit l'Apôtre, aucune autre créature ne nous peut séparer de Dieu. O révélateur des plus profonds mystères ! Il ne s'est pas contenté de dire : une créature; il dit : aucune autre créature, nous apprenant ainsi que notre coeur, notre esprit, par lesquels nous aimons Dieu et nous nous attachons à lui, ne sont eux-mêmes que des créatures. Par ces mots : « aucune autre créature, » il entend donc les corps. Car si l'âme est une chose « intelligible, » c'est-à-dire si elle ne peut être connue que par l'intelligence, il faut entendre par les «autres » créatures, tout ce qui est « sensible,» c'est-à-dire toutes les choses qui se font connaître à nous par les yeux, les oreilles, l'odorat, le goût et le toucher; et celles-ci sont évidemment inférieures aux choses perçues par l'intelligence. Or Dieu, quoique supérieur à l'intelligence qui le perçoit, puisqu'il est son créateur et son auteur, n'est cependant lui-même connu de ceux qui en sont dignes que par cette même intelligence. Aussi était-il à craindre que l'âme humaine, élevée qu'elle est au rang des créatures invisibles et intellectuelles, ne s'aveuglât jusqu'au point de se croire de même nature que Celui qui l'a créée, et qu'ainsi elle ne se séparât par orgueil de Celui à qui elle doit rester unie par la charité. Pourtant, du moins dans une certaine mesure, elle devient semblable à Dieu; mais c'est quand elle se soumet à Lui pour en recevoir la clarté et la lumière. Si donc son union avec Dieu est d'autant plus étroite, que sa soumission est plus profonde, on doit nécessairement conclure qu'elle s'éloigne d'autant plus de lui, qu'elle porte plus loin son audace à s'égaler à lui. Et c'est cette audace qui la dissuade d'obéir aux lois de Dieu, en lui persuadant qu'il est en son propre pouvoir de devenir ce qu'est Dieu lui-même. 21. Donc plus cette âme s'éloigne de Dieu, non pas d'une distance locale, mais par l'amour et le désir des biens terrestres, inférieurs à elle-même, plus elle s'enfonce dans la folie et la misère. Au contraire, elle remonte vers Dieu par la charité et par le désir, non pas de se poser son égale, mais de se soumettre à lui. Et plus elle y apportera d'efforts et de soins, plus elle sera grande et heureuse, plus elle sera libre sous la domination de ce Maître unique. Qu'elle sache donc toujours qu'elle n'est qu'une créature. Qu'elle voie dans son Créateur une nature divine, infiniment et inviolablement douée de la vérité et de la sagesse, tandis que sur elle peut s'appesantir la folie et le mensonge, à cause des erreurs mêmes dont elle désire se dépouiller. Qu'elle prenne garde aussi que l'amour du monde sensible ne la sépare de la charité de Dieu, charité qui la sanctifie et lui assure le bonheur le plus grand et le plus constant. Donc puisque nous-mêmes nous sommes des créatures, aucune « autre » créature ne nous sépare de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur. [1,13] CHAPITRE XIII. UNION AVEC DIEU PAR JÉSUS-CHRIST ET LE SAINT-ESPRIT. 22. A saint Paul il appartient aussi de nous dire quel est ce Christ Jésus, Notre-Seigneur. « A ceux qui sont appelés, nous prêchons, dit-il, le Christ, Vertu et Sagesse de Dieu. » Quoi donc? Jésus-Christ ne dit-il pas lui-même : « Je « suis la Vérité? » Si donc nous voulons savoir ce que c'est de bien vivre, c'est-à-dire de tendre à la béatitude par une bonne vie, ne répondrons-nous pas que c'est aimer la Vertu, aimer la Sagesse, aimer la Vérité, et l'aimer de tout notre coeur, de toute notre. âme, de tout notre esprit, cette Vertu inviolable et invincible, cette Sagesse sans aucun mélange de folie, cette Vérité sans altération et toujours la même ? C'est par elle que nous connaissons le Père, car il a été dit: « personne ne vient au Père que par moi.» Or nous lui sommes unis par la sanctification. En effet, la sanctification produit en nous les ardeurs d'une charité pleine et entière, seule assez forte pour nous empêcher de nous détourner de Dieu, et nous porter à nous former selon lui plutôt que selon le monde. «Car, dit le même Apôtre, il nous a prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils. » 23. Dès lors la charité nous rend semblables à Dieu; et après nous avoir obtenu de lui le sceau de cette conformité, de cette ressemblance, elle nous circoncit des désirs de ce monde, elle nous empêche de nous confondre avec les créatures qui doivent nous être soumises. Telle est l’oeuvre propre du Saint-Esprit. « L'espérance nous préserve de la confusion, dit l'Apôtre, parce que la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné.» Or nous ne pourrions jamais être renouvelés dans notre intégrité primitive par le Saint-Esprit, si lui-même n'était doué d'intégrité et d'immutabilité; et il ne peut l'être qu'en possédant la substance et la nature même de Dieu à qui seul appartient l'immutabilité et l'identité souveraine. En effet, et ce n'est pas moi qui l'affirme ; c'est le même Apôtre : « toute créature est soumise à la vanité. » Or ce qui est soumis à la vanité ne peut ni nous y arracher, ni nous unir à la vérité. Si c'est là l'oeuvre du Saint-Esprit, il n'est donc point une simple créature, il est Dieu, car on ne peut être que Dieu ou créature. [1,14] CHAPITRE XIV. L'AMOUR NOUS UNIT A LA TRINITÉ. 24. Nous devons donc aimer Dieu, c'est-à-dire une sorte d'unité trine, Père, Fils et Saint-Esprit, dont je ne dirai rien autre chose, si ce n'est qu'elle est l'être lui-même. Car Dieu n'est-il pas 1e vrai et souverain Etre, « lui de qui, par qui et en qui toutes choses existent,» comme le dit saint Paul. Il ajoute: « A lui la gloire.» A lui et non pas à eux, car il n'y a qu'un Dieu. A lui la gloire, c'est-à-dire la gloire par excellence, la gloire la plus pure, la plus haute, la plus étendue. En effet plus son nom est proclamé, plus loin il est connu, plus aussi il est aimé et ardemment aimé. En agir ainsi, c'est donc, de la part du genre humain, marcher d'un pas sûr et constant vers la vie parfaite et heureuse. Quand il s'agit de moeurs, à mon avis l'unique question à résoudre, c'est celle du souverain bien de l'homme vers lequel tout doit tendre. Or nous avons prouvé, soit par la raison, du moins autant que nous l'avons pu, soit par l'autorité divine, infiniment supérieure à notre raison, que ce souverain bien de l'homme n'est autre que Dieu lui-même. En effet quel peut être pour l'homme le bien par excellence, en dehors de celui dont la possession produit le souverain bonheur? Et ce bien, c'est Dieu à qui nous ne pouvons nous unir que par la dilection, l'amour, la charité. [1,15] CHAPITRE XV. DÉFINITION CHRÉTIENNE DES QUATRE VERTUS CARDINALES. 25. Si la vertu est le chemin du bonheur, que peut être la vertu sinon amour souverain pour Dieu ? Quand donc on dit qu'elle est quadruple, je crois qu'on l'entend des divers états de cet amour. Ces quatre vertus, plaise à Dieu que leur efficacité soit dans tous les Cœurs, comme leurs noms sont dans toutes les bouches ! — Voici comme je les définis sans hésiter: La tempérance, c'est l'amour se donnant tout entier à l'objet aimé; la force, c'est l'amour supportant tous les maux à cause de l'objet aimé; la justice, l'amour soumis au seul objet aimé, et par suite régnant sur tout le reste avec droiture; enfin, la prudence, c'est l'amour faisant un choix judicieux de ce qui peut lui être utile à l'exclusion de ce qui peut lui être nuisible . Et cet amour, nous avons dit que ce n'est pas l'amour de n'importe quel objet, mais uniquement l'amour de Dieu, c'est-à-dire l'amour du souverain bien, de la souveraine sagesse, de la concorde souveraine. Je pourrais donc encore définir ces vertus: la tempérance c'est l'amour de Dieu, se conservant intègre et incorruptible; la force, c'est l'amour supportant facilement tout à cause de Dieu ; la justice, c'est l'amour ne servant que Dieu seul et par suite régissant avec droiture tout ce qui est soumis à l'homme; la prudence, c'est l'amour discernant judicieusement ce qui peut nous aider à arriver à Dieu ou ce qui peut nous détourner de lui. [1,16] CHAPITRE XVI. ACCORD DE L'ANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT. 26. Quant au genre de vie qui découle de chacune de ces vertus, je l'exposerai brièvement. Mais avant tout, comme je l'ai promis, je dois rapprocher de ces témoignages du Nouveau Testament que j'invoque déjà depuis longtemps, d'autres témoignages semblables tirés de l'ancien. Paul serait-il le seul à nous dire que nous devons être soumis à Dieu, que rien ne doit s'interposer entre nous et lui? Le prophète n'a-t-il pas exposé très-exactement et brièvement la même pensée quand il a dit : « Il m'est bon d'adhérer à Dieu ? » Tout ce qui est longuement développé, dans saint Paul, au sujet de la charité, n'est-il pas renfermé dans ce seul mot : « adhérer? » Et cette expression : « il m'est bon, » n'a-t-elle pas le même sens que ces autres paroles: « tout ose change en bien pour ceux qui aiment Dieu. » Il suffit donc d'une seule phrase et de deux mots, au prophète, pour exposer et la puissance et l'efficacité de la charité. 27. De même l'Apôtre nous dit du Fils de Dieu, qu'il est la vertu et la sagesse de Dieu a, attribuant ainsi la vertu à l'action, et la sagesse à l'enseignement. D'un autre côté nous lisons dans l'Evangile : « tout a été fait par lui;» et il y a là l'expression de l'action et de la vertu ; ailleurs, l'enseignement et la connaissance du vrai nous sont aussi clairement indiqués par ces paroles: «Et la vie était la lumière des hommes. » Or ces témoignages du Nouveau Testament ne trouvent-ils pas un parallèle bien frappant dans ces paroles de l'Ancien, traitant de la sagesse. « Elle atteint de la fin à la fin avec force et elle dispose tout avec douceur? » Atteindre fortement, c'est bien le caractère de la force; disposer avec suavité, c'est bien l'art et la raison. Mais si ces rapprochements vous paraissent obscurs, entendez ce qui suit : « Dieu l'a aimée par-dessus tout, car elle est la maîtresse a de l'enseignement de Dieu et l'électrice de ses oeuvres .» Il ne s'agit point ici de l'action ; car choisir les oeuvres n'est pas une même chose avec l'action même; c'est l'enseignement seul que nous devons y voir. Mais afin que la proposition que nous voulons démontrer soit complète et afin de prouver que l'oeuvre est due à la force, lisez ce qui suit: « Que si, est-il dit, la possession que l'on ambitionne dans la vie est honnête, qu'y a-t-il de plus honnête que la sagesse qui opère toutes choses? » Se peut-il une expression plus belle et plus claire, et même plus riche? Si vous n'en êtes pas frappé, écoutez encore et toujours dans le même sens: « La sagesse enseigne la sobriété, la justice et la vertu.» La sobriété me semble désigner la connaissance même du vrai, c'est-à-dire l'enseignement ; quant à la justice et à la force elles se rapportent à l'action et à l'opération. Cette force et cette sobriété dont le Fils de Dieu gratifie ceux qui l'aiment, je ne sais à quoi les comparer, puisque le même prophète, pour en exprimer la valeur ajoute aussitôt « La sagesse enseigne la tempérance, la justice et la force, et rien n'est plus utile aux hommes pendant la vie. » 28. Dira-t-on que ces paroles n'ont pas été dites du Fils de Dieu ? Mais que signifient donc celles-ci:, « La sagesse révèle la gloire de sa génération, car elle habite avec Dieu. » Le sens ordinaire du mot génération n'a-t-il pas trait à la paternité? La cohabitation, à son tour, ne proclame-t-elle pas, n'affirme-t-elle pas l'égalité avec le Père? De plus, puisque Paul dit du Fils de Dieu qu'il est « la sagesse de Dieu; » puisque le Sauveur dit de lui-même. « Personne ne connaît le Père, si ce n'est son Fils unique, » le Prophète pouvait-il s'exprimer plus clairement qu'en disant: « Elle était avec vous, cette sagesse qui connaît vos oeuvres, elle était avec vous quand vous formiez l'immense univers, et elle savait ce qui devrait plaire à vos yeux. » Que Jésus-Christ soit la vérité, c'est ce que nous prouvent ces paroles : « il est la splendeur du Père. » Qu'y a-t-il en effet autour du soleil si ce n'est la splendeur? et que peut-on voir de plus clair et de plus formel dans l'Ancien Testament pour exprimer la même pensée, si ce n'est ces paroles : « Votre vérité vous entoure ? » Enfin la Sagesse même nous dit dans l'Evangile : « Personne ne vient à mon Père si ce n'est par moi ; » et le Prophète dit de même. « Qui donc connaît votre pensée, si vous ne lui avez pas donné la sagesse ? »Et un peu plus loin : « Les hommes ont connu les choses qui vous plaisent, et ils ont été guéris par la sagesse. » 29. Saint Paul nous dit: « la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné ; » et le Prophète: « Parce que le Saint-Esprit, qui enseigne toute science, fuit le déguisement. » Là où il y a déguisement il n'y a pas de charité. Saint Paul ajoute : « Devenir semblables à l'image du Fils de Dieu. » Et le Prophète : « La lumière de votre visage, Seigneur, a été gravée sur nous. » Saint Paul prouve que le Saint-Esprit est Dieu, et dès lors qu'il n'est point une simple créature ; le Prophète dit de même: « Et du haut des cieux vous enverrez le Saint-Esprit. » Or Dieu seul est le Très-Haut, rien ne le surpasse en élévation. Paul prouve que la Trinité est un seul Dieu quand il dit : « A lui la gloire. » Nous lisons de même dans l'Ancien Testament: « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un seul Dieu. » [1,17] CHAPITRE XVII. APOSTROPHE AUX MANICHÉENS. 30. Que voulez-vous de plus? Pourquoi cette cruauté aveugle et impie? Pourquoi, par une funeste séduction, pervertir les âmes ignorantes? Pour les deux Testaments il n'y a qu'un seul et même Dieu. Ce parfait accord que je vous ai fait remarquer entre l'un et l'autre, vous l'observerez aussi sur tous les autres points si vous voulez y apporter un examen diligent et judicieux. Mais parce que plusieurs passages ne revêtent aucun ornement et y sont parfaitement appropriés à la multitude des simples esprits, auxquels ils s'adressent; parce qu'ils leur parlent un langage humain, pour les élever à des pensées divines; parce que beaucoup d'autres passages y sont employés dans un sens figuré; parce que toute intelligence sérieuse, par cela même qu'elle s'exerce plus utilement à en découvrir le sens véritable, éprouve à le trouver la satisfaction la plus complète; vous, Manichéens, vous abusez étrangement de ce plan admirable du Saint-Esprit, vous l'exploitez pour tromper vos auditeurs et les faire tomber dans le piège. Quant à savoir pourquoi la divine Providence vous laisse en agir ainsi, et avec quelle vérité l'Apôtre a dit : « Il faut qu'il y ait des hérésies, afin que les justes se manifestent parmi vous, » ce pourquoi, il serait trop long de l'expliquer, et ce que l'on pourrait vous dire, il ne vous est pas donné de le comprendre. Je vous connais parfaitement. Vous venez avec des âmes malades, empoisonnées, allourdies par ces fantômes corporels dont vous vous repaissez; vous venez ainsi essayer de juger les choses divines, dont vos pensées. ne soupçonnent pas la hauteur. 31. Tout ce que nous prétendons avec vous, ce n'est pas de vous faire comprendre, vous ne le pouvez pas, mais de vous inspirer au moins quelquefois le désir de comprendre. C'est là l'oeuvre de la simple et pure charité de Dieu, cette charité dont nous avons déjà beaucoup parlé, c'est surtout dans les mœurs qu'elle éclate, et inspirée par le Saint-Esprit elle conduit au Fils, c'est-à-dire à la sagesse de Dieu, par laquelle le Père lui-même nous est connu. Mais si toutes les forces de l'âme ne se réunissent pas pour parvenir à la Sagesse et à la vérité, jamais nous ne pourrons y atteindre. Au contraire, si on les recherche comme elles le méritent, elles ne pourront ni se soustraire ni se cacher à ceux qui les aiment. De là cette parole que vous avez vous-mêmes habituellement sur les lèvres : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira. Il n'est rien de caché qui ne doive être découvert. » C'est par l'amour que l'on demande, par l'amour que l'on cherche; il enflamme nos désirs, nous révèle les secrets divins, et nous y attache indissolublement. A l'aide de menteuses interprétations, vous alléguez l'Ancien Testament pour vous détourner de cet amour de la sagesse et de l'empressement à la chercher, tandis que nous y trouvons de quoi enflammer de plus en plus nos désirs. 32. Soyez donc un instant dociles, et écoutez sans obstination ce que dit le Prophète : « La sagesse brille et ne s'éclipse jamais, elle se laisse voir à ceux qui l'aiment et trouver à ceux qui la cherchent; elle vole à la rencontre de ceux qui la désirent, afin de se dévoiler à leurs yeux. Quiconque lui consacrera ses veilles, n'éprouvera aucune lassitude, car il la trouvera assise à la porte de sa demeure. Si l'on fait d'elle l'aliment de ses pensées, on fait preuve d'un sens consommé; et celui qui veillera à cause d'elle sera promptement en sûreté, car elle va cherchant de tous côtés ceux qui sont dignes d'elle; sur le chemin elle montre à eux avec un visage riant, et accourt à leur rencontre avec le cortége de sa Providence. Dès lors, le commencement de la sagesse, c'est le désir sincère de l'instruction; le désir de l'instruction c'est l'amour de la sagesse; cet amour n'est autre que l'observation de ses lois; cette observation est la consommation de la parfaite pureté de l'âme; enfin cette parfaite pureté approche l’homme de Dieu. C'est ainsi que le désir de la sagesse conduit l'homme au royaume éternel. » Déclamerez-vous donc encore contre ces vérités? Ainsi exposées et avant même d'être comprises, n'annoncent-elles pas qu'elles signifient quelque chose de grand, et qu'elles renferment quelque chose d'ineffable ? Oh ! que ne pouvez-vous comprendre ce qui vient d'être cité ! A l'instant même vous rejetteriez avec mépris toutes ces fables ineptes, ces vaines images corporelles, et avec la plus vive allégresse, avec l'amour le plus sincère et la foi la plus inébranlable, vous vous jetteriez dans le très-chaste sein de l'Eglise catholique. [1,18] CHAPITRE XVIII. L'EGLISE CATHOLIQUE RÉSUMANT LES DEUX TESTAMENTS. 33. Je pouvais, dans la mesure de ma faiblesse, discuter chaque point en particulier, éclaircir et démontrer les passages que j'ai cités et dont l'excellence et la profondeur surpassent tout ce que l'on en peut dire. Je le pouvais, mais jusqu'à ce que vous ayez fait taire vos récriminations je dois garder le silence. En effet ce n'est pas en vain qu'il a été dit : « Ne donnez pas aux chiens les choses saintes. » Ne vous irritez pas. Moi-même j'ai crié, j'ai été chien, quand il s'agissait pour moi non pas du droit d'enseigner, mais de résister aux mauvais traitements. Si donc vous aviez la charité dont nous traitons, ou même si vous l'aviez eue autrefois, au degré que réclame l'importance de connaître la vérité, Dieu vous montrerait que ce n'est pas parmi les Manichéens que se trouve la foi chrétienne ; cette foi qui conduit jusqu'à la plus sublime sagesse, jusqu'à la plus haute vérité et dont la possession réalise en nous le vrai bonheur ; Dieu vous montrerait enfin que cette foi n'est nulle part que dans l'enseignement catholique. Et quel autre désir exprime saint Paul quand il s'écrie : « Dans ce but je courbe les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ de qui découle toute paternité au ciel et sur la terre, afin que selon les richesses de sa gloire, il vous fortifie dans l'homme intérieur par son Esprit-Saint, qu'il fasse que Jésus-Christ habite par la foi dans vos coeurs, et qu'étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l'amour de Jésus-Christ pour vous, et qu'ainsi vous soyez comblés de toute la plénitude des dons de Dieu ? » Peut-on s'exprimer plus clairement? 34. Je vous en prie, examinez un peu, étudiez l'accord des deux Testaments. Cet accord nous découvrira et nous enseignera suffisamment la direction à imprimer aux mœurs et le terme auquel il faut rapporter toutes choses. L'amour de Dieu; c'est de lui que l'Evangile nous parle dans ces paroles: « Demandez, cherchez, frappez; »c'est vers lui que nous presse saint Paul en disant: « Afin qu'enracinés et fondés dans la charité vous puissiez comprendre. »De son côté le Prophète nous assure que la sagesse peut être facilement connue de ceux qui l'aiment, la cherchent, la désirent, lui consacrent leurs veilles, leurs pensées et leurs soins. Le salut de l'âme et la voie du bonheur jaillissent donc visiblement de l'accord des deux Ecritures; et pourtant vous préférez les poursuivre de vos cris calomnieux, plutôt que de vous soumettre à leur enseignement. Je formulerai en peu de mots ma pensée : écoutez les docteurs de l'Eglise avec le même esprit pacifique et la même bonne volonté avec lesquels je vous ai écoutés moi-même; il ne vous faudra pas neuf ans, comme vous les avez exigés de moi, sans doute pour vous jouer de ma simplicité: En bien moins de temps vous pourrez saisir la différence qui sépare la vérité du mensonge. [1,19] CHAPITRE XIX. L'OFFICE DE LA TEMPÉRANCE, D’APRÈS LES ÉCRITURES. 35. Mais il est temps de reprendre les quatre vertus dont nous avons parlé et de tirer de chacune d'elles le mode de direction à donner à notre vie. Etudions d'abord la tempérance qui nous assure l'intégrité et la pureté de cet amour qui nous unit à Dieu. Sa fonction est de réprimer et de calmer les passions qui nous entraînent loin des lois de Dieu et nous privent des fruits de sa bonté, c'est-à-dire, pour m'exprimer en un mot, de la vie heureuse : c'est là en effet que siège la vérité, dont la contemplation, la jouissance et l'amour persévérant nous rendent heureux. Ceux au contraire qui s'en éloignent deviennent par le fait même victimes des plus grandes erreurs et des tourments les plus cruels. En effet, comme le dit l'Apôtre, « la racine de tous les maux c'est la cupidité; en suivant son attrait beaucoup ont fait naufrage dans la foi et se sont attirés des douleurs de toute sorte. » L'Ancien Testament, pour ceux qui veulent le comprendre, nous signale sans détour ce péché comme ayant été l'objet de la prévarication de l'homme dans le paradis terrestre. « Tous nous mourons dans Adam, nous dit encore l'Apôtre, et tous nous ressusciterons en Jésus-Christ. » O sublimes mystères! Mais je m'arrête, car je n'ai pas entrepris de vous enseigner la vérité, mais uniquement de vous détromper du mensonge, si je le puis, c'est-à-dire si Dieu exauce le voeu que je forme pour vous. 36. L'Apôtre dit donc que la racine de tous les maux c'est la cupidité; la loi ancienne elle-même ne craint pas de lui attribuer la chute du premier homme. Le même Apôtre nous avertit aussi de dépouiller le vieil homme et de revêtir l'homme nouveau. Par le premier homme il désigne Adam qui a péché; l'homme nouveau c'est celui que dans l'Incarnation le Fils de Dieu a revêtu pour nous racheter. En effet il dit ailleurs . « Le premier homme est l'homme terrestre formé de la terre, et le second est l'homme céleste, descendu du ciel. Comme le premier fut terrestre, ses enfants le sont aussi, et comme le second est céleste, ses enfants partagent avec lui cette glorieuse prérogative. Dès lors puisque nous avons porté l'image de l'homme terrestre, portons aussi l'image de l'homme céleste. » En d'autres termes: Dépouillez-vous du vieil homme et revêtez l'homme nouveau. La tempérance a donc pour fonction de dépouiller le vieil homme et de nous renouveler en Dieu, c'est-à-dire de fouler aux pieds toutes les séductions corporelles, la louange populaire et de concentrer tout notre amour vers les choses invisibles et célestes. De là cette belle parole : « Si notre homme extérieur est corrompu, l'homme intérieur est renouvelé de jour en jour. » Entendez aussi ce chant du Prophète: « O Dieu, créez en moi un coeur pur et dans mon sein renouvelez un esprit droit.» Contre un accord aussi manifeste qui pourrait s'insurger, si ce n'est d'aveugles ennemis? [1,20] CHAPITRE XX. MÉPRIS DES CHOSES SENSIBLES. — AMOUR DE DIEU SEUL. 37. Le corps est séduit par ce qui tombe sous le sens corporel, ou, comme s'expriment certains auteurs, par les choses sensibles. Entre toutes celles-ci la plus excellente est cette lumière accessible à tous; aussi, de tous les sens le principal c'est la vue, et la sainte Ecriture désigne sous le nom de choses visibles, toutes les choses sensibles en général. Voici en quels termes le Nouveau Testament nous interdit de les aimer : « Ne considérez point ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas. Car ce qui se voit est temporel, et ce qui ne se voit pas est éternel. » D'où l'on peut conclure que ceux-là sont bien loin du christianisme qui estiment le soleil et la lune dignes non-seulement d'amour, mais de culte. Et pourtant que pouvons-nous voir si nous ne voyons pas le soleil et la lune ? Si donc il nous est défendu de nous attacher aux choses visibles, comment pourrait les aimer celui qui veut offrir à Dieu un amour pur? Du reste ce sujet sera traité ailleurs plus explicitement : il ne s'agit pas ici de la foi mais des moeurs, car c'est par elles, si elles sont bonnes, que nous méritons de savoir ce que nous croyons. Dieu seul donc doit être aimé; quant à ce monde tout entier et aux choses sensibles, elles ne méritent que notre mépris, et si nous nous en servons, ce n'est que pour satisfaire aux besoins de notre existence. [1,21] CHAPITRE XXI. LA GLOIRE MONDAINE ET LA CURIOSITÉ CONDAMNÉES PAR LES ÉCRITURES. 38. Le Nouveau Testament réprouve et méprise en ces termes la gloire populaire: «Si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas le serviteur de Jésus-Christ. » D'un autre côté l'âme se forme certaines images des corps, et le résultat se nomme la science des choses. Voilà pourquoi la curiosité est également défendue, et c'est la grande fonction de la tempérance de nous en corriger. De là cette parole: « Prenez garde de vous laisser séduire par la philosophie. » Et parce que le nom même de philosophie, pour peu qu'on l'examine, exprime une grande chose digne d'enflammer tous nos désirs, puisque la philosophie est l'amour et l'étude de la sagesse, l'Apôtre, évitant avec un grand soin de paraître nous détourner de cette sagesse, ajoute les paroles suivantes : « Et les éléments de ce monde. » Combien d'hommes, en effet, après avoir quitté la vertu, ne sachant même ce qu'est Dieu et avec quelle majesté il préside à l'ordre constant de cet univers, croient se relever à leurs yeux en se livrant à des recherches curieuses et persévérantes sur cette masse de matière que nous appelons le monde. De là naît en eux un si grand orgueil qu'ils se croient volontiers habitants du ciel, parce que le ciel est assez souvent l'objet de leurs discussions. Si donc l'âme veut se conserver pure devant Dieu, qu'elle se mette en garde contre ce désir d'une vaine connaissance. En effet, trompé par cet amour, on en vient souvent à ne voir plus en soi qu'un corps. Ou bien, si forcé par l'autorité on concède encore l'existence dans l'homme de quelque chose d'incorporel, toutes les idées qu'on s'en forme, on les revêt d'images corporelles, et on prend pour la réalité ce que le sens trompeur nous découvre. C'est à cela que se rapporte la défense relative aux images, ou simulacres. 39. Ainsi le Nouveau Testament nous défend d'aimer quoi que ce soit de ce monde, et surtout il nous adresse cette invitation : « Gardez-vous de vous conformer à ce siècle, » parce que l'on tend toujours à se conformer à l'objet de son amour. Cherchons maintenant dans l'Ancien Testament des témoignages , nous les trouverons en grand nombre. Mais, entre tous, un seul livre de Salomon, l'Ecclésiaste, : est des plus propres à faire naître en nous ce souverain mépris des choses de la terre. Voici son début : « Vanité des vanités, et tout est vanité; quelle abondance résulte pour l'homme de tous les travaux qu'il accomplit sous le soleil ?» Si nous étudions, si nous pesons, si nous discutons ces paroles, nous trouverons qu'elles sont de la plus absolue nécessité à tous ceux qui, pour Dieu, désirent fuir et quitter ce monde. Mais une telle étude serait trop longue ; du reste, mon sujet m'entraîne ailleurs. Qu'il me suffise de conclure que l'on doit regarder comme victimes de la vanité, tous ceux qui se laissent prendre aux apparences. Il est vrai que c'est Dieu qui est l'auteur de tous ces vains objets qui les séduisent; mais il est vrai aussi que les hommes ne peuvent, sans crime, se soumettre à ces objets, puisque ces objets leur sont de beaucoup inférieurs. Se laisser illusionner et tromper par les biens de la terre, qu'est-ce autre chose que s'enflammer d'admiration et d'amour pour des choses bien indignes de nous? Dès lors, dans ces choses mortelles et passagères, n'écouter que les règles de la tempérance, c'est une règle tracée par les deux Testaments. Celui qui en est là n'attache son coeur à rien, il est convaincu que rien n'est digne de nos désirs; s'il en use ce n'est que pour satisfaire aux exigences de la vie et du devoir; mais toujours avec modération et un détachement véritable. Au sujet de la tempérance, que ces courtes réflexions nous suffisent; sans doute le sujet serait bien vaste, mais le but que nous nous sommes proposé, nous paraît suffisamment atteint. [1,22] CHAPITRE XXII. L'AMOUR DE DIEU PRODUIT LA FORCE. 40. De la force, nous ne dirons que quelques mots. Quand cet amour, qui doit s'enflammer pour Dieu en toute sainteté, évite de désirer ces choses, nous lui donnons le nom de tempérance; si, au contraire, il a pour objet ces mêmes biens à quitter, il s'appelle force. Or, de tout ce que l'on peut posséder en cette vie, le corps forme assurément pour l'homme la chaîne la plus lourde; et, d'après une juste disposition des lois de Dieu, il en devait être ainsi en punition de cet ancien péché, qui est si connu quand il s'agit d'en parler, mais qui est si mystérieux quand on essaye de le comprendre. Ce lien du corps peut empêcher qu'on ne le brise ou qu'on ne le tourmente, imprime à l'âme l'horreur du travail et de la douleur, et pour empêcher qu'on ne le perde ou qu'on ne le brise il effraye par les terreurs de la mort. L'âme, en effet, aime le corps par la force de l'habitude; mais elle ne comprend pas toujours que si elle s'en sert légitimement et en conformité avec la loi divine, il dépend d'elle de mériter à ce corps un droit légitime à son renouvellement et à sa résurrection. Quand donc, appuyée sur cet amour, elle se sera tournée tout entière vers Dieu, non-seulement elle méprisera la mort, elle ira même jusqu'à la désirer. 41. Mais reste le grand combat contre la douleur. Ici encore il n'est rien de si ardu, rien de si inflexible qui ne soit vaincu par la force de l'amour. Si, portée par cet amour, l'âme s'élève vers Dieu, on la verra supérieure à toutes les tortures, et, admirable de grandeur, elle prendra son vol sur ces ailes aussi belles que puissantes sur lesquelles s'appuie l'amour pour recevoir le baiser de Dieu. Et Dieu ne permettra pas que les adorateurs de l'or, les adorateurs de la louange, les adorateurs des femmes soient plus forts que ses propres adorateurs ; pour ceux-là, en effet, ce qui les pousse ce n'est point l'amour, c'est plutôt la cupidité ou la passion. Toutefois, remarquant avec quelle ardeur ils se portent vers l'objet de leur affection, comme ils y aspirent sans cesse, comme ils surmontent les plus grands obstacles, nous devons conclure que nous aussi nous devons tout braver plutôt que d'abandonner Dieu, puisque, pour le quitter, ils ont fait de si puissants efforts. [1,23] CHAPITRE XXIII. CONSEILS ET EXEMPLES DE FORCE TIRÉS DE L'ÉCRITURE. 42. Pourquoi réunir ici les témoignages tirés du Nouveau Testament ? N'est-il pas dit : « La tribulation produit la patience, la patience l’épreuve et l'épreuve l'espérance?» Non-seulement cette parole a été dite, elle a été prouvée et confirmée par l'exemple de ceux qui l'ont prononcée. De préférence, je chercherai donc des exemples de patience dans l'Ancien Testament, contre lequel nos ennemis déploient tant de rage. Je ne rappellerai pas même cet homme qui, au sein des souffrances du corps les plus cruelles, à la vue de l'horrible décomposition de ses membres, non-seulement supportait ces douleurs humaines, mais dissertait encore sur les choses divines. Dans chacune de ses paroles, si on les étudie avec impartialité, on verra quel cas il faut faire de ces biens sur lesquels l'homme qui les possède, prétend exercer son empire, tandis que c'est plutôt lui-même qui est asservi par la cupidité, et qu'il devient l'esclave des choses mortelles, au moment où il désire maladroitement en être le maître. Cet homme dépouillé de toutes ses richesses et réduit subitement à la plus extrême pauvreté, conserva son coeur si ferme et si attaché à Dieu, qu'il prouva suffisamment, non pas que les richesses étaient grandes pour lui, mais que lui-même était grand pour elles, et Dieu seul grand pour lui. Si les hommes de notre époque pouvaient partager ces dispositions, le Nouveau Testament n'aurait pas fait, du dépouillement de ces biens, une condition si nécessaire de la perfection. Il est bien plus admirable, en effet, de les posséder sans y attacher son coeur, que d'en être entièrement dépouillé. 43. Mais puisque nous traitons de la patience à supporter la douleur et les souffrances corporelles, laissons cet homme, malgré sa grandeur, malgré son courage invincible; c'était un homme. Mais voici que l'Ecriture nous offre l'exemple d'une femme qui a déployé une force étonnante, c'est d'elle aussi que je dois m'occuper. Sans exhaler aucune parole sacrilège elle jeta au bourreau et au tyran ses sept enfants et ses entrailles maternelles. C'est elle qui, par ses exhortations, communiqua à ses enfants, dans les membres desquels elle se sentait torturée, cette force héroïque qu'elle devait déployer pour supporter elle-même les souffrances qu'elle leur avait prescrit d'accepter avec résignation. Se peut-il quelque chose de plus admirable? Et cependant pourquoi s'étonner de voir l'amour de Dieu, qui la possédait entièrement, résister au tyran, au bourreau, à la douleur, à son propre corps, à son sexe, à ses affections? N'avait-elle pas entendu cette parole: «La mort des saints est précieuse devant Dieu. » Et cette autre « L'homme patient est supérieur au plus fort ; » et cette autre encore : « Tout ce qui t'arrivera accepte-le ; sois constant dans la douleur; prends patience au sein des humiliations: car c'est dans le feu que l'or et l'argent s'éprouvent ; » et cette autre enfin a La fournaise éprouve les vases du potier et les tribulations éprouvent l'homme juste. » Cette femme s'était nourrie de ces paroles et d'autres semblables, que le seul Esprit de Dieu a dictées non-seulement dans les livres du Nouveau Testament, mais aussi dans ceux de l'Ancien; les seuls existant alors et dans lesquels était écrit le divin précepte de la force. [1,24] CHAPITRE XXIV. DE LA JUSTICE ET DE LA PRUDENCE. 44. Que dirai-je de la justice, dont Dieu est l'objet? N'entendons-nous pas le Seigneur nous donner cet avertissement : « Vous ne pouvez servir deux maîtres? » L'Apôtre de son côté, blâme ceux qui servent la créature de préférence au Créateur. Mais auparavant n'avait-il pas été dit dans l'Ancien Testament : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui? » Du reste, pourquoi insister davantage sur ce point, puisque les livres de l'Ancien Testament sont remplis de maximes semblables ? Voici donc la règle de vie que la justice imposera à cet homme aimant dont nous parlons : qu'il serve de grand coeur ce Dieu qu'il aime, c'est-à-dire le souverain bien, la souveraine sagesse, la paix par excellence. Quant au reste, qu'il se montre le maître de ce qui lui est inférieur ou, du moins, qu'il aspire à l'être. Cette règle, comme nous l'avons enseigné, repose sur l'autorité des deux Testaments. 45. Je n'insisterai pas non plus longuement sur la prudence. Sa fonction est de nous faire discerner ce que nous devons rechercher et ce que nous devons éviter. Dès lors ses soins et sa vigilance la plus assidue tendent à nous soustraire à toutes les illusions, à toutes les insinuations qui pourraient nous surprendre. De là cette parole si souvent répétée du Sauveur : « Veillez ; » et celle-ci : « Marchez pendant que vous avez la lumière, dans la crainte que les ténèbres ne vous surprennent. » Il est dit de même: « Ne savez-vous pas qu'un peu de levain suffit pour jeter la fermentation dans toute la masse de la pâtes. » Et contre cet assoupissement de l'âme qui nous empêche de sentir le mal se glisser en nous peu à peu, quel témoignage plus formel emprunter à l'Ancien Testament, que cette parole du Prophète : « Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes? » Si je n'avais pas hâte d'avancer, je développerais largement cette maxime, et si le but que nous poursuivons l'exigeait, je dévoilerais la sublimité de ces mystères, que des hommes ignorants et sacrilèges couvrent de leurs railleries, prouvant ainsi, non pas qu'ils tombent peu à peu, mais qu'ils sont déjà tombés au fond de l'abîme. [1,25] CHAPITRE XXV. LES QUATRE VERTUS ET L'AMOUR DE DIEU. 46. Pourquoi disserter plus longtemps sur les moeurs? Si Dieu est le souverain bien de l'homme, et pouvez-vous en douter? il suit nécessairement qu'aspirer au souverain bien, c'est bien vivre. Dès lors bien vivre, ce n'est rien autre chose qu'aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. C'est là, en effet, le moyen infaillible de conserver en soi un amour pur et intègre, c'est là le propre de la tempérance ; de ne laisser briser cet amour par aucun obstacle, et c'est là le propre de la force ; de ne se faire l'esclave d'aucune créature, c'est là le propre de la justice ; enfin, d'être vigilant à discerner toutes choses, pour ne se laisser surprendre ni par l'illusion, ni par le mensonge, ce qui est le propre de la prudence. Tout cela constitue une seule et même perfection pour l'homme, et cette perfection lui procure le privilège de jouir de la vérité dans toute son intégrité; tout cela est également célébré dans les deux Testaments; tout cela nous y est conseillé dans l'un comme dans l'autre, de la manière la plus pressante. Pourquoi donc vous obstinez-vous encore à calomnier des Ecritures dont la connaissance vous échappe? Oubliez-vous de quelle ignorance vous faites preuve en lacérant ces livres? s'insurger contre eux, c'est prouver qu'on ne les comprend pas, puisque ceux-là seuls les incriminent qui ne les comprennent pas, et ceux-là seuls ne les comprennent pas qui les incriminent. En effet, s'en faire l'ennemi, c'est se mettre dans l'impossibilité de les connaître, car en les connaissant on ne peut que les aimer. 47. Aimons donc Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, nous tous qui aspirons à la vie éternelle. La vie éternelle, telle est en effet la récompense dont la promesse nous comble de joie; mais une récompense ne saurait précéder les mérites, pour l'obtenir il faut l'avoir gagnée. Qu'y aurait-il de plus injuste, et Dieu n'est-il pas la justice souveraine? Dès lors ne demandons pas la récompense avant d'avoir mérité de la recevoir. Ce serait peut-être ici le lieu de se demander ce qu'est la vie éternelle. Mais qu'il nous suffise d'entendre Celui qui nous l'accorde : « La « vie éternelle, dit-il, consiste à vous connaître, vous le vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé. » La vie éternelle, c'est donc la connaissance même de la vérité. Jugez dès lors de l'erreur et du sens renversé de ceux qui se flattent d'enseigner la connaissance de Dieu, comme moyen, pour nous, d'arriver à la perfection, quand, au contraire, c'est cette même connaissance qui est la récompense de la perfection. Que devons-nous donc faire, je le demande, si ce n'est tout d'abord d'aimer d'une charité entière Celui que nous désirons connaître? De là ce principe que nous avons posé dès le début et qui est celui de l'Eglise catholique : rien n'est plus salutaire que de faire précéder la raison par l'autorité. [1,26] CHAPITRE XXVI. AMOUR DE SOI-MÊME ET DU PROCHAIN. 48. Allons plus loin: il semble que nous n'avons rien dit du sujet de la charité, de l'homme lui-même. Mais celui qui serait de cet avis prouverait qu'il a bien peu compris ce que nous avons dit. En effet, il est impossible que celui qui aime Dieu ne s'aime pas lui-même. Je vais plus loin et je dis que celui-là seul qui aime Dieu sait s'aimer lui-même. N'est-ce pas s'aimer suffisamment soi-même que d'employer tous ses soins à parvenir à la jouissance du vrai et souverain bien? Et si ce souverain bien, comme nous l'avons prouvé, c'est Dieu lui-même, peut-on douter qu'aimer Dieu et s'aimer soi-même ne soit une seule et même chose? Mais quoi ! est-ce qu'entre les hommes, il ne doit y avoir aucun lien d'amour? Il doit tellement y en avoir, que le degré le plus sûr, pour parvenir à l'amour de Dieu, c'est l'amour de l'homme pour ses semblables. 49. Interrogé sur les préceptes qui conduisent à la vie éternelle, que le Seigneur nous formule lui-même le second commandement ! Car il ne s'est pas contenté d'un seul, lui qui savait qu'entre Dieu et l'homme il y a une distance infinie, la distance qui sépare le Créateur de la créature faite à son image. Comment s'exprime-t-il? « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Tu t'aimeras suffisamment toi-même, si tu aimes Dieu plus que toi-même. Dès lors ce que tu fais pour toi, fais-le aussi pour ton prochain, et cela afin qu'il aime Dieu d'un amour parfait. En effet, tu ne l'aimes pas comme toi-même, si tu ne travailles à lui faire acquérir ce même bien auquel tu aspires. Car ce bien unique est de telle nature, qu'il ne perd rien de son immensité, lors même que tous y tendent avec toi. De ce précepte donc découlent les devoirs de la société humaine, sur lesquels il est difficile de ne pas s'illusionner. Avant tout pratiquons la bienveillance, c'est-à-dire n'usons contre personne, ni de méchanceté, ni de ruse, et souvenons-nous que nous n'avons rien de plus proche que l'homme lui-même. 50. Recueille donc cette parole de saint Paul : « L'amour du prochain ne fait pas le mal. » Les témoignages que j'invoque sont très-courts, mais, si je ne me trompe, ils sont très-bien choisis et d'un parfait à-propos. Personne n'ignore, sans doute, qu'au sujet de l'amour du prochain, les Livres saints renferment, à toutes les pages, des paroles aussi nombreuses qu'importantes. Or, on peut commettre deux sortes d'offenses contre le prochain, soit en le lésant, soit en ne lui aidant pas quand on le peut. S'en rendre coupable, c'est ce qu'on appelle parmi les hommes être méchant, et celui qui aime les évite avec soin, d'où je conclus que notre proposition est suffisamment démontrée par cette parole: «la charité pour le prochain évite de faire le mal. » Et si nous ne pouvons parvenir au bien qu'en cessant de faire le mal, nous sommes parfaitement dans la vérité, en trouvant dans ces caractères de l'amour du prochain la source même et comme le berceau de la charité envers Dieu. En effet, de ce principe : « L'amour du prochain ne fait pas le mal », nous nous élevons à réaliser cette autre parole citée plus haut : « Nous savons que tout arrive en bien à ceux qui aiment Dieu. » 51. Mais s'agit-il de décider si l'amour de Dieu et l'amour du prochain, marchant d'un pas égal, arrivent ensemble à la plénitude et à la perfection, ou bien si l'amour de Dieu commence le premier et si ensuite c'est l'amour du prochain qui se perfectionne avant l'autre, j'avoue que je l'ignore. D'un côté, il semble qu'au début la divine charité nous attire puissamment à elle; de l'autre, il paraît plus facile d'atteindre la perfection dans les choses moindres. Quoi qu'il en soit, soyons certains avant tout que celui qui éprouve des sentiments de mépris à l'égard du prochain ne parviendra jamais ni à la béatitude, ni à Dieu, que pourtant il croit aimer. Plût au ciel qu'il fût aussi facile de faire du bien ou de ne pas nuire au prochain, qu'il est facile de l'aimer quand on est bien élevé et bienveillant ! La bonne volonté ne suffit pas, on a besoin encore d'une certaine raison et d'une certaine prudence que Dieu seul peut nous donner comme étant la source de tous les biens. J'avoue que c'est là une question difficile, mais puisque le sujet l'exige j'en dirai quelques mots, espérant tout de Celui qui est l'auteur de ces dons. [1,27] CHAPITRE XXVII. BIENFAISANCE EN FAVEUR DU CORPS DU PROCHAIN. 52. Comme nous le savons, l'homme est une âme raisonnable usant d'un corps mortel et terrestre. Or celui qui aime le prochain se montre bienfaisant, aussi bien pour le corps que pour l'âme de son frère. On désigne souvent du nom de médecine les services rendus au corps, et ceux que l'on rend à l'âme se résument dans l'enseignement. Sous le nom de médecine je comprendrai ici tout ce qui protége ou rend la santé du corps. A cette classe se rapporte non-seulement ce qui est du ressort des médecins, mais encore la nourriture et le breuvage, le vêtement et l'habitation, enfin tous les moyens de défense et de protection que nous avons coutume d'employer pour soustraire notre corps aux lésions extérieures et aux accidents. En effet la faim, la soif, le froid, la chaleur et tous les accidents graves qui nous viennent du dehors sont contraires à la santé du corps. 53. Tous ceux donc qui, officieusement et par humanité, apportent remède à ces maux divers et à ces incommodités, nous les appelons des hommes miséricordieux, lors même qu'ils porteraient la sagesse jusqu'à n'être plus troublés par aucune douleur de l'âme! Qui ne sait, en effet, que la miséricorde est ainsi nommée parce qu'elle fait sentir la misère au coeur de celui qui compatit aux douleurs du prochain? Cependant peut-on ne pas avouer que le sage doit être libre de toute misère quand il donne l'aumône au pauvre, la nourriture à celui qui a faim, le breuvage à celui qui a soif, le vêtement à celui qui est nu, le logement au voyageur, la liberté au captif et la sépulture au mort? Lors même qu'il accomplirait toutes ces oeuvres avec un esprit tranquille, sans être atteint ni excité par l'aiguillon de la douleur, et uniquement mû par le désir d'exercer la vertu de bonté, on lui donnerait encore le nom de miséricordieux. L'exemption de toute misère n'empêche pas la juste application du mot. 54. Quand donc les insensés évitent la miséricorde comme un vice, parce que la pensée seule du devoir est impuissante à les déterminer, s'ils ne sont en proie à une perturbation réelle, on peut les croire plutôt glacés par le froid de l'insensibilité, que rassérénés par la tranquillité de la raison. Aussi le titre de miséricordieux s'applique-t-il très-justement à Dieu même. C'est à ceux qui en sont capables, par la pratique de la religion et des oeuvres de zèle, à comprendre en quel sens Dieu est miséricordieux. II ne faut pas nous laisser séduire sottement par le langage des prétendus savants; nous arriverions à endurcir les coeurs des hommes simples, sous prétexte de leur faire éviter la pitié, au lieu de les rendre doux en leur faisant désirer la bonté. De même donc que la miséricorde nous ordonne d'apporter remède aux maux du prochain, de même l'innocence nous défend de les lui faire éprouver. [1,28] CHAPITRE XXVIII. BIENFAISANCE EN FAVEUR DE L’AME DU PROCHAIN. 55. Quant à l'enseignement, dont l'effet est de rendre à l'âme elle-même sa santé, et dont la privation fait que la santé même du corps ne peut nous exempter de la misère, c'est une science extrêmement difficile. Pour ce qui est du corps, disions-nous, autre chose est de guérir les maladies et les plaies, fonction propre à un petit nombre d'hommes; autre chose d'apaiser la faim, d'étancher la soif et de prodiguer tous ces autres secours qui sont à la portée de tous, même des hommes de la condition la plus commune. De même, en ce qui regarde l'âme, les ministères distingués et précieux ne manquent pas non plus. Tels sont, par exemple, les exhortations et les avis par lesquels nous excitons les hommes à accomplir, envers leurs semblables, ces devoirs de miséricorde corporelle. Lorsque nous faisons nous-mêmes ces sortes d'oeuvres, nous sommes utiles au corps du prochain; lorsque nous enseignons aux autres à les faire, nous sommes utiles à l'âme. Il est encore d'autres moyens puissants pour guérir admirablement les maladies de l'âme, aussi nombreuses que variées, et si le ciel n'avait pas daigné départir ces remèdes aux nations, il ne resterait aucune espérance de salut, en face de tous ces crimes qui progressent d'une manière si frappante. Pourquoi même ne point ajouter qu'il n'est pas jusqu'à ces soulagements du corps, pour peu qu'on remonte jusqu'à la source, qui ne portent avec eux la preuve certaine, qu'ils n'ont pu venir aux hommes d'une autre source que de Dieu même? Car c'est à lui que nous devons rapporter la stabilité et le salut de toutes choses. 56. Toutefois cet enseignement dont nous parlons, autant du moins que nous pouvons le conclure des divines Ecritures, se divise en deux parties, la coercition et l'instruction. La coercition se fait par la crainte et l'instruction par l'amour, j'entends l'amour pour celui à qui on vient en aide par l'instruction; car entre ces deux motifs, celui qui vient en aide au prochain se propose toujours le motif de l'amour. Dieu seul les réunit tous les deux; Dieu dont la bonté et la clémence nous ont faits ce que nous sommes, nous a tracé les règles de cet enseignement dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Sans doute dans l'une et l'autre de ces deux révélations, nous trouvons la crainte et l'amour: cependant la crainte l'emporte dans l'Ancien Testament, c'est l'amour qui domine dans le Nouveau ; là on nous prêchait la servitude, ici les apôtres nous prêchent la liberté. Il serait trop long de faire ressortir l'ordre admirable et l'accord divin qui unissent ces deux Testaments; beaucoup d'écrivains aussi pieux que savants ont développé ce point de vue. Mais un tel sujet demande de nombreux volumes, si l'on veut le traiter et l'exploiter comme il le mérite et comme le comportent les forces humaines. Celui donc qui aime le prochain, s'emploie de tout son pouvoir à procurer la santé de son corps et de son âme, mais de manière toutefois à rapporter à la santé de l'âme la santé même du corps. La gradation à suivre quant à ce qui regarde l'âme c'est de lui inspirer la crainte de Dieu et ensuite son amour. Là se résume toute la perfection des moeurs, dont le résultat doit être pour nous la connaissance même de la vérité à laquelle nous aspirons si ardemment. 57. Que nous devions aimer Dieu et le prochain, les manichéens et moi nous sommes d'accord sur ce point. Seulement, ils nient que ce précepte soit renfermé dans l'Ancien Testament; mais cette erreur a été, je crois, suffisamment réfutée par, les divers témoignages tirés des deux Testaments, et cités plus haut. Toutefois, afin de tout résumer en un mot, mais un mot auquel on ne puisse résister sans faire preuve de démence, je leur demanderai s'ils ne voient pas combien il est absurde de leur part de nier que ces deux préceptes, qu'ils sont forcés d'approuver, aient été tirés par le Sauveur de l'Ancien Testament pour être insérés dans l'Evangile textuellement. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit; voilà le premier; et voici le second : tu aimeras ton prochain, comme toi-même. » Ou bien si, accablés par la lumière de la vérité, ils n'osent pas nier ces textes, qu'ils aient donc la hardiesse de soutenir que ces préceptes ne sont pas salutaires, qu'ils ne renferment pas les bonnes moeurs; qu'ils affirment que l'on ne doit point aimer Dieu, que l'on ne doit point aimer le prochain, que toutes choses ne tournent point à bien à ceux qui aiment Dieu; que l'amour du prochain n'empêche pas de faire le mal ; deux préceptes pourtant qui contiennent pour la vie humaine la disposition la plus salutaire et la plus parfaite. Si leur entêtement les pousse à dire le contraire, les voilà en contradiction manifeste, non-seulement avec les chrétiens, mais encore avec le genre humain tout entier. Si au contraire ils ne portent point jusque-là leur témérité, s'ils sont contraints d'avouer que ces préceptes sont divins, que ne cessent-ils donc d'accuser et de calomnier avec une impiété aussi éclatante les livres qui les contiennent? 58. Diront-ils qu'il ne suffit pas d'avoir trouvé ces passages, pour conclure que les livres qui les renferment sont nécessairement bons ? C'est là en effet leur réponse ordinaire. A ce faux-fuyant, je ne vois pas trop que répliquer. Discuterai-je l'une après l'autre, les paroles de l'Ancien Testament dans le but de prouver à des obstinés et à des ignorants qu'il y a entre ces paroles et celles de l'Evangile une conformité parfaite? Un tel travail, quand sera-t-il fait? y suffirais-je moi-même ? Et eux y consentiraient-ils? Dès lors, quel parti prendre? Abandonnerai-je ma cause? les laisserai-je croupir dans une opinion fausse et condamnable quoique difficile à réfuter? Non, je ne le souffrirai pas. Dieu lui-même, auteur unique de ces préceptes, Dieu qui est près de moi viendra à mon aide, il ne m'abandonnera pas à mon impuissance et à mon isolement, dans une si grande perplexité. [1,29] CHAPITRE XXIX. DE L'AUTORITÉ DES ÉCRITURES. 59. Manichéens, prêtez-moi donc une attention soutenue, si toutefois la superstition qui vous obsède vous laisse encore quelque issue pour en sortir. Ecoutez-moi sans entêtement, sans parti pris de résister; autrement tout jugement que vous porteriez, vous serait très-pernicieux. En effet, c'est une vérité évidente pour tous, et vous-mêmes vous ne pouvez être assez éloignés de la vérité, pour ne pas comprendre que, s'il est bon, comme personne n'en doute, d'aimer Dieu et le prochain, tout ce que renferment ces deux préceptes ne peut être blâmé sans injustice. Or que renferment-ils? C'est se rendre ridicule que de me le demander à moi; écoutez le Christ lui-même, écoutez, dis-je, le Christ, la Sagesse de Dieu « Dans ces deux préceptes, dit-il, sont renfermés la loi et les prophètes. » 60. Alors que peut répliquer l'obstination la plus impudente? Que Jésus-Christ n'a pas prononcé cette parole? Mais elle se trouve littéralement dans l'Evangile. Qu'elle est faussement rapportée? Un tel sacrilège ne surpasse-t-il pas ce qu'il y a de plus impie? quoi de plus téméraire? quoi de plus audacieux? quoi de plus criminel ? Les adorateurs des idoles, qui eux aussi blasphèment le nom de Jésus-Christ, n'ont jamais contre les Ecritures tenu un semblable langage. Il suivrait de là en effet que tous les écrits du monde seraient altérés; qu'il faut anéantir tous les livres connus, si ce qui est appuyé sur la religion des peuples, ce qui est confirmé par l'accord unanime des siècles et des hommes, peut devenir l'objet d'un doute capable de faire perdre toute confiance et toute garantie à l'histoire la plus vulgaire. Enfin quelles maximes pouvez-vous tirer des Ecritures, quelles qu'elles soient, contre lesquelles je ne puisse répliquer par votre réponse même, si elles contredisaient mon sentiment et mon opinion? 61. Qui pourra souffrir que les manichéens nous refusent le droit de croire à des livres très-connus et placés entre les mains de tous, et qu'en même temps ils nous commandent de croire à ce qu'ils enseignent eux-mêmes? Si l'on doit douter de toute écriture, ne doit-on pas douter surtout de celle qui n'a pas même mérité l'honneur de la publicité et qui a pu n'être tout entière qu'une fiction sous un nom emprunté. Si donc tu me l'opposes quoique je n'en veuille pas; si tu me forces à y ajouter foi par des preuves d'autorité; comment d'un autre côté, douterai-je de nos Ecritures que je vois constamment répandues sur toute la face du monde, que je trouve munies du témoignage unanime de toutes les Eglises de l'univers? Ne serais je pas malheureux d'en douter, et plus malheureux encore de n'en douter que sur ton témoignage? Alors même que tu me présenterais d'autres exemplaires, je ne devrais m'en tenir qu'à ceux qui me seraient recommandés par le consentement du plus grand nombre. Maintenant tu n'as à m'opposer que ta propre parole, aussi vaine que téméraire. Crois-tu donc que le genre humain soit assez dépourvu de bon sens et tellement privé de l'assistance divine, qu'il préfère à ces Ecritures, non pas même d'autres écritures par toi présentées comme réfutation, mais uniquement ta parole ? Produis donc, il le faut ! un autre texte contenant la même doctrine, mais non altéré et plus authentique, et dans lequel il ne manquerait que les points que tu soutiens y avoir été criminellement introduits ! Par exemple si tu prétends que l'épître de saint Paul aux Romains a été interpolée, présente-m'en une autre qui soit restée intacte; ou plutôt montre un autre manuscrit renfermant cette même épître de l'Apôtre sans altération, sans falsification. Je ne le ferai pas, dis-tu, dans la crainte qu'on ne la croie interpolée par moi-même. C'est là en effet votre réponse habituelle, et elle est juste. Car si tu le faisais, tu n'empêcherais pas les hommes doués du bon sens le plus vulgaire, de te soupçonner. Par là, juge toi-même de quel poids doit être à tes yeux ta propre autorité; comprends enfin quel cas il faut faire de tes attaques contre l'Ecriture, en voyant de quelle témérité on serait accusé, pour ajouter foi à un manuscrit, uniquement parce qu'il serait produit par toi. [1,30] CHAPITRE XXX. L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 62. Mais pourquoi insister davantage? Qui ne comprend que ceux-là ne sont certainement pas chrétiens qui lancent de semblables invectives contre les Ecritures chrétiennes, jusqu'à faire croire qu'elles ne sont pas ce que pense le genre humain? En effet, à nous chrétiens, a été donnée cette règle de vie, d'aimer le Seigneur notre Dieu, de tout notre coeur, de toute notre âme, de tout notre esprit, et ensuite notre prochain comme nous-mêmes; car c'est dans ces deux préceptes que se résument la loi et les prophètes. C'est donc avec justice, ô Eglise catholique, véritable mère des chrétiens, que vous nous exhortez d'abord à nous élever, par le culte le plus pur et le plus chaste, vers Dieu dont la possession constitue le souverain bonheur; c'est avec justice que vous ne proposez à nos adorations aucune créature, que nous devions servir; c'est avec justice que, de cette éternité incorruptible et inviolable à laquelle seule l'homme doit se soumettre, à laquelle seule l'âme raisonnable doit adhérer sous peine de profondes angoisses, vous excluez tout ce qui a été fait, ce qui est soumis au changement, ce qui subit les vicissitudes du temps; sans jamais confondre ce que l'éternité, la vérité, la loi de paix elle-même ordonnent de distinguer, sans jamais séparer non plus ce que l'unité de la majesté réunit. Au premier précepte vous joignez le second, et vous embrassez tellement l'amour et la charité pour le prochain, que l'on trouve en vous tous les remèdes pour les maladies dont souffrent les âmes à cause de leurs péchés. 63. Vous présentez la simplicité aux enfants, la force aux jeunes gens, le calme aux vieillards, vous savez proportionner vos préceptes et vos enseignements non-seulement au nombre des années, mais encore à la vertu de chacun. Vous soumettez, par une chaste et fidèle obéissance, les femmes à leurs maris, non pour satisfaire les passions, mais pour multiplier la race et former la société domestique. Vous préposez les hommes à leurs épouses, non pour se jouer d'un sexe plus faible, mais pour observer les lois d'un amour sincère. Vous soumettez les enfants à leurs parents, dans une sorte de libre esclavage, et vous préposez les parents à leurs enfants par une pieuse domination. Vous unissez les frères aux frères, par le lien de la religion, lien plus fort et plus étroit que celui même du sang. La parenté de race, les affinités nécessaires, vous les resserrez par une charité mutuelle, tout en conservant les noeuds de la nature et de la volonté. Vous apprenez aux serviteurs à s'attacher à leurs maîtres, non pas tant par la nécessité de leur condition que par amour du devoir. En considération de Dieu, souverain Maître de tous, vous rendez les maîtres doux à l'égard de leurs serviteurs et vous les inclinez à agir par persuasion plutôt que par contrainte. Vous unissez les citoyens aux citoyens, les nations aux nations, et tous les hommes par le souvenir de nos premiers parents. Dès lors ce n'est pas seulement une société que vous formez; mais une fraternité véritable. Vous enseignez aux rois à veiller au bien de leurs sujets; vous avertissez les peuples de se soumettre aux rois. Vous proclamez avec soin à qui est dû l'honneur, à qui l'affection, à qui le respect, à qui la crainte, à qui la consolation, à qui les avis, à qui les exhortations, à qui l'instruction, à qui les reproches, à qui le châtiment. Vous montrez ainsi que tous les devoirs ne sont pas dus à tous, mais que l'on doit à tous la charité, tandis que l'injustice n'est due à personne. 64. Or lorsque cet amour des hommes a nourri et fortifié le coeur suspendu à votre sein, dès qu'il l'a rendu capable de s'attacher à Dieu ; dès que la majesté divine a commencé à se dévoiler, autant du moins que l'homme, pendant son séjour ici-bas, est capable de cette manifestation, ou voit naître une si grande ardeur de charité, l'incendie de l'amour divin jaillit si puissant, que tous les vices en sont consumés, l'homme en est purifié et sanctifié, et alors; on découvre combien est divine cette parole: «Je suis un feu consumant ; je suis venu apporter le feu dans ce monde. » Ces deux paroles d'un même Dieu unique, consignées dans les deux Testaments, attestent d'un commun accord la sanctification de l'âme, et alors se réalise ce mot du Nouveau également emprunté à l'Ancien : « La mort a été abîmée dans sa victoire; ô mort, où est ton aiguillon? ô mort, où est ta puissance? » Si cette seule parole pouvait être comprise par les hérétiques, déposant tout orgueil et rendus à la paix, ils n'adoreraient plus Dieu qu'en vous et dans votre sein. Il est donc bien vrai que les préceptes divins sont, en vous, largement et abondamment conservés. Il est bien vrai que, auprès de vous, l'on comprend qu'il est plus criminel de pécher contre une loi connue que contre une loi inconnue; « car l'aiguillon de la mort c'est le péché, et la puissance du péché c'est la loi, » dont la connaissance détermine la violence et l'intensité des remords de la conscience après la violation du commandement. C'est vous encore qui faites comprendre toute la vanité des actions légales, quand la passion parte le ravage dans l'âme et qu'il faut toute la crainte des châtiments pour l'enchaîner, sans que l'amour de la vertu puisse l'éteindre.. A vous seule il appartient de former ces multitudes d'hommes hospitaliers,, dévoués, miséricordieux, savants, chastes, saints et tellement consumés de l'amour de Dieu, qu'ils mettent tout leur bonheur dans la solitude, dans la continence la plus parfaite et dans un suprême mépris du monde. [1,31] CHAPITRE XXXI. LES ANACHORÈTES ET LES CÉNOBITES. 65. Aimer l'homme et se priver de sa vue, n'y a-t-il pas là quelque chose de surhumain ? Manichéens, embrassez donc ces moeurs et cette admirable continence des chrétiens parfaits qui ont cru devoir non-seulement louer, mais même pratiquer la chasteté parfaite. Alors, si du moins il vous reste quelque pudeur, vous n'oserez plus auprès des ignorants vanter impudemment votre prétendu détachement sous prétexte qu'il est très-difficile. Je ne parlerai pas de ce que vous ignorez, mais seulement de ce que vous cachez. Qui ne sait en effet que le nombre des chrétiens adonnés à la continence parfaite, va croissant de jour en jour, sur toute la face de l'univers, surtout en Orient et en Egypte? Un fait aussi public, vous ne pouvez l'ignorer. 66. Je ne dirai rien de ces hommes dont je viens de parler, et qui, soustraits entièrement à tout regard humain, se contentent d'un peu de pain et d'eau qu'on leur apporte à des jours marqués, n'ont d'autre habitation que les plus sombres déserts, ne connaissent de jouissance que leur entretien avec Dieu et se trouvent souverainement heureux dans la contemplation de cette beauté divine qui n'est accessible qu'à l'intelligence des saints. Je le répète, je ne dirai rien d'eux. Plusieurs les accusent d'avoir porté trop loin le renoncement aux choses de la terre: de tels accusateurs ne comprennent pas combien les prières de ces âmes nous sont utiles; quel puissant exemple est pour nous la vie de ceux mêmes dont la vue nous échappe. Mais il me paraît inutile de discuter longuement sur ce sujet. Comment nos paroles feraient-elles admirer cette sainteté suréminente à ceux qui ne l'honorent pas spontanément? Contentons-nous de faire remarquer à ceux qui se mettent sottement au-dessus des autres que cette tempérance et cette continence des chrétiens parfaits a été portée si loin, que plusieurs estiment qu'elle doit être diminuée et ramenée à une mesure en quelque sorte plus humaine. Tant leur genre de vie parait surhumain à ceux-là mêmes à qui il déplaît ! 67. Mais si nos regards sont trop faibles pour soutenir ce spectacle, pourrons-nous refuser notre admiration et nos éloges à ces autres hommes qui, méprisant et quittant les jouissances de ce monde, même la vie commune, embrassent la chasteté et la perfection, adonnés à la prière, à la lecture, à l'étude, inaccessibles au gonflement de l'orgueil, aux contentions de l'amour-propre, aux tourments de l'envie, respirant la modestie, le respect, la paix? De leur vie passée tout entière dans la concorde et dans l'union avec Dieu, ils font une offrande des plus agréables au Seigneur, qui leur a donné de pouvoir faire de si grandes choses. Aucun d'entre eux ne possède rien en propre; aucun n'est à charge aux autres. Par le travail manuel ils se procurent ce qui est nécessaire à leur corps, de manière, toutefois, à ne pas distraire leur esprit de la pensée de Dieu. Leur ouvrage achevé, ils le remettent aux mains de ceux qu'ils appellent doyens, parce que chacun de ces derniers a dix hommes sous sa surveillance. Par ce moyen aucun d'eux n'a à s'occuper du soin de son corps ni quant à la nourriture ni quant au vêtement, ni quant à ses autres besoins, ni quant aux nécessités de chaque jour, ni même quant aux changements survenus dans sa santé. Pour ces doyens, s'occupant de tout avec la plus vive sollicitude, empressés de se prêter à toutes les exigences de cette vie, et à toutes les faiblesses du corps, ils ne laissent pas cependant de rendre compte de leur propre administration à un supérieur à qui ils donnent le nom de père. De leur côté, ces pères, remarquables non-seulement par la sainteté de leurs moeurs, mais aussi par leur science éminente des choses divines et par leur supériorité en toutes choses, prennent soin, sans orgueil, de ceux qu'ils appellent leurs fils. Ainsi jaillit d'un côté la plus sublime autorité dans le commandement, et de l'autre le plus parfait accord dans l'obéissance. Chaque soir, avant de prendre aucune nourriture, ils sortent tous de leurs habitations pour se réunir en commun et recueillir la parole de leur père. Autour de chacun de ces pères on voit accourir jusqu'à trois mille hommes, quelquefois même on en trouve un plus grand nombre soumis à l'autorité d'un seul. Ils écoutent avec un zèle admirable et dans le plus profond silence, manifestant par des gémissements, par des larmes ou par une joie modeste et silencieuse les diverses impressions que fait naître en eux la parole de l'orateur. Ensuite ils prennent leur réfection corporelle, dans la mesure exigée par leur santé, chacun s'occupant de réprimer les élans de la concupiscence, qui ne peut trouver de satisfaction dans des aliments communs et peu abondants. Ainsi non-seulement ils se privent de viandes et de vin, dans une mesure suffisante pour dompter leurs passions, ils s'abstiennent encore de ce qui peut aiguillonner l'estomac ou les jouissances du palais, je veux dire la manière recherchée de préparer les aliments, sous prétexte de propreté. De là en effet est venue l'habitude ridicule et honteuse de patronner le coupable désir des nourritures recherchées, autres que les viandes. Ce travail des mains, cette sobriété des repas doit leur laisser un imposant superflu; ce superflu est distribué aux pauvres avec plus de zèle que n'en mettent à l'acquérir ceux même qui le distribuent. En effet, ils ne se préoccupent nullement d'arriver à cette abondance, tandis qu'ils s'empressent de se dépouiller de ce qui peut leur être superflu ; c'est au point qu'on les voit expédier des vaisseaux tout chargés dans les lieux habités par des indigents. Mais n'insistons pas davantage sur des faits que tous connaissent parfaitement. 68. Telle est aussi la vie des femmes qui s'empressent au service de Dieu dans la chasteté. Réunies dans des demeures spéciales et convenablement distantes de celles des hommes, elles ne leur sont unies que par la charité et par l'imitation de leurs vertus. Aucun jeune homme n'a accès auprès d'elles, les vieillards même les plus graves et les plus éprouvés ne franchissent pas le vestibule, quand ils se présentent pour leur fournir les choses nécessaires. Le travail de la laine exerce leur corps et subvient à leurs besoins; elles fournissent les vêtements aux frères et reçoivent en retour ce qui est nécessaire à leur nourriture. Quand je me proposerais de louer ces mœurs, cette vie, cet ordre, cette institution, je ne pourrais le faire dignement, et je craindrais de laisser croire que tant de merveilles ont besoin pour être admirées d'autre chose que d'être simplement exposées, si à la simplicité de la narration je croyais devoir ajouter le cothurne du panégyriste. Manichéens, critiquez ces merveilles, si vous le pouvez. Mais gardez-vous de semer si ostensiblement votre zizanie parmi des hommes aveugles et incapables de discernement. [1,32] CHAPITRE XXXII. ÉLOGE DES CLERCS. 69. Toutefois, dans l'Eglise catholique, les mœurs excellentes sont loin d'être chose si rare qu'il n'y ait à louer que la vie des hommes dont je viens de parler. En effet, combien j'ai connu d'évêques de la plus haute vertu, de la sainteté la plus éminente; combien de prêtres, combien de diacres et de ministres des divins sacrements dont la vertu me paraît d'autant plus admirable, d'autant plus digne d'être célébrée, qu'elle est plus difficile à conserver au sein de cette immense variété d'hommes, et dans le tumulte de cette vie ! En effet c'est autant à ceux qui ont besoin de guérison qu'à ceux qui sont guéris qu'ils sont chargés de donner leurs soins. On doit supporter les vices de la multitude afin de les guérir, et avant de calmer la peste il faut d'abord la tolérer. Mais qu'il est difficile de ne pas se départir ici de la vie la plus parfaite et de conserver son coeur dans le calme et la tranquillité ! Pour tout dire en un mot, les premiers se portent là où l'on apprend à vivre, et les autres où l'on vit. [1,33] CHAPITRE XXXIII. LES CHRÉTIENS DANS LE MONDE. 70. Je me garderai bien cependant de jeter le mépris sur une classe très-louable de chrétiens. Je veux parler de ceux qui passent leur vie dans les cités et qui sont pourtant loin de ressembler au vulgaire. J'ai vu moi-même la demeure des saints à Milan; ils étaient nombreux et présidés par un seul prêtre dont la sainteté rivalisait avec la science. A Rome j'ai connu plusieurs de ces habitations, dans lesquelles ceux qui se distinguent par la gravité, la prudence et la science des choses divines, ont seuls le droit de présider les autres. Tous vivent dans la charité chrétienne, dans la sainteté et la liberté. Afin de n'être à charge à personne, suivant en cela l'habitude des Orientaux et l'exemple de l'apôtre saint Paul, ils se suffisent par le travail des mains. J'ai même appris que plusieurs s'y livraient à des jeûnes incroyables, refusant de prendre de la nourriture chaque jour au déclin de la lumière, ce qui pourtant est d'un usage universel, mais allant jusqu'à passer trois jours de suite et quelquefois plus, sans prendre aucun aliment ou aucun breuvage. Et ce ne sont pas seulement les hommes, mais les femmes elles-mêmes qui en agissent ainsi. On voit de ces femmes, veuves et vierges, habiter ensemble en grand nombre, gagner leur nourriture en tissant la laine et la toile. Elles sont présidées par les plus habiles et les plus aptes non-seulement à former les moeurs mais encore à développer les intelligences, unissant pour cela la gravité la plus austère à l'expérience la plus consommée. 71. Et néanmoins personne n'est contraint à ce qui surpasserait ses forces; on n'impose à qui que ce soit ce qu'il ne veut pas accepter, et si quelqu'un se déclare impuissant à marcher sur les traces des autres, il n'est pas pour cela condamné. Tous en effet se souviennent de l'instante recommandation faite dans toutes les Ecritures de pratiquer la charité. Ils n'oublient pas que « tout est pur pour les purs, » ni: « ce n'est pas ce qui entre dans votre bouche qui vous souille, mais ce qui en sort. » Tous leurs soins consistent à se priver de nourriture, non pas parce que les viandes seraient impures à leurs yeux, mais dans le but de dompter la concupiscence. Leur grande sollicitude est également de conserver la charité fraternelle. Ils n'oublient pas ces paroles: « La nourriture est pour l'estomac et l'estomac pour la nourriture; or Dieu détruira l'un et l'autre; » et ailleurs : « Ce n'est pas parce que nous avons mangé que nous serons dans l'abondance, ni parce que nous n'aurons pas mangé que nous serons dans le besoin. » Et surtout : « Il est bon, mes frères, de ne pas manger de chair, de ne pas boire de vin et de ne faire quoi que ce soit, s'il doit en résulter du scandale pour vos frères. » Dans ce passage, l'Apôtre prouve que c'est vers la charité que tout cela doit être dirigé. « En effet l'un se persuade qu'il peut manger de tout; mais, dit-il, que celui qui est faible mange des légumes. Que celui qui mange ne méprise pas celui qui croit devoir ne pas manger, et que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car il ne relève que de Dieu. Qu'es-tu donc, pour juger le serviteur d'autrui? C'est pour son maître qu'il se tiendra debout ou qu'il tombera; or il se tiendra debout, car Dieu est assez puissant pour l'affermir. » Et un peu plus loin: « Celui qui mange, le fait pour le Seigneur et il rend grâces à Dieu, et celui qui ne mange pas, c'est pour le Seigneur qu'il refuse la nourriture, et il rend grâces à Dieu. Donc, ajoute-t-il, chacun d'entre nous aura à rendre compte de lui-même. Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; faites seulement en sorte de ne pas servir d'obstacle ou de scandale à votre frère. Je sais en Notre-Seigneur Jésus-Christ et d'une manière certaine que rien n'est commun par soi-même; il n'y a quelque chose de commun que pour celui qui le croit. » Pouvait-on prouver plus clairement que ce n'est pas dans les choses mêmes dont nous nous nourrissons, mais dans l'intention que se trouve la cause de la souillure? Dès lors ceux qui sont assez forts pour mépriser ces distinctions de viandes, avec la persuasion intime qu'ils ne sont pas souillés, pour avoir accepté telle nourriture sans y joindre aucun désir coupable, ceux-là même ne doivent pas perdre de vue la charité. Ecoutez ce qui suit : « Car si à l'occasion de la nourriture votre frère est contristé, vous cessez de marcher selon la charité. » 72. Lisez le reste, car il serait trop long de tout citer, et vous trouverez que ceux qui pouvaient mépriser ces formalités, c'est-à-dire les forts et les savants, étaient cependant obligés d'apporter assez de modération dans leurs actes pour n'offenser en aucune manière ceux dont la faiblesse était encore trop grande pour passer outre. Or, les chrétiens dont je parlais connaissent ces règles et s'y soumettent, car ils sont, non pas hérétiques, mais chrétiens. Ils interprètent les Ecritures selon l'esprit apostolique et non selon le nom orgueilleux et usurpé d'apôtre. Personne ne méprise celui qui refuse de manger, personne ne juge celui qui mange. Celui qui est faible mange des légumes, et beaucoup de ceux qui sont forts en mangent aussi, pour ménager la faiblesse des faibles. D'autres encore, et en grand nombre, le font sans aucune nécessité, uniquement parce qu'ils préfèrent une alimentation plus vile et une existence moins somptueuse et plus tranquille. « Tout m'est permis, dit-il, et pour« tant je ne m'astreindrai à rien. » C'est ainsi que plusieurs refusent de se nourrir de viandes quoique cependant ils ne les regardent pas superstitieusement comme impures. De même ceux qui s'en abstiennent, quand ils sont en bonne santé, en usent sans crainte quand ils sont malades. Beaucoup ne boivent pas de vin, et cependant ils ne se regarderaient pas comme souillés par le vin; aussi en font-ils donner très-volontiers et très-amicalement à ceux qui sont languissants ou qui en ont besoin pour conserver leurs forces. Ceux qui en refuseraient par superstition, on les avertit fraternellement de ne pas s'exposer à s'affaiblir, avant de se sanctifier. On leur lit le passage où l'Apôtre ordonne à son disciple de prendre un peu de vin, à raison de ses fréquentes infirmités. C'est ainsi qu'ils embrassent la piété avec zèle; et quant aux exercices du corps, ils comprennent, comme le dit le même apôtre, qu'ils doivent y consacrer quelques instants. 73. Ceux donc qui peuvent s'abstenir s'abstiennent, et ils sont en grand nombre. Ils se privent de viandes et de vin pour deux motifs ou bien pour ménager la faiblesse des frères, ou pour se rendre plus libres eux-mêmes. Mais c'est surtout à la charité qu'ils s'attachent, c'est à elle qu'ils conforment leur nourriture, leur langage, leur vêtement, leur extérieur. C'est dans la charité seule qu'ils s'unissent et conspirent; l'offenser, c'est à leurs yeux offenser Dieu lui-même; si quelqu'un s'obstine à la violer, on le blâme ou on le chasse. Ce qui blesse cette vertu ne peut durer un seul jour. Ils savent que Jésus-Christ et les apôtres ont recommandé la charité d'une manière si pressante, que si elle disparaît tout disparaît avec elle, et si elle règne tout abonde. [1,34] CHAPITRE XXXIV. LES MAUVAIS CHRÉTIENS CONDAMNÉS. 74. Manichéens, répondez si le vous pouvez. Considérez ces chrétiens, et si vous l'osez, nommez-les sans mensonge et au prix de votre honte. A leurs jeûnes comparez les vôtres, chasteté à chasteté, vêtement à vêtement, repas à repas, modestie à modestie,. charité à charité, et surtout, car la discussion présente le réclame, comparez leurs préceptes et les vôtres. Alors vous saisirez la différence qui existe entre l'ostentation et la sincérité, entre le droit chemin et les faux sentiers, entre la vérité et le mensonge, entre la force et l'enflure, entre la béatitude et la misère, entre l'unité et la division, enfin entre les sirènes de la superstition et le port assuré de la religion. 75. Gardez-vous de m'opposer ceux qui portant le nom de chrétiens ou bien ignorent ou bien ne réalisent pas la sublimité de leur profession. N'arguez rien de cette multitude d'ignorants qui, même dans la vraie religion, sont superstitieux ou tellement esclaves de leurs passions, qu'ils oublient les promesses par eux jurées à Dieu. J'en ai connu plusieurs qui adoraient les sépulcres et les peintures, j'en ai connu plusieurs qui se livraient à d'abondantes libations sur les morts, offrant des festins aux cadavres. Ceux-là s'ensevelissent eux-mêmes sur ces cadavres ensevelis, et font hommage à la religion de leurs excès et de leur ivresse. J'en ai connu plusieurs qui, en paroles, ont renoncé au siècle et qui se laissent encore opprimer par toutes les vanités de ce siècle, trouvant leur joie dans cette oppression même. Au sein d'une si grande foule de peuple, il n'est pas étonnant que vous en trouviez dont la vie méprisable vous serve à tromper les imprudents, à les détourner du salut catholique. Vous-mêmes, qui êtes si peu nombreux, vous éprouvez de cruelles angoisses quand nous vous sommons, parmi ceux que vous nommez les élus, d'en montrer un seul qui observe ces préceptes dont une folle superstition vous fait prendre la défense. — Mais j'ai résolu de vous montrer, dans un autre volume, combien ces préceptes sont vains, nuisibles et sacrilèges, et comment il peut se faire qu'ils soient inobservés par le plus grand nombre d'entre vous et presque par vous tous. 76. Maintenant il ne me reste qu'à vous avertir de cesser enfin de maudire l'Eglise catholique, en blâmant les moeurs d'hommes coupables qu'elle condamne la première, et que chaque jour elle s'applique à corriger comme on corrige des enfants vicieux. Or, tous ceux d'entre eux qui, aidés de leur bonne volonté et de la grâce de Dieu, se corrigent de leurs fautes, recouvrent, par la pénitence, ce qu'ils avaient perdu par le péché. Ceux, au contraire, qui par une volonté mauvaise persévèrent dans leurs vices anciens et en ajoutent toujours de plus graves, on les laisse, il est vrai, dans le champ du Seigneur, on leur permet de croître avec les bonnes semences, mais viendra un temps où l'on séparera la zizanie. Ou bien, si à cause de leur nom de chrétiens, on doit plutôt les assimiler à la paille qu'aux épines, viendra aussi Celui qui purifiera son aire, séparera la paille du froment, et avec une souveraine équité rendra à chacun selon ses oeuvres. [1,35] CHAPITRE XXXV. CONCESSIONS FAITES PAR L'APÔTRE AUX BAPTISÉS. 77. Pourquoi donc vous enflammer de haine, pourquoi. vous laisser aveugler par l'esprit de parti? Pourquoi vous embarrasser dans la longue défense de cette grande erreur ? Cherchez les fruits dans la campagne et le froment dans l'aire, vous en découvrirez facilement; ils se présenteront d'eux-mêmes à vous. Pourquoi trop fixer vos regards sur des purifications de détail? Pourquoi, en les effrayant par les aspérités de la haie, priver des hommes ignorants de l'abondance d'un jardin fertile? Il y a une entrée sûre que bien peu connaissent, entrée dont vous niez l'existence ou que vous ne voulez pas découvrir. Il y a dans l'Eglise catholique une multitude innombrable de fidèles qui n'usent pas de ce monde; il en est qui en usent comme n'en usant pas, selon la parole de l'Apôtre, et c'est ce qui a été prouvé dans ces temps où l'on voulait contraindre les chrétiens à adorer les idoles. Combien d'hommes l'on vit alors, comblés de richesses, combien de pères de famille dans les campagnes, de négociants, de militaires, de chefs de cité, de sénateurs, de personnes de l'un et de l'autre sexe, quitter tous ces biens temporels, dont ils usaient, il est vrai, mais sans en être les esclaves, subir la mort pour la foi et la religion, et prouver aux infidèles que ces richesses sont plutôt possédées par les chrétiens, que les chrétiens ne sont possédés par elles ! 78. Pourquoi mentir jusqu'à ce point, et soutenir que les fidèles renouvelés par le baptême, doivent s'interdire la génération des enfants, la possession de champs, de maisons et d'argent ? Rien de tout cela n'est proscrit par l'Apôtre. Ecrivant aux fidèles, après avoir fait l'énumération de beaucoup de vices qui excluent du royaume des cieux, il ajoute : « Et c'est là ce que vous avez été, mais vous êtes purifiés, sanctifiés, justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit de notre Dieu. » Ces hommes purifiés et sanctifiés, tous comprennent que ce sont les fidèles, et ceux qui ont renoncé au monde. Mais puisqu'il nous déclare quels sont ceux à qui il écrit, voyons s'il leur permet ce dont nous parlons. «Tout m'est permis, ajoute-t-il, mais tout ne m'est pas avantageux; tout m'est permis, mais je ne me rendrai l'esclave de quoi que ce soit. La nourriture est pour l'estomac et l'estomac pour la nourriture; mais Dieu détruira l'un et l'autre. Le corps n'est pas pour la fornication mais pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Or Dieu a ressuscité le Seigneur, et nous aussi il nous ressuscitera par sa puissance. Ignorez-vous que vos corps sont les membres du Christ? Prendrai-je donc les membres du Christ pour en faire les membres d'une prostituée? assurément non. Ignorez-vous que celui qui s'attache à une prostituée, devient un même corps avec elle ? Car, dit Dieu, ils seront deux dans une seule chair. Or celui qui s'attache à Dieu, devient un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Tout péché que commet un homme est un péché extérieur au corps; au contraire, celui qui commet la fornication pèche contre son propre corps. Ignorez-vous que vos membres sont le temple du Saint-Esprit, qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu? vous ne vous appartenez donc pas à vous-mêmes: car vous avez été chèrement achetés; glorifiez donc et portez Dieu dans votre corps. — Quant à ce qui fait l'objet de votre lettre, je dis qu'il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme. Mais par crainte d'incontinence, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari. Que le mari rende le devoir à son épouse, et l'épouse à son mari. La femme n'a point pouvoir sur son corps, c'est l'homme qui a ce pouvoir. De même l'homme n'a point pouvoir sur son propre corps, ce pouvoir appartient à la femme. Ne vous séparez point, si ce n'est d'un mutuel consentement, pour un temps, et afin de vous livrer à la prière. Puis revenez l'un à l'autre, de peur que Satan ne vous tente, à raison de votre incontinence. Or, en vous parlant ainsi, je le fais par indulgence, ce n'est pas des ordres que j'impose. Je voudrais, en effet, que tous les hommes fussent comme moi; mais chacun a reçu de Dieu un don particulier, l'un d'une manière, l'autre de l'autre. » 79. L'Apôtre vous paraît-il avoir suffisamment démontré la souveraine perfection à ceux qui sont forts, et avoir permis à ceux qui sont plus faibles ce qui est plus à leur portée? Le comble de la perfection c'est de ne point toucher de femme; c'est ce qu'il prouve en disant: « Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi. » Or, ce qui est, voisin de cette perfection c'est la chasteté conjugale, qui défend à l'homme de faire naufrage dans la fornication. Et parce que plusieurs usent du mariage, l'Apôtre les exclut-il du nombre des fidèles? Il affirme au contraire qu'ils se sanctifient réciproquement par cette chasteté du mariage; il affirme que si l'un des deux époux est un infidèle, les enfants qui naissent de cette union sont sanctifiés, comme les époux le sont eux-mêmes : « Le mari infidèle, dit-il, a été sanctifié dans la femme fidèle, et la femme infidèle a été sanctifiée par le mari fidèle. Autrement vos enfants seraient impurs et voici qu'ils sont saints. » Pourquoi vous obstiner contre une vérité si évidente? Pourquoi vous efforcer de couvrir d'ombres vaines cette lumière des Ecritures ? 80. Gardez-vous de dire qu'il est permis aux catéchumènes de connaître leur femme et que ce droit est refusé aux fidèles; qu'il est permis aux catéchumènes de posséder des richesses, tandis que les fidèles ne le peuvent pas. Sachez seulement qu'il en est beaucoup qui en usent comme n'en usant pas. Dans le bain salutaire du baptême commence en effet la rénovation de l'homme nouveau, laquelle va toujours croissant, plus promptement dans les uns, plus lentement dans les autres. Pour le plus grand nombre toutefois c'est le point de départ d'une vie nouvelle, quand on s'y applique non pas avec répugnance mais avec amour. En effet, comme le dit l'Apôtre, « bien que notre homme extérieur soit corrompu, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » Mais si c'est afin de se perfectionner que l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour, comment donc exigez-vous qu'il commence par la perfection? Mais non, ce n'est pas là ce que vous voulez, car vous cherchez moins à relever les faibles qu'à tromper les imprudents. Vous ne devriez pas soutenir ces erreurs avec tant d'audace, lors même qu'il ne serait pas prouvé que vous êtes bien éloignés de vous acquitter en perfection de vos observances puériles. Vous n'êtes pas sans connaître ceux que vous admettez dans votre secte. En les voyant se lier d'une plus grande intimité avec vous, personne ne soupçonnait qu'ils trouveraient en vous ce que vous incriminez dans les autres. Se peut-il donc une plus grande impudence que d'exiger la perfection des catholiques les plus faibles, afin de pervertir les simples, tandis que tu ne leur en montreras pas l'ombre dans ta secte, lorsque tu les auras attirés? Mais je ne veux paraître vous accuser témérairement en quoi que ce soit; c'est pourquoi terminant ici ci volume, je vais dans un autre dévoiler vos maximes, et révéler vos étranges moeurs.