[1,0] DE L'ORDRE. LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. AVANT-PROPOS. TOUT EST RÉGI PAR LA DIVINE PROVIDENCE 1. Rechercher l'ordre des choses, et le discerner dans ce qu'il a de particulier pour chaque être; le découvrir et l'expliquer dans cette universalité qui embrasse et régit le monde; c'est là, Zénobius, une tâche difficile et dont très-peu d'hommes sont capables. De plus, ce labeur fût-il au pouvoir de quelqu'un, ce qui excédera sa puissance, ce sera de trouver un auditeur que la pureté de sa vie ou une certaine dose d'instruction rendrait apte à saisir des choses aussi divines et aussi obscures. Il n'est rien cependant qui stimule l'avidité des plus grands génies; rien que brûlent d'entendre et de pénétrer ceux qui envisagent les écueils et les orages de cette vie avec un front noblement élevé, comme cette question : comment, d'une part, Dieu prend-il soin des choses humaines, et comment, d'autre part, ces choses humaines sont-elles infectées d'une perversité si grande qu'on serait tenté de ne l'attribuer ni au gouvernement d'un Dieu, ni même au gouvernement d'un esclave, à qui l'on aurait accordé le pouvoir suprême. Dès lors, ceux qui s'occupent de ces questions se trouvent dans la nécessité de croire, ou que la divine Providence ne descend point jusqu'à ces derniers et infimes détails, ou que tout le mal se commet certainement par la volonté divine. Conclusions toutes deux impies, la seconde surtout. Car s'il est inepte, s'il est même très-dangereux pour l'esprit, de croire que Dieu délaisse quoi que ce soit, jamais, parmi les hommes eux-mêmes, on n'a fait à personne un crime de son impuissance, et le reproche. de négligence est beaucoup moins grave que l'accusation de malice et de cruauté. Aussi la saine raison, qui ne renonce pas à la piété, est comme forcée de croire que les choses terrestres ne peuvent être dirigées par le ciel, ou que le ciel les néglige et les dédaigne, plutôt que de les conduire d'une manière propre à justifier toute plainte élevée contre Dieu. 2. Mais où est l'esprit assez aveugle qui hésiterait de reporter à la puissance et à l'administration divine tout ce qu'il y a de rationnel dans le mouvement des corps qui échappent aux desseins et à la volonté de l'homme? II faudrait alors qu'on attribuât au hasard la conformation et la mesure si bien combinée et si ingénieuse des membres, même dans les plus petits animaux; ou que l'effet dénié au hasard pût avoir d'autre cause que la raison; ou même que, entraînés par de futiles et ridicules opinions, nous eussions la témérité de soustraire à la direction mystérieuse de la majesté suprême l'ordre que la nature universelle nous fait admirer dans chaque objet particulier, et où n'est pour rien l'industrie humaine. Mais ce qui est plus gros de questions, c'est que les membres d'un insecte soient admirablement disposés et distingués entre eux, tandis que la vie de l'homme est troublée par l'incessante agitation de tempêtes sans nombre. Ainsi un homme dont la vue serait assez rétrécie pour n'embrasser du regard sur un parquet de marquetterie que le module d'un seul carreau, accuserait l'ouvrier d'avoir ignoré la symétrie et les proportions; incapable d'embrasser dans l'ensemble et dans les détails, ces emblêmes qui concourent à l'unité d'un beau tableau, il prendrait pour un désordre la variété des pierres précieuses. Il n'en est pas autrement de certains hommes peu instruits. Dans l'impuissance où est leur faible esprit d'embrasser et d'envisager la liaison et l'harmonie universelles, ils s'imaginent, quand ils sont blessés d'une chose qui a pour eux de l'importance, que c'est un grand désordre dans l'univers. 3. La principale cause de cette erreur, c'est que l'homme est inconnu à lui-même. Et pour se connaître il a besoin de s'habituer longtemps à se retirer de ses sens, à replier son esprit sur lui, à se maintenir à l'intérieur. Ceux-là seuls y parviennent qui cautérisent dans la solitude les plaies de certaines opinions dont nous frappe journellement le cours de la vie, ou qui les guérissent par le secours des études libérales. [1,2] CHAPITRE II. L'OUVRAGE DÉDIÉ A ZÉNOBIUS. — PERSONNAGES DU DIALOGUE. Ainsi rendu à lui-même l'esprit comprend la beauté de l'univers, qui tire principalement son nom de l'unité. C'est pourquoi cette beauté ne saurait être contemplée par l'âme qui se jette à tant d'objets, et dont l'avidité ne produit que l'indigence, et qui ne sait qu'on ne peut y échapper qu'en se séparant de la multitude. Par multitude, je n'entends pas celle des hommes, mais bien la multitude de tout ce qu'atteignent les sens. Rien d'étonnant que plus nous voulons embrasser, plus est grande notre disette. Quelque étendu que soit un cercle, tu y trouves un milieu où tout converge, et que les géomètres appellent centre ; et quoique toutes les parties de la circonférence se puissent diviser à l'infini, il n'y a cependant que le point central qui soit à égale distance des autres points et qui les domine également, parce qu'il a sur eux un droit égal. Sors de là pour te jeter d'un côté ou d'un autre, tu perds le tout en cherchant les parties. De même l'esprit qui se répand en dehors de soi, divague en une certaine immensité, et se livre en proie à une mendicité réelle. Sa nature exige qu'il cherche partout l'unité, et la multitude ne permet pas qu'il la rencontre. 4. Mais que signifie ce que je viens de dire? Quelle est la cause des errements de notre esprit? Comment, toutes les choses concourant à l'unité et se trouvant parfaites en elles-mêmes, doit-on néanmoins fuir le péché? Tu le comprendras sûrement, mon cher Zénobius. Je connais assez ton génie, ton âme éprise de toute beauté, exempte de toute souillure et de toute passion désordonnée. Ce gage d'une sagesse à venir, prescrit en toi au nom du droit divin, contre les convoitises funestes, et l'attrait des fausses voluptés ne te fera point abandonner tes intérêts propres; ce serait une prévarication dont la honte ne pourrait être surpassée non plus que le danger. Tu comprendras donc tout cela, crois-moi, quand tu te seras appliqué à l'étude dont l'effet est de purifier et de cultiver notre esprit, incapable sans elle de recevoir la divine semence. L'ensemble et la nature de ces études, l'ordre qu'elles exigent, ce que la raison promet aux hommes purs et studieux, quelle vie mènent ici tes amis, et quel fruit nous procure un honnête repos, ces livres, je l'espère, te l'apprendront. Ton nom nous les rendra plus chers encore que notre travail; surtout si par un choix meilleur, tu veux te soumettre à cet ordre qui fait le sujet de cet ouvrage, et t'y conformer pleinement. 5. Des douleurs d'estomac m'ayant forcé à déserter ma chaire, moi qui, tu le sais, même sans y être ainsi contraint, cherchais à me réfugier au sein de la philosophie, je me suis retiré aussitôt à la villa de notre cher Vérécundus. Te dirai-je quel plaisir il en éprouve? Tu sais son incomparable bienveillance envers tous, et particulièrement envers nous. Nous dissertions entre nous sur tout ce qui nous paraissait utile, ayant soin de tout recueillir au stylet; ce que je trouvais avantageux pour ma santé affaiblie. En effet, comme j'étais attentif à toutes mes paroles, il ne se glissait dans la discussion aucune contention trop ardente, et si nous voulions écrire quelque chose de nos discussions, il ne serait besoin ni d'un autre langage, ni d'effort de mémoire. Mes collaborateurs étaient Alypius, et Navinius mon frère, ainsi que Licentius qui venait de s'adonner à la poésie avec un entrain surprenant. L'armée nous avait aussi rendu Trygétius, qui aime l'histoire en qualité de vétéran. Et puis nous nous aidions de nos livres. [1,3] CHAPITRE III. PREMIÈRE DISCUSSION. — CE QUI Y DONNA LIEU. 6. Une nuit, que j'étais éveillé, comme de coutume, je m'occupais en silence de ce qui me venait à l'esprit je ne sais d'où. Déjà le désir de trouver la vérité m'avait accoutumé à méditer ainsi ; et selon le mouvement de mes pensées, je passai sans sommeil la première ou la seconde partie, et presque toujours la moitié de la nuit. Je ne me laissais point-ravir à moi-même par les études de mes élèves; ils travaillaient pendant tout le jour seulement, et j'aurais condamné, comme un excès, qu'ils consacrassent encore les nuits à la poursuite de leur travail. Je leur avais aussi donné l'ordre de se créer une occupation en-dehors de leurs livres, et d'accoutumer leur esprit à demeurer en lui-même. Donc je veillais, ai-je dit, et voilà que le son de l'eau qui coulait près des bains captiva mon oreille, et je le remarquai plus attentivement que de coutume. Je trouvais tout à fait étrange que la même eau heurtant les mêmes cailloux, rendît un son tantôt plus doux et tantôt plus éclatant. Je commençai à m'en demander la cause, et rien, je l'avoue, ne se présentait. Mais Licentius frappant de son lit la boiserie voisine, effraya des souris qui l'importunaient; je sus ainsi qu'il était éveillé. Licentius, lui dis-je, as-tu remarqué, car je vois que ta muse t'a allumé un flambeau pour travailler, le son inégal de cette eau ? Oui, dit-il, cela n'est point nouveau pour moi. Une nuit, en m'éveillant, le désir du beau temps me faisait prêter l'oreille, j'écoutais si la pluie tombait, et cette eau murmurait comme à présent. Trygétius parla de même; lui aussi, couché sur son lit et dans la même pièce, veillait à notre insu, car nous étions dans les ténèbres, ce qui est presque nécessaire en Italie, même aux riches. 7. Voyant que toute mon école, telle qu'elle était alors, car Alypius et Navigius étaient en ville, ne dormait non plus que moi, et que ce bruit de l'eau m'invitait à dire un mot: D'où pensez-vous, dis-je, que provienne l'inégalité du murmure de cette eau? Car nous n'admettons pas que personne à cette heure puisse troubler le courant, soit en y passant, soit en y lavant quelque chose. Que penser, dit Licentius, sinon que les feuilles, comme en automne il en tombe continuellement et avec abondance, s'amassent dans le lit étroit du courant, sont poussées et quelquefois forcées de céder? Or quand l'eau qui les poussait s'est écoulée, elles se rassemblent et s'entassent de nouveau, ou bien la chute inégale des feuilles qui surnagent occasionne tout autre phénomène qui arrête ou précipite le cours de l'eau. Cela me parut probable, je n'avais pas d'autre explication, et j'avouai à Licentius, dont je louai l'esprit, que, malgré mes longues recherches, je n'avais pu m'expliquer pourquoi il en était ainsi. 8. Après un instant de silence: Tu avais raison, lui dis-je, de ne pas t'étonner et de te tenir intérieurement attaché à Calliope. J'avais raison, répondit-il, mais toi à ton tour tu me donnes un grand sujet d'étonnement. Lequel, dis-je ? C'est, répliqua-t-il que tu aies pu t'étonner de cela. Et d'où vient, lui dis-je, l'étonnement, d'ordinaire? Quelle est la mère de ce défaut sinon une chose inaccoutumée, en dehors de l'ordre manifeste des choses? Oui, répondit-il, en dehors de l'ordre manifeste, j'y souscris, rien ne me paraissant arriver en dehors de l'ordre. Je ressentis alors une espérance plus vive que d'ordinaire, quand j'interroge ces jeunes gens: et voyant que l'esprit de Licentius, à peine appliqué d'hier à ces études, s'était élevé à une conception si haute et si soudaine, tandis que nous n'avions encore discuté entre nous aucune question sur ces matières: c'est bien, lui dis-je, c'est bien, c'est tout à fait bien, et tu as compris beaucoup, beaucoup entrepris; crois-moi, tu dépasses de beaucoup l'Hélicon au sommet duquel tu t'efforces d'atteindre comme au ciel. Mais défends ton sentiment, car je vais l'attaquer. — Laisse-moi un instant à moi-même, reprit-il, je t'en prie, car mon esprit est à un bien autre sujet. — Mais moi, craignant vivement que, absorbé par la poésie, il ne fût rejeté loin de la philosophie: ma colère s'allume, lui dis-je, quand tu poursuis en chantant et en hurlant ces vers de toutes mesures; ils vont élever entre toi et la vérité un mur plus épais qu'entre tes amants fabuleux: ceux-ci au moins soupiraient l'un après l'autre à travers les fentes de la muraille. — Licentius avait entrepris alors de chanter Pyrame. 9. — Comme j'avais parlé d'un ton plus sévère qu'il ne s'y attendait, il se tut un moment. Pour moi, laissant là l'entretien commencé, j'étais rentré en moi-même, pour ne pas occuper inutilement et maladroitement un homme si préoccupé. — Mais lui: « A mes yeux, » dit-il, « je suis aussi malheureux qu'une souris; » j'ai aussi raison de le dire, qu'on le dit dans Térence. Mais aussi il m'arrivera probablement le contraire de ce qu'il ajoute. "Aujourd'hui je suis perdu", a-t-il dit, et moi c'est aujourd'hui peut-être que je serai retrouvé. Si vous ne méprisez pas les augures que la superstition tire des rats, si le bruit que j'ai fait a été pour ce rat ou cette souris un avertissement qui vous a fait connaître que j'étais éveillé; s'il y a sagesse à rentrer dans sa chambre, à reposer en moi-même; pourquoi à mon tour le bruit de ta voix ne m'avertirait-il pas de philosopher plutôt que de chanter ? Car c'est là notre vraie et inébranlable demeure, comme j'ai commencé à le croire sur les preuves que tu en donnes chaque jour. Si donc ce n'est pas t'importuner et si tu le juges à propos, demande-moi ce que tu voudras; je défendrai de tout mon pouvoir l'ordre des choses, et je soutiendrai que rien ne se peut faire en dehors de lui. Je l'ai tellement conçu, tellement gravé dans mon esprit que, dussé-je être vaincu dans cette discussion, je n'attribuerai pas ma défaite à la témérité, mais à l'ordre même; et ce ne sera point l'ordre, mais Licentius qui sera vaincu. [1,4] CHAPITRE IV. RIEN ABSOLUMENT NE SE FAIT SANS CAUSE. 10. Je revins donc à eux avec une joie nouvelle. Que t'en semble, dis-je à Trygétius? J'incline beaucoup pour l'ordre, dit-il, mais je suis encore incertain, et je désire qu'un sujet d'une telle importance soit discuté très-sérieusement. Laisse à cette autre partie tes propensions, dis-je, car s'il te reste des incertitudes, tu as, je crois, cela de commun avec Licentius et avec moi. Pour moi, dit Licentius, je suis assuré de ce sentiment. Pourquoi craindrais-je de détruire, avant qu'elle soit entièrement élevée, cette muraille dont tu as fait mention? Car, à vrai dire, la poésie ne saurait me détourner de la philosophie, autant que le désespoir de trouver la vérité. Alors Licentius, avec l'accent de la joie : Bonheur inattendu, s'écria-t-il, Licentius n'est plus académicien! D'ordinaire il les défendait très-chaleureusement. Mais lui: Silence là-dessus pour le moment, dit-il; je ne veux pas que ce souvenir dangereux me ravisse et m'arrache à ce je ne sais quoi de divin qui a commencé de se montrer à moi, et à quoi je me suspens avec avidité.— Sentant alors en moi un bonheur plus grand que je n'osai jamais le désirer, je prononçai ce vers avec transport : « Plaise au Père des Dieux, plaise au grand Apollon, que tu commences ! » lui-même nous conduira si nous le suivons « où il nous ordonne d'aller et où il veut nous fixer; c'est lui qui nous en donne l'augure et qui pénètre nos esprits. » Celui-là n'est pas en effet le grand Apollon que stimule, dans les cavernes, dans les montagnes, dans les forêts, la vapeur de l'encens ou le désastre des troupeaux, et qui s'empare des insensés; mais il en est un tout autre, et cet autre est grand, véridique; pourquoi des paroles ambiguës? C'est la Vérité même, et il a pour poètes tous ceux qui peuvent être sages. Commençons donc, Licentius ; appuyés sur la piété que nous pratiquons, étouffons sur nos pas le feu dévorant des fumeuses convoitises. 11. Eh bien ! questionne, dit-il, je t'en supplie, tes paroles et les miennes suffiront peut-être pour expliquer ce je ne sais quoi de si grand. Réponds-moi d'abord, répliquai-je : d'où vient que cette eau ne te paraît point couler ainsi au hasard, mais avec ordre; qu'elle coule dans de petits conduits de bois et qu'elle soit destinée à nos besoins, cela peut tenir à l'ordre : c'est le travail d'hommes agissant avec raison; ils ont voulu que dans le même courant on pût boire et se laver, comme le réclamaient les besoins des lieux parcourus. Mais si ces feuilles, comme tu dis, sont tombées de manière à produire le bruit qui nous a étonnés, à quel ordre des choses rattacher ce fait? N'est-ce pas plutôt au hasard? Celui-là même, répondit-il, qui voit clairement que rien ne peut arriver sans cause, pourra-t-il comprendre que ces feuilles auraient dû ou pu tomber autrement? Quoi ! veux-tu que j'explique la situation des arbres et des rameaux, la pesanteur naturelle des feuilles ? Qu'ai-je besoin d'explorer la mobilité de l'air où elles voltigent, leur lenteur à tomber et leurs chutes qui varient selon la température, leurs poids, leur configuration et tant de causes si obscures ? Tout cela échappe à nos sens et leur échappe entièrement. Toutefois, et c'est ce qui suffit à la question posée, je ne sais comment il n'est point obscur pour notre esprit, que rien ne se fait sans cause. Un questionneur importun pourra continuer à demander pour quelle cause les arbres sont plantés là? Je répondrai que les hommes ont eu égard à la fécondité de la terre. Mais si les arbres sont stériles et produits par hasard, je répondrai que nous ne voyons pas tout, et que la nature qui les produit ne fait rien au hasard. Enfin, ou prouvez-moi qu'il est des effets sans cause, ou croyez que rien n'arrive en dehors de l'ordre certain des causes. [1,5] CHAPITRE V. DIEU GOUVERNE TOUT AVEC ORDRE. 12. Quoique tu me traites de questionneur importun, repris-je, et il m'est difficile de ne l'être pas, puisque j'ai interrompu tes colloques avec Pyrame et Thisbé, je continuerai néanmoins à te questionner. Cette nature où tu veux nous montrer tant d'ordre, à quoi bon, pour ne rien dire d'une multitude d'autres choses, a-t-elle créé ces mêmes arbres qui ne portent pas de fruits? Comme il cherchait ce qu'il devait dire, Trygétius reprit : Est-ce que les arbres ne peuvent servir à l'homme que par leurs fruits? Combien d'autres avantages sont dus à l'ombre, au bois, enfin aux rameaux mêmes et aux feuilles? Je t'en supplie, reprit Licentius, ne réponds pas ainsi à ses questions. II y a une foule d'objets que nous pourrions citer ici et qui n'ont pour les hommes aucune utilité, ou du moins qu'une utilité si cachée et si faible, que les hommes et nous surtout ne pouvons ni la découvrir, ni la soutenir. Que l'on nous enseigne plutôt comment rien peut se faire sans une cause préexistante. Plus tard, dis-je, nous en parlerons. Il n'est pas encore nécessaire que j'enseigne, car tu t'es proclamé certain de l'ordre universel; je cherche avidement à le connaître; j'y consacre mes jours et mes nuits, et tu ne m'as encore rien appris sur cette grave question. 13. Où me jettes-tu, dit-il? Est-ce parce que je te suis avec plus d'agilité que ces feuilles ne suivent les vents qui les jettent dans le courant, et pour lesquelles ce serait peu de tomber si elles n'étaient entraînées? En sera-t-il autrement si Licentius entreprend d'enseigner à Augustin les graves problèmes de la philosophie ? Et moi : De grâce, cesse de t'abaisser ou de m'élever de la sorte, car je ne suis en philosophie qu'un enfant, et quand j'interroge, peu m'importe par qui me réponde Celui qui chaque jour accueille mes plaintes. Un jour, je l'espère, tu seras son oracle, et peut-être ce jour n'est-il pas éloigné. Toutefois les hommes les plus étrangers à ces sortes d'études peuvent nous apprendre quelque chose, quand on les presse, dans une réunion où l'on discute, par le fouet des questions. Et ce qu'ils peuvent nous apprendre n'est pas peu de chose. Ne vois-tu pas, et je prends volontiers ta comparaison, que ces feuilles qu'emportent les vents, qui nagent sur l'eau, bravent quelquefois le flot qui les pousse, et prêchent aux hommes l'ordre universel, si toutefois la thèse que tu soutiens repose sur la vérité ? 14. Alors, bondissant de joie sur son lit : Grand Dieu, s'écria-t-il, qui niera que vous régissiez toutes choses avec ordre ? Comme tout se tient ! comme tout s'enchaîne avec précision et successivement dans ses propres noeuds ! quels grands et nombreux événements nous ont amenés à parler ainsi ! Combien s'accomplissent pour vous découvrir à nous ! N'est-ce point cet ordre même qui a fait que nous sommes éveillés, que tu as remarqué ce bruit, que tu en as cherché la cause en moi-même, et que cette cause d'un effet si minime, tu ne l'as point trouvée ? Une souris vient, et voilà qu'elle trahit ma veille; enfin tes paroles mêmes, peut-être sans que tu en aies eu l'intention, car ce qui nous vient à l'esprit n'est pas toujours en notre puissance, se présentent je ne sais comment et m'apprennent ce qu'il faut te répondre. Car, je t'en prie, si, selon ton dessein, nos paroles sont écrites, et retentissent plus loin parmi les hommes, n'y verra-t-on pas un événement sur lequel, un grand devin, un Chaldéen consulté, aura su répondre bien avant qu'il n'arrive? Et s'il l'avait annoncé, ne passerait-il pas pour un homme divin ? n'obtiendrait-il pas les applaudissements des hommes, sans que néanmoins personne osât lui demander pourquoi une feuille est tombée, ou si c'est un rat égaré qui a voulu troubler le repos d'un homme endormi ? Quelqu'un de ces devins n'a-t-il jamais fait de semblables prédictions ? soit spontanément, soit sous le coup de la violence ? Or, s'il venait à prédire que tu feras de tout ceci un livre qui ne sera point sans mérite, et s'il voyait qu'il en sera nécessairement ainsi, autrement, en effet, il ne pourrait l'assurer, sans aucun doute les effets produits par une feuille que le vent emporte dans les champs, et par le dernier des animaux dans une maison, appartiendront, aussi nécessairement à l'ordre, que les lettres à ton livre. Car elles représentent des paroles qui ne te seraient point venues en pensée, et n'eussent pu sortir de ta bouche pour aller à la postérité, sans les accidents d'une aussi mince valeur que ceux-là. Donc, je t'en supplie, que l'on ne me demande plus pourquoi chaque chose a lieu. Il nous suffit que rien n'arrive, que rien ne se produise sans qu'une cause ne l'ait ou produit ou mis en mouvement. [1,6] CHAPITRE VI. L’ORDRE EMBRASSE TOUT. 15. On voit bien, jeune homme, répliquai-je, que tu ignores combien l'on a écrit et quels hommes ont écrit contre la divination. Mais dis-moi maintenant, non pas si quelque chose arrive sans cause, car je le vois, tu ne veux point répondre à cette question, mais si cet ordre dont tu t'es fait le défenseur te paraît un bien ou un mal. Alors d'un ton mécontent: Tu n'as pas, dit-il, posé la question de manière que je puisse répondre ni oui ni non; je vois ici un certain milieu, et l'ordre ne m'apparaît ni un bien ni un mal. Mais du moins. dis-je, que regardes-tu comme contraire à l'ordre ? Rien, répliqua-t-il; comment y aurait-il quelque chose de contraire à ce qui occupe tout et embrasse tout ? Tout ce qui serait contraire à l'ordre serait nécessairement en dehors de l'ordre; et je ne vois rien en dehors de l'ordre. Donc il ne faut pas croire qu'il y ait rien de contraire à l'ordre. Est-ce donc, dit Trygétius, que l'erreur n'est pas contraire à l'ordre ? Nullement, répondit-il, car je ne vois personne errer sans une cause, et l'enchaînement des causes est du ressort de l'ordre. L'erreur elle-même non-seulement provient d'une cause, mais produit encore un effet dont elle est ainsi la cause. C'est pourquoi n'étant point en dehors de l'ordre, elle ne peut lui être contraire. 16. Trygétius se taisait, et moi je ne pouvais contenir mes transports, en voyant ce jeune homme, fils de mon plus cher ami, devenir aussi mon fils, s'élever même et grandir devant moi, jusqu'à la hauteur d'un ami véritable. Lui dont les goûts ne m'avaient donné aucun espoir qu'il arriverait même à une médiocre littérature, s'élançait, et d'un seul bond, jusqu'au cœur de la philosophie, où d'un regard, il avait vu son domaine. Pendant que je l'admire en silence, et que je cherche comment le féliciter, il s'écrie soudain, comme inspiré : O si je pouvais dire ce que je veux ! Paroles, paroles, je vous adjure, où êtes-vous? Accourez; oui, le bien et le mal sont dans l'ordre. Croyez-en à votre gré; car je ne sais comment vous l'expliquer. [1,7] CHAPITRE VII. DIEU N'AIME PAS LE MAL, ET CEPENDANT LE MAL ENTRE DANS L'ORDRE. 17. J'admirais et me taisais. Mais Trygétius le voyant devenu plus affable, comme après une ivresse dissipée, et rendu à la conversation: Ce que tu avances, Licentius, dit-il, paraît absurde et très-éloigné de la vérité. Mais je t'en prie, écoute-moi un instant, et ne me trouble point par tes cris.: Dis ce que tu voudras, répondit celui-ci, mais je ne crains pas que tu m'enlèves ce que je vois, ce que je tiens presque. Fasse le ciel, reprit Trygétius, que tu ne dévies point de cet ordre que tu défends, et que tu ne t'emportes pas contre Dieu ! avec si peu de souci, j'adoucis l'expression. Dire que le mal est contenu dans l'ordre, quoi de plus impie ? car n'en doutons pas, Dieu aime l'ordre. Il l'aime véritablement, répondit Licentius ; l'ordre émane de lui; il est avec lui; et si l'on peut dire quelque chose de mieux sur un sujet si élevé, réfléchis-y toi-même, je te prie. A quoi bon réfléchir, dit Trygétius ? je prends tes paroles telles qu'elles sont, et ce que j'y comprends me suffit. Tu as dit que le mal est contenu dans l'ordre, que l'ordre découle de Dieu, est aimé de Dieu. De là il suit que le mal vient de Dieu même, et que Dieu aime le mal. 18. Cette conclusion me fit craindre pour Licentius. Mais lui, gémissant de la difficulté de s'exprimer, et sans chercher aucunement ce qu'il dirait, mais la manière dont il le dirait : Non, répliqua-t-il, Dieu n'aime point le mal, et c'est uniquement parce qu'il serait contraire à l'ordre que Dieu aimât le mal. En même temps il aime beaucoup l'ordre, parce que l'ordre fait qu'il n'aime point le mal. Mais alors comment le mal, lui-même, pourrait-il n'être pas dans l'ordre, puisque Dieu ne l'aime point, et qu'il est de l'ordre que le mal ne soit point aimé de Dieu ? Que Dieu aime le bien et non le mal, est-ce là un ordre de choses qui te paraisse méprisable ? Ainsi, le mal que n'aime point Dieu n'est pas en dehors de l'ordre, et cependant Dieu aime l'ordre : car en l'aimant n'aime-t-il pas à aimer le bien et à n'aimer pas le mal; ce qui est un grand et bel ordre, une disposition divine ? Cet ordre, cette disposition conservent, par la distinction même, l'harmonie des choses, et rendent même nécessaire l'existence du mal. Ainsi la beauté universelle se forme des objets contraires; ils sont comme les antithèses qui nous plaisent dans les discours. 19. Il se tut ensuite un moment; puis, soudain, se levant du côté du lit de Trygétius : Je te le demande, dit-il, Dieu est-il juste? Celui-ci gardait le silence, profondément étonné et stupéfait, comme il l'avoua plus tard, des paroles que soufflait soudainement à son condisciple et son ami une inspiration nouvelle. Pendant ce silence, Licentius continua : si tu me réponds que Dieu n'est pas juste, vois ce que tu fais, toi qui tout à l'heure, m'accusais d'impiété. Mais si Dieu est juste, comme on nous l'enseigne, et comme nous le fait sentir la nécessité même de l'ordre, sa justice consiste à distribuer à chacun ce qui lui appartient. Mais quelle distribution peut-il y avoir, s'il n'y a distinction ? et quelle distinction si tout est bien? Que peux-tu enfin trouver en dehors de l'ordre, si la justice de Dieu rend aux méchants et aux bons selon les mérites de chacun. Nous confessons tous que Dieu est juste; tout est donc renfermé dans l'ordre. A ces mots, il se rejeta sur son lit, et d'une voix plus douce, pendant que personne ne lui adressait la parole : Ne réponds-tu donc rien, dit-il, toi du moins qui m'as provoqué? 20. Prenant la parole : Maintenant que ce nouveau culte s'est emparé de toi, je cède, lui dis-je. Mais pendant le jour, je répondrai ce que je croirai bon. Du reste il semble poindre, à moins que l'éclat qui frappe les fenêtres ne soit celui de la lune. Il faut travailler en même temps, Licentius, à ne point perdre dans l'oubli de telles richesses. Comment veux-tu que les lettres n'en sollicitent point le dépôt? Je te dirai donc tout mon sentiment, j'argumenterai contre toi de toutes mes forces, et si tu es vainqueur, ce sera mon plus grand triomphe. Mais si le sophisme et la subtilité des erreurs humaines dont j'essayerai de soutenir le parti, venaient à vaincre ta faiblesse trop peu nourrie d'études scientifiques pour te mesurer avec un Dieu si puissant, cela t'indiquera la mesure de force que tu dois acquérir pour revenir à lui avec plus de fermeté. Je veux aussi que la question sorte plus claire de cette discussion, car je vais la porter à des oreilles qui ne sont pas peu délicates. Notre ami Zénobius, en effet, a souvent et longuement discuté avec moi sur l'ordre des choses; je n'ai jamais pu satisfaire à ses profondes questions, soit à cause de l'obscurité de la matière, soit à cause de la brièveté du temps. Ces fréquentes remises lui ont causé jusqu'alors beaucoup d'impatience, et pour obtenir une plus prompte et plus ample réponse, il m'a provoqué par un poème, et un bon poème, ce qui doit te le faire aimer davantage. Mais alors que tu étais si éloigné de ses études, on ne pouvait te le lire, on ne le peut même aujourd'hui. Car son départ fut si soudain et si troublé par ce tumulte, que rien de tout cela ne put nous venir à l'esprit. Il avait pris néanmoins le parti de me laisser ce poème entre les mains, pour que j'y répondisse. Beaucoup de motifs enfin m'engagent à lui adresser cet entretien. D'abord il lui est dû; ensuite sa bienveillance pour nous exige que nous l'instruisions de notre genre de vie; enfin, nul plus que lui ne se réjouit de l'espoir que tu donnes. Quand il était ici, son amitié pour ton père, ou plutôt pour nous tous, l'intéressait à toi, il désirait que je cultivasse ton génie naissant, dont il remarquait avec soin quelques étincelles ; il craignait plus encore que ta négligence ne vint à l'éteindre. Et quand il apprendra que tu t'exerces aussi à la poésie, il en sera si heureux, qu'il me semble le voir tressaillir de joie. [1,8] CHAPITRE VIII. LICENTIUS ENFLAMMÉ D'ARDEUR POUR LA PHILOSOPHIE. — MONIQUE LE RÉPRIMANDE. — UTILITÉ DES SCIENCES LIBÉRALES. 21. Tu ne pourras rien faire qui me soit plus agréable, dit-il; mais soit que vous dussiez rire de ma mobilité et de la légèreté de mon âge, soit que la volonté et l'ordre d'en-haut s'accomplisse en moi, je ne crains pas de vous le dire, je me sens tout à coup refroidi pour les vers; une autre lumière, une lumière bien différente m'inonde de je ne sais quelle clarté. La philosophie, je l'avoue, est plus belle que Thisbé, que Pyrame, que Vénus et Cupidon, et que tous ces amours. Et il remerciait le Christ en soupirant. Je l'entendis parler ainsi, dirai-je avec plaisir, ou plutôt, que ne dirai-je pas? Chacun comprendra comme il voudra, peu m'importe, mais ma joie fut peut-être excessive. 22. Quelques instants après, le jour parut, ils se levèrent, et moi je priai beaucoup en pleurant. Puis voilà que j'entendis Licentius qui fredonnait sur un ton joyeux, ces paroles du Prophète : "Dieu des vertus, convertissez« nous, montrez-nous votre face et nous serons sauvés". Déjà la veille, après le dîner, sortant pour les besoins de la nature, il avait chanté ce verset d'une manière distincte, et ma mère ne put supporter qu'en un lieu semblable on répétât de telles paroles. En effet, il ne chantait rien autre chose; ayant appris naguère ce refrain, il l'aimait comme on aime une mélodie nouvelle. Mais la pieuse femme, comme tu la connais, le réprimanda uniquement parce que le lieu n'était point convenable pour ce chalet; et il avait répondu en plaisantant : Eh ! si quelque ennemi venait à m'enfermer dans ce lieu, Dieu n'entendrait-il pas ma voix? 23. Ce matin donc, étant rentré seul, car chacun d'eux était sorti pour le même motif, il s'approcha de mon lit. Franchement, dit-il, il en sera de nous ce que tu voudras; dis-moi ce que tu penses de moi ? Prenant alors la main de ce jeune homme : Ce que je pense de toi, lui dis-je, tu le sens, tu le crois, tu le comprends. Ce n'est pas en vain, je le pense, que tu as demandé si longtemps, hier, au Dieu des vertus qu'il se fasse voir à tous, et te convertisse. Se rappelant alors ces paroles, avec étonnement : Ce que tu dis est aussi important que vrai, me répondit-il ; et je ne suis pas médiocrement ému en me rappelant que j'avais dernièrement tant de peine à renoncer aux frivolités de mon poème, tandis qu'aujourd'hui je ne puis y revenir qu'avec honte et dégoût, tant je suis porté tout entier aux choses grandes et admirables. N'est-ce point une véritable conversion à Dieu ? Je me félicite d'avoir rejeté le scrupule de fredonner ainsi dans un lieu semblable. Cela ne me déplaît pas non plus, répondis-je, et selon moi, l'ordre demande que nous en disions quelque chose. Car je vois qu'à ce chant convenaient et le lieu, dont ma mère s'est offensée, et la nuit même. De quels objets penses-tu que nous demandions à Dieu de nous détourner, pour nous convertir à lui et nous montrer sa face? N'est-ce pas des souillures du corps et de l'âme, ainsi que des ténèbres dont l'erreur nous a enveloppés? Se convertir, est-ce autre chose que s'élever en soi-même par la vertu et la tempérance au-dessus des excès du vice ? Qu'est-ce que la face de Dieu sinon la vérité à laquelle nous aspirons, et pour l'amour de laquelle nous nous purifions, nous nous parons? Impossible de mieux dire, s'écria-t-il. Puis, baissant la voix, et comme à l'oreille : Vois, je te prie, comme tout se presse pour me faire croire que pour nous, il se fait quelque chose d'après un ordre plus heureux. 24. Si tu as souci de l'ordre, lui dis-je, il te faut retourner à tes vers. Etudier les sciences libérales avec retenue et empressement, voilà ce qui prépare à la vérité des amis qui l'embrasseront avec plus de chaleur, plus de persévérance, plus de soin, de sorte qu'ils la convoitent avec plus d'ardeur, la poursuivent avec plus de constance, et s'y attachent avec plus de tendresse. Et c'est, Licentius, ce que nous appelons la vie bienheureuse. A ce nom, chacun se dresse et s'attache en quelque sorte à tes mains, pour voir si tu n'aurais pas de quoi donner à des indigents, à des hommes retenus par les liens de tant de maladies. Mais que la sagesse leur commande de supporter le traitement du médecin, et de se laisser guérir avec quelque patience, aussitôt ils retombent sur leurs couches. Allanguis par la chaleur de ces couches, ils goûtent plus de plaisir à réveiller les démangeaisons de leurs chagrines voluptés, qu'à subir et à suivre les avis un peu sévères et désagréables du médecin, pour être rendus à la santé, et à la lumière, et contents d'avoir pour appuis le nom et l'idée du Dieu souverain, ils vivent dans la misère, et néanmoins ils vivent. Il est d'autres hommes, disons mieux, d'autres âmes encore unies à des corps et déjà dignes d'être recherchées par le meilleur et le plus beau des époux. Pour elles ce n'est pas assez de vivre si elles ne vivent heureuses. En attendant, retourne à tes muses; mais sais-tu ce que je désire que tu fasses? Ordonne ce qu'il te plaira, répondit-il. Quand Pyrame se sera poignardé, lui dis-je, ainsi que son amante, sur son corps à demi-mort, comme tu dois le chanter, tu auras la plus favorable des occasions, dans cette douleur même, qui doit porter dans ton poème l'émotion la plus vive. Pénètre-toi d'horreur pour l'amour dégradant et les femmes empoisonnées qui conduisent à ces déplorables excès, puis élève-toi; pour chanter cet amour pur et sans tache qui, au moyen de la philosophie, unit à l'intelligence les âmes cultivées par l'étude et embellies par la vertu, et qui non-seulement fuient la mort, mais jouissent encore de la vie bienheureuse. Il réfléchit longtemps dans le silence et l'hésitation, puis ayant fait un mouvement de la tête, il s'en alla. 25. Je me levais à mon tour, et après avoir offert à Dieu mes voeux de chaque jour, nous prenions le chemin du bain. Ce lieu nous était familier, et prêtait à la discussion quand le mauvais temps nous empêchait d'aller à la campagne. Mais voilà que près du seuil nous apercevons deux coqs qui se livraient un combat très-violent. Nous nous arrêtâmes. Que ne regardent pas, où ne se promènent pas des yeux amis? Ils cherchent si quelque part apparaîtra cette beauté de l'intelligence qui modifie et gouverne tout par la science comme par l'ignorance, qui entraîne partout ses disciples affamés, et se fait rechercher partout? D'où et à quel endroit ne peut-elle point se révéler. Ainsi, dans ces coqs, il fallait voir leurs têtes tendues en avant, leurs plumes du cou hérissées, leurs chocs violents, leurs adroits détours, et dans tous les mouvements de ces animaux sans raison, rien qui ne fût convenable, une raison supérieure réglant tout en eux; enfin la loi imposée par le vainqueur, son chant de gloire, et ses membres, prenant une forme presque circulaire comme pour affecter le faste de la domination; le vaincu témoignant de sa défaite, dressant les plumes de son cou, ne montrant dans la voix et les mouvements rien que de difforme, par conséquent rien qui ne fût beau et en harmonie, je ne sais comment, avec les lois de la nature. 26. Nous nous fîmes alors de nombreuses questions. Pourquoi en est-il ainsi de tout? pourquoi rechercher cette domination sur les femelles qui leur sont soumises? pourquoi, outre ces considérations plus élevées, nous-mêmes trouvions-nous dans l'aspect du combat un certain plaisir de spectateurs ? Qu'y avait-il en nous qui recherchât des choses si éloignées des sens? Qu'y avait-il encore qui se laissât prendre à la provocation des sens? Nous nous disions en nous-même : Où la loi n'est-elle pas? où l'empire n'est-il point dû au meilleur? où n'est pas l'ombre de la constance? où n'est point l'image de cette beauté si réelle? où n'est point la mesure ? Avertis par là de mettre un terme au spectacle, nous allâmes où nous avions résolu. Nos réflexions étaient récentes, et comment des choses si remarquables eussent-elles pu échapper à la mémoire de trois hommes qui s'y appliquaient? Sitôt donc que nous fûmes arrivés, nous écrivîmes avec soin cette partie de notre livre, qui comprend tout ce qui avait été dit pendant la nuit. Je ne fis rien autre chose dans cette journée afin de ménager ma santé; seulement avant le dîner, j'entendis avec eux la moitié d'un chant de Virgile, selon l'ordinaire, et nous ne voyions partout que la mesure des choses. Nul ne peut se refuser à l'approuver, mais il est rare et difficile de la sentir quand on se livre ardemment à d'autres études. [1,9] CHAPITRE IX. DEUXIÈME DISCUSSION. — L'ORDRE CONDUIT A DIEU. 27. Le lendemain de grand matin, nous allâmes gaiement nous asseoir au lieu accoutumé de nos réunions. Et comme ils étaient l'un et l'autre attentifs, je commençai. Approche-toi, Licentius, autant que tu pourras, et toi aussi Trygétius, notre sujet n'est pas sans importance, nous sommes à la recherche de l'ordre. Faut-il maintenant que je vous fasse de l'ordre un éloge long et pompeux, comme si j'étais encore dans cette chaire à laquelle je me félicite d'être échappé, peu importe de quelle manière? Ecoutez si vous voulez, tâchez même de le vouloir, la louange la plus courte et selon moi, la plus vraie que l'on puisse faire d'un tel sujet. C'est l'ordre qui nous conduit à Dieu si nous le suivons en cette vie, et si nous ne le suivons point en cette vie, nous n'arriverons pas à Dieu. Or, si je ne me trompe à votre égard, nous avons la présomption et l'espérance d'y arriver un jour. II faut donc mettre tous nos soins à traiter cette question entre nous et à la résoudre. Je voudrais voir ici ceux qui d'ordinaire s'occupent avec nous de semblables sujets. Je voudrais, s'il était possible, non-seulement les voir ici, mais y voir encore aussi attentifs que vous, au moins tous nos amis, dont j'admire souvent le génie, Zénobius surtout, qui m'a provoqué sur ce profond sujet, et à qui je n'ai pas eu le loisir de répondre suffisamment. Mais comme ils ne sont pas ici, ils liront nos écrits, car nous sommes résolus de ne perdre pas ces conversations et de fixer par l'écriture, comme par un lien qui les rappellera dans notre mémoire, les choses qui lui échappent trop facilement. C'est peut-être ce que demandait l'ordre en permettant leur absence. Car votre esprit se dresse avec une attention plus vive, en voyant que seuls nous sommes chargés de traiter de si graves questions; et quand ces amis, qui nous intéressent vivement, nous liront, s'ils trouvent des difficultés à nous opposer, ce sera une matière à d'autres discussions; elles naîtront de celles-ci, et la suite même de nos entretiens se prêtera à l'ordre de l'enseignement. Maintenant donc, comme je l'ai promis, j'argumenterai contre Licentius, autant que le permettra le sujet ; déjà il a presque achevé toute sa thèse; voyons s'il pourra l'environner d'une forte et solide muraille de défense. [1,10] CHAPITRE X. QU'EST-CE QUE L'ORDRE? COMMENT IL FAUT COMPRIMER LES MOUVEMENTS DE RIVALITÉ ET DE VAINE OSTENTATION, DANS LES JEUNES GENS QUI ÉTUDIENT LES LETTRES. 28. Quand leur silence, leur air, leurs yeux, l'attitude et l'immobilité de leurs membres m'eurent démontré que l'importance du sujet les avait émus, et qu'ils brûlaient du désir de m'entendre : Donc Licentius, dis-je en commençant, si bon te semble, ramasse en toi toutes les forces que tu pourras, aiguise tout ce que tu as de pénétration, et renferme dans une définition tout ce qu'est l'ordre. Se voyant forcé de définir, il frissonna comme sous une douche d'eau froide, et me jetant un regard troublé, souriant même comme on le fait alors, d'un sourire craintif : Qu'est-ce que cela, dit-il? que suis-je à tes yeux? Ne sais-je pas vraiment à quel esprit d'aventure tu me crois livré? Et s'animant tout à coup : Peut-être, ajouta-t-il, ai-je quelque chose en moi? Puis il se put un moment pour faire entrer dans sa définition tout ce qu'il connaissait sur la nature de l'ordre. Se dressant ensuite : L'ordre, dit-il, est ce qui conduit tout ce que Dieu fait. 29. Quoi, répondis-je, Dieu ne te parait-il point être conduit par l'ordre? —Je le crois assurément, répliqua-t-il. — Donc Dieu est gouverné, dit Trygétius. — Mais lui : Tu nies alors que le Christ soit Dieu? car il est venu par ordre jusqu'à nous, et il se dit envoyé par Dieu, son père? Si donc c'est par un ordre que Dieu nous a envoyé son Christ, et si nous ne nions pas que le Christ soit Dieu, non-seulement Dieu conduit tout, mais lui-même est conduit par l'ordre.— Alors Trygétius avec hésitation: Je ne sais, dit-il, comment entendre cela, car au nom de Dieu, ce n'est pas le Christ qui semble nous venir à l'esprit, mais le Père; c'est le Christ au contraire, quand nous nommons le Fils de Dieu.— Belle distinction que tu nous fais-là, dit Licentius ! Il faut donc nier que le Fils de Dieu soit Dieu ? Celui-ci voyait un danger à répondre, cependant il se surmonta. — A la vérité il est Dieu, dit-il, et néanmoins c'est le Père que nous appelons Dieu proprement. — Je repris alors : Arrête-toi plutôt, car ce n'est pas improprement que le Fils est appelé Dieu. Pénétré de religion, Trygétius ne voulait pas que ses paroles fussent écrites; mais Licentius insistait et voulait qu'elles demeurassent. Ils agissaient hélas ! comme des enfants, ou plutôt comme à peu près tous les hommes. Traitions-nous donc ce sujet pour en tirer vanité? Et comme je condamnais sévèrement ces dispositions de Licentius, il rougit, et je m'aperçus que Trygétius riait et se montrait heureux de son trouble. Alors m'adressant à tous deux: Quelle conduite est la vôtre, dis-je? N'avez-vous point souci de ce poids de vice, de ces ténèbres d'ignorance qui nous écrasent et nous enveloppent? Est-ce là cette attention de tout à l'heure, cet élan vers Dieu et la vérité, dont j'avais tort de me réjouir? Ah ! si vous voyiez, ne fût-ce qu'avec des yeux aussi malades que les miens, dans quels périls nous gisons, et de quelle folie votre rire est l'indice ! Oh ! si vous le voyiez, comme bientôt, comme à l'instant même, et pour longtemps, vous changeriez ce rire en pleurs ! Malheureux! ne savez-vous où nous sommes? Que les coeurs des insensés et des ignorants soient plongés dans l'abîme, c'est là le sort commun ; mais ce n'est ni d'une seule, ni de la même manière que la sagesse tend aux naufragés une main secourable. II en est, croyez-le, il en est qui sont appelés en haut, d'autres qui sont replongés dans les abîmes. Je vous en conjure, n'ajoutez pas à ma misère. J'ai assez de mes plaies : presque chaque jour mes pleurs en demandent à Dieu la guérison, et souvent j'ai lieu de me convaincre que je suis indigne de l'obtenir aussi promptement que je le voudrais. Cessez donc, je vous en supplie; si vous me devez quelque amour et quelques égards, si vous comprenez mon affection pour vous, mon dévoûment et mes sollicitudes pour votre éducation, si je ne mérite pas votre indifférence, si je puis vous assurer devant Dieu que je n'ai pas d'autres désirs pour moi que pour vous, montrez-vous reconnaissants. Et si vous m'appelez volontiers votre maître, pour ma récompense; soyez bons. 30. Mes larmes m'empêchèrent d'en dire davantage, et Licentius qui voyait avec la plus grande peine que tout fût écrit : Que t'avons-nous fait, je t'en prie, me dit-il ! — Maintenant même, répliquai-je, tu n'avoues pas ta faute? Tu ne sais donc pas que dans ma classe, je souffrais beaucoup de voir combien ces enfants étaient attachés non pas à l'utilité et au progrès de leurs études, mais à l'appât de futiles éloges: quelques-uns même récitaient sans rougir les compositions des autres et recueillaient, ô malheur déplorable ! les applaudissements de ceux-là mêmes dont ils donnaient le travail. Vous, sans doute, je le crois, vous n'avez jamais rien fait de semblable; mais c'est jusque dans la philosophie, dans cette vie que je me réjouis d'avoir enfin embrassée, que vous essayez d'introduire et de répandre le dernier et le plus nuisible des poisons, une jalousie pestilentielle, une vaine jactance. Peut-être, hélas! parce que je vous détourne d'une chose aussi vaine et aussi dangereuse, allez-vous ralentir votre ardeur pour la science, et après avoir éteint le désir d'une stérile renommée, vous refroidir jusqu'à la torpeur de l'inertie. Malheur à moi, si aujourd'hui encore il me faut supporter des caractères, qui ne peuvent se corriger d'un vice qu'en se livrant à d'autres vices. — Tu verras, dit Licentius, combien nous nous corrigerons à l'avenir. Seulement ce que nous te demandons par tout ce qui t'est cher, c'est que tu nous pardonnes et que tu fasses effacer tout cela. Ménage aussi nos tablettes, car nous n'en saurons bientôt plus. On n'a encore reporté sur les livres rien de ce que nous disons depuis longtemps. —Au contraire, reprit Trygétius, que notre châtiment soit durable : ainsi cette renommée, qui a pour nous tant d'attraits, nous détournera de ses appâts en nous frappant de son fouet. Nous n'aurons pas médiocrement à souffrir, lorsqu'il nous faudra porter ces écrits à la connaissance même de nos seuls et intimes amis. Licentius y consentit. [1,11] CHAPITRE XI. MONIQUE NE DOIT POINT ÊTRE ÉLOIGNÉE D'UNE DISCUSSION PHILOSOPHIQUE. 31. Ma mère entra en ce moment et nous demanda combien nous avions avancé, car la question lui était connue. Et comme je recommandais de faire mention sur les tablettes, de son entrée et de sa question ainsi que de tout le reste : Que faites-vous là, nous dit-elle? A-t-on jamais vu dans ces livres que vous lisez des femmes intervenir en semblables discussions? — Peu m'importent, lui répondis-je, les jugements des orgueilleux et des ignorants qui lisent aussi précipitamment les livres, qu'ils saluent les hommes. Ils ne se préoccupent pas de ce qu'ils sont en eux-mêmes, mais des vêtements dont ils sont couverts, de la pompe qui fait briller leurs richesses et leur fortune. Et dans les livres, ils s'inquiètent peu de quoi il est question, du but qu on poursuit dans la dispute, des explications données et du chemin fait. Quelques-uns d'entre eux cependant ont des dispositions qui ne sont point méprisables; ils ont reçu quelque vernis d'humanité, et ils entrent volontiers, par des portes ornées de dorures et de peintures, dans les redoutables sanctuaires de la philosophie; c est pour eux qu'ont écrit assez souvent nos ancêtres dont tu connais les livres, je le vois par nos lectures. De nos jours encore, pour ne citer que lui, un homme très-remarquable par son génie, son éloquence, par les distinctions et les dons de la fortune, et ce qui est mieux, par l'élévation de son esprit, Théodore, que tu connais très-bien, travaille à empêcher que ni aujourd'hui, ni plus tard, personne, à quelque classe qu'il appartienne, ne puisse regretter les écrits de notre époque. Quant à mes livres, il est possible que quelques-uns les rencontrent et qu'à la lecture de mon nom ils ne disent pas, quel est celui-ci? pour jeter ensuite le volume; mais que la curiosité et l'amour de l'étude les fassent aller plus loin, en dépit des chétives apparences du seuil. Alors ils ne seront point fâchés de me voir philosopher avec toi, et, sans doute, ils seront loin de mépriser aucun de ceux dont la parole se rencontrera dans mes pages. Ces interlocuteurs, en effet, sont des hommes libres, ce qui suffit pour les études libérales, et plus encore pour la philosophie, mais des hommes distingués par leur naissance, au milieu de leurs concitoyens, les livres des auteurs les plus doctes, nous montrent de la philosophie jusque chez les cordonniers eux-mêmes, et dans des conditions de fortune plus basses encore. Leur esprit cependant et leur vertu jetaient un si vif éclat que pour rien au monde, ils n'eussent voulu, quand même ils l'auraient pu, échanger ces biens contre toute autre noblesse. Il se rencontrera aussi, crois-moi, des hommes qui seront plus heureux de te voir philosopher avec moi, que de rencontrer ici plus de beautés littéraires ou des pensées plus profondes. Il est des femmes chez les anciens, qui se sont occupées de philosophie, et la tienne me plaît singulièrement. 32. Je ne veux pas, ma mère, que tu ignores le sens du mot grec qui désigne la philosophie; il signifie en latin « amour de la sagesse. » Delà vient que les saintes Ecritures, que tu médites avec tant d'ardeur, n'ordonnent pas d'éviter et de mépriser absolument tous les philosophes, mais les philosophes de ce monde. Qu'il y ait un autre monde élevé bien au-dessus de nos yeux, et que peut contempler la seule intelligence des hommes sensés, le Christ lui-même nous l'enseigne suffisamment. Il ne dit point : « Ma royauté n'est pas du monde, » mais, « ma royauté n'est pas de ce monde. » Vouloir nous éloigner de toute philosophie, serait nous condamner à n'aimer point la sagesse, et mes écrits contiendraient donc un blâme contre toi, si tu n'aimais pas la sagesse; nul blâme si tu l'aimais médiocrement; bien moins encore si ton amour pour la sagesse égalait le mien. Mais comme tu aimes la sagesse beaucoup plus que tu n'aimes ton fils lui-même, et je sais pourtant combien tu l'aimes; comme tu y fais tant de progrès que, ni le malheur, quelque subit qu'il soit, ni la mort même ne te causeraient aucun effroi, ce qui, aux yeux des plus doctes est la difficulté suprême, et de l'aveu de tous, le point culminant de la philosophie, ne serai-je pas heureux de me faire même ton disciple? 33. Elle me répondit d'un air agréable et pieux que je n'avais jamais autant menti; d'autre part, je le voyais, nous avions prononcé beaucoup de paroles qu'il fallait écrire; il y en avait assez pour un livre, et nous n'avions plus de tablettes. Je crus donc devoir remettre la question; je voulais aussi ménager ma poitrine. Car les reproches que j'avais dû faire à ces jeunes gens, l'avaient échauffée plus que je ne l'aurais voulu. Comme nous partions : N'oublie pas, me dit Licentius, combien de leçons nécessaires te fournit pour nous-mêmes et à ton insu, cet ordre si caché, et néanmoins si divin. — Je le vois, répondis-je, et je ne manque pas de reconnaissance envers Dieu; et puisque vous en faites la remarque vous-mêmes, j'en prends acte pour espérer que vous vous améliorerez. Voilà tout ce qu'on fit ce jour-là.