[19,0] LIVRE DIX-NEUVIÈME. [19,1] Puisqu'il me reste à discuter désormais les fins de l'une et de l'autre cité, la cité de la terre et la Cité du ciel, je dois d'abord, dans la mesure que me prescrit la prochaine conclusion de cet ouvrage, exposer les raisonnements sur lesquels les hommes s'appuient pour se faire eux-mêmes leur béatitude dans cette vie de misère; afin de signaler, non seulement au jour de l'autorité divine, mais encore avec les lumières que l'intérêt des incrédules me permet d'emprunter à la raison, toute la différence qui existe entre la vanité de leurs illusions et la réalité de l'espérance que Dieu nous donne, aussi vraie que l'objet même de cette espérance, la béatitude qu'il nous donnera. Car le problème de la fin des biens et des maux a soulevé entre les philosophes d'innombrables disputes; remuant cette question avec une attention profonde, ils se sont appliqués à découvrir ce qui rend l'homme heureux. En effet, la fin de notre bien, c'est ce pour quoi l'on doit rechercher tout le reste, et qui doit être recherché pour soi-même ; comme la fin du mal, c'est ce pour quoi l'on doit éviter tout le reste, et qui doit être évité pour soi-même. Ainsi, par la fin du bien, nous n'entendons pas une fin qui l'épuise jusqu'à n'être plus, mais qui l'accomplit pour l'amener à sa plénitude; et par la fin du mal, non pas une fin qui l'anéantit, mais le porte à son dernier degré de nuisance. Ces deux fins sont donc le souverain bien et le souverain mal. Et c'est à les découvrir, c'est à atteindre en cette vie le souverain bien, à éviter le souverain mal que se sont consumés ceux qui dans la vanité de ce siècle professent l'étude de la sagesse; toutefois, malgré la diversité de leurs erreurs, l'instinct naturel ne leur a pas permis d'abandonner tellement la voie de la vérité, qu'ils n'aient placé les uns dans l'âme, les autres dans le corps, ceux-là dans tous deux, la fin des biens et la fin des maux. D'après cette triple division des sectes pour ainsi dire générales, Varron, dans son livre de la philosophie, classe avec autant d'exactitude que de pénétration une telle multitude d'opinions dogmatiques, qu'il arrive sans difficulté jusqu'au nombre de deux cent quatre-vingt-huit sectes, sinon réelles, du moins possibles, certaines différences admises. Je vais montrer en peu de mots comment il procède ; et d'abord je pose en principe, ainsi que lui-même le fait dans son ouvrage, qu'il est quatre choses que, sans le secours d'aucun maître ou d'aucune discipline, sans cette éducation ou cet art de vivre que l'on appelle vertu et qui s'apprend évidemment, les hommes recherchent comme par instinct naturel : ou la volupté, cette enivrante excitation des sens; ou le repos, cette complète exemption de toute souffrance corporelle, ou l'une et l'autre qu'Épicure réunit sous le nom de volupté; ou en général les premiers biens de la nature qui comprennent les précédents et d'autres encore : au physique, la santé et l'intégrité des organes ; au moral, les dons inégalement répartis de l'intelligence. Or, ces quatre choses, volupté, repos, volupté et repos, les premiers biens de la nature, sont tellement en nous, que, pour elles, il faut rechercher la vertu, ce fruit ultérieur de l'éducation; ou les rechercher pour la vertu, ou elles-mêmes pour elles-mêmes : distinction qui donne naissance à douze sectes. En effet, par cette méthode, chacune est triplée; et la démonstration que je vais essayer sur l'une en particulier pourra facilement se poursuivre sur toutes les autres. Car la volupté est soumise, ou préférée, ou associée à la vertu : trois sectes différentes. Elle est soumise à la vertu, quand on la prend comme instrument de la vertu. Ainsi, il est du devoir de la vertu de vivre pour la patrie et de lui donner des enfants : et l'accomplissement de ce double devoir ne peut se passer de la volupté corporelle; car elle est la condition nécessaire de la nourriture et du breuvage qui soutiennent la vie, et la compagne inséparable de l'hymen qui perpétue les générations. Mais, quand on la préfère à la vertu, c'est elle-même que l'on recherche pour elle-même, et l'on ne croit devoir appeler la vertu que comme instrument pour acquérir ou conserver la volupté. Hideuse vie, celle où la volupté est maîtresse, et la vertu esclave! Mais que dis-je, vertu? Rien ici ne mérite plus ce nom; il n'y a là qu'une exécrable infamie qui ne laisse pas de trouver parmi les philosophes des avocats et des défenseurs. Enfin la volupté est associée à la vertu quand on ne recherche point l'une pour l'autre, mais chacune à la fois pour elle-même. Et comme les conditions différentes de la volupté soumise, préférée ou associée à la vertu forment trois sectes, ainsi le repos, ainsi la volupté et le repos, ainsi les premiers biens de la nature forment chacun trois autres sectes. Car ces choses sont suivant la diversité des opinions humaines, parfois subordonnées, parfois préférées, parfois associées à la vertu : et l'on obtient ainsi le nombre de douze sectes, nombre qui double si l'on admet une différence, celle de la vie sociale. Car en s'attachant à l'une de ces douze sectes, chacun se propose ou son propre intérêt, ou en même temps l'intérêt d'un autre qu'il s'associe et pour lequel il doit vouloir ce qu'il veut pour soi-même. Et par conséquent, il y a douze sectes de philosophes qui ne s'attachent chacun à sa secte que dans leur propre intérêt, et douze qui prétendent devoir embrasser tel ou tel genre de philosophie, non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour les autres dont le bien ne leur est pas moins à coeur que leur bien propre. Or ces vingt-quatre sectes doublent encore en ajoutant la différence tirée de la nouvelle académie, et s'élèvent à quarante-huit. Car de ces vingt-quatre sectes chacune peut être embrassée et défendue comme certaine : ainsi les stoïciens tiennent pour certain que le souverain bien de l'homme consiste uniquement dans la vertu de l'âme; chacune peut être encore soutenue comme incertaine, ainsi les nouveaux académiciens qui n'admettent rien en tant que certain, mais seulement en tant que vraisemblable. Voilà donc vingt-quatre sectes qui attribuent à leur doctrine la certitude de la vérité, et vingt-quatre qui suivent leurs opinions malgré l'incertitude de la vraisemblance ; et comme on peut suivre ces quarante-huit sectes en s'attachant soit au genre de vie des autres philosophes, soit à celui des cyniques, cette différence les double et en fait quatre-vingt-seize. Enfin comme l'on peut embrasser chacune de ces sectes, sans répudier les charmes de la vie privée; les uns en effet n'ont pu ou voulu se livrer qu'à l'étude : ou sans renoncer aux affaires, combien d'autres que le zèle de la philosophie n'a pas distraits du gouvernement de la république et du mouvement des choses humaines? ou sans déranger ce juste tempérament d'activité et de loisir suivant lequel plusieurs ont partagé leur vie entre la nécessité des affaires et la liberté de l'étude, ces différences peuvent tripler le nombre des sectes et le porter à deux cent quatre-vingt-huit. Voilà ce que j'ai recueilli du livre de Varron, aussi brièvement, aussi clairement que possible, prêtant mes paroles à ses pensées. Or comment, à l'exclusion de toutes les autres qu'il réfute, choisit-il une secte qu'il prétend être celle des anciens académiciens, et, depuis Platon son auteur jusqu'à Polémon, le quatrième successeur de Platon dans l'Académie, avoir professé des dogmes certains, à la différence des nouveaux académiciens pour qui tout n'est qu'incertitude, école nouvelle qui commence à Archésilas, successeur de Polémon ; — comment établit-il que cette secte, celle des anciens académiciens, est également exempte d'erreur et de doute, c'est ce qu'il serait trop long de rapporter en détail et ce qu'on ne saurait passer entièrement sous silence. Il commence donc par écarter toutes ces différences qui ont multiplié le nombre des sectes, et il croit devoir les écarter, comme n'ayant pas en elles la fin du bien. Car ce nom de secte, il ne l'accorde qu'à celle qui se sépare des autres sur la question de la fin des biens et des maux. L'homme n'a en effet aucune raison de philosopher, que le désir d'être heureux; or ce qui rend heureux, est la fin même du bien; il n'est donc aucune raison de philosopher, que la fin du bien. Par conséquent la secte qui ne poursuit aucune fin du bien ne saurait être appelée secte de philosophie. Ainsi, quand on demande si le sage doit s'attacher à la vie sociale afin de vouloir et de procurer à son ami comme a soi-même ce bien souverain qui rend l'homme heureux, ou s'il doit rapporter à soi-même toutes ses actions, il ne s'agit plus du souverain bien, il s'agit d'admettre ou non un associé au partage de ce bien, partage où l'on songe autant à cet ami qu'à soi-même, où l'on se réjouit autant pour lui que pour soi. De même, quand, au sujet des nouveaux académiciens pour qui tout n'est qu'incertitude, on demande s'il faut douter à leur exemple de l'objet de la philosophie, ou avec les autres philosophes, le tenir pour certain, il ne s'agit pas de déterminer quelle est la fin du bien à poursuivre, mais s'il faut douter ou non de la vérité même du bien qu'on croit devoir poursuivre : en d'autres termes, si l'un le poursuit en tant que vrai, l'autre, en tant que vraisemblable, sauf erreur de part et d'autre; tous deux néanmoins s'accordent à poursuivre le seul et même bien. De même encore, la différence tirée de l'habitude et de la manière de vivre des cyniques ne touche pas à la question du souverain bien ; mais elle suggère celle de savoir si, en recherchant un bien comme vrai, quel que soit ce bien qui semble vrai et digne de recherche, il faut vivre selon les habitudes cyniques. Enfin il s'est trouvé des hommes qui, plaçant le bien dans des fins différentes, les uns dans la vertu, les autres dans la volupté, professaient néanmoins le même genre de vie qui a valu aux cyniques leur nom. Ainsi ce caractère, quel qu'il soit, qui distingue les cyniques des autres philosophes, demeure étranger au choix et à la recherche du bien qui rend heureux. Car, pour peu qu'il en fût autrement, l'identité des habitudes obligerait à poursuivre la même fin, et la différence des habitudes ne permettrait pas de poursuivre la même fin. [19,2] Quant à ces trois genres de vie, l'un où le loisir est voué non pas à la mollesse, mais à la contemplation et à la recherche de la vérité ; l'autre occupé de la conduite des affaires humaines ; le troisième tempéré d'activité et de repos : si l'on demande lequel on doit élire de préférence, ce n'est plus le souverain bien qui se trouve en discussion, mais le genre de vie le plus propre à l'acquérir ou à le conserver. Car, sitôt que l'on atteint ce bien suprême, l'on est heureux ; tandis que le loisir de l'étude, ou l'agitation des affaires, ou l'alternative du loisir et de l'action, ne met pas soudain l'homme en possession du bonheur. Plusieurs en effet peuvent vivre de l'un de ces trois genres de vie, et se tromper dans la recherche du bien suprême, suprême bonheur de l'homme. Ainsi la question des fins des biens et des maux, qui constitue chaque secte de philosophes, est donc une question différente de celle qui se rapporte à la vie civile, au doute des académiciens, au vêtement et à l'habitude des cyniques, aux trois genres de vie, la vie de loisir, la vie d'action, la vie et de loisir, toutes questions où l'on néglige les fins des biens et des maux. Or, ces quatre différences admises (différences tirées de la vie civile, de la nouvelle académie, des cyniques, des trois genres de vie), Varron, qui était arrivé à deux cent quatre-vingt-huit sectes, maintenant les écarte toutes comme indifférentes à la recherche du souverain bien, c'est-à-dire comme n'étant pas des sectes, et ne méritant pas d'être appelées ainsi ; il les écarte et les ramène à ces douze où l'on pose le problème du souverain bien de l'homme, bien dont la possession le rend heureux, afin d'établir qu'entre ces sectes une seule est dans la vérité et toutes les autres dans l'erreur. Écartez en effet ce triple genre de vie, les deux tiers du nombre total sont retranchés, et il reste quatre-vingt-seize sectes. Écartez la différence qui se tire des cyniques, elles se réduisent à la moitié, à quarante-huit. Otez la différence relative à la nouvelle Académie, elles diminuent encore de moitié et descendent à vingt-quatre. Otez enfin la différence relative à la vie civile, il ne reste plus que douze sectes, nombre que cette différence doublait et portait à vingt-quatre. Quant à ces douze, on ne saurait leur contester d'être des sectes, car elles ne poursuivent d'autre recherche que les fins des biens et des maux. Or les fins des biens, étant déterminées, donnent nécessairement les fins contraires, celles des maux. Pour former ces douze sectes, quatre choses se triplent : la volupté et le repos, et les premiers biens de la nature, ou les biens primitifs, selon l'expression de Varron. Ces quatre choses, en effet, étant, chacune en particulier, tantôt subordonnées à la vertu, et alors elles ne paraissent désirables que comme instruments de la vertu et non pour elles-mêmes ; tantôt préférées à la vertu, et alors la vertu n'est plus jugée nécessaire que comme moyen d'acquérir ou de conserver ces biens; tantôt associées à la vertu, et alors la vertu et ces biens semblent désirables pour eux-mêmes; ces quatre objets, dis-je, ainsi triplés, forment douze sectes. Or, de ces quatre objets, Varron en supprime trois : la volupté, le repos, et l'une et l'autre; non qu'il les improuve, mais parce que les premiers biens de la nature comprennent en soi la volupté et le repos. De ces deux objets, qu'est-il donc besoin d'en faire trois? c'est-à-dire en recherchant séparément la volupté et le repos, ou à la fois l'une et l'autre, puisque tous deux et beaucoup d'autres encore se trouvent compris dans les premiers biens de la nature? C'est donc entre ces trois sectes qu'il s'agit, selon Varron, de déterminer sérieusement un choix. Car, soit entre ces trois, soit entre plusieurs, ici ou partout ailleurs, qu'il s'en trouve plus d'une de vraie, c'est ce que la saine raison ne permet pas. Or, entre ces trois, quel est le choix de Varron? Je vais l'indiquer en termes aussi rapides et clairs que possibles. Ces trois sectes se forment ainsi. Il s'agit de rechercher ou les premiers biens de la nature pour la vertu, ou la vertu pour les premiers biens de la nature, ou tout à la fois la vertu et les premiers biens de la nature pour eux-mêmes. [19,3] Voici donc comment il cherche à déterminer quel est de ces trois systèmes le vrai, celui que l'on doit embrasser. Et d'abord, comme le souverain bien que se propose la philosophie n'est pas le bien de l'arbre, ni de la brute, ni de Dieu, mais celui de l'homme, il croit devoir élever cette question : Qu'est-ce que l'homme? Il voit en l'homme deux substances, le corps et l'âme; et de ces deux substances que l'âme soit la meilleure et la plus excellente, il n'en doute nullement; mais il demande si l'âme seule est l'homme ; en sorte que le corps lui soit ce que le cheval est au cavalier ; car le cavalier n'est pas l'homme et le cheval, mais l'homme seul, appelé toutefois cavalier, à cause de son rapport au cheval. Ou bien si le corps seul est l'homme, avec quelque rapport à l'âme, comme la coupe au breuvage. Car ce n'est pas le vase et le breuvage contenu par le vase, mais le vase seul que l'on appelle coupe, à condition cependant d'être approprié au breuvage qu'il doit contenir. Ou bien encore, l'homme n'est-il ni l'âme seule ni le corps seul, mais l'un et l'autre, en sorte que l'âme ou le corps ne soit séparément qu'une partie, et que leur union compose l'homme même : ainsi quand nous don- nons à deux chevaux joints ensemble le nom d'attelage, ce n'est en particulier ni le cheval de droite ni le cheval de gauche, quel que soit le rapport de l'un à l'autre, mais l'un et l'autre que nous prenons ensemble. De ces trois hypothèses Varron adopte la troisième : il pense que l'homme n'est ni l'âme seule, ni le corps seul, mais l'âme et le corps, et conclut que le souverain bien et souverain bonheur de l'homme se compose du bien de l'une et de l'autre substance : l'âme et le corps. Il croit donc que ces premiers biens de la nature sont désirables pour eux-mêmes, ainsi que la vertu, cet art de vivre de tous les biens de l'âme le plus excellent, et que l'éducation greffe sur la nature. Aussi, quand la vertu, ou l'art de vivre, a acquis ces premiers biens de la nature, qui, sans elle, étaient, et précédaient l'éducation, elle les recherche tous pour elle-même, en même temps qu'elle-même se recherche, usant de tous ainsi que d'elle-même, afin de trouver en tous ses délices et sa joie, plus ou moins, selon qu'ils sont relativement plus ou moins grands; heureuse de tous, elle néglige au besoin les moindres, pour acquérir ou conserver les plus grands. Mais, de tous les biens de l'âme ou du corps, la vertu n'en préfère aucun à soi. Car elle sait user et d'elle-même et des autres biens qui rendent l'homme heureux. Mais là où elle n'est pas, les autres biens, si nombreux qu'ils se trouvent, ne sont pas pour le bien de celui qui les possède, et dès là ce ne sont pas ses biens, puisqu'en usant mal, par l'abus il en détruit l'utilité. La vie de l'homme est donc heureuse quand il jouit de la vertu comme des autres biens de l'âme et du corps, sans lesquels la vertu ne peut être; plus heureuse, s'il jouit des autres biens plus ou moins nombreux, dont la vertu peut se passer; très heureuse, s'il jouit de tous, et que nul bien, soit de l'àme, soit du corps, ne lui manque. La vie, en effet, toute vie n'est pas la vertu, mais seulement la vie sage; cependant une vie quelconque peut être sans vertu, tandis qu'il ne peut être de vertu sans vie. J'en dirai autant de la mémoire et de la raison, et des autres facultés semblables qui sont dans l'homme ; car elles sont avant l'éducation; mais sans elles l'éducation ne saurait être, ni par conséquent la vertu, fruit évident de l'éducation. Quant aux avantages corporels, l'agilité, la beauté, la force, quoique la vertu s'en passe, et qu'eux-mêmes puissent se passer de la vertu, ce sont néanmoins des biens, que, suivant les philosophes, la vertu aime pour soi, dont elle use et jouit comme il convient à la vertu. Ils trouvent encore le bonheur dans cette vie civile où l'on aime le bien de ses amis, ce bien pour lui-même, comme le sien propre, où l'on veut pour eux-mêmes ce que l'.on veut pour soi; soit qu'il s'agisse d'amis intérieurs, comme une femme et des enfants; soit que l'affection s'étende du foyer domestique à la cité et aux concitoyens; soit qu'elle franchisse cette enceinte pour embrasser l'univers et les nations, auxquels elle s'unit par le lien de la société humaine ; soit que dans le monde qui renferme le ciel et la terre, elle s'élève jusqu'à ces dieux que les philosophes donnent pour amis au sage, et que nous connaissons plutôt sous le nom d'anges. Mais, quant aux lins des biens et des maux, ils proscrivent le doute, et ils déclarent que c'est ici qu'ils diffèrent de la nouvelle Académie ; peu leur importe d'ailleurs quel genre de vie, cynique ou autre, professent les philosophes, voués à l'étude de cette importante question. Quant aux trois genres de vie, vie de loisir, vie d'action, vie tempérée d'action et de loisir, c'est la troisième qu'ils préfèrent. Telle était la doctrine et l'enseignement de l'ancienne Académie, comme Varron l'atteste sur la foi d'Antiochus, maître de Cicéron et le sien, quoiqu'il appartienne, suivant Cicéron, plutôt au Portique qu'à l'ancienne Académie; mais que nous importe, à nous qui devons juger du fond des choses sans attacher tant de valeur à l'opinion des hommes? [19,4] Si donc l'on nous demande quelle sera la réponse de la Cité de Dieu, interrogée sur chacune de ces questions, et d'abord quel est son sentiment sur les fins des biens et des maux, elle va répondre que la vie éternelle est le souverain bien, et la mort éternelle le souverain mal; et qu'ainsi, pour obtenir l'une et éviter l'autre, il nous faut bien vivre. C'est pourquoi il est écrit : « Le juste vit de la foi. » Car nous ne voyons pas encore notre bien ; nous devons donc le chercher par la foi ; et nous n'avons pas de nous-mêmes la force de bien vivre, s'il ne nous aide a croire et à prier, celui qui nous a donné la foi en son assistance. Quant a ceux qui croient trouver en cette vie les fins des biens et des maux, plaçant le souverain bien soit dans le corps, soit dans l'âme, soit dans le corps et l'âme, en d'autres termes, dans la volupté ou dans la vertu, ou dans l'une et l'autre, dans la volupté et le repos, ou dans la vertu; ou dans la volupté, le repos et la vertu, dans les premiers biens de la nature ou dans la vertu, ou dans ces biens et dans la vertu ; c'est à eux une étrange vanité de prétendre au bonheur ici-bas, et surtout de se faire eux-mêmes le principe de leur félicité. La vérité se rit de cet orgueil quand elle dit par la bouche du Prophète : « Le Seigneur connaît les pensées des hommes ; » ou, suivant le sens de l'apôtre Paul : Le Seigneur connaît les pensées des sages, et leur vanité. » Et quel fleuve d'éloquence suffirait à dérouler dans son cours toutes les misères de cette vie? Cicéron la déplore, comme il peut, dans la Consolation sur la mort de sa fille; mais encore que peut-il ? En effet, ces premiers biens de la nature, où, quand et comment se peuvent-ils trouver ici-bas dans une telle stabilité qu'ils défient les flots de l'adversité? Est-il une douleur, contraire à la volupté; une inquiétude, contraire au repos, qui ne puisse atteindre le corps du sage? Le retranchement ou la débilité des membres emporte l'intégrité de l'homme; la laideur ruine la beauté, et la maladie, la santé; les forces cèdent à la fatigue, la langueur ou l'affaissement détruit l'agilité. Est-il un seul de ces accidents qui ne puisse envahir la chair du sage? L'habitude du corps et ses mouvements, quand ils sont harmonieux et justes, ne comptent-ils pas aussi entre les premiers biens de la nature? Mais qu'arrive-t-il, si quelque revers de santé afflige les membres de tremblement? Que sera-ce, si l'épine dorsale se courbe au point de faire descendre les mains jusqu'à terre, et change l'homme pour ainsi dire en quadrupède? Que deviennent la majesté du port et la grâce des mouvements ? Que dirai-je des premiers biens naturels de l'âme, et d'abord des deux plus éminents, par rapport à la compréhension et à la perception de la vérité, le sens et l'entendement? Mais quel sens demeure à l'homme, s'il devient, par exemple, sourd et aveugle? Où s'assoupit la raison, où se retire l'intelligence, si quelque maladie amène la démence ? Et quand les frénétiques se livrent à des propos ou à des actes extravagants, d'ordinaire fort éloignés de leur intention et de leurs mœurs, ou plutôt contraires à leur intention et à leurs moeurs, que ce contraste frappe nos yeux ou notre pensée, la considération sérieuse d'une telle affliction nous arrache des larmes. Parlerai-je de ceux qui souffrent les assauts des démons? Où leur intelligence est-elle cachée, où est-elle ensevelie, quand, à sa volonté, l'esprit malin use de leur âme et de leur corps? Et qui donc s'assure que dans cette vie le sage est à l'abri d'un tel malheur? Et puis, quelle peut être, sous ce vêtement de chair, la perception de la vérité, quand le livre de la Sagesse a rendu cet oracle : "Ce corps mortel appesantit l'âme, et cette, demeure d'argile abat l'essor des pensées?" Et cet élan instinctif, ce besoin de l'action (si toutefois l'on peut traduire ainsi ce que les Grecs expriment par g-hormeh, ce besoin, cet élan qu'on met au nombre des premiers biens de la nature, n'est-il pas lui-même le principe de ces déplorables mouvements qui emportent les insensés, de ces actes qui nous font horreur dans la dépravation de leur sens et la léthargie de leur raison. La vertu elle-même qui n'est pas au nombre des premiers biens de la nature, puisque l'éducation l'introduit après eux, la vertu qui toutefois revendique le premier rang parmi les biens de l'homme, que fait-elle ici-bas? sinon une perpétuelle guerre aux vices, et non pas aux vices extérieurs, mais aux intérieurs; non pas aux vices étrangers, mais aux nôtres, qui nous sont propres et personnels : la vertu surtout, que les Grecs appellent g-sohphrosuneh, et les Latins, tempérance; cette vertu qui met un frein aux désirs charnels, de peur qu'ils n'arrachent à la faiblesse de l'esprit de tristes consentements? car il ne faut pas croire qu'il n'y ait en nous aucun vice, quand, selon la parole de l'Apôtre, « La chair convoite contre l'esprit, » puisque le même apôtre nous représente la lutte d'une vertu contraire : « L'esprit, dit-il, convoite contre la chair. » Et il ajoute : « L'un et l'autre se combattent; et vous ne faites pas ce que vous voulez. » Or que voulons-nous faire, quand nous voulons que la fin du souverain bien se consomme en nous-mêmes, sinon que ce divorce cesse entre les désirs de l'esprit et les convoitises de la chair? Mais comme, en cette vie, le pouvoir trahit notre volonté, faisons du moins, avec l'aide de Dieu, que l'esprit en nous ne cède pas aux assauts de la chair, et que sa défaite n'entraîne pas notre consentement au péché. Ah! ne croyons pas que, dans cette guerre intestine où nous sommes, tant que nous y sommes, la béatitude, qui doit être le prix de la volonté victorieuse, soit déjà en notre possession. Et qui donc est arrivé à un si haut degré de sagesse, qu'il n'ait plus rien à démêler avec les passions? Et cette vertu, que l'on appelle prudence, n'emploie-t-elle pas toute sa vigilance à discerner le bien du mal, afin que dans la recherche de l'un et la fuite de l'autre, aucune erreur ne se glisse? Et partant elle-même témoigne que nous sommes dans le mal ou que le mal est en nous. Elle-même nous enseigne que c'est un mal de consentir à pécher et que c'est un bien de résister à l'attrait de pécher. Et cependant ce mal, dont la prudence nous détourne, auquel la tempérance résiste, ni la prudence, ni la tempérance ne le retranchent de cette vie. Et la justice, dont l'emploi est de rendre le sien à chacun (d'où il suit que dans l'homme même un ordre équitable de la nature s'établit, qui soumet l'âme à Dieu, la chair à l'âme, et partant, la chair et l'âme a Dieu), la justice n'est-elle pas évidemment dans l'angoisse du labeur, plutôt qu'à la fin de la journée où commence le repos ? L'âme, en effet, est d'autant moins soumise à Dieu qu'elle le rend moins présent à toutes ses pensées ; et la chair est d'autant moins soumise à l'âme, qu'elle nourrit de plus nombreuses convoitises contre l'esprit. Tant que nous portons en nous cette infirmité, cette plaie, ces langueurs, osons-nous donc proclamer déjà notre salut; et si le salut nous échappe encore, osons-nous déjà nous dire en possession de la béatitude finale? Et cette vertu, dont la force est le nom, quelque sagesse qui l'accompagne, n'est-elle pas un irrécusable témoin des maux de l'homme, qu'elle est contrainte de supporter par la patience? Et j'admire de quel front les stoïciens nient que ce soient des maux, quand, de leur aveu, s'ils arrivent à ce degré que le sage ne puisse ou ne doive les souffrir, ces maux l'obligent à se donner la mort, à sortir de la vie. Telle est la stupidité de l'orgueil dans ces hommes qui prétendent trouver le souverain bien ici-bas et le principe de leur félicité en eux-mêmes, que leur sage, celui du moins dont ils tracent l'idéal insensé, devînt-il aveugle, sourd, muet, perclus de ses membres ; et dût parmi toutes les douleurs que l'on peut dire ou imaginer, une douleur l'atteindre, tellement cruelle qu'il soit forcé de se donner la mort; la vie de ce sage, une vie consumée par de tels maux, ils ne rougissent pas de la dire heureuse! O vie heureuse qui, pour finir, demande le secours de la mort ! Si elle est heureuse, que n'y demeure-t-on ? Si on la fuit à cause de ces maux, est-elle donc heureuse? Et ne sont-ce pas des maux, ces accidents qui triomphent de la force, et nonseulement la réduisent à céder, mais encore l'amènent à ce délire de proclamer heureuse cette vie même que l'on nous persuade de fuir? Qui donc est assez aveugle pour ne pas voir que si elle était heureuse, elle ne serait pas à fuir? Mais si le poids de la misère qui l'accable leur fait avouer qu'elle est à fuir, d'où vient que leur orgueil se roidit contre l'aveu même de cette misère? Je le demande, est-ce par patience, et n'est-ce pas plutôt par impuissance de souffrir, que Caton se frappe, et cela pour n'avoir pu se résigner à la victoire de César? Où est donc la force de ce héros ? cette force cède, elle succombe, elle est vaincue ; et cette vie, cette vie heureuse, il l'abandonne, il la déserte, il la fuit ! Est-ce qu'elle n'était pas encore heureuse? Eh bien ! elle était malheureuse. Et ce ne sont pas des maux, qui rendent une vie malheureuse et à fuir ! Aussi les philosophes, comme les péripatéticiens et ceux de l'ancienne Académie dont Varron protége la secte, en confessant le mal, parlent un langage moins intolérable; mais leur erreur est encore étrange, quand, malgré ces maux dont le poids est si lourd qu'il faut s'y soustraire en se donnant la mort, ils prétendent toutefois que la vie est heureuse. « Les tourments et les souffrances du corps, dit Varron, sont des maux, maux qui empirent à proportion qu'ils augmentent ; et pour s'en délivrer, il faut sortir de cette vie. » Et de quelle vie, je te prie? De celle, dit-il, qui gémit sous le poids de tant de maux. Quoi donc! de cette vie heureuse au milieu même des maux qui doivent, dis-tu, nous décider à la fuir? ou bien n'est-ce pas que tu l'appelles heureuse, parce qu'il t'est permis de te retirer de ces maux en mourant? Que serait-ce donc si, retenu par quelque jugement de Dieu, tu n'avais, pas la permission de mourir ni d'être jamais sans ces maux? alors du moins, une telle vie, tu l'appellerais misérable. Ce n'est donc pas en tant que promptement quittée, qu'elle n'est point misérable, puisque, fût-elle éternelle, toi-même la juges misérable, et ce n'est pas sa brièveté qui efface sa misère, à moins (ô absurdité! ) qu'une courte misère prenne le nom de bonheur! Il faut que ces maux soient bien violents pour contraindre un homme, un sage suivant eux, à s'arracher à soi-même ce par quoi il est homme, quand tous reconnaissent, et avec vérité, que c'est pour ainsi dire la première et la plus puissante voix de la nature, que l'homme soit acquis à ses propres intérêts, que partout il ait une naturelle aversion pour la mort, et cette affection pour lui-même qui le porte à vouloir demeurer un être animé, se rattachant de toute la force de son désir à la vie qu'engendre l'union du corps et de l'âme. Il faut que ces maux soient bien violents pour vaincre cet instinct naturel qui, de tous ses efforts, de toute sa puissance, conjure la mort, pour le vaincre à ce point que cette mort, objet d'horreur, devienne un désir, un besoin, et qu'à défaut d'une main étrangère l'homme tourne ses mains contre lui-même. Il faut que ces maux soient bien violents, qui rendent la force homicide ; si toutefois la force mérite encore ce nom qui se laisse tellement abattre sous ces maux, que l'homme dont elle a, comme la vertu, accepté le gouvernement et la défense, non seulement elle ne puisse plus le couvrir de l'égide de la patience, mais se trouve elle-même réduite à l'immoler! Le sage, il est vrai, doit souffrir patiemment la mort, mais la mort qui lui vient d'une autre main. Si donc, suivant ces philosophes, il est contraint de se la donner, qu'ils reconnaissent que ces accidents sont des maux, et d'intolérables maux, pour l'amener à un tel attentat! Une vie ainsi courbée sous le joug ou la menace de tant de maux, si lourds, si accablants ; une telle vie ne serait jamais appelée heureuse, si, aussi bien qu'ils plient vaincus par les souffrances, et, se donnant la mort, cèdent à l'adversité, ces hommes savaient rendre les armes à des raisons certaines, et, dans la recherche de la vie heureuse, daignaient céder à la vérité; loin de prétendre à la possession finale du bien souverain, en cette mortalité où les vertus qui ne laissent trouver dans l'homme rien de plus excellent, rien de plus utile qu'elles-mêmes, où ces vertus, dis-je, en tant qu'elles nous prêtent contre la violence des dangers, des peines et des douleurs, une plus puissante assistance, ne sont que de plus fidèles témoignages de nos misères! Si, en effet, ce sont de véritables vertus, et elles ne peuvent être que dans les hommes d'une vraie piété, elles ne promettent à aucun homme de l'exempter de toute souffrance, au milieu des misères où nous sommes; les véritables vertus ne savent pas mentir; mais à cette vie nécessairement misérable par les nombreuses et cruelles épreuves de ce siècle, elles promettent la béatitude et le salut dans l'espérance du siècle futur. Eh! comment aurait-elle la béatitude, elle qui n'a pas encore le salut? Aussi l'apôtre Paul dit-il, non pas de ces hommes dépourvus de sagesse, de patience, de tempérance et de justice, mais de ceux qui vivent selon la véritable piété, et qui par conséquent possèdent la vérité de leurs vertus : « Nous sommes sauvés en espérance ; or, la vue de ce que l'on espère n'est plus l'espérance. Qui espère ce qu'il voit déjà? Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience. » Comme notre salut est en espérance, notre béatitude aussi est en espérance, et notre béatitude non plus que notre salut n'est pas actuellement en notre possession, mais montré dans l'avenir à notre espérance; et nous l'attendons, nous l'attendons par la patience, parce que nous sommes au milieu des maux que nous devons accepter, jusqu'à ce jour où il n'y aura plus que biens, qu'ineffables jouissances, et désormais plus rien que nous devions souffrir. Et le salut dans le siècle futur sera aussi la béatitude finale : béatitude que ces philosophes refusent de croire parce qu'elle échappe à leurs yeux, tandis qu'à sa place ils se créent un vain fantôme, dernier effort de leur superbe et menteuse vertu. [19,5] Quand ils veulent que la vie du sage soit une vie de société, nous sommes avec eux bien plus d'accord. Comment en effet la Cité de Dieu eût-elle pris naissance, comment se développerait-elle dans son cours ou atteindrait-elle à sa fin propre, si la vie des saints n'était une vie sociale? Mais quels orages de maux, amoncelés pendant la tourmente de notre mortalité, fondent sur la société humaine, qui pourrait l'exprimer? qui pourrait le comprendre? Écoutez; chez leurs poètes comiques un homme s'écrie : « J'ai épousé une femme : quelle misère! Des enfants sont venus, autres soucis. » Paroles senties et consenties de l'auditoire. Dirai-je les ennuis de l'amour, que le même Térence décrit ailleurs : « les injures, les soupçons, les inimitiés, la guerre et puis la paix. » Toutes choses humaines ne sont-elles pas livrées à ce désordre? Et ne va-t-il pas jusqu'à envahir les plus honnêtes amitiés? où ne pénètrent pas les injures, les soupçons, la guerre? maux certains et sensibles. La paix, au contraire, est un bien incertain ; car les coeurs de ceux avec qui nous voulons l'entretenir nous demeurent inconnus; et, s'il nous était possible de les connaître aujourd'hui, qui nous dirait avec certitude ce qu'ils seront demain? En effet, qui sont d'ordinaire, ou qui doivent être plus amis que ceux qu'abrite le même toit? Et cependant la sécurité s'y trouve-t-elle, quand de cette intimité l'on voit naître si souvent de secrètes trahisons d'autant plus amères que la paix avait plus de douceur, paix que l'on a crue sincère, tant la perfidie était habile à feindre! Et cette parole de Cicéron va tellement au coeur, qu'elle en arrache un gémissement : « Il n'est point de plus perfides trahisons que celles qui se couvrent du masque de l'affection ou du nom de la parenté. Contre un ennemi déclaré, la prudence peut facilement se mettre en garde; tandis qu'une trame cachée, intérieure, domestique, est non seulement près de nous, mais elle nous enveloppe avant que nous puissions regarder et reconnaître. » Et cette parole divine : « Les ennemis de l'homme sont les habitants de sa maison, » ne peut s'entendre sans un douloureux serrement de coeur. Car, eût-on assez de force pour souffrir avec constance, ou assez de vigilance pour déjouer d'un coup d'oeil prévoyant les ruses d'une amitié feinte, il est impossible que l'épreuve d'une telle malignité ne soit pour l'homme de bien une souffrance cruelle, soit que ces ennemis aient toujours été méchants sous le masque de la bonté, soit que leur bonté ait dégénéré en malice si profonde. Si donc ce commun asile du genre humain au milieu de tant de maux, le foyer domestique lui-même n'est pas sûr, que sera-ce d'une cité? Plus elle est grande, plus le forum y retentit de causes civiles et criminelles, dans le silence même des troubles, que dis-je? de ces séditions sanglantes, et de ces guerres civiles dont l'invasion, parfois conjurée, est toujours menaçante. [19,6] Et ces jugements que les hommes prononcent sur les hommes, jugements nécessaires à l'ordre des cités, quelle que soit la paix dont elles jouissent, qu'en dirons-nous ? quels jugements ! qu'ils sont déplorables! faut-il s'en étonner? des hommes jugent, qui ne peuvent voir la conscience de ceux qu'ils jugent. Aussi la torture interroge souvent d'innocents témoins sur la vérité relative à une cause qui leur est étrangère. Que dirai-je de cette torture même que chacun subit pour sa propre cause? On demande à un homme s'il est coupable, et on le met au supplice; et l'innocent pour un crime incertain souffre une peine trop certaine; non que l'on découvre qu'il a commis le crime, mais l'on ignore s'il ne l'a pas commis! Et pourtant l'ignorance du juge est d'ordinaire le malheur de l'innocent. Et ce qui est plus odieux encore, ce dont on ne saurait trop gémir, erreur qu'il faudrait, s'il était possible, baigner dans des torrents de larmes, un juge torture un accusé de peur de faire mourir un innocent par ignorance, et cette malheureuse ignorance donne la torture et la mort à l'innocent qu'elle a torturé pour ne pas le faire mourir innocent. Si en effet, selon la sagesse de ces philosophes, il préfère sortir de cette vie que de souffrir plus longtemps ces tortures, il déclare avoir commis le crime qu'il n'a pas commis. Il est condamné, il est mis à mort, et le juge ignore s'il a frappé un coupable ou un innocent; et cependant, de peur de le frapper innocent, le juge l'a mis à la torture; et voilà un innocent que le juge pour éclairer son ignorance met à la torture, et que dans son ignorance il tue! Au milieu de ces ténèbres de la vie sociale, un juge qui est sage va-t-il monter ou non sur le tribunal ? Il y montera sans doute, c'est un devoir que lui impose, auquel l'entraîne la société humaine qu'il croit ne pouvoir abandonner sans crime; car ce n' est pas un crime à ses yeux que des témoins innocents soient pour le fait d'autrui livrés à la torture; que des accusés vaincus par la violence de la douleur soient punis innocents après avoir été torturés innocents, et, s'ils échappent à la condamnation, meurent néanmoins de la torture ou des suites de la torture. Ce n'est pas non plus un crime que l'accusateur, qui s'est peut-être levé dans l'intérêt de la société humaine pour que les crimes ne demeurent pas impunis, victime souvent de l'imposture des témoins et de la sauvage résistance que le coupable lui-même oppose aux tourments qui n'en tirent aucun aveu, soit à son tour condamné par l'ignorance, faute de prouver ce qu'il avance, quoiqu'il n'avance que la vérité? Ces maux sans nombre, ces maux inouïs, le juge qui les cause ne se croit pas coupable; car on ne saurait les imputer à la malice de sa volonté, mais à la fatalité de son ignorance, et puis au besoin impérieux de la société civile qui le lie à son tribunal. C'est donc ici misère de l'homme, et non malignité du juge. Que si la nécessité qui le condamne à ignorer et à juger l'absout du crime de torturer des innocents et de punir des innocents, ne lui suffit-il pas de n'être point coupable? faut-il encore qu'il soit heureux? Combien est-ce à lui plus sage et plus digne de l'homme de reconnaître dans cette nécessité la misère humaine, de la haïr en soi, et, s'il a quelque sentiment de piété, de crier à Dieu : « Délivrez-moi de mes nécessités ! » [19,7] Après la cité ou ville, l'univers, troisième degré de la société humaine; d'abord la maison, puis la cité, enfin l'univers, semblable à l'abîme des eaux, les périls y sont en raison de son étendue. Et d'abord la diversité des langues y fait l'homme étranger à l'homme. Que deux hommes, en effet, se rencontrent, ignorant chacun la langue de l'autre; si, loin de les séparer, quelque nécessité les réunit, il y aura plutôt société entre des animaux muets, même d'espèce différente, qu'entre ces deux voyageurs, hommes tous deux. Car ce seul obstacle de la différence du langage leur rendant impossible tout échange de pensées, une telle conformité de nature est impuissante à lier les hommes; et l'homme est plus volontiers avec son chien qu'avec l'homme étranger. Toutefois, dira-t-on, il est arrivé qu'une cité faite pour l'empire a non seulement imposé son joug, mais encore la domination pacifique et sociale de sa langue aux nations domptées; et sa conquête a prévenu la disette des interprètes. Il est vrai, mais par combien de guerres, et d'horribles guerres, par quel carnage, par quelle effusion de sang humain cet avantage s'est-il acheté? Ces fléaux sont passés, mais leur terme n'est pas celui de nos misères; car, outre les ennemis qui n'ont jamais manqué, qui ne manquent pas aujourd'hui, ces peuples étrangers, toujours combattus et toujours à combattre, l'étendue même de l'empire a donné naissance à des guerres d'une nature plus pernicieuse : les guerres sociales et civiles, lamentable fléau du genre humain, soit que l'excès de leur fureur procure enfin leur apaisement, soit que l'on redoute leur réveil. Maux innombrables, maux infinis, dures et cruelles nécessités; si, malgré mon insuffisance, j'essayais de les peindre des couleurs qu'un tel sujet demande, quelles seraient les bornes de ce long discours? Mais le sage, dit-on, tirera l'épée pour la justice. Eh quoi! s'il se souvient qu'il est homme, ne doit-il pas plus amèrement déplorer cette nécessité qui lui met justement les armes à la main? car, s'il ne s'agissait pas d'une guerre juste, le sage n'aurait pas à la faire, le sage n'aurait pas à combattre. C'est l'injustice de l'ennemi qui arme le sage pour la défense de la justice; et c'est cette injustice de l'homme que l'homme doit déplorer, ne s'ensuivît-il aucune nécessité de combattre. Maux cruels, maux affreux, maux inouïs! qui donc, les considérant avec douleur, n'avoue que ce soit là une misère? Mais l'homme, s'il s'en trouve qui les souffre ou les envisage sans angoisse de coeur, est d'autant plus misérable de se croire heureux, qu'il ne se croit tel que parce qu'il a perdu tout sentiment humain. [19,8] Que si une ignorance qui tient du délire, ignorance fréquente dans notre déplorable condition, ne nous aveugle pas jusqu'à nous faire prendre un ennemi pour notre ami, et notre ami pour un ennemi, qu'est-ce qui nous console en cette société humaine, remplie d'erreurs et d'amertumes sinon la foi sincère et l'affection mutuelle de bons et véritables amis? Et ces amitiés, plus elles sont nombreuses et répandues au loin, plus nos craintes se multiplient et s'étendent: nous appréhendons qu'il ne fonde sur la tête de nos amis quelques-uns de ces épouvantables maux amoncelés en cette vie. Car notre sollicitude ne craint pas seulement pour eux les souffrances de la faim, de la maladie, de la guerre ou de la captivité, avec ces maux qu'elle entraîne et tels souvent qu'on ne les saurait concevoir ; mais, crainte plus amère, nous redoutons pour eux un changement qui livre leur coeur à la perfidie, à la malignité, à la dépravation. Et quand ces déceptions arrivent (d'autant plus fréquentes que nos relations d'amitié sont plus nombreuses); quand elles viennent à notre connaissance, qui peut concevoir, si lui-même ne l'éprouve, de quels fouets notre coeur est labouré ? Nous aimerions mieux apprendre la mort de nos amis, quoique nous ne puissions l'apprendre sans douleur. En effet, ceux dont la consolante amitié était le charme de notre vie peuvent-ils donc mourir sans nous laisser une tristesse profonde? Que celui qui proscrit cette douleur proscrive, s'il est possible, les entretiens affectueux, qu'il proscrive ou abolisse l'amitié elle-même, qu'il brise avec une sauvage stupidité les liens de toutes les affections humaines, ou qu'il enseigne à en user sans que l'âme y trouve aucune douceur. Que s'il n'en peut être ainsi, comment ne nous serait point amère la mort d'un être dont la vie nous était douce ? De là ce deuil intérieur, blessure de l'âme aimante qui ne peut guérir que par d'affectueuses consolations. Car ce n'est pas à dire qu'il n'y ait rien à guérir dans l'âme, sous prétexte que, plus elle est forte, plus sa guérison est prompte et facile. Ainsi, bien que la mort des êtres les plus chers, de ceux surtout dont l'affection est le lien nécessaire de la société humaine, soit une épreuve de cette vie, plus ou moins cruelle; cependant nous préférons encore les voir ou les savoir morts que déchus de la foi et de la vertu, c'est-à-dire morts dans leur âme même; source intarissable de maux dont la terre est inondée, et c'est pourquoi il est écrit : « N'est-ce pas une continuelle tentation que la vie de l'homme sur la terre? « Malheur, ajoute le Seigneur lui-même, malheur à cause des scandales! » Et il dit encore : « Comme l'injustice surabonde, la charité de plusieurs se refroidit. » Aussi nous nous félicitons de la mort des justes, nos amis ; mort qui nous attriste, et toutefois nous console; car elle les enlève à ces maux qui brisent ou corrompent ici-bas même les justes, ou qui du moins les exposent à ce double péril. [19,9] Quant à la société des saints anges, quatrième société que, dans leur définition qui s'étend de la terre au monde et comprend enfin le ciel même, établissent ces philosophes dont la doctrine nous donne les dieux pour amis; nous ne craignons pas, il est vrai, que de tels amis nous affligent par leur mort ou leur dépravation. Mais, comme ils ne se mêlent pas à nous avec la même familiarité que les hommes (et c'est encore là une des afflictions de cette vie); comme parfois aussi Satan, selon la parole de l'Écriture, se transforme en ange de lumière, afin de tenter ceux qui ont besoin de cette épreuve ou qui méritent cette déception; la miséricorde de Dieu nous est infiniment nécessaire pour ne pas nous laisser séduire, croyant avoir l'amitié des saints anges, à la feinte amitié des démons ; erreur qui nous fait trouver en eux des ennemis d'autant plus habiles à nuire qu'ils sont plus rusés et plus perfides. Et à qui l'aumône de cette miséricorde infinie est-elle nécessaire, sinon à cette infinie misère de l'homme qu'aveugle une ignorance si profonde qu'elle est le jouet de ces tristes impostures! Et au sein de la cité impie, ces philosophes qui se vantaient de l'amitié des dieux sont assurément tombés dans le piége de ces esprits de malice, souverains de cette cité même qui doit partager leur supplice. Et ces institutions sacrées ou plutôt sacriléges, ces jeux immondes destinés à célébrer leurs crimes et à fléchir leur courroux, abominables infamies qu'ils inspirent à la scène, ce culte enfin ne trahit-il pas ses dieux? [19,10] Mais les saints et fidèles adorateurs du seul vrai Dieu ne sont pas non plus à l'abri de ces prestiges et de cette tentation qui revêt mille formes. Car en notre région d'infirmité, en ces jours de malice, loin d'être inutile, une semblable inquiétude est même un aiguillon à la poursuite plus ardente de cette sécurité qui donne la plénitude et la certitude de la paix. En ce sûr asile se trouveront tous les dons de la nature, ces dons que le créateur de toutes les natures a prodigués à la nôtre. Et ils seront, nonseulement parfaits, mais éternels; dons de l'âme guérie par la sagesse, dons du corps renouvelé par la résurrection. Là, les vertus n'ayant plus à livrer la guerre au vice ni au mal, posséderont le prix de leur victoire, l'éternelle paix que nul adversaire ne troublera. Telle est, en effet, la béatitude finale, cette fin de la perfection n'ayant point de fin qui l'épuise. Ici l'on nous appelle heureux quand nous avons la paix, si petite que nous la puisse donner ici-bas une bonne vie : bonheur qui, comparé au bonheur final, ne se trouve plus être que misère. Or cette paix, telle qu'elle peut être sur la terre, récompense d'une bonne vie, mortels, la trouvons-nous dans les choses mortelles? la vertu fait alors des biens de cette paix un légitime usage. Nous manque-t-elle au contraire? la vertu sait encore bien user des maux que l'homme endure. Mais la vertu n'est vraie qu'autant que tous ces biens dont elle use bien, toutes ses actions dans le bon usage des biens et des maux, elle les rapporte et se rapporte elle-même à cette fin où nous jouirons d'une paix au-dessus de toute paix. [19,11] Aussi pouvons-nous dire de la paix, comme nous l'avons dit de la vie éternelle, qu'elle est la fin de nos biens ; d'autant que le saint prophète parle ainsi à la Cité de Dieu, sujet de cette oeuvre si laborieuse : "Jérusalem, loue le Seigneur; Sion, loue ton Dieu ; car il a affermi les verroux de tes portes : il a béni tes enfants en toi, lui qui a établi la paix comme ta fin". En effet, quand les verroux de ses portes seront affermis, nul n'entrera plus, nul ne sortira. Ainsi par cette fin nous devons entendre la paix que nous voulons prouver être la paix finale. Car le nom même de la Cité sainte, Jérusalem, est un nom mystique qui signifie : « vision de la paix. » Toutefois, comme cette expression de paix est d'un fréquent usage dans ces relations périssables où assurément il ne s'agit pas de vie éternelle, nous avons préféré le nom de vie éternelle à celui de paix pour désigner la fin, la béatitude finale de cette Cité : fin dont parle l'Apôtre quand il dit : "Et maintenant affranchis du péché et devenus les esclaves de Dieu, vous avez pour fruit votre sanctification et pour fin la vie éternelle." Mais, d'autre part, ceux qui ne sont pas familiers avec les saintes Écritures peuvent entendre aussi par la vie éternelle, celle des méchants, tant à cause de l'immortalité de l'âme enseignée par certains philosophes que des peines incessantes promises par notre foi aux impies, qui ne sauraient souffrir éternellement, s'ils ne vivaient éternellement. Pour rendre la fin de cette Cité plus accessible à toutes les intelligences, fin où elle doit trouver son souverain bien, il vaut mieux l'appeler soit la paix dans la vie éternelle, soit la vie éternelle dans la paix. Car la paix est un si grand bien que, même dans les choses de la terre et du temps, il n'est rien de plus doux à apprendre, rien de plus désirable à convoiter, rien de meilleur à trouver. Que si je m'arrête quelques instants sur ce sujet, je ne serai pas, du moins je l'espère, à charge aux lecteurs : la paix est si intéressante à la fin de la Cité dont je parle, et sa douceur même la rend si chère à tous ! [19,12] En effet, que l'on considère avec moi, sous quelque point de vue que ce soit, les choses humaines et la nature de l'homme, l'on reconnaît que, s'il n'est personne qui ne veuille ressentir de la joie, il n'est aussi personne qui ne veuille avoir la paix. Et ceux-là même qui veulent avoir la guerre ne veulent rien autre chose que vaincre; ils n'ont donc que le désir d'arriver par la guerre à une glorieuse paix. Qu'est-ce, en effet, que la victoire, sinon la soumission de toute résistance? soumission qui amène la paix. C'est donc en vue de la paix que se fait la guerre, la paix est le but de ceux même qui cherchent dans le commandement et les combats l'exercice de leur vertu guerrière. La paix est donc la fin désirable de la guerre. Car tout homme, en faisant la guerre, cherche la paix; nul, en faisant la paix, ne cherche la guerre. Et ceux qui désirent que la paix dont ils jouissent soit troublée, ce n'est point qu'ils haïssent la paix, mais c'est qu'ils veulent la changer à leur gré. Leur volonté n'est point que la paix ne soit pas, mais qu'elle soit à leur volonté. Enfin, lorsqu'ils se séparent des autres par la révolte, s'ils n'observent avec leurs complices une paix quelconque, ils n'arrivent pas à leur but. Aussi les voleurs eux-mêmes pour livrer à la paix de la société des attaques plus terribles et plus sûres, veulent conserver la paix avec leurs compagnons. Et que l'on en voie un s'élever, prodige de force, dont la défiance n'admette aucun complice, seul a dresser ses pièges et seul à vaincre, quand, farouche et couvert de tout le sang qu'il a pu répandre, il chasse son butin devant lui, cet homme du moins, avec ceux qu'il ne peut tuer et à qui il veut dérober ses actions, garde une ombre de paix quelconque; et dans sa maison, avec sa femme et ses enfants, avec d'autres peut-être, habitant sous le même toit, il s'attache à demeurer en paix; car il se réjouit de leur prompte obéissance; sinon, il s'emporte, il réprime, il châtie; il use, au besoin, de cruauté pour maintenir la paix de son foyer, et cette paix, il sent qu'elle ne peut être sans une autorité qu'il représente lui-même dans sa maison, autorité à laquelle doit obéir toute société domestique. Si donc on lui offrait la tyrannie sur plusieurs, sur un peuple, sur une ville, et qu'on lui rendît cette servile obéissance qu'il exigeait de sa famille, il ne s'enfermerait plus, brigand obscur, dans un sombre repaire ; mais, sans rien abjurer de ses instincts cupides et pervers, roi superbe, il paraîtrait sur un trône. Chacun veut donc avoir la paix avec les siens, et veut qu'ils vivent à sa guise. Et ceux à qui l'on a fait la guerre, c'est que l'on veut les rendre siens, s'il est possible, et, vaincus, les ranger à la loi de sa propre paix. Mais imaginons un homme semblable à celui dont la fable et la poésie ont tracé la peinture, cet homme qui peut-être à cause de son insociable férocité est dit « à demi homme » plutôt qu'homme. Bien que son empire ne fût que la solitude d'une sauvage caverne, bien que sa méchanceté singulière eût été l'origine même de son nom (g-Kakos, Cacus, méchant); sans épouse, avec qui il eût à échanger de douces paroles; sans enfants pour jouer avec eux tout petits, et, plus grands, s'en faire obéir; ignorant les doux entretiens avec un ami, la voix même de Vulcain, son père; et toutefois plus heureux que lui (car ce bonheur n'est pas médiocre) de n'avoir point à son tour engendré un tel monstre, ne donnant rien à personne, mais enlevant à qui il peut tout ce qu'il veut, et quand il peut, tant qu'il veut; cependant, en cette solitaire caverne où l'on nous représente « la terre toujours tiède d'un carnage récent, » que veut-il sinon la paix, et un repos à l'abri de toute importunité, de toute violence, de toute erreur? Enfin il désire avoir la paix avec son corps, il n'est bien qu'autant qu'il l'a. Car alors il commande à ses membres et ils lui obéissent; et pour apaiser à la hâte et aussitôt que possible sa nature soulevée contre lui par le besoin, et cette sédition de la faim qui provoque à grands cris la rupture du lien rital et l'expulsion de l'âme, il ravit, il tue, il dévore; et, si sauvage, si féroce qu'il soit, tant de férocité néanmoins n'a d'autre but que la paix de sa vie et l'intérêt de sa conservation; et cette paix que dans son antre et dans lui-même il veut avoir, s'il voulait l'entretenir avec les autres, on ne l'appellerait ni méchant, ni monstre, ni demi-homme. Que si l'aspect hideux de son corps et ces sombres feux qu'il vomit éloignent de lui toute société humaine, peut-être se livre-t-il à sa cruauté moins par appétit de nuire que par nécessité de vivre. Mais cet homme n'a pas existe ou il n'a jamais été tel que la fantaisie des poètes le dépeint : on ne charge Cacus que pour élever plus haut la gloire d'Hercule. Non, un tel homme ou un tel être à demi homme, n'exista jamais; reléguons ce récit parmi les mensonges des poètes. Car les bêtes mêmes les plus farouches, dont il avait en partie la férocité (n'est-il pas en effet appelé demi-bête ?), conservent leur espèce, par une sorte de paix, lorsqu'elles engendrent, couvent et nourrissent leurs fruits ; et cependant elles sont la plupart insociables et solitaires; sans doute il s'agit pas ici des brebis, des cerfs, des colombes, des étourneaux, des abeilles, mais je parle des lions, des renards, des aigles, des hiboux. Quel est le tigre qui pour sa famille ne change son rugissement en un doux murmure et sa férocité en caresses? Quel est le milan, si solitaire qu'il rôde en son vol, méditant ses rapines, qui ne cherche sa compagne, bâtisse son nid, réchauffe ses oeufs, nourrisse ses petits, qui ne maintienne enfin avec cette mère de famille l'union domestique dans la plus grande paix possible ? Combien plus encore l'homme est-il porté comme par les lois de sa nature à contracter alliance, et autant qu'il est en lui à entretenir la paix avec les autres hommes; puisque le méchant lui-même combat pour la paix des siens, et voudrait presque faire tous les hommes siens, afin que tout et tous obéissent à un seul, et comment, sinon en consentant à sa paix, soit par crainte, soit par amour? Ainsi l'orgueil dans sa perversité contrefait Dieu. Ne souffrant point d'égaux sous lui, il affecte la domination au lieu de lui. Il hait donc la juste paix de Dieu, et aime la sienne qui est injuste. Car il ne peut s'empêcher d'aimer une paix quelconque. Il n'est point, en effet, de vice si contraire à la nature, qu'il efface jusqu'aux derniers vestiges de la nature. Ainsi la paix des hommes d'iniquité, en comparaison de la paix des justes, ne saurait même être appelée une paix ; c'est ce qui est évident pour quiconque sait préférer la droiture à la perversité, et l'ordre au déréglement. Et ce qui est contre l'ordre doit encore nécessairement en quelque partie, de quelque partie ou avec quelque partie du système qui le constitue ou qu'il exprime, avoir la paix; sinon il ne serait rien, absolument rien. Si, par exemple, un homme est suspendu la tête en bas, la situation du corps, l'ordre des membres sont renversés; car ce que la nature veut être au-dessus est au-dessous, et ce qu'elle veut-être au-dessous se trouve au-dessus. Ce désordre trouble donc la paix du corps ; c'est pourquoi il est pénible; cependant l'âme est en paix avec son corps, elle s'intéresse à son salut; c'est pourquoi il y a souffrance. Que si les angoisses de la douleur détachent l'âme et l'expulsent, tant que l'union des membres subsiste, ce qui demeure ne peut se passer d'une certaine paix entre ses parties; c'est pourquoi il y a encore quelqu'un de pendu. Quant au corps terrestre qui tend vers la terre et lutte contre le lien qui le suspend, c'est qu'il aspire à sa paix propre, et réclame pour ainsi dire par la voix de son poids le lieu de son repos; et, quoique déjà privé d'âme et de sentiment, il ne s'éloigne pas néanmoins de sa paix naturelle, soit qu'il la possède, soit qu'il y tende. Que si l'emploi de certains élements et certaine préparation ne laissent pas la forme du cadavre se dissoudre et s'évanouir, il y a là une sorte de paix qui unit les parties aux parties, et attache toute la masse à un milieu convenable et partant paisible; si, au contraire, l'on ne prend aucun soin de l'embaumer, l'abandonnant au cours ordinaire de la nature, il s'établit une lutte d'émanations contraires et qui blessent notre sens jusqu'à ce que ce débris se mette en harmonie avec les éléments du monde, et rentre partiellement et insensiblement dans leur paix. Ici toutefois rien ne se soustrait aux lois du souverain Créateur et ordonnateur qui gouverne la paix de l'univers; car, bien que de petits animaux naissent du cadavre d'un plus grand animal, c'est en vertu de la même loi du Créateur que ces imperceptibles corps veillent à maintenir chacun avec soi-même cette paix protectrice de leur imperceptible existence. Et quand les corps détruits seraient dévorés par d'autres animaux, où qu'ils soient. disposés, quelque combinaison, quelque assimilation ou transormation qu'ils subissent, ils trouvent répandues partout pour le salut des espèces vivantes ces mêmes lois qui concilient les substances sympathiques. [19,13] Ainsi la paix du corps, c'est le tempérament bien ordonné de ses parties; la paix de l'âme irraisonnable, le repos bien ordonné de ses appétits; la paix de l'âme raisonnable, l'accord bien ordonné de la connaissance et de l'action; la paix du corps et de l'âme, la vie et la santé bien ordonnées de l'être animé ; la paix de l'homme mortel et de Dieu, l'obéissance bien ordonnée dans la foi sous la loi éternelle. La paix des hommes, c'est l'union dans l'ordre ; la paix domestique, c'est, entre les hôtes du même foyer, l'union et l'ordre du commandement et de l'obéissance; la paix sociale, c'est, entre les citoyens, l'union et l'ordre de l'autorité et de la soumission ; la paix de la Cité céleste, c'est l'ordre parfait, c'est l'union suprême dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. La paix de toutes choses, c'est la tranquillité de l'ordre. L'ordre, c'est cette disposition qui, suivant la parité ou la disparité des choses, assigne à chacun sa place. Ainsi, bien que les malheureux, en tant que malheureux, ne soient pas en paix, puisqu'il leur manque cette tranquillité de l'ordre où le trouble est inconnu, toutefois, comme leur misère est juste et méritée, dans cette misère même ils ne peuvent être hors de l'ordre. Ils ne sont pas, il est vrai, réunis aux bienheureux, mais du moins c'est la loi de l'ordre qui les en sépare. Leur condition, exempte de perturbation, les maintient dans une certaine convenance avec le milieu où ils se trouvent; et pourtant ils ont une ombre de tranquillité dans leur ordre ; ils ont donc une ombre de paix. Mais ils sont malheureux; car, bien qu'ils n'aient point la souffrance de l'incertitude, ils ne sont pas dans le lieu où ils auraient la sécurité sans la souffrance; plus malheureux encore, s'ils n'avaient pas une sorte de paix avec cette loi même qui gouverne l'ordre naturel. Cependant, comme ils souffrent, où ils souffrent la paix est troublée ; mais là où il n'y a pas cuisante douleur, et en tant que leur nature ne va pas à se dissoudre, la paix leur demeure. Ainsi donc, comme il y a vie sans douleur et qu'il ne peut y avoir douleur sans vie, de même il y a paix sans guerre, mais il ne peut y avoir guerre sans une sorte de paix, non pas en tant que la guerre est guerre, mais en tant qu'elle a pour acteurs ou pour théâtre certains êtres, certaines natures qui ne seraient nullement, qui ne sauraient subsister sans paix quelconque. Il y a donc une nature où il n'est rien de mal, où même il ne peut être rien de mal; mais qu'une nature soit sans aucun bien, cela ne se peut. Aussi la nature du diable lui-même, en tant que nature, n'est pas un mal, c'est la perversité qui la rend mauvaise. C'est pourquoi il n'est pas demeuré dans la vérité, mais il n'a pu se soustraire au jugement de la vérité ; il n'est pas demeuré dans la tranquillité de l'ordre, mais néanmoins il n'a pu fuir la puissance du souverain ordonnateur. Le bien de Dieu, qui est en lui par nature, ne le dérobe pas à la justice de Dieu, qui l'ordonne dans le châtiment; et ce n'est pas en lui le bien que Dieu poursuit, créateur de ce bien, mais c'est le mal qu'il poursuit, dont le diable est l'auteur. Car il ne lui ôte pas tout ce dont il a doué sa nature; il lui ôte quelque chose, et lui laisse quelque chose, afin qu'il subsiste pour souffrir de ce qu'il a perdu. Cette douleur même est un témoignage et du bien perdu et du bien qui demeure. S'il ne lui restait quelque bien, pourrait-il souffrir du bien qu'il a perdu ? Car le pécheur est pire encore, s'il se réjouit de la perte de l'équité, et le damné, s'il ne retire aucun bien de ses tourments, souffre du moins de la perte de son salut. Et comme l'équité et le salut sont l'un et l'autre un bien, et que la perte du bien doit être plutôt un sujet de douleur que de joie (si toutefois il n'y a pas compensation dans le meilleur, et l'équité de l'âme est meilleure que la santé du corps); à coup sûr l'affliction de l'impie dans les supplices est plus convenable que sa joie dans le péché. Donc, comme dans le péché la joie de déserter le bien atteste le mal de la volonté; ainsi, dans le supplice, la douleur du bien perdu atteste la bonté de la nature. Car celui qui déplore la paix de sa nature perdue n'en déplore la perte que par certains restes de cette paix qui lui rendent sa nature amie. Or c'est avec justice que, dans le dernier supplice, les injustes et les impies pleurent au milieu des tortures la perte des biens naturels : ils sentent l'exacte justice qui les leur retire, après avoir méprisé la bonté infinie qui les leur a donnés. Dieu donc, créateur très sage et ordonnateur très juste de toutes les natures, qui a établi le genre humain sur la terre pour en être le plus bel ornement, a donné aux hommes certains biens convenables à cette vie, c'est-à-dire la paix temporelle, celle du moins dont notre destinée mortelle est capable, la paix dans la conservation, l'intégrité et l'union de l'espèce ; tout ce qui est nécessaire au maintien ou à la recouvrante de cette paix, les éléments par exemple qui sont à la convenance et dans le domaine de nos sens, la lumière visible, l'air respirable, l'eau notre breuvage, tout ce qui sert à la nourriture et au vêtement du corps, à son soulagement ou à sa parure ; sous cette condition très équitable que tout mortel qui de ces biens appropriés à la paix des mortels aura fait un légitime usage en recevra de plus grands et de meilleurs, à savoir, la paix même de l'immortalité, la gloire et l'honneur convenables à cette paix clans la vie éternelle où l'on jouit de Dieu et du prochain en Dieu; tandis que celui qui aura indignement usé de ces biens les perdra sans recevoir les autres. [19,14] Ainsi tout l'usage des choses temporelles se rapporte donc à l'intérêt de la paix terrestre dans la cité de la terre, et, dans la Cité céleste, à l'intérêt de la paix éternelle. C'est pourquoi, si nous étions des animaux dépourvus de raison, notre unique désir serait le tempérament bien ordonné des parties du corps et le repos des appétits; rien au delà des satisfactions de la chair et des raffinements de la volupté, en sorte que la paix du corps servit à la paix de l'âme. En effet, que la paix du corps manque, la paix de l'âme irraisonnable est troublée, faute de pouvoir parvenir au repos des appétits. Mais l'un et l'autre sert à la paix qu'observent entre eux l'âme et le corps, cette paix qui est l'harmonie de la vie et la santé. Et comme les animaux montrent, en fuyant la douleur, qu'ils aiment la paix du corps, et celle de l'âme, quand, pour assouvir les besoins de leurs appétits, ils recherchent la volupté; ainsi, en fuyant la mort, ils témoignent assez combien ils aiment la paix qui forme l'union de l'âme et du corps. Mais, comme il est dans l'homme une âme raisonnable, ce qu'il a de commun avec les bêtes, il l'assujettit à la paix de l'âme raisonnable, afin de passer de la contemplation intérieure à l'acte qu'elle détermine, et d'établir ainsi en lui-même l'accord harmonieux de la connaissance et de l'action, accord où nous plaçons la paix de l'âme raisonnable. Car, pour cela, il doit ne vouloir être ni harcelé par la douleur, ni troublé par le désir, ni dissous par la mort, afin d'obtenir quelque connaissance utile et d'ordonner sur cette connaissance sa vie et ses moeurs. Mais de peur qu'eu égard à la faiblesse de la raison humaine, la passion même de connaître ne le précipite dans quelque pernicieuse erreur, il a besoin de l'enseignement divin pour apprendre avec certitude, et de l'assistance divine pour obéir avec liberté. Et comme en ce corps mortel, tant qu'il y réside, il voyage loin du Seigneur, il marche par la foi et non par la claire vue ; et partant, toute paix soit du corps, soit de l'âme, soit du corps et de l'âme, il la rapporte à cette paix de l'homme mortel avec Dieu immortel, afin de ranger son obéissance à l'ordre de la foi sous la loi éternelle. Et d'autant que ces deux préceptes souverains, l'amour de Dieu et l'amour du prochain, nous sont enseignés de Dieu notre maître, préceptes où nous trouvons trois objets à aimer, Dieu, nous-mêmes et le prochain; et que l'homme aimant Dieu ne se trompe pas dans l'amour de soi-même ; il suit que, dans l'intérêt fraternel, il doit porter à l'amour de Dieu ce frère qu'il lui est ordonné d'aimer comme lui-même. Ce devoir de charité, il le doit à sa femme, à ses enfants, à ceux de sa maison, à tous les hommes autant que possible, comme au besoin il doit l'attendre du prochain pour lui-même; ainsi, de tout son pouvoir il sera en paix avec tout homme : paix humaine, union dans l'ordre qui exige d'abord que l'on ne nuise à personne; en second lieu, que l'on soit utile à qui l'on peut. Le premier devoir de l'homme est donc l'intérêt des siens, car l'ordre de la nature et de la société lui donne auprès des siens un accès plus facile pour veiller à cet intérêt. Aussi l'Apôtre dit : "Quiconque n'a pas soin des siens, et surtout de ceux de sa maison, est apostat et pire qu'un infidèle." De là naît donc aussi la paix domestique, c'est-à-dire l'union bien ordonnée de l'autorité et de la soumission entre les hôtes du même foyer. L'autorité est à qui pourvoit à l'intérêt d'autrui : elle appartient au mari sur la femme, aux parents sur les enfants, aux maîtres sur les serviteurs. L'obéissance est le devoir de ceux pour qui l'on veille : la femme obéit au mari, les enfants aux parents ; les serviteurs aux maîtres. Mais dans la maison du juste vivant de la foi et voyageant encore loin de la céleste Cité, ceux même qui commandent sont les serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander. Car ce n'est point par la passion de dominer qu'ils corgnmandent, mais par la loi du dévouement; non par l'orgueil de la principauté, mais par le devoir de la charité. [19,15] Voilà ce que prescrit l'ordre naturel, et dans quelle condition Dieu a créé l'homme : « Qu'il domine, a-t-il dit, sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui rampent à la surface de la terre. » L'être raisonnable fait à son image, il ne veut pas qu'il domine sur d'autres que sur les êtres irraisonnables ; il ne veut pas que l'homme domine sur l'homme, mais l'homme sur la brute. Aussi les premiers justes furent établis plutôt pasteurs de troupeaux que rois des hommes, Dieu voulant ainsi nous apprendre ce que demande l'ordre de la création, et ce qu'exige la justice due au péché. Car, on le comprend, c'est avec justice que la condition de l'esclavage a été imposée au pécheur. Nulle part dans l'Écriture ne se lit l'expression d'esclave, avant que le juste Noé n'eût flétri de ce nom le crime de son fils. Ce nom, c'est donc la faute qui l'encourt, et non la nature. Suivant l'origine que la langue latine attribue au mot esclave, ceux que le droit de la guerre dévouait à la mort, étaient conservés par les vainqueurs, ils devenaient esclaves ("servi", conservés) ; et cela même accuse une justice vengeresse. Car, lorsque, d'une part, on tire l'épée pour le bon droit, on combat, d'autre part, pour l'iniquité; et toute victoire, celle même qui est accordée aux méchants, est un jugement divin qui, soit expiation, soit châtiment, humilie les vaincus. Témoin cet homme de Dieu, Daniel, quand, réduit en captivité, il confesse à Dieu ses péchés et les péchés de son peuple, attestant par sa pieuse douleur que la servitude n'a pas d'autre cause. La cause première de l'esclavage, c'est donc le péché qui fait que l'homme tient l'homme en laisse et toute sa destinée; et cela n'arrive que par le jugement de Dieu, en qui il n'est point d'injustice, et qui sait mesurer les peines aux démérites. Or, selon la parole du divin maître, a quiconque pèche est esclave du péché, et par conséquent un grand nombre de fidèles sont esclaves de maîtres injustes, maîtres qui pourtant ne sont pas libres : "l'homme, en effet, est adjugé comme esclave à celui qui l'a vaincu". Et certes l'on est moins malheureux, esclave d'un homme que d'une passion ; car la plus cruelle domination qui ravage le coeur des mortels, n'est-ce pas, entre autres, la passion de dominer? Or, dans cet ordre de paix qui tient l'homme sous la dépendance de l'homme, comme l'humilité est utile à l'esclave, l'orgueil est funeste au maître. Toutefois, dans l'ordre naturel où Dieu a d'abord créé l'homme, nul n'est esclave de l'homme ou du péché. Mais la peine de la servitude est ordonnée par cette loi qui veille au maintien et défend l'infraction de l'ordre naturel ; s'il n'eût été jamais attenté contre cette loi, il n'y aurait point de répression à exercer par le châtiment de l'esclavage. C'est pourquoi l'Apôtre invite les esclaves à demeurer soumis, à servir de coeur et de bonne volonté, afin que s'ils ne peuvent être affranchis par leurs maîtres, eux-mêmes affranchissent, pour ainsi dire, leur propre servitude, témoignant dans leur service non l'hypocrisie de la crainte, mais la fidélité de l'affection jusqu'à ce que l'iniquité passe, et que toute souveraineté, toute puissance humaine étant anéanties, Dieu soit tout en tous. [19,16] Aussi, bien que nos patriarches, ces hommes justes, eussent des esclaves, dans le gouvernement de la paix domestique, ils n'admettaient de distinction entre la condition de leurs serviteurs et de leurs enfants, que relativement aux biens temporels; quant au culte de Dieu, en qui l'on doit espérer les biens éternels, ils veillaient, d'une affection égale, à l'intérêt de tous les membres de leur maison. Et il est si vrai que l'ordre naturel le prescrit ainsi, que de là vient le nom de père de famille, nom qui s'est tellement répandu que tous, jusqu'aux maîtres injustes, aiment à s'entendre appeler de ce nom. Mais les véritables pères de famille, touchés pour tous, comme pour leurs propres enfants, d'une égale sollicitude, veillent à entretenir dans leur famille l'honneur et le culte de Dieu, impatients d'arriver à cette maison céleste où la fonction de commander aux mortels cessera avec le devoir de veiller sur leurs besoins, désormais affranchis par l'immortalité bienheureuse; mais, jusque-là, le maître aura plutôt besoin de se résigner à l'autorité, que l'esclave à la soumission. Or celui qui, par sa désobéissance, se déclare ennemi de la paix domestique, on le reprend, on le châtie corporellement; on use contre lui de toute autre punition juste et légitime, selon le droit que la société humaine accorde sur lui, pour son intérêt même, pour le rétablir dans la paix avec laquelle il a rompu. Comme, en effet, ce n'est pas un acte de bienfaisance que d'aider un homme à perdre un plus grand bien, ce n'est pas non plus une innocente indulgence qui, en l'épargnant, le laisse tomber dans un plus grand mal. Tel est donc le devoir imposé à l'innocence, que non seulement l'on ne nuise à personne, mais encore que l'on prévienne ou punisse le crime, afin de corriger le criminel par l'épreuve, ou du moins d'intimider les autres par l'exemple. Donc, comme la famille est l'origine de la cité, et qu'elle en est partie, comme toute origine se rapporte à une fin du même ordre, toute partie à l'intégrité de l'ensemble dont elle dépend, il est manifeste que la paix de la famille se doit rapporter à la paix de la cité, c'est-à-dire que l'accord de l'autorité et de l'obéissance entre les hôtes du même foyer doit se rapporter à l'accord de l'autorité et de l'obéissance entre les habitants de la cité. D'où il suit que le père de famille doit régler sur la loi de la cité l'ordre de sa maison, pour qu'elle s'accorde à la paix de la cité. [19,17] Mais la famille des hommes qui ne vivent pas dans la foi poursuit une paix toute terrestre dans les biens et les avantages de cette vie temporelle. La famille des hommes vivant de la foi attend au contraire ces biens à venir que l'éternité lui promet, n'usant des biens de la terre et du temps que comme étrangère, non pour se laisser prendre par eux et détourner du but où elle tend, Dieu même, mais afin d'y trouver un appui qui, loin d'aggraver, allége le fardeau de ce corps périssable, dont l'âme est appesantie. C'est pourquoi l'usage des choses nécessaires à cette vie mortelle est commun aux fidèles et aux infidèles, à l'une et à l'autre famille; mais, dans l'usage, la fin propre à chacune est différente. Ainsi la cité terrestre, qui ne vit pas de la foi, aspire à la paix terrestre ; et c'est là le but qu'elle assigne à l'union de l'autorité et de la soumission entre citoyens, qu'il y ait, quant aux intérêts de cette vie mortelle, un certain concert des volontés humaines. Mais la Cité céleste, ou plutôt cette partie d'elle-même qui, dans l'exil et la mortalité, voyage et vit de la foi, n'use aussi de cette paix que par nécessité, en attendant que la mortalité passe à qui une telle paix est nécessaire. Aussi, tant qu'elle prolonge au sein de la cité terrestre la vie captive, pour ainsi dire, de son pélerinage, où toutefois elle a déjà reçu la promesse de la rédemption et le don spirituel en gage de cette promesse ; soumise aux lois de la terre qui disposent des intérêts temporels, elle obéit sans hésiter, et, comme la mortalité leur est commune; elle veut maintenir entre elle et sa rivale la bonne intelligence en ce qui touche leurs mortelles destinées. Mais la cité de la terre ayant eu certains sages, réprouvés par la parole divine, qui, sur la foi de leurs conjectures ou cédant aux artifices des démons, ont cru qu'il fallait assurer à l'humanité la protection d'un grand nombre de dieux auxquels s'attribuent diverses fonctions ; l'un présidant au corps, l'autre à l'âme ; dans le corps, l'un à la tête, l'autre au col, etc.; dans l'âme, l'un à l'esprit, l'autre à la science, celui-ci à la colère, celui là à l'amour ; quant aux besoins de la vie, l'un présidant aux troupeaux, l'autre au blé ; l'un à la vigne, l'autre à l'olivier; l'un aux forêts, l'autre aux richesses; l'un à la navigation, l'autre à la guerre et à la victoire; l'un au mariage, l'autre à l'enfantement et à la fécondité, etc. ; tandis que la Cité céleste ne reconnaissant qu'un seul Dieu, et dans sa pieuse fidélité, réservant à ce Dieu l'hommage de servitude, ce culte de latrie dû à lui seul, il est arrivé qu'elle n'a pu entrer avec la cité de la terre en communauté de la loi religieuse; qu'à cet égard les dissentiments ont dû s'élever entre elle et sa rivale, et la haine de ceux qui professent des opinions contraires s'acharner sur la Cité céleste, dont la constance serait incessamment en butte à la fureur et aux assauts des persécutions, si la crainte que parfois inspire la multitude des fidèles qu'elle rallie et l'assistance divine qui ne lui manque jamais, ne la protégeaient contre l'animosité de ses ennemis. Ainsi, pendant son pélerinage sur la terre, cette céleste Cité recrute ses citoyens chez toutes les nations; elle rassemble, malgré la pluralité des idiomes, une société voyageuse comme elle : différences de moeurs, de lois, d'institutions, toutes choses qui servent à obtenir ou maintenir la paix terrestre, peu lui importe ; elle n'en retranche rien, elle n'en détruit rien; que dis-je? elle les conserve et les suit. Car toutes, nonobstant leurs diversités, selon la diversité des peuples, tendent à une seule et même fin, la paix d'ici-bas, si toutefois elles laissent à la Religion la liberté d'enseigner le culte du seul et vrai Dieu. La Cité du ciel use donc, en cet exil, de la paix de la terre, et en ce qui touche aux intérêts de la nature mortelle, autant que la piété est sauve et que la Religion le permet, elle protége et encourage l'union des volontés humaines, rapportant la paix d'ici-bas à la paix céleste; véritable paix, la seule dont puisse jouir, la seule que puisse appeler de ce nom la créature raisonnable; ordre parfait, union suprême dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. Là il n'y aura plus vie mortelle, mais pleine et certaine vitalité; il n'y aura plus corps animal, dont le fardeau corruptible appesantit l'âme, mais corps spirituel sans aucune indigence, et dans toutes ses parties soumis à la volonté. Voyageuse dans la foi, elle possède ici-bas cette paix, et elle vit de la foi avec justice, quand elle rapporte à l'acquisition de cette paix tout ce qu'elle fait de bonnes oeuvres envers Dieu et le prochain ; car la vie de la cité est une vie sociale. [19,18] Quant à la différence que Varron tire de la nouvelle Académie, qui écarte toute certitude, la Cité de Dieu déteste et abjure un tel doute comme une folie. Car sa connaissance des choses qu'elle comprend d'esprit et de raison, quoique petite, à cause de ce corps périssable qui appesantit l'âme ("nous ne savons qu'en partie," dit l'Apôtre), n'en est pas moins très certaine. Et dans le domaine des réalités évidentes, elle croit au témoignage des sens que le corps met au service de l'âme; elle y croit; car il se trompe encore plus misérablement, celui qui pense qu'il n'y faut jamais croire. Elle croit encore aux saintes Écritures, anciennes et nouvelles, que nous appelons canoniques, d'où la foi est conçue, cette vie du juste, qui nous fait marcher avec assurance, tant que dure notre pélerinage loin de Dieu. Cette foi sauve et assurée, il est certaines choses que nous ne percevons ni par les sens, ni par la raison, où nous manquent et les lumières de l'Écriture et l'affirmation de témoins qui rendent l'incrédulité absurde; ici le doute n'encourt aucun blâme. [19,19] Peu importe à la Cité céleste, suivant quelles habitudes et quel genre de vie, s'ils ne répugnent en rien aux divins préceptes, chacun professe la foi qui conduit à Dieu. Aussi, quand les philosophes eux-mêmes deviennent chrétiens, ce n'est pas le changement de leur habitude de vivre, mais celui de leurs fausses doctrines qu'elle leur impose. Et cette distinction que Varron tire des cyniques, sauf tout attentat contre la tempérance et l'honneur, lui est indifférente. Quant à ces trois genres de vie, vie de loisir, vie d'action, vie tempérée de loisir et d'action, quoique, sans préjudice de la foi, chacun ait la faculté de choisir et d'atteindre aux récompenses éternelles, il importe néanmoins de considérer ce que l'amour de la vérité nous donne et ce que le devoir de la charité nous demande. Nul ne doit, en effet, se livrer tellement au loisir qu'il ne songe plus à l'utilité du prochain, ni tellement à l'action qu'il ne recherche plus la contemplation en Dieu. Dans le loisir, ce n'est pas un repos désoeuvré qui doit plaire, mais la recherche ou la découverte de la vérité, chacun aspirant au progrès spirituel, content de ce qu'il découvre, sans envier aux autres leur part de découverte. Dans l'action, ce n'est pas l'honneur temporel, ni la puissance qu'il faut aimer, car tout est vanité sous le soleil; mais l'oeuvre pour laquelle l'honneur et la puissance ne sont que des instruments, l'oeuvre elle-même si elle se propose la justice et l'utilité, c'est-à-dire le salut des gouvernés qui est dans l'ordre de Dieu. « Celui qui désire l'épiscopat, » dit « l'Apôtre, désire une bonne oeuvre. » Il veut faire entendre ce que c'est que l'épiscopat, expression qui nomme un devoir et non une dignité. Ce nom grec implique la surveillance que le gouvernant doit aux intérêts de ceux qu'il gouverne (g-epi, sur; g-skopos, attention ; g-episkopein, veiller sur ); d'où il suit que celui-là ne doit pas se croire un évêque, dont le coeur aspire à commander, non à se dévouer. La recherche studieuse de la vérité n'est donc interdite à personne; c'est la dignité du loisir. Quant aux fonctions supérieures, nécessaires à gouverner le peuple, la convenance que l'on mettrait à les occuper et à les remplir n'en saurait excuser l'inconvenante poursuite. Ainsi l'amour de la vérité sanctifie le repos qu'il cherche ; la charité se dévoue aux oeuvres de justice qu'elle accepte. Si le fardeau ne nous est pas imposé, donnons notre loisir à la contemplation de la vérité ; s'il nous est imposé, acceptons-le par devoir de charité, mais gardons-nous de renoncer entièrement au charme de la contemplation ; de peur que ce doux appui ne se dérobe, et que le fardeau du devoir ne nous accable. [19,20] Ainsi le souverain bien de la Cité de Dieu étant une paix éternelle et parfaite, non cette paix que traversent les mortels dans le passage de la naissance à la mort, mais une paix en laquelle ils demeurent immortels et à l'abri de toute adversité, qui nierait que cette vie future ne soit une souveraine béatitude, et que la vie actuelle, même comblée de tous les biens extérieurs, de tous les avantages possibles du corps et de l'âme, ne soit en comparaison un abîme de misère? Et néanmoins quiconque sait en rapporter l'usage à la fin de l'autre qu'il aime de toute l'ardeur de son amour, qu'il espère de toute la confiance de sa foi, peut à juste titre être dit heureux dès ici-bas, plutôt par l'attente de ce qu'il espère que par la réalité qu'il possède. Cette réalité, sans cette espérance, est une fausse béatitude et une grande misère : elle ne possède pas en effet les vrais biens de l'âme. Cette sagesse n'est pas vraie, qui, soit qu'elle discerne avec prudence ou agisse avec fermeté, soit qu'elle réprime avec modération ou distribue avec justice, ne porte pas sa pensée vers la tin suprême, où Dieu sera tout en tous dans la certitude de l'éternité et la perfection de la paix. [19,21] C'est donc ici le lieu de m'acquitter, avec toute la brièveté et toute la clarté possible, de mon ancienne promesse, en démontrant qu'aux termes des définitions que Scipion emploie dans le traité de la République de Cicéron, il n'y eut jamais une république romaine. Il définit la république en un mot : la chose du peuple. Si cette définition est vraie, il n'y eut jamais une république romaine; car l'ordre politique de Rome ne fut jamais la chose du peuple; définition exacte de la république, suivant Scipion. Car il a défini le peuple, une nombreuse association qui repose sur la sanction d'un droit consenti et sur la communauté d'intérêts. Ce qu'il entend par droit consenti, il l'explique dans la discussion, quand il montre que la république ne peut être gouvernée sans la justice; donc, où il n'y a pas une véritable justice, le droit ne peut être. Car ce qui se fait avec droit se fait avec justice, et ce qui se fait sans justice ne peut se faire avec droit. Il ne faut pas, en effet, appeler droits, ni considérer comme droits les iniques institutions des hommes. Ne disent-ils pas eux-mêmes que le droit, c'est ce qui dérive de la source de la justice? et ne rejettent-ils pas comme une erreur cette opinion qui place le droit dans l'intérêt du plus fort? Ainsi donc, où il n'y a pas véritable justice, il ne peut y avoir association d'hommes sous un droit consenti; et partant il n'y a point peuple, suivant la définition de Scipion ou de Cicéron ; et s'il n'y a point peuple, il n'y a pas non plus « chose » du peuple, mais d'une multitude quelconque qui ne mérite pas le nom de peuple. Par conséquent, si la république est la chose du peuple, et s'il n'y a point peuple quand il n'y a pas association sous un droit consenti (or il n'y a pas droit où il n'y a pas justice), il suit indubitablement qu'où il n'y a pas justice, il n'y a pas république. Or la justice est cette vertu qui rend à chacun ce qui lui appartient. Quelle est donc cette justice de l'homme, qui dérobe l'homme même au vrai Dieu pour l'asservir aux esprits impurs ? Est-ce là rendre à chacun ce qui lui appartient? L'homme qui ravit un fonds à celui qui l'a acheté, pour le livrer à un autre qui n'y a aucun droit, est injuste; et l'homme qui se soustrait lui-même à la puissance de Dieu son créateur, pour se faire l'esclave des esprits de malice, est-il juste? Or, dans ces mêmes livres de la République, une discussion s'établit, vive et forte, pour la justice contre l'injustice. Et comme on avait pris auparavant le parti de l'injustice contre la justice en alléguant qu'une république ne peut subsister et s'étendre que par l'injustice, on présentait comme un argument très puissant ce principe : qu'il est injuste que l'homme soit asservi à la domination de l'homme, injustice qu'une cité dominatrice, dont l'empire est étendu, embrasse nécessairement, si elle veut commander à ses provinces. Mais on répond, au nom de la justice, que cela est juste, parce que la servitude est utile aux hommes asservis, qu'elle est à leur avantage quand le droit écarte l'abus, c'est-à-dire quand la licence de nuire est retirée au méchant; qu'enfin cette dépendance leur sera d'autant plus salutaire que l'indépendance leur était plus funeste. A l'appui de cet argument, un bel exemple emprunté pour ainsi dire à la nature était invoqué, et l'on disait : « Pourquoi donc Dieu commande-t-il à l'homme, l'âme au corps, la raison à la passion et aux autres parties vicieuses de l'âme? Exemple qui nous montre assez clairement que la servitude est utile à quelques-uns, mais que de servir Dieu est utile à tous. Or l'âme soumise à Dieu a droit de commander au corps, et, dans l'âme, la raison soumise à Dieu a droit de commander à la passion et aux autres vices. Aussi, quand l'homme ne sert pas Dieu, quelle justice peut être dans l'homme? puisque, n'étant pas soumise à Dieu, l'âme ne peut exercer justement aucune autorité sur le corps, la raison humaine sur les vices. Et si dans l'homme individuel il n'est alors aucune justice, quelle justice peut être dans une association d'hommes qui se compose d'individus semblables? il n'y a donc pas là ce droit reconnu qui fait d'une multitude d'hommes un peuple, et de leur chose une république. Que dirai-je de cet intérêt commun sur lequel la définition précédente fonde toute association du peuple? Car enfin quel peut être l'intérêt véritable de ceux qui vivent dans l'impiété, comme vit quiconque trahit le service de Dieu pour celui des démons, monstres d'impiété d'autant plus pervers qu'ils veulent, esprits impurs, qu'on leur sacrifie comme à des dieux? Or ce que j'ai dit du droit reconnu suffit pour montrer qu'aux termes de la définition, il n'y a ni peuples ni république où il n'y a pas justice. Soutiendra-t-on que ce n'est pas à d'immondes esprits, mais à des dieux bons et saints, que les Romains, dans la république, ont adressé leur hommage? Alors il faut redire ce que j'ai déjà dit et surabondamment développé. Mais quel lecteur, venu jusqu'ici à travers les précédents livres de cet ouvrage, douterait encore de la perversité et de l'infamie des démons que Rome a servis, s'il n'est lui-même stupide jusqu'au prodige, ou contentieux jusqu'à l'impudence? or, pour ne pas redire quels étaient ces dieux honorés par des sacrifices, je ne veux que rappeler cette parole écrite dans la loi du vrai Dieu : « Quiconque sacrifiera à d'autres dieux que le Seigneur sera exterminé. II interdit donc tout sacrifice en l'honneur des dieux, bons ou mauvais, celui qui publie ce commandement avec une si terrible menace. [19,22] Mais, peut-on répondre, quel est ce Dieu, et quelle est la preuve qu'il méritait seul, et à l'exclusion de tous les autres dieux, le culte et les sacrifices des Romains? La cécité est profonde, qui cherche encore quel est ce Dieu. C'est le Dieu même dont les prophètes ont prédit ce que nous voyons; c'est le Dieu de qui Abraham reçut cette réponse : "En ta race, toutes les nations seront bénies." Et cela s'accomplit en Jésus-Christ qui est issu d'Abraham selon la chair; et cet accomplissement, les ennemis obstinés du nom de Jésus-Christ, bon gré mal gré, le reconnaissent. C'est le Dieu de qui l'Esprit-Saint a parlé par la bouche de ceux dont j'ai précédemment cité les prédictions accomplies dans l'Église que nous voyons répandue sur la terre. C'est le Dieu que le plus savant des Romains, Varron, croit être Jupiter, quoiqu'il ignore ce qu'il dise; et néanmoins je rapporte son opinion, parce qu'il est impossible qu'un homme d'une si vaste érudition ait pensé ou que ce Dieu ne fût pas ou qu'il fût méprisable. Il l'a donc confondu avec celui qu'il prenait pour le souverain des dieux. Enfin c'est le Dieu que le plus savant des philosophes, quoique le plus ardent ennemi des chrétiens, Porphyre, reconnaît être un grand Dieu, d'après les oracles mêmes de ceux qu'il croit des dieux. [19,23] Car, dans son ouvrage de la Philosophie des Oracles, pour me servir de ses propres expressions, telles qu'elles ont été traduites en grec et en latin g-ek g-logiohn g-philosophias, dans ce recueil des prétendues réponses divines sur des questions qui intéressent la-philosophie, Porphyre raconte ceci : « Quelqu'un, dit-il, demandant quel Dieu il devait se rendre propice pour retirer sa femme du christianisme, Apollon lui répondît en ces vers : "Il te serait peut-être plus facile de tracer des caractères sur l'eau, ou bien, ouvrant au souffle de la brise tes ailes légères, de voler comme l'oiseau par les airs, que de guérir la raison de ta femme prostituée à l'impiété. Laisse-la donc, obstinée dans ces vaines erreurs, célébrer, suivant de faux et d'abominables rites, les funérailles de ce Dieu mort, condamné par d'équitables juges, et livré publiquement au plus ignominieux des supplices. » Et, après ces vers d'Apollon, traduits librement en prose latine, Porphyre ajoute : « Cet oracle dévoile l'erreur de leur incurable préjugé, quand il dit : les Juifs mieux que ceux-ci savent honorer Dieu.» Et voilà qu'insultant Jésus-Christ, il préfère les Juifs aux chrétiens, lorsqu'il accorde aux Juifs de savoir honorer Dieu. Car c'est ainsi qu'il explique l'oracle où Apollon déclare Jésus-Christ mis à mort par des juges équitables, c'est-à-dire que la justice du jugement aurait prononcé une peine méritée ! Je laisse ces odieuses paroles sur Jésus-Christ à l'oracle menteur d'Apollon. A ce sophiste, d'y croire, peut-être même de le supposer; mais comment s'accorde-t-il avec lui-même, ou comment accorde-t-il ces oracles entre eux, c'est ce que nous verrons plus tard. Il prétend donc que les Juifs, comme vrais adorateurs de Dieu, ont prononcé sur Jésus-Christ une juste sentence, en décernant contre lui la mort la plus cruelle ; mais ce Dieu des Juifs, auquel il rend témoignage, que ne l'écoute-t-il alors qu'il dit : "Quiconque sacrifiera à d'autres dieux que le Seigneur sera exterminé.» Venons-en à des aveux encore plus manifestes, écoutons-le proclamer la grandeur du Dieu des Juifs. Apollon, dit-il, interrogé, lequel l'emporte, le Verbe, c'est-à-dire la raison, ou la loi, répond en ces vers que je choisis entre les autres : "C'est le Dieu générateur et Roi avant toutes choses, Dieu devant lequel tremblent le ciel et la terre, la mer et les secrets abîmes de l'enfer ; devant lui les divinités mêmes frémissent d'épouvante. Père souverain, les saints hébreux, dont il est la loi, l'honorent reiigieusement". Ainsi, sur la foi de l'oracle d'Apollon son dieu, Porphyre reconnaît donc que ce Dieu des Hébreux est si grand qu'il fait trembler les dieux mêmes. Or ce Dieu déclare : « Quiconque sacrifiera aux dieux sera exterminé ? » et je m'étonne que Porphyre n'ait pas tremblé sous une telle menace, sacrifiant aux dieux sans crainte d'être exterminé. Ce philosophe dit aussi du bien de Jésus-Christ, oubliant sans doute les paroles injurieuses que nous venons de citer, ou comme si ses dieux, dans leur sommeil, eussent outragé Jésus-Christ, et à leur réveil, reconnaissant sa vertu, l'eussent comblé de justes éloges. Et puis, comme s'il allait publier quelque merveille incroyable : « Ce que je vais vous dire paraîtra sans doute à plusieurs contre toute attente. Car les dieux ont déclaré que le Christ était un homme très pieux, et qu'il est devenu immortel; ils lui gardent le souvenir le plus flatteur. Quant aux chrétiens, dit-il, le témoignage des dieux les déclare souillés, infâmes, enlacés dans les filets de l'erreur. » Ici il ajoute d'autres imprécations qu'il suppose être les oracles des dieux. Quant au Christ, dit-il, interrogée, s'il est Dieu, Hécate répond : Où va l'âme immortelle au sortir du corps? tu le sais. — A-t-elle rompu avec la sagesse ? elle est toujours errante. Celle dont tu me parles est l'âme du plus religieux des hommes, mais ceux qui l'honorent se sont aliéné la vérité. » Puis, prêtant à l'oracle ses propres pensées : « La déesse, ajoute Porphyre, le déclare donc le plus religieux des hommes; elle déclare aussi qu'après sa mort son âme, comme celle des autres justes, a été douée de l'immortalité, mais que c'est aux chrétiens une erreur de l'adorer. — Pourquoi donc a-t-il été condamné? et la déesse répond par son oracle : Le corps est toujours exposé à l'épreuve des tortures; mais l'âme des justes réside en paix aux célestes demeures. Or, pour les autres âmes à qui les destins n'ont pas permis d'obtenir les faveurs des dieux ni la connaissance de Jupiter immortel, l'âme de cet homme a été comme une fatalité d'erreur. Elles sont donc détestées des dieux, puisque fatalement déshéritées de leur faveur et de la connaissance de Jupiter immortel, cet homme a exercé sur elles ce fatal empire. Quant à lui, c'est un juste, admis au ciel dans la société des justes. Garde-toi donc de te répandre en imprécations contre lui, prends pitié de la démence des hommes; le péril qu'il leur présente a une pente si rapide! » Qui est assez insensé pour ne pas voir, ou que ces oracles sont une invention de ce perfide et implacable ennemi des chrétiens, ou qu'ils ont été rendus à mêmes fins par les démons impurs, afin d'autoriser des louanges qu'ils donnent à Jésus-Christ le blâme qu'ils déversent sur les chrétiens, fermant ainsi la voie du salut éternel où l'on n'entre que par le christianisme? Habiles dans cet art de nuire qui sait se plier à mille formes, il ne répugne pas à leurs yeux, que, d'une part, on croie aux louanges qu'ils donnent à Jésus-Christ, et, d'autre part, au blâme dont ils poursuivent les chrétiens; ils consentent que sur la foi de leur parole on loue Jésus-Christ, pourvu que ces éloges n'entraînent pas la volonté d'être chrétien; qu'on loue Jésus-Christ, mais que ces éloges n'entraînent pas la délivrance de l'homme par Jésus-Christ. Et puis, à leur manière de louer Jésus-Christ, quiconque croirait en lui, d'après leur témoignage, loin d'être un vrai chrétien, ne serait qu'un hérétique, partisan de Photin, reconnaissant en Jésus-Christ l'homme et non le Dieu, et partant, étranger au bienfait de la rédemption et incapable de fuir ou de rompre les filets des esprits de mensonge. Mais, pour nous, nous fermons également l'oreille au blâme d'Apollon et aux louanges d'Hécate. L'un veut flétrir la justice de Jésus-Christ en proclamant la sagesse des juges qui le condamnent ; l'autre reconnaît sa justice, mais ne montre en lui que l'homme; et tous deux n'ont qu'un but, celui de détourner les hommes du christianisme, qui seul peut les arracher à la puissance des ténèbres. Que ce philosophe, ou plutôt ceux qui ajoutent foi à ces prétendus oracles contre les chrétiens, accordent donc ensemble, s'ils peuvent, Apollon et Hécate; que tous deux louent Jésus-Christ ou que tous deux le condamnent. Et cet accord fût-il possible, ces perfides démons, accusateurs ou panégyristes de Jésus-Christ, nous ne saurions pas moins les éviter. Mais quand ce dieu et cette déesse se contredisent sur Jésus-Christ, que l'un blâme, que l'autre loue, croira-t-on, pour peu que l'on ait de sens, aux calomnies qu'ils répandent sur les chrétiens ? En louant Jésus-Christ, Porphyre ou Hécate prétend qu'il est pour les chrétiens une fatalité d'erreur; fatalité dont il développe les causes à sa fantaisie. Mais, avant de les énumérer d'après ses propres paroles, dès l'abord je demande : Si le Christ est pour les chrétiens une fatalité d'erreur, l'est-il volontairement ou sans le vouloir? S'il l'a voulu, comment est-il juste ? s'il ne l'a pas voulu, comment est-il heureux? Mais écoutons Porphyre : « Il y a, dit-il, en certain lieu d'imperceptibles esprits terrestres soumis au pouvoir des mauvais génies. Les sages Hébreux, et parmi eux ce même Jésus, suivant les oracles précités d'Apollon, détournaient les justes de ces génies pervers, de ces esprits inférieurs; et, rejetant ce commerce adultère, leur commandaient d'élever plutôt leur hommage aux dieux du ciel et surtout à Dieu le Père. Tel est, dit-il, le comrnandement des dieux mêmes, et nous avons déjà montré comment ils nous enseignent à tourner notre esprit vers Dieu, comment ils nous ordonnent de l'adorer partout. Or ler ignorants et les natures impies, déshéritées, fatalement, il est vrai, de la faveur des dieux et de la connaissance de Jupiter immortel, n'écoutant ni les dieux ni les hommes divins, ont répudié tous les dieux; et loin de haïr les démons, leur accordent une vénération prohibée. Ils feignent de servir Dieu, et cela seul par quoi on l' adore, ils ne le font pas. Père de tout bien, en effet, Dieu a-t-il besoin de rien? Mais ce nous est un bien de l'adorer par la justice, par la chasteté, par les autres vertus, et de faire de notre vie une continuelle prière dans l'imitation de ses perfections et la recherche de sa vérité. Car, ajoute-t-il, cette recherche purifie, et l'imitation déifie en élevant notre amour jusqu'à lui. Il rend, j'en conviens un hommage vrai à Dieu le Père, et à cette innocence de moeurs qui est le vrai culte de Dieu. Les livres prophétiques des Hébreux sont remplis de ces préceptes, soit qu'ils blâment, soit qu'ils louent la vie des saints. Mais, à l'égard des chrétiens, il se trompe ou calomnie autant qu'il plaît à ces démons qu'il prend pour des dieux, comme s'il était difficile à chacun de se rappeler quelles horreurs, quelles infamies se passaient sur la scène et dans les temples en l'honneur de ces dieux, et de considérer ce qui se lit, ce qui se dit, ce qui s'entend dans les églises, quelle victime est offerte au vrai Dieu, pour conclure de là où est l'édification, où la ruine des moeurs. Et quel autre que l'esprit de malice dit ou inspire à cet homme ce mensonge si ridicule, si évident, à savoir : que ces démons, dont les Hébreux défendent le culte, sont aux chrétiens plutôt un objet de vénération que de haine. Mais ce Dieu, que les sages hébreux out adoré, défend de sacrifier même aux saints anges du ciel et aux vertus de Dieu, bienheureux habitants de la Cité sainte, qui, en ce lieu d'exil où nous voyageons, ont notre vénération et notre amour. Car, dans la loi donnée au peuple élu, cette terrible menace retentit comme le tonnerre : « Quiconque sacrifiera aux dieux sera exterminé. » Et de peur que l'on ne s'imagine que c'est aux génies malfaisants, aux esprits terrestres et inférieurs, qu'il défend d'offrir des sacrifices; car eux-mêmes dans les Écritures sont appelés dieux ; témoin ce verset du Psaume, selon la version des Septante : «Tous les dieux des Gentils sont des démons ; » de peur que l'on ne s'imagine que la défense de sacrifier aux démons n'entraîne pas celle de sacrifier aux esprits célestes, ou du moins à quelques-uns d'entre eux, l'Écriture ajoute : « Si ce n'est au Seigneur seul : » NISI DOMINO SOLI. Quant à l'erreur qui, sur cette expression (soli), ferait croire que le soleil est le Seigneur à qui l'on doit sacrifier, la lecture du texte grec peut aisément la prévenir. Ainsi, ce Dieu auquel un si grand philosophe rend lui-même un si glorieux témoignage, le Dieu des Hébreux a donné au peuple hébreu, son peuple, une loi écrite en langue hébraïque; cette loi n'est ni obscure, ni inconnue; elle est déjà répandue chez tous les peuples, portant au loin cette parole : « Quiconque sacrifiera à d'autres dieux que le Seigneur sera exterminé. » Qu'est-il besoin de chercher, dans cette loi ou dans les prophètes, d'autres passages à ce sujet? Mais que dis-je! chercher? ces textes ne sont ni obscurs, ni rares ; ils sont clairs, ils sont fréquents : il ne s'agit que de les recueillir, et de les insérer dans cette discussion, afin que la preuve ressorte plus claire que le jour, qu'à tout autre que lui, le Dieu véritablement souverain défend de sacrifier. Voici un oracle court, mais imposant, mais terrible, mais vrai ; l'oracle de ce Dieu même que les plus savants du paganisme exaltent si haut : cette menaçante parole, il faut l'écouter, il faut la craindre, il faut l'accomplir, si l'on ne veut que l'extermination suive la désobéissance : « Quiconque sacrifiera à d'autres dieux que le Seigneur sera exterminé; « non qu'il ait besoin de rien qui soit à nous, mais c'est pour nous un bien que nous soyons à lui. Aussi nous redisons avec les saintes lettres des Hébreux : « J'ai dit au Seigneur, Vous êtes mon Dieu; car vous n'avez pas besoin de mes biens. « Or, le plus glorieux, le plus excellent sacrifice à lui offrir, c'est nous-mêmes; nous, sa Cité, dont nous célébrons le mystère dans nos offrandes connues des fidèles, comme nous l'avons dit aux livres précédents. Car les victimes devaient cesser, que les Juifs immolaient en figure de l'avenir ; du levant au couchant, un seul sacrifice allait s'offrir chez tous les peuples, nous en sommes aujourd'hui témoins; et telle a été la promesse des divins oracles si souvent répétés par les prophètes hébreux. Nous avons recueilli quelques-uns de ces témoignages, suivant une juste mesure, pour les semer dans le cours de cet ouvrage. Ainsi donc, où n'existe pas une justice, telle que, selon sa grâce, Dieu exerce sur la Cité obéissante un empire unique et souverain, recevant seul l'hommage du sacrifice ; qu'en conséquence, dans tous les hommes appartenant à la même cité et soumis à Dieu, l'âme commande au corps et la raison aux vices, selon la foi et l'ordre légitime, en sorte que, semblable à un seul juste, une association et un peuple de justes vive de la foi qui agit par l'amour, cet amour dont l'homme aime Dieu comme Dieu doit être aimé, et le prochain comme soi-même ; où n'existe pas une telle justice, il n'y a pas association d'hommes sous un droit consenti et dans une vraie communauté d'intérêts, et partant il n'y a pas peuple, aux termes de,la définition : il n'y a donc pas non plus république; car la chose du peuple ne saurait être où le peuple n'est pas. [19,24] Que si, au lieu de cette définition, l'on en choisit une autre, celle-ci par exemple : Le peuple est l'association d'une multitude raisonnable unie dans la paisible et commune possession de ce qu'elle aime; assurément, pour connaître chaque peuple, il faut considérer ce qu'il aime. Toutefois, quoi qu'il aime, s'il y a là réunion de créatures raisonnables et non de brutes, multitude associée dans la commune et paisible possession de ce qu'elle aime, le nom de peuple lui appartient légitimement; peuple d'autant plus excellent que l'intérêt qui l'unit est plus noble, ou d'autant plus dégradé que cet intérêt est plus infime. Suivant cette définition, qui est la nôtre, le peuple romain est un peuple, et l'État de Rome est sans doute une république. Mais, dès les premiers temps et aux époques suivantes, quelle est la passion de ce peuple ; quelle corruption le livre en proie aux plus sanglantes séditions pour l'amener aux guerres sociales et civiles, brisant et dispersant le joug de la concorde, qui est, pour ainsi dire, le salut du peuple, l'histoire l'atteste, et nous nous sommes étendus sur ce sujet dans les livres précédents. Refuserai-je toutefois à ce peuple le nom de peuple, et à son gouvernement le nom de république, tant que subsiste une réunion quelconque d'individus raisonnables, associée dans la commune et paisible possession de ce qu'elle aime ? Or, évidemment ce que je dis de ce peuple et de cette république, je le dis et je l'entends des Athéniens et de tous les Grecs, de l'Egypte et de l'antique Babylone, ou de tout autre empire, dans les différentes vicissitudes de leur domination. Car, en général, rebelle à Dieu qui commande de ne sacrifier qu'à lui seul, et refusant cette obéissance qui maintient, selon la rectitude et la foi, l'autorité de l'âme sur le corps et de la raison sur les vices, la cité des impies ne possède pas la vérité de la justice. [19,25] En effet, quelque louable empire que l'âme semble exercer sur le corps et la raison sur les vices, si l'âme et la raison ne rendent pas à Dieu l'hommage de servitude qu'il commande, cet empire sur le corps et les vices n'est pas selon la rectitude. Eh! quel frein peut imposer à son corps et à ses vices l'âme ignorante du vrai Dieu, qui se dérobe à son empire pour se prostituer aux abominables embrassements des démons? Aussi les vertus qu'elle croit avoir, ces rênes dont elle gouverne son corps et ses instincts, soit pour atteindre, soit pour retenir; ces vertus mêmes, si elle ne les rapporte à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus ; car, bien qu'aux yeux de plusieurs, elles semblent légitimes et vraies quand elles ne recherchent qu'elles-mêmes et ne se rapportent qu'à elles-mêmes, cependant elles ne sont plus qu'enflure et superbe : donc elles ne sont pas des vertus, mais des vices. Car ce principe n'est pas de la chair, mais au-dessus d'elle, qui fait vivre la chair, ainsi le principe n'est pas de l'homme, mais au-dessus de l'homme, qui fait vivre l'homme dans la béatitude, et non pas l'homme seul, mais encore toute Puissance et toute Vertu céleste. [19,26] Ainsi l'âme est la vie du corps, et Dieu est la vie bienheureuse de l'homme : « Heureux, s'écrient les saintes Lettres des Hébreux, heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu. » Malheur donc au peuple détourné de ce Dieu! Et cependant il aime une certaine paix qu'il ne faut point réprouver : paix qui est à lui; paix dont il ne jouira pas à la fin, parce qu'il n'en use pas bien avant la fin. Mais qu'il en jouisse en cette vie, c'est notre intérêt à nous-mêmes; car, tant que les deux cités sont mêlées ensemble, nous profitons aussi de la paix de Babylone; Babylone, dont le peuple de Dieu est si complétement affranchi par la foi, qu'il n'y fait que passer comme voyageur. C'est pourquoi l'Apôtre avertit l'Église de prier pour les rois et les puissants, afin, dit-il, que notre vie s'écoule paisible et tranquille en toute piété et charité. » Et quand le prophète Jérémie annonçant à l'ancien peuple d'Israël sa captivité prochaine, lui commande, au nom de Dieu, d'aller sans murmure en Babylone, et d'offrir à son Dieu cet hommage de patience, il l'engage à prier aussi pour cette Babylone; « car, dit-il, dans sa paix est votre paix; » cette paix temporelle, commune aux bons et aux méchants. [19,27] Or, la paix qui nous est propre, nous l'avons avec Dieu, dès ici-bas par la foi, et nous l'aurons avec lui dans l'éternité par la claire vue. Mais ici la paix, soit la nôtre, soit celle de tous, est plutôt la consolation de la misère que la joie de la béatitude. Notre justice elle-même, quoique vraie en tant qu'elle se rapporte à la véritable fin du bien, ne va jamais si loin en cette vie, qu'elle ne consiste plutôt dans la rémission des péchés que dans la perfection des vertus. Témoin la prière de toute la Cité de Dieu sur cette terre d'exil. C'est par la voix de tous ses membres qu'elle crie à Dieu : "Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons nous-mêmes à nos débiteurs". Prières stériles pour ceux dont la foi sans oeuvres est une foi morte, mais puissante pour ceux dont la foi opère par l'amour. En effet, bien que soumise à Dieu, la raison néanmoins dans cette condition mortelle, sous cette chair corruptible qui appesantit l'âme, n'obtient pas sur les vices un empire absolu, et c'est pourquoi une telle prière est nécessaire aux justes. Car assurément l'on commande aux vices, mais pour leur commander, il faut toujours combattre. Et puis, au coeur le plus fort, celui qui a vaincu et qui domine ces ennemis intérieurs, ne se glisse-t-il pas, en ce lieu d'infirmité, je ne sais quel instinct par où l'homme pèche; si ce n'est par l'action moins facile à déterminer, c'est par la parole mobile comme l'onde, c'est par la pensée qui a des ailes. Aussi, tant que l'on règne sur les vices, on n'a pas la plénitude de la paix; car ils résistent, et la victoire s'achète par de périlleux combats. Ceux mêmes que l'on a vaincus ne laissent pas la sécurité dans le triomphe, ils réclament encore pour être comprimés l'inquiète vigilance du vainqueur. Au milieu de toutes ces tentations, dont la Sainte Écriture a dit en un mot : « N'est-ce pas une continuelle tentation que la vie de l'homme sur la terre? » Qui présumerait assez de lui-même pour s'imaginer qu'il n'a pas besoin de dire à Dieu : « Remettez-nous nos dettes? » Qui? sinon l'homme superbe. Et cet homme, il n'est pas grand; il n'est que vent et enflure, et c'est avec justice que Dieu lui résiste, qu'il répand sa grâce sur les humbles. « Dieu, dit l'Écriture, résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles. » Ici donc la justice en chacun, c'est que Dieu commande à l'homme obéissant, l'âme au corps, la raison aux vices rebelles, soit qu'elle les réduise, soit qu'elle leur résiste. C'est que l'on demande à Dieu même la grâce des bonnes oeuvres, le pardon des fautes, et qu'on s'acquitte envers lui de ce tribut de reconnaissance dû à ses bienfaits. Mais, dans cette paix finale, objet et but de notre justice ici-bas, la nature, guérie par l'immortalité et l'incorruptibilité, de ses instincts vicieux, n'élève contre nous, soit en nous-mêmes, soit de la part des autres, aucune résistance, et la raison n'a plus d'empire à exercer sur les vices qui ne seront plus. Mais Dieu commande à l'homme, l'âme au corps, et il y a dans l'obéissance autant de charme et de félicité que de béatitude dans la vie et la gloire. Et pour tous comme pour chacun, telle sera l'éternité, avec la certitude de cette éternité; et c'est la paix de cette béatitude, ou la béatitude de cette paix qui sera le souverain bien. [19,28] Mais, au contraire, pour ceux qui n'appartiennent pas à cette Cité de Dieu, ce sera l'éternité de la misère, ou, selon la parole de l'Écriture, la seconde mort. Car il n'y a plus là ni vie de l'âme, puisque l'âme devient étrangère à la vie de Dieu, ni vie du corps, puisque le corps est livré à d'éternelles douleurs. Et cette seconde mort est d'autant plus cruelle, qu'elle ne peut finir par la mort. Or, comme la misère est opposée à la béatitude, la mort à la vie, et la guerre contraire à la paix, n'est-il pas intéressant d'opposer au souverain bien de la paix finale le mal souverain de la guerre finale? Et d'abord considérons ce qu'il y a de funeste et de désastreux dans la guerre : tout se réduit néanmoins à la contrariété, à la lutte des choses entre elles. Et quelle guerre se peut imaginer plus acharnée et plus cruelle que celle où la volonté est aux prises avec la passion et la passion avec la volonté, sans que la victoire de l'une ou de l'autre vienne mettre fin à de telles inimitiés ; la douleur ne se lassant pas de livrer les plus violents assauts à la nature, qui ne se lasse pas de lui résister.? Quand cette lutte s'engage ici-bas, ou la douleur triomphe, et la mort emporte tout sentiment, ou la victoire reste à la nature, et la santé chasse la douleur. Dans l'ordre futur, au contraire, la douleur est permanente pour torturer, et la nature invincible pour souffrir ; ni l'une ni l'autre ne s'épuise, afin que le supplice ne s'épuise jamais. C'est à ce bien souverain, c'est à ce mal souverain, l'un à rechercher, l'autre à fuir, que les bons, d'une part, les méchants, de l'autre, passeront au dernier jugement : et ce jugement est le sujet que je vais aborder, avec l'aide de Dieu, dans le livre suivant.