[8,0] LIVRE HUITIÈME. [8,1] I. Il me faut maintenant plus d'effort et de contention d'esprit que ne m'en ont demandé jusqu'ici le développement et l'examen des questions précédentes. Il ne s'agit plus de la théologie fabuleuse ou civile, c'est-à-dire des théologies du théâtre ou de l'État, dont l'une proclame les crimes des dieux, l'autre leurs désirs encore plus criminels, désirs de démons et non de dieux. C'est la théologie naturelle qu'il me reste à discuter avec des esprits d'élite, avec des philosophes dont le nom même est une profession d'amour de la sagesse. Or, si la sagesse est Dieu, créateur de toutes choses, selon l'enseignement de l'autorité et de la vérité divine, le vrai philosophe est celui qui aime Dieu. Mais comme la réalité que ce nom exprime ne se trouve pas dans tout homme qui se glorifie de ce nom (quiconque en effet s'appelle ainsi n'est pas pour cela amoureux de la vraie sagesse), il faut, entre tous, choisir ceux avec qui la discussion soit plus convenable. Car le but de cet ouvrage n'est pas de réfuter toutes les rêveries philosophiques, mais les seules opinions qui appartiennent à la théologie, à la science de la divinité ; et non pas même toutes ces opinions, mais celle des philosophes qui, reconnaissant l'existence de Dieu et l'intervention de sa providence dans les choses humaines, ne jugent pas néanmoins le culte du Dieu un et immuable, suffisant pour obtenir après la mort une vie bienheureuse, et croient qu'il faut dans ce but honorer tous ces dieux, créés cependant et institués par un seul. Or ces philosophes l'emportent déjà sur Varron; ils sont plus près de la vérité. Car lui n'a pu élever la théologie naturelle au delà du monde ou de l'âme du monde; et ceux-ci confessent un Dieu supérieur à toute âme, créateur non seulement de ce monde visible, souvent appelé le ciel et la terre, mais encore de toutes les âmes raisonnables et intelligentes, telles que l'âme humaine, âmes qu'il rend heureuses par la participation de sa lumière incorporelle et immuable. Ces philosophes sont les platoniciens, appelés ainsi de Platon leur maître : ce que nul n'ignore pour peu qu'il ait entendu parler de philosophie. [8,2] II. La littérature grecque, dont la langue est célèbre entre tous les idiomes païens, présente deux écoles philosophiques : l'italique , qui doit son nom à cette partie de l'Italie dite autrefois la Grande-Grèce, et l'ionienne, née dans ces contrées qu'on appelle encore aujourd'hui la Grèce. L'école italique a pour auteur Pythagore de Samos, qui, dit-on, créa ce mot de philosophie. Avant lui on appelait sages les hommes qui semblaient avoir sur les autres la supériorité d'une vie à certains égards meilleure. Mais lui, interrogé sur sa profession, se déclara philosophe, c'est-à-dire partisan ou amateur de la sagesse ; car en afficher la profession lui paraissait le comble de l'arrogance. Le chef de l'école ionienne est Thalès de Milet, l'un des sept sages. Laissant les six autres se distinguer par la conduite de leur vie et quelques enseignements de morale, Thalès sonde la nature des choses, et fonde sa renommée sur des écrits qui perpétuent sa doctrine. Ce qu'on admirait surtout en lui, c'est la science des calculs astrologiques qui lui faisait prédire les éclipses de soleil et de lune. Il crut cependant que l'eau était le principe des choses et des éléments du monde, et du monde lui-même et de tout ce que le monde produit; et dans cette oeuvre que la contemplation nous découvre partout si admirable, il ne fait intervenir aucune providence divine. Anaximandre, l'un de ses auditeurs, lui succède, sans adopter son système sur la nature des choses. Il n'admet pas avec Thalès qu'elles procèdent toutes de l'eau, d'un principe unique, il assigne à chacune son principe particulier. Il veut que ces principes soient infinis et engendrent une infinité de mondes avec tout ce qu'ils produisent. Il veut que ces mondes meurent et renaissent tour à tour, après avoir rempli les conditions de leur durée. Enfin il ne donne aucune part à l'intelligence divine dans les révolutions de l'univers. Maître d'Anaximènes, il le laissa son successeur. Celui-ci attribue les causes générales à l'air infini. Il ne nie point les dieux; il en parle même. Et cependant, suivant lui, l'air n'est pas leur créature, ils sont les créatures de l'air. Son disciple Anaxagore pense qu'un esprit divin est l'auteur de tout ce que nous voyons ; qu'une matière infinie, formée d'atomes semblables, compose tous les êtres, chacun suivant son espèce et le mode de son existence, et toutefois en vertu de l'action divine. Diogènes, autre disciple d'Anaximènes, croit que l'air est la matière de toutes choses, mais il lui prête une raison divine sans laquelle il serait incapable de rien produire. Archélaüs, disciple et successeur d'Anaxagore , professe les mêmes opinions sur les parties élémentaires des choses, et, suivant lui une intelligence qui préside à la composition et à la décomposition de ces parties, produit tous les phénomènes sensibles. Il eut pour disciple Socrate, maître de Platon, et c'est en vue de Platon que j'ai sommairement tracé ce précis. [8,3] III. Socrate est reconnu pour avoir le premier tourné la philosophie à la réforme et au règlement des moeurs. Avant lui, tous les efforts tendaient à la recherche des vérités naturelles. Est-ce par dégoût de ces questions remplies d'obscurité et d'incertitude, que Socrate dirigea son esprit vers une étude positive et certaine, étude qui intéresse cette félicité même que semblent se proposer la plupart des philosophes, comme la fin de leurs méditations et de leurs veilles? c'est, suivant moi, un problème impossible à résoudre. Faut-il croire, sur la foi de certaines conjectures bienveillantes, qu'il ne voulait point permettre à des âmes profanées par toutes les passions de la terre d'aspirer aux choses divines, à la connaissance des causes premières dépendantes, à ses yeux, de la volonté souveraine du seul et vrai Dieu; des âmes pures pouvant seules les comprendre? Aussi pensait-il qu'on devait sans retard procéder à la réforme de ses moeurs pour rendre à l'esprit, soulagé du poids des passions qui le dépriment, cette vigueur innée par laquelle il s'élève jusqu'aux vérités éternelles, à la contemplation de l'incorporelle et immuable lumière, où les causes de toutes les natures créées ont un être stable et vivant; lumière qui ne se dévoile qu'à la chasteté de l'intelligence. Toutefois il est certain que la fatuité des ignorants qui s'imaginent savoir fut ridiculisée et confondue par Socrate. Soit qu'il confessât son ignorance, soit qu'il dissimulât sa science sur les questions même de morale, où il semblait avoir exercé son esprit, l'incomparable agrément de sa dialectique et l'atticisme de ses railleries lui suscitèrent de vives inimitiés. La calomnie le poursuivit, il fut mis à mort. Mais Athènes, qui l'avait condamné publiquement, l'honora depuis d'un deuil public. L'indignation générale se tourna contre ses deux accusateurs : l'un périt victime de la vengeance populaire, l'autre n'évita le même châtiment que par un exil volontaire et perpétuel. Également célèbre par sa vie et par sa mort, Socrate laisse un grand nombre de sectateurs, qui à l'envi s'attachent aux problèmes de la morale où il s'agit du souverain bien, sans lequel l'homme ne saurait être heureux. Et comme Socrate, en disputant, remue toutes les questions, affirmant et niant tour à tour, sans exprimer jamais son opinion, chacun prend de ces opinions ce qui lui plaît, et place le bien final où bon lui semble. Le bien final, c'est le terme où l'on trouve le bonheur. Mais sur cette question les partisans de Socrate se divisent. Chose inouïe et que l'on ne pourrait croire des disciples d'une même école, les uns mettent le souverain bien dans la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthènes. Et combien encore d'opinions différentes qu'il serait trop long de rappeler ! [8,4] IV. Mais, parmi les disciples de Socrate, celui qui éclipsa toute autre renommée par les vives clartés de la gloire la plus légitime, c'est Platon. Athénien, d'une famille illustre, il s'éleva de bonne heure au-dessus de tous ses condisciples par la supériorité de son intelligence. Jugeant toutefois que, pour perfectionner la philosophie, ce n'était pas assez de son génie et des leçons de Socrate, il entreprit les plus lointains voyages, partout où l'entraînait la renommée de quelque enseignement célèbre. Ainsi l'Égypte lui communiqua les rares secrets de sa doctrine, et l'Italie, où régnaient les Pythagoriciens, l'initia facilement, par des entretiens avec les plus savants d'entre eux, aux différentes questions remuées par la philosophie de Pythagore. Il aimait tendrement Socrate, son maître; aussi lui donne-t-il la parole dans presque tous ses ouvrages, où, réunissant les tributs de ses voyages aux résultats de ses propres méditations, il relève ce mélange par le charme piquant que Socrate répandait sur ses conversations morales. L'étude de la sagesse se divisant en action et en spéculation, ou partie active et partie spéculative : active, celle qui regarde la conduite de la vie et le règlement des moeurs ; spéculative, celle qui se rattache à la recherche des causes et à la vérité pure, Socrate excelle, dit-on, dans la première, et Pythagore dans la seconde, sur laquelle il concentra toutes les forces de sa pensée. Platon réunit l'une et l'autre; la philosophie lui doit sa perfection et cette division nouvelle : la morale, qui surtout a rapport à l'action; la physique, qui s'attache à la contemplation; la logique, qui distingue le vrai du faux. Quoique la logique soit nécessaire à l'action et à la spéculation, cependant la spéculation revendique particulièrement pour elle-même l'intuition de la vérité. Cette division n'a donc rien de contraire à celle qui partage l'étude entière de la sagesse en action et spéculation. Maintenant quels sont les sentiments de Platon sur ces trois parties, sur chacune d'elles, c'est-à-dire où place-t-il, de science ou de croyance, la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres, la lumière de toutes les raisons? c'est ce que l'on ne saurait expliquer sans longueurs, ni affirmer sans témérité. Comme il affecte de suivre la célèbre méthode de Socrate, son maître et le principal interlocuteur de ses Dialogues, et que cette habitude de dissimuler sa science ou son opinion lui plaît aussi, qu'arrive-t-il? c'est que le sentiment de Platon lui-même sur ces grandes questions n'est pas facile à pénétrer. Cependant de tous ses ouvrages, qu'il parle en son nom, ou qu'il rappelle ce qu'il a ouï dire aux autres, je veux extraire et présenter ici certains passages, soit favorables à la vraie religion que notre foi embrasse et défend, soit contraires, et en désaccord avec elle sur la question de la pluralité des dieux, ou de l'unité divine, par rapport à cette vie véritablement heureuse où la mort doit nous introduire. Et, en effet, ceux qui ont la gloire d'avoir compris à une plus grande profondeur et professé avec plus d'éclat la doctrine de Platon, ce prince de la philosophie païenne, peut-être ont-ils de Dieu ce sentiment, qu'en lui se trouve la cause de l'existence, la raison de l'intelligence et l'ordre des actions, triple objet de la physique, de la logique et de la morale. Si donc l'homme est créé pour atteindre, par l'excellence de son être, l'Être par excellence, c'est-à-dire le seul vrai Dieu, souverainement bon, sans qui nul être ne subsiste, nulle doctrine n'instruit, nul précepte ne sert, qu'on le cherche là où tout est sécurité, qu'on le contemple là où tout est certitude, qu'on l'aime là où tout est justice. [8,5] V. Si donc Platon définit le sage celui qui imite, qui connaît, qui aime ce Dieu dont la possession est la félicité souveraine, est-il besoin de discuter les autres doctrines? Nulle n'approche plus de la nôtre que la doctrine de Platon. Qu'elle cède à Platon et à ses disciples cette théologie fabuleuse qui représente les crimes des dieux pour divertir les âmes impies ; et cette théologie civile, où les esprits impurs jaloux de séduire, sous le nom de dieux, les peuples asservis aux voluptés terrestres, divinisent les erreurs humaines, excitant le zèle immonde de leurs adorateurs au culte de leurs crimes; spectacle où la multitude des spectateurs leur est un spectacle plus doux encore, où ce que les temples peuvent avoir d'honnête est flétri par son affinité avec les infamies du théâtre, où l'infamie du théâtre devient légitime, comparée aux abominations des temples. Que Varron céde, avec ces interprétations qui rattachent vainement toute cette liturgie au ciel et à la terre, aux semences et aux opérations naturelles : interprétations désavouées de la vérité, car elles reposent sur des allégories imaginaires; et, fussent-elles vraies, l'âme raisonnable ne devrait pas adorer pour son Dieu ce qui dans l'ordre naturel est au-dessous d'elle; elle ne devrait pas préférer à soi, comme des divinités, ces créatures auxquelles le vrai Dieu la préfère elle-même. Que Numa Pompilius cède, avec ces révélations mystérieuses, mais véritables, qu'il ensevelit avec lui, que la charrue exhume, que le sénat livre aux flammes; et pour ne point fixer sur Numa la rigueur de nos soupçons, n'oublions pas cette lettre où Alexandre de Macédoine transmettait à sa mère les secrets que lui avait dévoilés un certain Leo, grand prêtre égyptien, lui apprenant que non seulement des dieux inférieurs, tels que Picus et Faune, Énée et Romulus, ou bien encore Hercule, Esculape, et Liber, fils de Sémélé, et les Tyndarides, et les autres mortels divinisés, mais encore les grands dieux, ceux que Cicéron, en taisant leurs noms, désigne dans les Tusculanes, Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain, Vesta, et tant d'autres en qui Varron veut trouver comme des symboles naturels, n'ont été que des hommes. Or ce pontife redoute aussi la divulgation de ces mystères, et prie instamment Alexandre de faire brûler ce qu'il en écrivait à sa mère. Qu'elles cèdent donc aux platoniciens, cette théologie fabuleuse et cette théologie civile, qu'elles cèdent à des sages qui ont reconnu le vrai Dieu comme auteur de la nature, comme maître de la vérité, comme dispensateur de la béatitude. Qu'à ces grands hommes arrivés à connaître ce grand Dieu cèdent aussi ces philosophes chez lesquels la raison, esclave du corps, n'attribue aux êtres de la nature que des principes corporels ; Thalès, qui attribue tout à l'eau; Anaximènes, à l'air ; Zénon, au feu Épicure, aux atomes, corpuscules indivisibles et impalpables ; et tant d'autres philosophes dont l'énumération serait longue et inutile, qui ont voulu trouver dans les corps simples et composés, vivants ou inanimés, la cause et le principe des choses. Plusieurs, en effet, comme les Épicuriens, ont cru que des choses sans vie en pouvaient produire de vivantes; et cette puissance productrice de choses vivantes ou sans vie, d'autres l'attribuent exclusivement à des êtres vivants, mais corporels, corps générateurs de corps. Aussi les stoïciens pensent que le feu, ce corps l'un des quatre éléments dont est composé le monde visible, est doué de vie et de sagesse; qu'il est l'auteur du monde et de tous les êtres que le monde renferme ; le feu, dans leur opinion, est dieu. Voilà donc les seules pensées dont ces philosophes et ceux qui leur ressemblent aient pu s'entretenir avec leurs coeurs enchaînés par les sens. Et cependant ils se représentaient ce qu'ils ne voyaient pas, ils avaient en eux l'image des objets extérieurs qu'ils avaient vus, qu'ils ne voyaient plus, et que leur pensée seule évoquait. Or ce qui apparaît ainsi à la pensée n'est plus un corps, mais l'image d'un corps ; et ce qui intérieurement perçoit cette image corporelle n'est ni corps, ni image; et ce qui intérieurement prononce sur la beauté ou la laideur de l'image, ce qui juge est sans doute supérieur à l'objet du jugement. C'est l'intelligence humaine, c'est l'essence de l'âme raisonnable qui est incorporelle, puisque l'image qu'elle voit et dont elle juge est elle-même incorporelle. Elle n'est donc ni terre, ni eau, ni air, ni feu; elle n'est aucun de ces quatre éléments, qui constituent le monde visible. Que si notre esprit n'est point corps, comment Dieu, créateur de l'esprit, serait-il corps? Qu'ils cèdent donc, ces philosophes, qu'ils cèdent aux platoniciens ; et que ceux-là leur cèdent aussi, qui, à la vérité, rougissent de dire que Dieu est corps, mais qui le font de même nature que nos âmes. Ils ne sont donc pas frappés de cette étrange mutabilité de l'âme que l'on ne peut sans crime attribuer à Dieu? Mais, vont-ils répondre, c'est le corps qui fait l'âme muable; car, d'elle-même, elle est immuable. Que ne disent-ils : Ce sont les corps qui blessent la chair ; car, d'elle-même, la chair est invulnérable. En effet, rien ne saurait altérer l'immuable; or ce qui peut être altéré par un corps ne peut évidemment être dit immuable. [8,6] VI. Ces philosophes si justement élevés en gloire et en renommée au-dessus de tous les autres, ont bien vu qu'aucun corps n'est Dieu, et c'est au-dessus de tous les corps qu'ils cherchent Dieu. Ils ont vu que ce qui est muable n'est pas le Dieu souverain, et c'est au-dessus de toute âme, de tout esprit muable qu'ils cherchent le Dieu souverain. Ils ont vu qu'en toutes choses muables, la forme, par laquelle un être, de quelque manière et de quelque nature qu'il soit, est ce qu'il est, ne peut venir que de celui qui est en vérité, parce que son être est immuable; et qu'ainsi le corps de l'univers entier et cet ensemble de figures, de qualités, de mouvements réglés, et d'éléments coordonnés du ciel à la terre avec les êtres divers qu'il renferment; que toute âme soit végétative, soit sensitive et animale, soit intelligente comme celle de l'homme, soit purement spirituelle comme celle de l'ange ; rien enfin ne peut être que par l'Être simple, en qui l'être n'est pas distinct de la vie, ni l'intelligence autre que la vie, ni la béatitude autre que l'intelligence, comme si l'être pouvait résider en lui sans la vie, et la vie sans l'intelligence, et l'intelligence sans la béatitude, mais en qui vie, intelligence, béatitude ne sont qu'un seul et même être. C'est cette immuable simplicité qui leur a fait connaître que tout tient l'être de lui et qu'il ne le tient de rien. Ils ont considéré que tout être est corps ou âme ; que l'âme est plus excellente que le corps; que la forme du corps est sensible; celle de l'âme, intelligible ; à la forme sensible ils préfèrent donc l'intelligible. Le sensible, c'est ce qui peut être senti par la vue, par le tact corporel ; l'intelligible, ce que le regard de l'esprit peut atteindre ; car il n'est point de beauté corporelle, qu'elle réside dans l'état extérieur du corps comme la figure, ou dans son mouvement comme le chant, dont l'esprit ne juge. Et il en serait incapable, si cette forme n'était en lui d'une manière plus excellente, sans matière, sans bruit, sans espace de lieu ou de temps. Et cependant si cette forme même n'était muable, vif ou lent, cultivé ou inculte, exercé ou inhabile, nul esprit ne jugerait mieux qu'un autre des images sensibles ; et, dans un même esprit, nul progrès qui le rendît meilleur juge aujourd'hui qu'hier. Or ce qui est susceptible de plus ou du moins est sans contredit sujet au changement. Aussi ces savants hommes, penseurs ingénieux et habiles, ont-ils conclu sans peine que la forme par excellence ne saurait être celle qui est convaincue d'être muable. Voyant que les corps et les esprits existent avec plus ou moins de forme, et que, destitués de toute forme, ils ne seraient point, ils reconnaissent qu'il est un être où réside cette forme première immuable, par conséquent à nulle autre comparable; et ils croient très légitimement que cet être est le principe suprême, principe qui a fait toutes choses et n'a point été fait. Ainsi, « ce qui se peut connaître de Dieu naturellement, ils l'ont connu; Dieu le leur a dévoilé. Car, depuis la création du monde, l'oeil de l'intelligence voit, par le miroir des réalités visibles, les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité. » C'en est assez sur la physique ou philosophie naturelle. [8,7] VII. Quant à cette autre partie de la science appelée logique ou rationnelle, loin de nous la pensée de comparer aux platoniciens ceux qui attribuent aux sens la perception de la vérité, et prétendent qu'à cette règle fausse et trompeuse se doivent rapporter toutes nos connaissances; opinions des épicuriens et des philosophes de même ordre; que dis-je? des stoïciens eux-mêmes, qui, passionnés pour cet art de disputer qu'ils nomment dialectique, le font venir des sens : et telle est, suivant eux, l'origine de ces notions de l'esprit, g-ENNOIAI, ou notions des choses qu'ils expliquent par définitions ; tel est le principe générateur de toute méthode d'apprendre et d'enseigner. Étrange conception, et comment peuvent-ils la concilier avec leur adage : le seul sage est beau ? — Est-ce donc par les sens qu'ils voient cette beauté ? Est-ce par les yeux de la chair qu'ils observent l'éclat et les charmes de la sagesse? Mais ces philosophes, si vraiment dignes d'être préférés aux autres, ont su distinguer ce que l'esprit découvre de ce que le sens appréhende, n'ôtant rien aux sens de leur pouvoir, et ne leur accordant rien au delà. Or, ils l'ont reconnu, cette lumière des esprits qui nous éclaire sur toutes choses, c'est Dieu créateur de toutes choses. [8,8] VIII. Reste la science morale, en langue grecque, l'éthique, où se traite la question du souverain bien, ce bien auquel nous rapportons tous nos actes, que nous ne recherchons que pour lui-même, et dont la possession nous donne un bonheur qui met un terme à nos désirs. Aussi est-il encore appelé la fin, car c'est pour lui que nous désirons le reste, et nous ne le désirons, lui, que pour lui-même. Or, ce bien, source de toute félicité, les uns le font dépendre du corps, les autres de l'esprit, d'autres du corps et de l'esprit. Voyant en effet l'homme composé d'esprit et de corps, ils croyaient que l'un ou l'autre, ou que l'un et l'autre, pouvaient le rendre heureux de ce bonheur qui doit être la fin de toutes ses actions et le comble de tous ses désirs. Ceux qui ont ajouté une troisième espèce de biens qu'on appelle extérieurs, comme l'honneur, la gloire, les richesses, etc., ne les ont point élevés au rang du bien final, qu'on dût rechercher pour lui-même, mais pour un autre bien qui en fait un bien pour les bons, un mal pour les méchants. Ainsi ce bien de l'homme, que les uns font dépendre de l'esprit, les autres du corps, d'autres enfin de l'esprit et du corps, tous s'accordent à le chercher dans l'homme même. Le demander au corps, c'est le demander à la partie inférieure; le demander à l'esprit, c'est le demander à la partie supérieure; le demander à tous deux, c'est le demander à tout l'homme; mais où qu'on le cherche, on ne le cherche pas hors de l'homme, Trois ordres de recherches qui ont donné naissance, non pas seulement à trois sectes philosophiques, mais à une multitude de sectes et d'opinions; car sur le bien du corps, sur le bien de l'esprit, sur le bien du corps et de l'esprit, les dissentiments sont infinis. Que tous cèdent donc à ces philosophes qui disent l'homme heureux, non quand il jouit du corps ou de l'esprit, mais quand il jouit de Dieu, non pas comme l'esprit jouit du corps ou de lui-même, ou un ami de son ami, mais comme l'oeil jouit de la lumière. Que s'il est besoin de quelques développements à l'appui de cette comparaison, je les tenterai plus tard avec l'aide de Dieu. Il suffit de remarquer ici que Platon met le souverain bien à vivre selon la vertu ; que, suivant lui, cette vie n'est possible qu'à l'homme qui connaît et imite Dieu; que telle est l'unique source de sa félicité. C'est pourquoi il ne craint pas de dire que philosopher c'est aimer Dieu dont la nature est incorporelle. D'où il suit que l'ami de la sagesse ou le philosophe ne trouvera le bonheur qu'en commençant à jouir de Dieu. Quoique, en effet, l'on ne soit pas nécessairement heureux pour jouir de ce que l'on aime, car plusieurs sont malheureux d'aimer ce qui n'est pas aimable, et plus malheureux encore d'en jouir, cependant nul n'est heureux, s'il ne jouit de ce qu'il aime. Ceux même qui s'attachent à ce qui n'est pas aimable, ne se trouvent pas heureux par l'amour, mais par la jouissance. Qui donc jouit de ce qu'il aime et aime le véritable et souverain bien, n'est-il pas heureux? Et le nier, n'est-ce pas le comble de la misère? Or, ce véritable et souverain bien, c'est Dieu même, Platon le dit : aussi veut-il que le philosophe ait l'amour de Dieu, car si le bonheur est la fin de la philosophie, jouir de Dieu, aimer Dieu, c'est être heureux. Tous philosophes donc qui ont eu du Dieu suprême et véritable ce sentiment qu'il est l'auteur de la création, la lumière des intelligences, la fin des actions; que de lui nous vient le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie ; qu'ils soient justement nommés platoniciens, ou qu'ils tiennent de toute autre secte tout autre nom, que ces opinions aient été professées par les chefs seuls de l'école ionienne, comme Platon et ceux qui l'ont bien compris; ou que Pythagore, ses disciples et d'autres peut-être, les aient encore répandues dans les écoles italiennes; que ces vérités aient été connues et enseignées par les sages ou philosophes des nations étrangères, au delà de l'Atlas, en Libye, en Égypte, dans l'Inde, la Perse, la Chaldée, la Scythie, les Gaules et l'Espagne, ces philosophes, dis-je, nous les préférons à tous autres, et confessons qu'ils nous touchent de près. [8,9] IX. Sans doute un chrétien exclusivement appliqué à l'étude des saintes lettres peut ignorer le nom des platoniciens et ne pas savoir si la littérature grecque possède ces deux écoles ionienne et italienne; cependant il n'est pas tellement sourd au bruit des choses humaines qu'il n'ait appris que le philosophe professe l'amour de la sagesse ou la sagesse même. Il se défie toutefois de ceux dont toute la philosophie repose sur les éléments du monde, sans remonter à Dieu, créateur du monde. Sa mémoire est fidèle à l'avertissement de l'Apôtre : « Gardez-vous de vous laisser engager dans les filets de cette vaine philosophie qui ne s'attache qu'aux éléments du monde. » Mais il ne confondra pas tous les philosophes dans une même réprobation, car il entend l'apôtre lui dire de quelques-uns : « Ce qui se peut connaître de Dieu naturellement, ils l'ont connu : Dieu le leur a dévoilé. Car, depuis la création du monde, l'oeil de l'intelligence voit par le miroir des réalités visibles les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité. » Et, quand l'apôtre parle aux Athéniens, ayant dit de Dieu une grande chose et que peu de ses auditeurs pouvaient entendre : « C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être" ; il ajoute : « Et comme plusieurs de vos sages l'ont dit... ». Mais le chrétien sait aussi se défier de leurs erreurs. Car, au moment même où l'apôtre enseigne que Dieu a dévoilé au regard de leur intelligence, par les réalités visibles, ses perfections invisibles, il ajoute qu'ils n'ont pas rendu à Dieu le culte légitime, décernant à d'indignes objets ces honneurs divins dus à lui seul : « Car ils ont connu Dieu sans le glorifier comme Dieu, sans lui rendre grâces; ils se sont dissipés dans le néant de leurs pensées; et leur coeur en délire s'est rempli de ténèbres. Se proclamant sages, ils sont devenus fous. Et cette gloire due au Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à l'image de l'homme corruptible ; à des figures de brutes, oiseaux, reptiles, etc... » Romains, Grecs, Égyptiens, si fiers de leur vaine sagesse, l'apôtre les désigne ici. Nous en discuterons plus tard avec eux. Quant à cette vérité, où ils s'accordent avec nous, l'unité d'un Dieu créateur, incorporel, et au-dessus de tous les corps; incorruptible, et au-dessus de toutes les âmes; principe, lumière et bien de l'homme ; cette vérité, qu'ils ont reconnue, assure à ces philosophes notre préférence sur tous les autres. [8,10] X. Et lors même qu'un chrétien étranger à la lecture des philosophes n'userait pas en discutant de termes qu'il ignore, et ne saurait exprimer, soit par le mot latin de philosophie naturelle ou par le mot grec de physique, cette partie de la science consacrée à l'observation de la nature; par logique ou art de raisonner, celle qui enseigne la méthode pour atteindre la vérité ; par morale ou éthique, celle où il s'agit du règlement des moeurs, de la recherche du souverain bien et de la fuite du mal; est-ce à dire pour cela qu'il ignore que du seul vrai Dieu, souveraine bonté, nous tenons la nature où il a imprimé son image; la doctrine qui le révèle à nous et nous révèle à nous-mêmes; la grâce, qui nous unit à lui pour notre béatitude? Or nous préférons les disciples de Platon aux autres philosophes. Ceux-ci, en effet, ont voué leurs études et toutes les forces de leur intelligence à la recherche des causes naturelles, de la méthode et des règles morales; mais, connaissant Dieu, les platoniciens découvrent à la fois le principe qui a fondé l'univers, la lumière où l'on jouit de la vérité, la source où l'on s'abreuve de la félicité. Soit donc que les platoniciens seuls aient cette idée de Dieu, ou qu'elle leur soit commune avec d'autres philosophes, leur sentiment est le nôtre. Je préfère toutefois discuter avec eux, parce que leur doctrine est la plus célèbre. Les Grecs, dont la langue a la prééminence entre tous les idiomes du monde, lui ont prodigué de magnifiques éloges, et les Latins, frappés de son excellence ou de sa renommée, l'ont embrassée de préférence à toute autre; et, la traduisant en leur langue, ont augmenté sa gloire et sa popularité. [8,11] XI. ll en est, parmi nos frères en la grâce de Jésus-Christ, qui s'étonnent d'apprendre, soit par entretien, soit par lecture, que Platon ait eu de Dieu des sentiments dont ils reconnaissent la conformité singulière à la vérité de notre religion. Aussi plusieurs ont pensé que, dans son voyage en Égypte, il entendit le prophète Jérémie, ou qu'il lut les livres des prophéties. J'ai moi-même émis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages. Mais une recherche chronologique plus exacte m'a prouvé que la naissance de Platon est d'un siècle environ postérieure au temps où prophétisa Jérémie, et que depuis sa mort, après une vie de quatre-vingts ans, jusqu'à l'époque où Ptolémée, roi d'Égypte, demanda à la Judée les livres des prophètes qu'il fit interpréter par soixante-dix Juifs hellénistes, on trouve à peu près un espace de soixante ans. Ainsi donc Platon n'a pu ni voir Jérémie, mort si longtemps auparavant, ni lire les Écritures qui n'étaient pas encore traduites en langue grecque. Si ce n'est peut-être que dans sa passion pour l'étude, il parvint, autant que l'intelligence lui en pouvait être donnée, à s'instruire des Écritures, comme des livres de l'Égypte, non pas en les faisant traduire, ce qui n'appartient qu'à un roi, tout puissant par les bienfaits ou par la crainte, mais en conversant avec des interprètes juifs; et ce qui favorise cette conjecture, c'est qu'on lit au début de la Genèse : « Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre. Or la terre était une masse invisible et informe, et les ténèbres couvraient la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu était porté sur les eaux. » Et Platon, au Timée, où il traite de la formation du monde, prétend que dans cette oeuvre merveilleuse Dieu unit ensemble la terre et le feu. Évidemment, ici, le feu tient la place du ciel : sens assez conforme à cette parole de l'Écriture : "Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre." Platon ajoute que l'air et l'eau furent les deux moyens de jonction entre les deux extrêmes, la terre et le feu; et il est probable qu'il explique ainsi ce verset : "L'esprit de Dieu était porté sur les eaux". Peu attentif au sens que l'Écriture donne à ces mots, « esprit de Dieu, » car l'air prend aussi le nom d'esprit, ne croirait-il pas qu'il s'agit ici des quatre éléments? Ailleurs il dit que le philosophe est l'homme épris de l'amour de Dieu. Et l'Écriture n'est-elle pas toute brûlante de cet amour? Enfin, ce qui achèverait presque de me convaincre que les saints livres n'étaient pas entièrement inconnus à Platon, c'est ce dernier trait. Lorsque l'ange porte à Moïse les paroles de Dieu, Moïse lui demande le nom de qui lui ordonne de marcher à la délivrance du peuple hébreu ; voici la réponse : « Je suis celui qui suis; et tu diras aux enfants d'Israël : Celui qui est m'a envoyé vers vous. » C'est-à-dire qu'en comparaison de celui qui est en vérité, parce qu'il est immuable, les créatures muables sont comme n'étant pas. Or c'est la ferme conviction de Platon, et il s'est particulièrement attaché à la répandre, et je doute que dans aucun ouvrage antérieur à Platon on lise rien de semblable, si ce n'est au livre où il est écrit : » Je suis celui qui suis ; et tu leur diras : Celui qui est m'a envoyé vers vous. » Mais, où qu'il ait puisé ces vérités, dans les livres antiques, ou plutôt à cette lumière qui, selon la parole de l'Apôtre, « leur a manifesté ce qui peut se connaître de Dieu naturellement, Dieu lui-même le leur a dévoilé : car, depuis la création du monde, l'oeil de l'intelligence voit par le miroir des réalités visibles les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité ; ce n'est pas sans raison qu'entre tous les philosophes j'ai choisi les platoniciens pour débattre cette question de théologie naturelle : si, pour la félicité postérieure à cette vie, il faut servir un seul Dieu ou plusieurs. Quant à celle-ci : pour les prospérités de la vie présente, faut-il servir un seul Dieu ou plusieurs? je crois l'avoir suffisamment discutée. [8,12] XII. J'ai donc de préférence choisi les platoniciens comme les philosophes qui, ayant eu d'un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, les plus saines opinions, doivent à la sagesse de leur doctrine l'éclat de leur gloire. Au jugement de la postérité, la prééminence leur appartient. Vainement Aristote, disciple de Platon, vaste génie, inférieur en éloquence à Platon, et supérieur à beaucoup d'autres, fonde la secte des péripatéticiens, qui prend son nom de l'habitude de disputer en se promenant; vainement, du vivant même de son maître, il rassemble au bruit de sa renommée de nombreux auditeurs; vainement, après la mort de Platon, Speusippe, fils de sa soeur, et Xénocrate, son cher disciple lui succèdent dans son école, appelée Académie, d'où leur vient et à leurs successeurs le nom d'académiciens; les plus illustres philosophes de notre temps, sectateurs de Platon, ne veulent être appelés ni péripatéticiens, ni académiciens; ils se disent platoniciens. Les principaux sont, parmi les Grecs, Plotin, Jamblique, Porphyre, puis un philosophe également versé dans les langues grecque et latine, l'Africain Apulée. Mais tous ces philosophes et leurs cosectateurs, et Platon lui-même, ont pensé qu'il fallait rendre hommage à plusieurs dieux. [8,13] XIII. Il est donc entre eux et nous de nombreux et graves dissentiments : mais je me borne à celui que je viens de signaler; il n'est pas sans importance : car toute la question s'y rattache. Et d'abord je demande aux platoniciens quels dieux, suivant eux, il faut adorer? les bons, ou les méchants? ou les bons et les méchants? Mais le sentiment de Platon est connu : ne dit-il pas que tous les dieux sont bons; qu'il n'est point de dieux mauvais? D'où il suit que c'est aux bons qu'il faut rendre honneur; et c'est rendre honneur aux dieux; car, s'ils ne sont bons, ils ne sont pas même dieux. S'il est ainsi, et peut-on autrement penser des dieux? que devient cette opinion : qu'il faut par des sacrifices apaiser les dieux mauvais et conjurer leur malfaisance; par des prières, invoquer l'assistance des bons? Car les dieux mauvais ne sont pas. Or, aux bons appartiennent ces honneurs que l'on dit légitimes. Quels sont donc ceux qui se plaisent aux jeux scéniques, qui exigent l'admission de ces jeux au nombre des choses divines, et leur représentation dans les solennités religieuses? Leur violence prouve qu'ils sont; mais la honte de leurs désirs accuse la perversité de leur nature. Ce qu'il pense de ces jeux, Platon le déclare, quand il prononce contre les poètes, auteurs de fictions indignes de la majesté et de la bonté des dieux, l'expulsion de la cité. Quels sont donc ces dieux qui contestent ici avec Platon? Lui ne souffre pas que les dieux soient diffamés pas des crimes imaginaires ; ceux-ci exigent que dans leurs fêtes on représente ces crimes ! Et quand ils ordonnent le rétablissement des jeux, ils appuient l'intâmie de leurs réclamations par un acte odieux et perfide. Ils enlèvent à Titus Latinus, son fils, et le frappent lui-même de maladie pour le punir de sa désobéissance. Il obéit; ils lui rendent la santé. Mais, si méchants qu'ils soient, Platon ne les trouve pas à craindre, et, maintenant inébranlable la vigueur de sa décision, il proscrit d'un État sagement constitué les sacriléges amusements des poètes, où se plaisent ces dieux complices de tant d'infamie! Or Platon, comme j'ai dit au second livre, est élevé par Labéon au rang des demi-dieux. Et Labéon prétend qu'il faut, pour apaiser les divinités mauvaises, des sacrifices sanglants, des solennités terribles; et que les bonnes veulent des jeux et des rites propres à éveiller la joie. Eh quoi! Platon, un demi-dieu, ose ainsi retrancher, non pas à des demi-dieux, mais à des dieux, à des dieux bons, ces divertissements, parce qu'il les juge infames ! Et ces dieux se chargent eux-mêmes de réfuter l'opinion de Labéon. Car ce n'est pas de leur humeur plaisante, mais de leur impitoyable cruauté que Latinus a souffert. Ici, que les platoniciens nous éclairent ; eux, qui sur la foi de leurs maîtres, croient tous les dieux bons, chastes, liés avec les sages par un commerce de vertus, et condamnent comme une impiété tout sentiment contraire. Nous nous expliquons, disent-ils. Écoutons-les donc avec attention. [8,14] XIV. Il est, disent-ils, trois classes d'êtres en possession d'une âme raisonnable : les dieux, les hommes, les démons. Les dieux occupent la région supérieure; les hommes, l'inférieure; les démons, la moyenne. Car le ciel est la demeure des dieux; la terre est le séjour des hommes; l'air celui des démons. Et cette hiérarchie de résidence est selon la hiérarchie de nature. Ainsi, d'abord, les dieux plus excellents que les hommes et les démons ; au-dessous des démons et des dieux, les hommes : au milieu, les démons inférieurs aux dieux, qui habitent plus haut; supérieurs aux hommes, qui habitent plus bas. Ils partagent avec les dieux l'immortalité du corps : avec les hommes, les passions de l'âme. Il n'est donc pas étonnant, ajoutent les platoniciens, qu'ils se complaisent dans les obscénités des jeux et les fictions des poètes, puisqu'ils ressentent les affections humaines entièrement inconnues et étrangères aux dieux. Il est évident qu'en réprouvant, qu'en proscrivant les fables poétiques, ce n'est pas aux dieux, tous bons et sublimes, mais aux démons que Platon interdit le plaisir des jeux scéniques. Telle est l'opinion des platoniciens, particulièrement développée par Apulée de Madaure, qui sur ce sujet a laissé un ouvrage intitulé "Du dieu de Socrate", où il discute et explique à quel ordre de divinités appartenait cet esprit familier du philosophe, ami bienveillant, qui, dit-on, le détournait ordinairement de toute action qui ne devait pas réussir. Apulée établit clairement et fort au long que ce n'était pas un dieu, mais un démon, analysant avec soin l'opinion de Platon sur l'élévation des dieux, l'abaissement des hommes et la médiation des démons. Si donc il est ainsi, comment Platon, en bannissant les poètes, ose-t-il sevrer des plaisirs de la scène, sinon les dieux qu'il dérobe à l'impur conctact de l'humanité, du moins les démons? N'est-ce pas afin que l'esprit de l'homme, quoique chargé des liens de ces membres de mort, apprenne à détester les turpitudes des démons, à mépriser leurs commandements obscènes, pour suivre la pure lumière de l'honnête? Si, en effet, Platon les flétrit et les condamne par sentiment d'honneur, les démons ont-ils pu sans infamie les demander et les prescrire? Donc, ou Apulée se trompe, ou ce n'était pas dans cette classe d'esprits que Socrate avait trouvé un ami, ou Platon se contredit lui-même, tantôt honorant les démons, tantôt bannissant leurs plaisirs d'un état où règnent les bonnes moeurs; ou il ne faut pas féliciter Socrate de cette familiarité d'un démon. Et Apulée lui-même en a tant de honte qu'il intitule, « du Dieu de Socrate, « cette longue et laborieuse dissertation sur la différence des dieux et des démons, qu'il devrait intituler non pas « du Dieu, mais « du démon de Socrate. » Il a préféré placer cette expression dans le corps du traité qu'au titre du livre. Car la lumière de la sainte doctrine, descendue sur les hommes, leur inspire une telle horreur du nom même des démons, qu'avant de lire cet ouvrage, où la nature des dieux est glorifiée, quiconque eût jeté les yeux sur le titre : "Du démon de Socrate", n'eût pas cru l'auteur en possession de sa raison. Qu'est-ce donc qu'Apulée trouve à louer dans les démons, sinon la subtilité et la vigueur de leur corps, et l'élévation de leur séjour? Quant à leurs moeurs, loin d'en dire du bien, il en dit beaucoup de mal. Enfin, après la lecture de ce livre, on ne s'étonne plus qu'ils aient exigé la consécration des infamies du théâtre; que, voulant passer pour dieux, ils se complaisent aux crimes des dieux, et que toutes les solennités obscènes, toutes les turpitudes cruelles qui dans leurs fêtes inspirent le mépris et l'horreur, correspondent si bien au déréglement de leurs passions. [8,15] XV. Loin donc d'une âme vraiment pieuse et soumise au vrai Dieu, la pensée de se croire inférieure aux démons, à cause de leur supériorité corporelle! Autrement n'aurait-elle pas à se préférer ceux des animaux qui l'emportent sur nous par la subtilité de leurs sens, l'agilité de leurs mouvements, la force musculaire et et la vigoureuse longévité de leurs corps? Quel homme est, pour le sens de la vue, comparable à l'aigle et au vautour? au chien, pour l'odorat? au lièvre, au cerf, aux oiseaux, pour la vitesse? au lion, à l'éléphant pour la vigueur? et pour la longévité, au serpent, qui rajeunit, dit-on, laissant la vieillesse avec la robe qu'il dépouille ? Or, si la raison et l'intelligence nous élèvent au dessus-de tous ces animaux, une vie honnête et pure doit nous assurer la supériorité sur les démons. Car, en dédommagement de l'excellence dont elle nous a doués, la Providence divine leur accorde certains avantages corporels, nous enseignant ainsi à cultiver de préférence au corps cette partie de nous-mêmes qui nous rend supérieurs aux animaux, et à mépriser cette perfection corporelle que les démons possèdent, pour cette perfection morale qui nous rend supérieurs aux démons. Et nos corps ne doivent-ils pas aussi recevoir l'immortalité ; non l'immortalité suivie de l'éternité des supplices, mais l'immortalité précédée des mérites de l'âme? Quant à l'élévation de leur séjour, croire que les démons, habitants de l'air, soient préférables à l'homme, habitant de la terre, quoi de plus ridicule? Car, à ce titre, nous devrions lui préférer les oiseaux. Mais, dit-on, quand il est las de voler ou que son corps a besoin d'aliments, l'oiseau revient demander à la terre le repos ou la nourriture : nécessité dont les démons sont exempts. Quoi ! veut-on préférer l'oiseau à l'homme, et le démon à l'oiseau ? Quelle extravagance ! gardons-nous donc de croire que l'élément supérieur où résident les démons leur donne un droit à nos hommages. Car, s'il est vrai que les oiseaux de l'air loin de nous être préférés, à nous, habitants de la terre, nous sont soumis au contraire à cause de l'excellence de l'âme raisonnable qui est en nous, il n'est pas étonnant que, malgré leurs corps aériens et la supériorité de l'air sur la terre, les démons demeurent inférieurs à l'homme terrestre, parce qu'il n'est aucune comparaison possible entre leur éternel désespoir et la sainte espérance des âmes pieuses. L'ordre même et l'harmonie que Platon établit dans les quatre éléments, insérant entre ces deux extrêmes l'activité du feu et l'inertie de la terre, les deux milieux de l'air et de l'eau, en sorte qu'autant l'air est au-dessus de l'eau, et le feu au-dessus de l'air, autant l'eau est au-dessus de la terre; cet ordre nous apprend assez à ne pas suivre la hiérarchie des éléments dans l'appréciation morale des êtres vivants. Car Apulée lui-même, ainsi que tous les autres, appelle l'homme un animal terrestre; animal infiniment supérieur aux animaux aquatiques, malgré la préférence que Platon accorde à l'eau sur la terre. Evidemment, lorsqu'il s'agit de juger la valeur des êtres animés, il ne faut plus s'appuyer sur l'échelle graduée des corps, car un corps inférieur peut-être habité par une âme supérieure, et un corps supérieur par une âme avilie. [8,16] XVI. Le même platonicien, parlant des moeurs des démons, prétend que leurs esprits sont livrés à tous les orages des passions humaines, que l'injure les offense, que l'hommage et l'offrande les apaisent, qu'ils aiment les honneurs, qu'ils se plaisent dans cette variété de cérémonies, où la moindre omission excite leur courroux. Il rapporte aux démons les prédictions des augures et des aruspices, les oracles et les songes; il leur attribue encore les prodiges de la magie. Puis, en peu de mots, il définit les démons : des animaux passionnés, raisonnables, dont le corps est formé de l'air, et l'existence éternelle. Or, de ces cinq qualités, les trois premières leur sont communes avec nous, la quatrième leur est propre, et la cinquième, commune avec les dieux. Et de ces trois qualités qu'ils possèdent avec nous, j'en découvre deux qu'ils partagent avec les dieux. Apulée ne dit-il pas que les dieux mêmes sont animaux; et dans la division des éléments qu'il répartit entre les espèces, ne range-t-il pas parmi les animaux terrestres l'homme et tout ce qui sur la terre a la vie et les sens; parmi les animaux aquatiques, les poissons et tout ce qui nage dans les eaux; parmi les animaux de l'air, les démons ? Les dieux sont les animaux célestes. Ainsi, que les démons appartiennent au genre des animaux, cela ne leur est pas seulement commun avec les hommes, mais avec les dieux et les brutes. Il leur est commun d'avoir une âme raisonnable avec les dieux et les hommes; mais l'éternité, ils ne la partagent qu'avec les dieux ; les passions, qu'avec les hommes : le corps subtil est une qualité propre. Appartenir au genre animal n'est donc pas pour eux un grand avantage : les brutes appartiennent à ce genre. La raison ne les élève pas au-dessus de nous ; nous aussi sommes raisonnables. Quant à l'éternité, est-ce donc un bien sans le bonheur? Mieux vaut la félicité dans le temps qu'une éternité de misère. Quant aux passions de l'âme, quel titre de supériorité? Et nous aussi sommes passionnés, et c'est une preuve de notre misère. Quant au corps subtil, quel état en devons-nous faire, puisqu'une âme, quelle que soit sa nature, est préférable à tous les corps! Donc le culte divin, hommage de l'âme, n'est point dû à ce qui est au-dessous de l'âme. Que si dans les qualités qu'il attribue aux démons, Apulée comptait la sagesse, la vertu, la félicité, avantages communs avec les dieux, dont ils auraient la jouissance éternelle, leur sort assurément serait digne d'admiration et d'envie. Et toutefois encore, on ne devrait pas les adorer comme dieux, mais rendre grâces à Dieu que nous saurions l'auteur de leur gloire. Quoi ! ces animaux de l'air mériteraient les honneurs divins, qui n'ont la raison qu'afin de pouvoir être misérables ; les passions, pour l'être en effet ; l'éternité, pour une misère sans fin. Mais, sans autre développement, je me borne à ce qui est commun, suivant Apulée, entre nous et les démons, c'est-à-dire aux passions de l'âme. Or, si les quatre éléments sont peuplés de leurs animaux propres : le feu et l'air, d'animaux immortels; l'eau et la terre d'animaux mortels; pourquoi, je le demande, les âmes des démons sont-elles remuées par les tempêtes des passions? Car ces perturbations intérieures (en grecg-pathos, d'où vient littéralement le mot «passion») ne sont que les révoltes de l'esprit contre la raison. Pourquoi donc les âmes des démons éprouvent-elles ces soulèvements inconnus aux brutes? Que s'il paraît dans les brutes quelque mouvement analogue, il n'y a pas néanmoins révolte contre la raison puisqu'elles en sont privées. Dans les âmes humaines c'est folie, c'est misère ; car nous ne sommes pas encore dans la bienheureuse possession de cette sagesse accomplie qui nous est promise à la fin des temps, au sortir des chaînes de notre mortalité. Les dieux, dit-on, sont exempts de ces agitations, parce qu'ils joignent à l'immortalité la béatitude. ils ont, disent les philosophes, des âmes raisonnables, comme nous, mais vierges de toute impureté. Si donc les dieux ne connaissent point les troubles de l'âme, en tant qu'animaux bienheureux que nulle misère ne peut atteindre; les brutes, en tant qu'animaux indifférents au bonheur et à la misère, il faut conclure que les démons sont sujets à ces troubles, en tant qu'animaux étrangers à la béatitude et voués à la misère. [8,17] XVII. Quelle déraison ou plutôt quelle folie nous enchaîne au pouvoir des démons par les liens d'un culte religieux, quand la religion véritable nous délivre de cette perversité qui nous fait semblables aux démons? Car Apulée, qui les épargne, qui les juge dignes des honneurs divins, Apulée lui-même les reconnaît susceptibles de colère; et la véritable religion nous défend la colère : que dis-je? elle nous commande d'y résister. Les démons se laissent séduire par des présents, et la véritable religion ne veut pas que l'intérêt préside à nos faveurs. Les démons sont flattés des honneurs, et la véritable religion nous prescrit d'y rester insensibles. Les démons ont de la haine pour les uns, de l'amour pour les autres , sentiments que leur suggère, non pas un jugement sage et tranquille, mais une émotion passionnée; la véritable religion nous ordonne d'aimer même nos ennemis. Enfin toutes ces agitations du coeur, toutes ces tourmentes de l'esprit, toutes ces tempêtes qui soulèvent et bouleversent les âmes des démons, la vraie religion nous commande de les apaiser en nous-mêmes. Est-il une autre cause que l'excès de la démence et de l'erreur qui puisse abaisser ton front, ô homme, devant cet être auquel tu rougirais de ressembler? Quoi! tu adores celui dont tu détestes les exemples! Et la fin de toute religion n'est-elle pas d'imiter le dieu que l'on adore? [8,18] XVIII. C'est donc en vain qu'Apulée, ainsi que tous les philosophes qui partagent ses opinions, leur fait l'honneur de les élever dans les régions de l'air entre la terre et le ciel. Aucun dieu, suivant les sentiments de Platon, s'il faut les en croire, ne se mêlant aux hommes, ces esprits portent aux dieux les prières des hommes, et rapportent aux hommes les faveurs que leur médiation obtient des dieux. Ainsi, il paraît inconvenant que les hommes se mêlent avec les dieux et les dieux avec les hommes; mais il est convenable que les démons se mêlent avec les hommes et les dieux, messagers de prières et grâces ! Ainsi l'homme juste, étranger aux criminelles pratiques de la magie, emploie pour intercesseurs auprès des dieux ceux qui se complaisent dans ces crimes quand l'aversion que ces crimes lui inspirent devrait le rendre lui-même plus digne de l'intérêt des dieux ! Étranges médiateurs, qui aiment ces infamies de la scène, odieuses à la pudeur; ces sinistres secrets de la magie, odieux à l'innocence. Eh quoi! si l'innocence, si la pudeur veulent obtenir quelque grâce des dieux, leurs mérites seront stériles sans l'intercession de leurs ennemis mêmes ! Vainement Apulée chercherait-il à justifier les fables des poètes et le cynisme du théâtre. Nous opposons à ces horreurs l'autorité du maître, l'autorité de Platon, si l'honneur humain déroge à lui-même, au point d'aimer de telles infamies , que dis-je? de les croire agréables à la divinité. [8,19] XIX. Mais, pour confondre ces prestiges de la magie dont quelques hommes ont le malheur et l'impiété de se glorifier au nom des démons, je ne veux d'autres témoins que la lumière et la publicité. Et, en effet, pourquoi cette rigueur des lois humaines, s'il s'agit d'opérations accomplies par des divinités dignes d'hommages? Est-ce aux chrétiens qu'il faut attribuer ces lois portées contre la magie? Et n'est-ce pas un témoignage rendu contre la pernicieuse influence de ces maléfices sur le genre humain, que ces vers du grand poète : « J'en atteste les dieux, et toi-même, chère soeur, et ta précieuse vie, c'est à regret que j'aborde les sombres mystères de la magie! » Et cet autre vers : « Oui, je l'ai vu transporter des moissons d'un champ dans un autre; » désignant cette émigration des richesses d'un sol à un sol étranger, sous l'influence de ces pernicieuses et détestables doctrines. Et les douze Tables, la plus ancienne loi de Rome, ne prononcent-elles pas, au rapport de Cicéron, une peine rigoureuse contre l'auteur d'un tel délit? Enfin, est-ce devant des magistrats chrétiens qu'Apulée lui-même est accusé de magie? Ah! s'il croyait ces pratiques dont on l'accuse innocentes et saintes, et conformes aux oeuvres de la puissance divine, il devrait en faire non seulement aveu, mais profession; il devrait s'élever contre la loi capable de flétrir et de condamner ce qui mérite le respect et l'admiration des hommes. Ainsi, ou il persuaderait ses juges, ou, attachés à la lettre d'une loi injuste, ces hommes étoufferaient ses apologies dans son sang, et les démons jaloux de répondre à tant de magnanimité, récompenseraient dignement ce généreux abandon de la vie, sacrifiée à la gloire de leurs oeuvres. Voyez nos martyrs : quand on leur fait un crime de la religion chrétienne qui leur assure le salut et la gloire dans l'éternité, loin de la renier pour éviter un supplice temporel, ils osent confesser, professer, annoncer hautement leur foi; pour elle, ils savent généreusement souffrir; pour elle, ils meurent avec une sainte sécurité ; et ces lois qui proscrivaient leur nom, il les font rougir, ils les font changer! Quant à ce philosophe platonicien, il nous reste de lui un long et éloquent discours, où il se justifie de l'imputation de magie, et il ne fonde son innocence que sur le désaveu d'actes qu'un innocent ne saurait commettre. Mais les prestiges des magiciens, de ces hommes qu'il croit justement dignes de réprobation, ne s'accomplissent que par l'enseignement et l'influence des démons. Pourquoi donc veut-il qu'on les honore? Pourquoi admet-il comme nécessaire pour porter nos prières aux dieux la médiation de ceux donc nous devons éviter les oeuvres, si nous voulons que nos prières parviennent au vrai Dieu? et je le demande, quelles sont, suivant lui, ces prières humaines que les démons présentent aux bons dieux? Des conjurations magiques ? mais les dieux veulent d'autres hommages; des prières permises? ils veulent d'autres médiateurs. Et puis si le pécheur qui offre aux dieux ses prières et son repentir s'accuse lui-même de magie, devra-t-il donc son pardon à l'intercession de ceux qui ont favorisé ou précipité sa chute dans le crime? Quoi! les démons, pour obtenir la grâce des pécheurs, feraient-ils les premiers pénitence de les avoir trompés? On ne l'a jamais dit. Et, en effet, oseraient-ils exiger des honneurs divins s'ils aspiraient par le repentir à rentrer en grâce? Orgueil détestable, d'une part; de l'autre, humilité digne de pardon ! [8,20] XX. Mais, dit-on, il est une raison puissante et impérieuse à cette médiation des démons entre les hommes et les dieux, à ces messages de prières et de grâces. Quelle est donc cette raison? quelle est cette nécessité? C'est qu'aucun dieu n'a commerce avec l'homme. O divinité chaste et sainte! elle n'a point commerce avec l'homme suppliant, et communique avec le démon superbe ! elle n'a point commerce avec l'homme pénitent, et communique avec le démon séducteur? elle n'a point commerce avec l'homme qui implore la divinité, et communique avec le démon, qui usurpe la divinité! elle n'a point commerce avec l'homme qui, éclairé par les livres des philosophes, chasse les poètes d'un État bien réglé, et communique avec le démon, qui réclame du sénat et des pontifes la représentation des infamies théâtrales! elle n'a point commerce avec l'homme qui défend de prêter des crimes aux dieux, et communique avec le démon, qui se complaît dans ces crimes imaginaires! elle n'a point commerce avec l'homme qui décerne de justes châtiments contre les crimes des magiciens, et communique avec le démon, qui enseigne et exerce la magie! elle n'a point commerce avec l'homme qui fuit les oeuvres du démon, et communique avec le démon, qui tend ses filets à la faiblesse de l'homme! [8,21] XXI. "Absurdité, indignité nécessaires : les dieux du ciel, qui veillent sur les choses humaines; ignoreraient les actions des hommes ici-bas, s'ils n'étaient avertis par les démons de l'air: car le ciel est séparé de la terre par des distances et des hauteurs infinies, tandis que l'air est contigu au ciel et à la terre". O admirable sagesse! Mais voici le secret de ces opinions sur les dieux, que l'on reconnaît tous bons. On les représente s'intéressant aux choses humaines, de peur qu'ils ne paraissent indignes des honneurs divins, et l'on ajoute que la distance des éléments leur dérobe la connaissance de ce qui se passe ici-bas, afin de rendre les démons nécessaires et d'accréditer le culte de ces médiateurs qui informent les dieux des actions et des besoins des hommes. S'il est ainsi, le démon, par la proximité du corps, est plus connu des dieux bons, que l'homme par la bonté de l'âme. O déplorable nécessité ! ou plutôt ridicule et détestable erreur, vaine protectrice de vaines divinités! Que si d'un esprit libre des obstacles du corps, les dieux peuvent voir notre esprit, ont-ils donc besoin de l'entremise des démons? Et si le visage, la parole, le mouvement, toute cette expression corporelle de l'esprit, font impression sur leur corps et leur servent d'interprètes pour comprendre les révélations des démons, les mensonges de ces démons peuvent donc aussi les surprendre? S'il est impossible que le démon séduise la divinité, est-ii possible que la divinité ignore nos actions ? Mais, je le demande, les démons ont-ils annoncé aux dieux que Platon proscrivait les fictions où les poètes mettaient en scène les crimes des dieux? ou bien, les démons ont-ils célé aux dieux le plaisir qu'ils trouvaient dans ces jeux? — ont-ils gardé le silence et laissé les dieux dans une entière ignorance à cet égard ? ou bien, ont-ils à la fois révélé et la religieuse sagesse de Platon, et leur sacrilége joie? ou bien enfin, ont-ils dérobé aux dieux la connaissance du jugement rendu par Platon contre la licence impie des poètes, et en même temps ont-ils fait l'aveu de leur cynique passion pour ces jeux qui publient les divines infamies? l'ont-ils dévoilée sans honte, sans crainte? Qu'on choisisse entre ces quatre suppositions, et, à quelque choix que l'on s'arrête, quelle mauvaise opinion n'a-t-on pas des dieux bons? Si l'on choisit la première, il faut accorder qu'il n'a pas été permis à ces dieux de communiquer avec Platon lorsqu'il les protégeait contre l'outrage, et qu'ils vivaient avec ces démons pervers qui s'applaudissaient de leur injure : les dieux bons ne pouvant connaître l'homme de bien relégué si loin d'eux, que par l'intermédiaire des malins esprits, ces esprits que, malgré le voisinage, ils ne connaissent pas. Si l'on choisit la seconde, si l'on admet que les dieux ignorent et la loi religieuse de Platon et les joies sacriléges des démons, quels renseignements peut leur donner sur les choses humaines cette médiation trompeuse, quand elle leur dérobe les décrets portés par la piété des sages contre la licence des esprits? Si l'on choisit la troisième, et si l'on nous répond que les démons ont fait connaître aux dieux et la loi de Platon et leur propre malice flétrie par cette loi ; je le demande, est-ce là un message ou une insulte? Et voilà ce que les dieux ont entendu, voilà ce qu'ils ont appris, et, ces démons, qui ne font et ne désirent rien que contre la majesté des dieux et la piété de Platon, ils ne les chassent pas de leur présence! Que dis-je? ils chargent ces perfides voisins de transmettre au loin leurs faveurs à ce vertueux étranger! La chaîne des éléments est donc un indissoluble lien qui les attache à qui les calomnie, et les sépare à jamais de qui les défend? Ils savent tout, mais ils ne peuvent rien contre la double pesanteur de l'air et de la terre. Il ne reste plus qu'un choix à faire, et c'est le pire de tous. Eh quoi? les coupables fictions des poètes, les sacriléges obscénités du théâtre, tout est dévoilé aux dieux par les démons, tout jusqu'au délire de leurs joies, jusqu' à l'ardeur de leur passion pour ces jeux; et cette noble sentence que la philosophie suggère à Platon contre tant d'infamies, les démons la dissimulent aux dieux ! et c'est par de tels médiateurs que les dieux bons sont forcés de connaître les plus criminels désordres, les désordres de ces médiateurs mêmes qui les diffament; et, d'autre part, le bien que font les philosophes, ce bien qui les honore, il ne leur est pas permis de le connaître. [8,22] XXII. Or, comme il est impossible de s'arrêter à aucune de ces suppositions sans concevoir des dieux une indigne opinion, il faut nécessairement refuser toute créance aux allégations d'Apulée et des philosophes qui partagent ses sentiments sur l'intercession des démons, sur cet échange de suppliques et de grâces dont ils sont les médiateurs. Loin de là, ce sont des esprits pervers, possédés du besoin de nuire, à jamais détournés de la justice, gonflés d'orgueil, dévorés de jalousie, subtils artisans de ruses. Ils habitent l'air, il est vrai; mais c'est un châtiment de leur inexpiable prévarication, que, précipités des hautes régions du ciel, ils demeurent confinés dans cet élément, comme dans une prison analogue à leur nature. Est-ce à dire que, parce que l'espace de l'air s'étend au-dessus de la terre et des eaux, ils ont sur les hommes la supériorité morale? Non. Les hommes l'emportent infiniment sur eux; et ce n'est pas ce corps terrestre qui fait leur excellence, mais l'assistance du vrai Dieu, propice à la piété de leur coeur. Sans doute, il est des hommes indignes de participer à la vraie religion, qui, réduits à une honteuse servitude, tendent les mains aux fers des démons; et la plupart, sur la foi de miracles trompeurs et de prédictions mensongères, croient à leur divinité. — Cependant, ne pouvant triompher de l'incrédulité réfléchie de quelques-uns, vivement frappés de leur dépravation, ils ont voulu passer du moins pour médiateurs entre les désirs de la terre et les faveurs du ciel. Mais ces incrédules, convaincus de la bonté des dieux et de la malignité des démons, n'ont pas cru devoir déférer à ceux-ci les honneurs divins, ni osé toutefois les en déclarer indignes, de crainte surtout d'irriter les peuples asservis à leur culte par une superstition invétérée. [8,23] XXIII. L'Hermès Egyptien surnommé Trismégiste en a différemment pensé et différemment écrit. Apulée, il est vrai, ne les reconnaît pas comme dieux, mais, en admettant leur médiation entre les hommes et les dieux, médiation qui les rend nécessaires aux hommes, il ne sépare point leur culte de celui des dieux. L'Égyptien admet deux espèces de dieux : le Dieu souverain a fait les uns, l'homme a fait les autres. A s'en tenir à ce simple énoncé, on peut croire qu'il s'agit des idoles, ouvrages de l'homme. Mais Trismégiste assure que ces idoles visibles et tangibles sont comme les corps des dieux, et qu'intérieurement des esprits appelés y résident avec la puissance de nuire ou de contribuer à l'accomplissement des désirs de ceux qui leur rendent les honneurs divins. Ainsi, unir par un art mystérieux ces esprits invisibles à une matière visible et corporelle, et de cette matière tirer, pour ainsi dire, des corps animés, des idoles dédiées et soumises à des esprits, c'est, suivant Trismégiste, faire des dieux : grand et admirable pouvoir que les hommes ont reçu! Mais je veux citer ici ses propres paroles telles qu'elles sont traduites en notre langue. « Puisque nous traitons, dit-il, des liens de société et d'alliance formés entre les hommes et les dieux, apprends à connaître, ô Esculape, les priviléges et le pouvoir de l'homme. Comme le Seigneur et le Père, Dieu en un mot, est l'auteur des dieux célestes, l'homme est l'auteur de ces dieux qui résident dans les temples et se plaisent au voisinage des mortels. » — « Ainsi, ajoute-t-il, l'humanité, fidèle au souvenir de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de la divinité. Le Père et le Seigneur a fait à sa ressemblance les dieux éternels, et l'humanité a fait ses dieux à la ressemblance de l'homme. » Ici Esculape, son principal interlocuteur, lui répond : « N'est-ce pas des statues que tu parles, ô Trismégiste? » — « Oui, Esculape, quelle que soit ta défiance, ne les vois-tu pas, ces statues, animées de sens et d'esprit, opérant tant de prodiges ; ces statues qui ont la science de l'avenir, et l'annoncent par les sortiléges, les devins, les songes; qui frappent les hommes d'infirmités et qui les guérissent; qui répandent dans leur cœur, suivant leurs mérites, la joie ou la tristesse ? Ignores-tu donc, ô Esculape, que l'Égypte est l'image du ciel, ou plutôt qu'elle est le miroir de toutes les évolutions célestes ! oui, disons-le, notre patrie est en vérité le temple de l'univers. Et cependant, comme il appartient au sage de tout prévoir, il est une chose qu'il ne nous est pas permis d'ignorer. Un temps viendra où l'on reconnaîtra que vainement les Égyptiens ont honoré la divinité d'un culte fidèle; leurs plus saintes cérémonies tomberont dans l'abjection et dans l'oubli. » Hermès s'arrête longtemps sur ce sujet, et il semble prédire ce temps où la religion chrétienne, puisant dans sa vérité et sa sainteté cette liberté puissante qui ruine les mensonges de l'idolâtrie, pour arracher l'homme par la grâce du Sauveur véritable, à la domination de ces dieux, ouvrage de l'homme, et pour le rendre à Dieu, dont l'homme est l'ouvrage. Mais, dans ces prédictions, Hermès parle en homme séduit par les prestiges des démons, il ne prononce pas clairement le nom des chrétiens. Et, comme s'il voyait tomber ces institutions dont le respect, suivant lui, conservait en Égypte la ressemblance de l'homme avec les dieux, cette intuition d'un avenir qu'il déplore donne à ses paroles un accent de tristesse profonde. Car il était de ceux dont l'Apôtre parle ainsi : "Ils ont connu Dieu, sans le glorifier comme Dieu, sans lui rendre grâces; ils se sont dissipés dans le néant de leurs pensées ; et leur coeur en délire s'est rempli de ténèbres. Se proclamant sages, ils sont devenus fous. Et cette gloire due au Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à l'image de l'homme corruptible", etc. Car Trismégiste, parlant du seul vrai Dieu, créateur du monde, tient un langage conforme à la vérité. Et je ne sais par quel obscurcissement du coeur il veut que les hommes demeurent toujours soumis à ces dieux, qui, de son aveu, sont leur ouvrage, et déplore leur ruine dans l'avenir; comme s'il était rien de plus malheureux qu'un homme esclave de ses propres oeuvres. Que dis-je? en adorant ces dieux, dont il est l'auteur, il lui est plus facile de cesser d'être homme, qu'à ces idoles de devenir dieux au sortir des mains de l'homme. Oui, l'homme déchu de la gloire et de l'intelligence descendra au niveau des brutes avant que l'ouvrage de l'homme s'élève au-dessus de l'ouvrage de Dieu, fait à la ressemblance de Dieu, au-dessus de l'homme. Et c'est justement que l'homme est abandonné de son auteur quand il s'abandonne lui-même à son oeuvre. Ainsi, lorsque l'Hermès Égyptien déplorait dans l'avenir la ruine de tant de vanités, d'impostures et de sacriléges, il n'y avait pas moins d'impudence dans sa douleur que de témérité dans sa science; car le Saint-Esprit ne lui avait pas révélé ces choses, comme aux saints prophètes, qui, voyant les événements futurs, s'écriaient aven allégresse : « Si l'homme se fait des dieux, ces dieux ne le sont donc pas? » et ailleurs : « Le jour viendra, dit le Seigneur, où j'exterminerai les noms des idoles de la face de la terre, et la mémoire même en périra. » Quant à l'Égypte en particulier, voici la prédiction du saint prophète Isaïe : « Les idoles d'Égypte tomberont devant lui. Elles sentiront en elles-mêmes leur coeur vaincu. » De ces hommes inspirés étaient ceux qui, certains de ce qui devait s'accomplir, se réjouirent de son accomplissement : Anne et Siméon, qui connurent Jésus-Christ dès sa naissance; Élisabeth, qui le connut en esprit dès sa conception; Pierre, qui, illuminé par le Père, s'écrie : "Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant". Mais les esprits qui révélaient à l'Égyptien l'époque de leur disgrâce étaient ces mêmes esprits qui, tremblant, disaient à Notre-Seigneur pendant sa vie mortelle : « Pourquoi est-tu venu nous perdre avant le temps? » soit que leur parût soudain cet événement qu'ils attendaient, mais plus tard ; soit que leur perte fût pour eux d'être connus, et dès là méprisés des hommes. Et cela arrivait avant le temps, c'est-à-dire avant le jour du jugement, où ils seront livrés à la damnation éternelle, avec tous les hommes qui se laissent engager dans leur société. Tel est l'enseignement d'une religion qui ne peut ni tromper, ni être trompée, bien différente de ce prétendu sage qui, flottant à tout vent de doctrine et mêlant le mensonge à la vérité, déplore la ruine future d'une religion qu'il confesse bientôt n'être qu'une erreur. [8,24] XXIV. Après un longue digression, il revient à ce qu'il a dit des dieux faits par les hommes, et voici comment il s'exprime : « Assez de paroles sur ce sujet. Revenons à l'homme et à la raison, don divin qui assure à l'homme le nom d'animal raisonnable. En effet, quoi qu'on publie à sa gloire, c'est une merveille au-dessus de toute merveille et de toute admiration, qu'il ait pu inventer et créer une divinité. L'incrédulité de nos ancêtres s'égarait en de profondes erreurs sur l'existence et la condition des dieux, délaissant le culte et les honneurs du Dieu véritable; c'est ainsi qu'ils ont trouvé l'art de se faire des dieux. Et, pour vivifier leur invention, ils proposèrent aux puissances naturelles une alliance convenable : l'union fut conclue. Impuissants à créer des âmes, ils ont évoqué celles des démons ou des anges pour les introduire dans les saintes images, dans les divins mystères, et communiquer aux idoles la faculté de bien faire ou de nuire. Je ne sais si les démons eux-mêmes conjurés en confesseraient autant que cet homme : « L'incrédulité de nos ancêtres s'égarait en de profondes erreurs sur l'existence et la condition des dieux, délaissant le culte et les honneurs du Dieu véritable; c'est ainsi qu'ils ont trouvé l'art de se faire des dieux. » Eh quoi! il ne dit pas simplement que l'erreur les conduit à inventer des dieux; il ne se contente point de parler d'ERREUR, il ajoute ERREUR PROFONDE! Cette erreur, et cette incrédulité, et cette indifférence religieuse, voilà donc les inventeurs de cet art qui fait des dieux ! Et c'est cet art funeste qui doit son origine à l'erreur, à l'incrédulité, à l'indifférence, dont le sage Hermès déplore la ruine au temps marqué, comme s'il s'agissait d'une religion divine. En vérité, n'est-ce pas la puissante volonté de Dieu qui le contraint à dévoiler l'antique erreur de ses pères; et la violence de l'enfer, à gémir sur les supplices futurs des démons? Car enfin, si l'erreur, l'incrédulité, l'éloignement de l'âme humaine pour le culte et la religion sainte ont inventé l'art de se faire des dieux, faut-il s'étonner que toutes les oeuvres de cet art détestable, accomplies en haine de la religion divine, soient abolies par la religion divine, puisque c'est la vérité qui reprend l'erreur, la foi qui confond l'incrédulité, l'amour qui guérit de la haine? Si Hermès, en publiant l'invention des ancêtres, en eût laissé les causes ignorées, guidés par le simple instinct de la justice et de la piété, c'était à nous de comprendre que, sans un immense éloignement de la vérité, jamais l'homme n'eût imaginé de se faire des dieux; jamais, s'il eût conservé de Dieu une idée digne de Dieu; jamais, s'il n'eût abjuré sa religion et son culte. Et toutefois, si nous eussions, nous, attribué cet art à l'erreur profonde, à la haine incrédule, à tous les égarements de l'âme infidèle, l'impudence des adversaires de la vérité serait moins insupportable. Mais, quand celui qui surtout admire en l'homme cette puissance de se faire des dieux, et ne voit qu'avec douleur approcher le temps où les lois mêmes détruiront ces sacriléges créations de l'homme ; quand celui-là, dis-je, en confesse hautement la triste et coupable origine, nous, que devons-nous dire, ou plutôt que devons-nous faire, sinon rendre les plus ferventes actions de grâces au Seigneur notre Dieu, qui abolit ce culte impie par des causes contraires à celles de son institution ? car la vérité ruine ce que l'erreur a établi ; ta foi détruit les oeuvres de l'incrédulité ; et le retour au Dieu saint, au Dieu de vérité, anéantit tout ce culte fondé sur l'éloignement et la haine de la vraie religion. Et cela est arrivé, non dans la seule Égypte, unique objet de la plainte que l'esprit des démons inspirait à Hermés, mais par toute la terre, qui, selon les prédictions de l'Écriture vraiment sainte et vraiment prophétique, s'écrie : « Chantez un nouveau cantique au Seigneur. Terre, chante de toutes parts des hymnes à sa gloire. » Aussi tel est le titre de ce psaume : « Quand la maison s'édifiait après la captivité. » Oui, elle s'édifie sur toute la terre, la maison du Seigneur, la cité de Dieu, la sainte Église, après cette captivité où gémissaient, esclaves des démons, ces hommes affranchis par la foi, et devenus aujourd'hui les pierres vivantes du divin édifice. Car, pour être l'auteur de ces dieux, l'homme n'en était pas moins possédé par son ouvrage. En les adorant, il entrait dans la société, non de stupides idoles, mais de perfides démons. Que sont, en effet, les idoles, sinon des objets qui, suivant la parole de l'Écriture, « ont des yeux, et ne voient point; » qui sont enfin ce que peuvent être de vains chefs-d'oeuvre, dépourvus de sentiment et de vie? Mais les esprits immondes, liés à ces statues par un art néfaste, engageant dans leur société les âmes de leurs adorateurs, les avaient réduites à une misérable servitude. Aussi l'Apôtre dit-il : « Nous savons qu'une idole n'est rien ; et quand les païens sacrifient, c'est aux démons et non à Dieu qu'ils sacrifient. Or je ne veux pas que vous entriez dans la société des démons. » C'est donc après cette captivité, où la malice de l'enfer tenait l'homme enchaîné, que la maison de Dieu s'élève sur toute la terre; et, de là, le titre du psaume où il est dit : « Chantez un nouveau cantique au Seigneur. Terre, chante de toutes parts des hymnes à sa gloire. Chantez à la gloire du Seigneur, et bénissez son nom. Annoncez de jour en jour le salut qu'il nous envoie. Publiez sa gloire chez toutes les nations, et ses merveilles chez tous les peuples. Car le Seigneur est grand, infiniment digne de louanges et terrible par-dessus tous les dieux. Ces dieux étrangers ne sont que des démons; c'est le Seigneur qui a fait les cieux. » Celui qui prévoyait avec douleur la venue des temps où le culte des idoles serait aboli, où les démons seraient déchus de leur empire sur leurs adorateurs, souhaitait donc, sous l'inspiration du malin esprit, la durée éternelle de cette captivité, qui dut cesser, dit le Psalmiste, pour qu'une maison fût édifiée sur toute la terre. Voilà ce qu'Hermès annonçait en gémissant; voilà ce que le prophète annonçait avec joie; et comme l'Esprit, qui publiait ces événements futurs par la voix des prophètes, triomphe toujours, Hermès lui-même est miraculeusement réduit à avouer que ces institutions, dont la ruine à venir afflige son âme, n'ont pour auteurs ni la raison, ni la foi, ni la piété; mais l'erreur, mais l'incrédulité, mais l'éloignement et la haine de la religion véritable. Et, lorsqu'Hermès attribue ces idoles, qu'il appelle dieux, à des hommes auxquels nous ne devons pas ressembler, bon gré mal gré, il prouve qu'il ne faut point adorer ses idoles si l'on ne ressemble aux malheureux qui les ont faites. Il en interdit donc le culte aux âmes sages, fidèles, religieuses; et démontre encore que ces artisans de divinités se sont soumis à adorer comme dieux ceux qui n'étaient pas dieux; car c'est une vérité que cette parole du Prophète : « L'homme se fait des dieux! Ces dieux ne le sont donc pas? » Toutefois, en appelant dieux ces impures images, ouvrage de mains impures, ces démons, qu'un art mystérieux enchaîne par les liens de leurs passions à leur effigie matérielle; Hermès n'adopte pas, comme Apulée le platonicien, cette inconvenante et absurbe opinion, qu'ils servent d'interprètes et de médiateurs entre les dieux et les hommes, créatures d'un seul Dieu; portant aux dieux les prières des hommes, rapportant aux hommes les faveurs des dieux; car il est trop insensé de croire que les dieux faits par l'homme ont auprès des dieux que Dieu a faits plus de crédit que l'homme mème fait par Dieu. Le démon, que l'art d'un impie unit à une statue, devient Dieu pour cet homme, et non pour tout homme. Quel est donc ce dieu que l'homme ne saurait faire, s'il n'était aveugle, incrédule et détourné du vrai Dieu? Or, si les démons, qu'on adore dans les temples, liés à ces statues par des hommes qui ne doivent ce pouvoir de faire des dieux qu'à leur impiété, qu'à leur éloignement de la vraie religion ; si les démons n'interviennent point comme médiateurs entre les dieux et les hommes, parce que leur dépravation les rend indignes de ce ministère, parce que les hommes, quelle que soit leur dégradation, valent encore mieux que ces dieux, leur ouvrage; il suit que toute leur puissance n'est qu'une puissance de démons, ennemis redoutables, amis plus funestes encore dont l'amitié n'est que perfidie. Et cette puissance, malfaisante ou favorable, ils ne' l'exercent jamais que par une permission de la justice de Dieu, profonde et impénétrable, et non comme médiateurs entre les hommes et les dieux, tenant de l'amitié des dieux ce pouvoir sur les hommes. Car peuvent-ils être amis de ces dieux bons, que nous appelons, nous, les saints anges, créatures raisonnables, habitantes des célestes demeures : Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, dont ils sont éloignés par la disposition de leur âme de toute la distance qui sépare le vice de la vertu, et la malignité de l'innocence? [8,25] XXV. Ce n'est donc point par la méditation des démons que nous devons aspirer à la bienveillance, à la protection des dieux ou plutôt des saints anges, mais par la conformité d'une volonté pure; c'est par cette conformité de volonté que nous sommes avec eux, que nous vivons avec eux, qu'avec eux nous adorons le Dieu qu'ils adorent, quoique nous ne puissions les voir de l'oeil de la chair; et ce qui nous éloigne d'eux n'est pas l'étendue : c'est la différence de volonté, c'est notre fragilité, c'est notre misère qui met entre eux et nous une distance morale. Ce n'est point la captivité de notre corps dans les liens de la chair et de l'habitation terrestre; c'est le goût de notre coeur pour les impuretés de la terre qui s'oppose à cette heureuse union. Mais, quand la guérison intérieure nous a rendus tels qu'ils sont eux-mêmes, notre foi nous approche d'eux, si nous croyons, sous leurs auspices, que celui qui fait leur bonheur nous admettra un jour au partage de cette félicité. [8,26] XXVI. Lorsqu'il prévoit avec douleur qu'un temps viendra où disparaîtront de l'Egypte ces institutions qu'il attribue lui-même à l'erreur, à l'incrédulité, à la haine de la religion divine, ce sage égyptien laisse échapper ces paroles remarquables : « Alors, dit-il, cette terre vénérable, consacrée par ces temples et ces autels sans nombre, sera couverte de morts et de tombeaux; » comme si, les idoles restant debout, l'homme dût cesser de mourir, ou qu'il fallût donner aux morts un autre asile que la terre ; comme si la révolution des jours et des siècles, en multipliant les funérailles, ne dût pas multiplier les tombeaux. Or, voici la cause de sa douleur : c'est qu'aux temples allaient succéder les mémoires de nos martyrs. Mais ceux qui liront ces pages avec un esprit de haine et d'impiété ne vont-ils pas s'imaginer que les païens adoraient des dieux dans leurs temples, et que nous adorons des morts dans leurs tombeaux ! La cécité de ces impies est, en effet, si profonde qu'ils heurtent, pour ainsi dire, contre les montagnes, et refusent de voir ce qui leur crève les yeux. Ils ne songent pas que, de tous les dieux des lettres païennes, on n'en saurait à peine trouver un seul qui n'ait été homme ; et on ne laisse pas de leur rendre à tous les honneurs divins, comme s'ils n'eussent jamais eu rien de l'humanité. Varron, soit dit en passant, ne remarque-t-il pas qu'on donnait aux morts le nom de dieux mânes? Et il justifie cette observation par les cérémonies, et surtout par les jeux funèbres - preuve éclatante de divinité; les jeux ne se célèbrent jamais qu'en l'honneur des dieux. Hermès lui-même, dans ce livre où il déplore l'avenir en ces mots : « Alors cette terre vénérable, consacrée par ces temples et ces autels sans nombre, sera peuplée de morts et de tombeaux; » ne prouve-t-il pas que les dieux de l'Égypte ne sont que des hommes morts? Car, après ce passage où il dit : « L'incrédulité de nos ancêtres s'égarait en de profondes erreurs sur l'existence et la condition des dieux, délaissant le culte et les honneurs du Dieu véritable; c'est ainsi qu'ils ont trouvé l'art de se faire des dieux, et pour vivifier leur invention ils proposèrent aux puissances naturelles une alliance convenable : l'union fut conclue. Impuissants à créer des âmes, ils ont évoqué celles des démons ou des anges pour les introduire dans les saintes images, dans les divins mystères, et communiquer aux idoles la faculté de bien faire ou de nuire; » il continue, et, poursuivant la preuve de son discours, il ajoute : « Ton aïeul, ô Esculape, est le premier inventeur de la médecine, et un temple lui a été consacré sur la montagne de Libye, voisine du rivage des crocodiles, où repose de lui l'homme terrestre, c'est-à-dire son corps. Le reste de sa personne, ou plutôt toute sa personne, si tout l'homme est sentiment et vie, est remontée meilleure au ciel; aujourd'hui c'est sa divinité qui répand sur les infirmités humaines le soulagement qu'autrefois elles devaient à sa science. » Hermès dit-il assez clairement qu'un mort est adoré comme dieu au lieu même de sa sépulture? et quand il ajoute que cet homme, remonté au ciel, continue de soulager les souffrances de l'homme, n'est-il pas à la fois dupe et trompeur? « Hermès, dit-il encore, Hermès, mon aïeul, dont le nom m'a été transmis, ne résidet-il pas dans la ville de son nom, et les mortels accourus de toutes parts n'ont-ils pas en lui un puissant protecteur? » Car celui qu'il appelle son aïeul, ce grand Hermès ou Mercure, a, dit-on, son tombeau dans Hermopolis. Voilà donc deux dieux qui furent deux hommes, Esculape et Mercure. Pour Esculape, Grecs et Latins sont d'acord. Quant à Mercure, plusieurs refusent de voir un mortel dans celui qu'Hermès appelle son aïeul; différents Mercures ont existé, n'ayant rien de commun que le nom. Mais que l'un diffère de l'autre, peu m'importe : celui-ci, de l'aveu de son petit-fils Trismégiste, dont la célébrité est si grande dans sa patrie, celui-ci, dis-je, comme Esculape, de mortel est devenu dieu. Trismégiste dit encore qu'Isis, femme d'Osiris, fait autant de bien quand elle est favorable, que de mal quand elle est irritée. Et pour montrer que tels sont tous les dieux, ouvrage d'un art funeste, ou plutôt que les dieux ne diffèrent point de ces démons, âmes des morts qu'il prétend unies aux idoles par une science menteuse, incrédule, sacrilége, créant des dieux faute de pouvoir créer des âmes, il parle du courroux de ces dieux comme il vient de parler des vengeances d'Isis, et ajoute : « Les divinités de la terre et du monde se livrent facilement à la colère; car l'homme les a douées de deux natures : il les a composées d'âme et de corps. L'âme, c'est le démon; le corps, c'est la statue. D'où vient que les Égyptiens les appellent saints animaux, et que chaque ville honore d'un culte divin les âmes de ceux qui pendant leur vie les ont consacrées, obéit à leurs lois et porte leurs noms? » Que devient donc cette plainte lamentable d'Hermès, quand il s'écrie : « Cette terre vénérable, consacrée par ces temples et ces autels sans nombre, se peuplera de morts et de tombeaux. » C'est que l'esprit d'imposture qui lui inspirait cette prophétie est contraint d'avouer par sa bouche que cette même Égypte était déjà peuplée de tombeaux, et de morts qu'elle adorait comme dieux. Hermès est l'organe des démons, frémissant des supplices futurs qui les attendent aux mémoires des saints martyrs. C'est auprès de ces pieux monuments qu'ils souffrent la torture, confessent leur nom, et sortent des corps des hommes dont ils s'étaient emparés. [8,27] XXVII. Et toutefois nous n'avons en l'honneur des martyrs ni temples, ni pontifes, ni cérémonies, ni sacrifices, parce qu'ils ne sont pas nos dieux, et que leur Dieu est le nôtre. Nous honorons, il est vrâi, leurs mémoires comme celles de fidèles serviteurs de Dieu qui jusqu'à la mort de leurs corps ont combattu pour la vérité, afin de répandre la vraie religion, et de convaincre la superstition et le mensonge : généreux sentiments que la crainte avait refoulés dans le coeur des anciens sages. Mais est-il un fidèle qui ait jamais entendu, devant l'autel élevé à la gloire de Dieu sur les saintes reliques d'un martyr, le prêtre s'écrier : Je t'offre ce sacrifice, Pierre, Paul ou Cyprien ? Car ce sacrifice n'est offert sur le tombeau des martyrs qu'à Dieu seul, qui les a faits hommes et martyrs, et les associe, dans le ciel, à la gloire des saints anges ; il est offert afin que nous rendions grâces de leurs victoires au Dieu de vérité, et qu'en implorant son assistance, la commémoration de leur mémoire nous encourage à rivaliser leurs palmes et leurs couronnes. Ainsi tout acte pieux accompli aux tombeaux des martyrs est un hommage rendu à leur mémoire, et non un sacrifice offert à des morts comme à des dieux. Et ceux même qui, suivant une pratique négligée des fidèles éclairés et presque généralement inconnue, portent des aliments sur les saintes sépultures, et, après une prière, emportent ces offrandes pour s'en nourrir ou pour les distribuer aux pauvres, ceux-là les tiennent pour sanctifiées par les mérites des martyrs, au nom du Seigneur des martyrs. Mais, qui l'ignore? nul sacrifice n'est offert aux martyrs, là où l'unique sacrifice des chrétiens est immolé. Non, ce n'est point par des honneurs divins, ce n'est point par des crimes humains que nous glorifions nos martyrs, comme les païens glorifient leurs dieux; nous n'avons point de sacrifices pour eux ; on ne leur a pas voué un culte d'infamie. Parlerai-je ici d'Isis, femme d'Osiris, déesse égyptienne, et de leurs ancêtres, tous rois, dit-on? Comme elle leur sacrifiait, elle trouva une moisson d'orge, dont elle montra quelques épis à son royal époux et à Mercure, conseiller de ce prince ; c'est pourquoi on la confond avec Cérès. Quels maux n'a-t-elle pas faits? Qu'on interroge, non les poètes, mais ces traditions des livres sacrés conformes aux révélations du prêtre Leo, qu'Alexandre communiqua à sa mère Olympias. Qu'on interroge ces monuments , si l'on en a la volonté et le loisir ; et que l'on songe quels hommes on a faits dieux et de quels actes de leur vie on a composé leur culte! Ah! que l'on se garde d'oser comparer ces dieux à nos martyrs, qui pour nous ne sont pas des dieux. Nous n'avons institué en leur honneur ni prêtres, ni sacrifices, parce qu'il est inconvenant, illicite, impie d'entre- prendre ainsi sur la gloire due à Dieu seul ; nous ne cherchons pas non plus dans leurs crimes et dans des jeux infâmes un divertissement où ils se complaisent, comme ces dieux que le paganisme honore par la représentation des forfaits dont ils se sont souillés quand ils étaient hommes, ou dont on a flétri leur divinité, à la joie des démons. Non, ce n'est pas un tel dieu qu'aurait eu Socrate, s'il avait eu un dieu. Mais peut-être un habile artisan de dieux en aura-t-il pourvu ce sage, innocent de cette superstition, étranger à cet art coupable. Eh! que dirai-je encore? Non, il ne faut point honorer ces esprits, pour obtenir la vie éternelle qui succède à la mort. L'homme le moins sensé en douterait-il encore? Mais, va-t-on répondre, tous les dieux sont bons, et tous les démons ne sont pas mauvais ; et c'est aux bons que, pour arriver à la vie bienheureuse nous devons rendre hommage; opinion que j'apprécierai au livre suivant.