[2,0] LIVRE DEUXIÈME. [2,1] I. Si la raison humaine, faible et malade ici-bas, loin d'oser résister à l'éclat de la vérité, soumettait ses langueurs au traitement d'une doctrine salutaire, en attendant que par la foi et l'amour elle obtînt sa guérison de la grâce divine, un sens droit et la faculté de s'exprimer suffiraient, sans long discours, pour convaincre toute erreur de son néant. Mais cette maladie qui travaille les esprits égarés est d'autant plus pernicieuse aujourd'hui, qu'après toutes les raisons possibles, et telles que l'homme en doit attendre de l'homme, soit aveuglement profond qui ne voit plus l'évidence, soit indomptable opiniâtreté qui ne saurait la souffrir, ils défendent les emportements de leur délire comme la raison et la vérité même. C'est donc souvent une nécessité de s'étendre longuement sur des faits manifestes, non pour les montrer à ceux qui voient, mais pour les faire toucher au doigt, pour en frapper les yeux qui se détournent. Et pourtant quel terme aux débats et aux discours, si nous croyions toujours devoir une réponse aux réponses? Car le défaut d'intelligence ou l'entêtement rebelle répondent, comme dit l'Écriture, « par des paroles d'iniquité, » et « leur vanité ne les fatigue point. » Si donc nous voulions réfuter leurs opinions autant de fois qu'ils ont obstinément pris leur parti de se soucier peu de ce qu'ils disent pourvu qu'ils nous contredisent, quelle oeuvre interminable, désespérante, stérile! Aussi ne voudrais-je pour juges de mes écrits ni toi-même, cher Marcellin, ni aucun de ceux à qui, pour l'amour de Jésus-Christ, je dévoue ce fruit de mes veilles, si vous réclamiez toujours une réponse à chaque contradiction qui s'élève, semblables à, ces femmes dont parle l'Apôtre, « apprenant toujours, et n'arrivant jamais à la connaissance de la vérité. » [2,2] II. J'ai abordé au livre précédent cette oeuvre de la Cité sainte que j'entreprends d'élever avec l'aide de Dieu; et j'ai cru devoir préalablement répondre aux impies qui attribuent ces fléaux de la guerre dont le monde est brisé, surtout cette récente désolation de Rome, à la religion chrétienne, parce qu'elle leur défend le culte abominable des démons, quand plutôt ils devraient rendre grâces au Christ de cette clémence inouïe des barbares qui, par le seul amour de son nom, ouvre pour refuge à la liberté des vaincus les plus saints, les plus vastes asiles, et respecte en plusieurs la profession du christianisme, ou sincère ou usurpée par la crainte, jusques à regarder comme illicite à leur égard l'exercice du droit de la guerre. Ici s'est présentée cette question : Pourquoi ce divin privilège s'est-il étendu à des impies, à des ingrats? et pourquoi les calamités de la guerre ont-elles enveloppé dans une même infortune les justes et les impies? Mêlée aux vicissitudes journalières du siècle où les faveurs divines et les afflictions humaines semblent indifféremment tomber en partage aux bons et aux méchants, cette question, qui trouble un grand nombre d'esprits, je me suis arrêté quelque temps à la résoudre selon le dessein de cet ouvrage, mais surtout pour consoler les saintes femmes flétries dans leur pudeur et non dans leur chasteté, afin que la vie ne leur soit point un remords quand leur âme n'a pas à connaître le repentir. Puis, en peu de mots, je me suis adressé à ces lâches dont la cynique impudence insulte aux afflictions des fidèles et surtout à la pudeur outragée de nos saintes et chastes soeurs: eux, les plus dépravés, les plus effrontés des hommes ! race dégénérée de ces mêmes Romains dont l'histoire a gardé tant de nobles souvenirs; que dis-je? mortels ennemis de la gloire de leurs pères. Car cette Rome, enfantée, élevée par le courage des ancêtres, ils l'avaient faite dans sa grandeur plus hideuse qu'elle ne fut dans sa chute. Ici, ce n'est qu'une ruine de bois et de pierres; mais dans leur vie, c'était la force, c'était la beauté morale qui s'était écroulée: ces coeurs brûlaient de passions plus funestes que les flammes qui ont dévoré leurs toits. Ainsi j'ai terminé le premier livre; je veux maintenant rappeler tous les maux que Rome a soufferts, soit à l'intérieur, soit dans les provinces soumises à son empire, maux dont ils chargeraient infailliblement la religion chrétienne, si dès lors la liberté de la parole évangélique eût élevé contre leurs dieux faux et trompeurs sa puissante protestation. [2,3] III. Or souviens-toi qu'ici je plaide encore contre ceux dont l'ignorance a fait naître ce proverbe "Il ne pleut pas, les chrétiens en sont cause". Quoique dans ce nombre il s'en trouve plusieurs dont l'esprit cultivé aime l'histoire où ils ont sans peine appris les faits que je vais dire. Mais, afin de soulever contre nous la multitude grossière, ils feignent l'ignorance, et cherchent à persuader au vulgaire que ces désastres dont, à certaines distances de temps et de lieux, le genre humain est nécessairement affligé, n'ont d'autre cause que le nom chrétien qui étend partout pour la ruine de leurs dieux sa renommée immense, son éclatante popularité. Que leur souvenir remonte donc aux temps antérieurs à l'incarnation du Christ, à cette glorieuse propagation de son nom, dont ils sont si vainement jaloux, qu'il leur souvienne combien de calamités différentes ont brisé la république romaine; et, s'il est possible, qu'on les défende, ces dieux qu'il ne faut servir que pour détourner les maux dont on nous impute aujourd'hui la souffrance; car pourquoi ont-ils permis ces afflictions de leurs serviteurs, avant que la gloire du nom de Jésus-Christ offensât leur majesté et interdît leurs autels? [2,4] IV. Et d'abord pourquoi cette indifférence des dieux à prévenir le déréglement des moeurs? C'est avec justice que le vrai Dieu a négligé ceux qui ne le servent pas; mais ces dieux, que des hommes profondément ingrats murmurent de ne pouvoir servir, pourquoi laissent-ils leurs adorateurs sans lois, sans lumière pour bien vivre ? Si les hommes veillent au culte des dieux, n'est-il pas juste que les dieux veillent aux actions des hommes? Mais, dit-on, nul n'est méchant que de sa propre volonté. Et cependant n'était-ce pas pour ces dieux un devoir de providence de ne point cacher à leurs fidèles les préceptes de la vertu, mais de les professer à haute voix, et, par l'organe de leurs pontifes, de reprendre, d'accuser les pécheurs, de présenter au crime la menace des châtiments, à la justice la promesse des récompenses. L'écho de vos temples a-t-il jamais résonné de tels enseignements? Et moi aussi, à l'âge de l'adolescence, j'assistais à ces spectacles, à ces sacriléges parades. Je prenais plaisir à ces fureurs étranges, à ces concerts, à ces jeux infâmes célébrés en l'honneur des dieux et des déesses. Au jour de l'ablution solennelle de la vierge céleste Bérécynthia, mère de tous les dieux, en public devant sa litière, les plus vils histrions chantaient de telles obscénités qu'il eût été honteux de les entendre, non pas à la mère des dieux, mais à la mère d'un sénateur, mais à la mère d'un citoyen honnête; que dis-je? l'un de ces bouffons en eût rougi pour sa mère, car l'homme conserve en son coeur pour ses parents un sentiment de pudeur que la dernière dépravation ne saurait effacer. Oui, qui de ces bouffons mêmes n'eût rougi de répéter dans sa maison, devant sa mère, ces cyniques refrains, ces postures lascives, dont, en présence de la mère des dieux et d'une multitude de témoins de l'un et de l'autre sexe, il affligeait sans pudeur les yeux et les oreilles? Cette foule immense et confuse qu'attirait la curiosité ne devait-elle pas se retirer avec le dégoût et la confusion de la honte? Si c'est là une cérémonie sacrée, qu'est-ce donc qu'un sacrilége ? Si c'est là une ablution, qu'est-ce donc qu'une souillure? Et tout cela s'appelait mets; festin en effet où l'on servait à la faim des démons, les aliments de leur goût ! Qui ne sait quels esprits se complaisent à de telles infamies, à moins d'ignorer l'existence même des esprits immondes, séducteurs des hommes sous le nom de dieux; à moins de vivre d'une vie telle qu'au mépris du vrai Dieu, on recherche leur faveur, on redoute leur colère ? [2,5] V. Et ce n'est pas ces insensés qui, loin de lutter contre les débordements de cette honteuse coutume, s'y complaisent avec délices, c'est cet illustre Scipion Nasica envoyé par le sénat comme le plus vertueux citoyen au devant de l'impure idole, c'est Scipion que je voudrais ici pour juge. Nous saurions s'il désirerait que sa mère eût rendu à la république des services assez éminents pour mériter les honneurs divins; honneurs que les Grecs, les Romains et les autres peuples ont, dans leur reconnaissance, décernés à plusieurs de leurs bienfaiteurs mortels, qu'ils croyaient devenus immortels et admis au nombre des dieux. Certes, s'il était possible, il souhaiterait à sa mère cette glorieuse félicité; mais voudrait-il que ces divins honneurs fussent célébrés par de telles infamies? A cette question il s'écrierait sans doute : Non! que ma mère demeure privée de sentiment et de vie plutôt que de vivre déesse pour prêter l'oreille à ces horreurs! Loin, loin de notre pensée qu'un sénateur romain, d'une raison assez magnanime pour proscrire le théâtre dans cette cité de fortes âmes, souhaite à sa mère un culte où, déesse, on l'invoque par des prières qui l'eussent offensée simple mortelle comme de honteuses paroles. Non, il ne croirait pas que l'apothéose corrompît à ce point les sentiments d'une vertueuse femme qu'elle agréât comme de pieux hommages ces obscénités infâmes, auxquelles, pendant sa vie, elle eût dû fermer l'oreille et se dérober par la fuite, à moins de faire rougir pour elle ses parents, son mari, ses enfants. Ainsi, cette mère des dieux que le dernier des hommes n'eût pas avouée pour sa mère, voulant s'emparer des âmes romaines, réclame le plus vertueux citoyen. Est-ce afin de le rendre tel en effet par ses conseils et son assistance? Non, elle veut le séduire, semblable à cette femme, chasseresse des âmes précieuses » comme dit l'Écriture. Elle veut que ce grand coeur, fier d'un témoignage tenu pour divin, et croyant lui-même à l'éminence de sa vertu, ne se mette point en quête de la piété, de la religion véritable, sans quoi les plus nobles caractères tombent dans le néant de l'orgueil. Et que prétend cette déesse en demandant un homme de bien, sinon le surprendre, elle qui demande pour ses solennités des divertissements que les gens de bien repousseraient avec horreur de leurs banquets? [2,6] VI. De là l'insouciance de ces dieux pour régler la vie et les meurs des peuples, des cités dévouées à leur culte ; pour détourner par de terribles menaces ces maux affreux qui dévorent non le champ et la vigne, non la maison et la fortune, mais l'homme même et cette chair soumise à l'âme, et cette âme et cet esprit recteur de la chair. Loin de là; ils permettent plutôt à la malice humaine de combler la mesure. L'ont-ils jamais réprimée? Qu'on nous le montre donc, qu'on nous le prouve! Et qu'on n'allègue pas ici de vains chuchotements par où une sorte de tradition mystérieuse souffle à l'oreille de quelques rares initiés je ne sais quels principes de probité et de pudeur; mais que l'on cite, que l'on signale les lieux consacrés à de pieuses réunions, où l'on ne célèbre point de jeux avec des chants et des postures cyniques, ni de ces déroutes solennelles où la bride est lâchée à toutes les infamies, véritables déroutes de l'honneur et de la honte; mais où le peuple reçoive les enseignements des dieux pour contenir l'avarice, briser l'ambition, refréner la luxure; où l'homme misérable apprenne ce que Perse veut qu'il apprenne : « Apprenez, malheureux, s'écrie le poète avec amertume; remontez aux causes; apprenez ce que nous sommes; pour quelle vie nous recevons l'être; quel est l'ordre imposé; où, et de quel point, la roue doit décrire la courbe qui tourne mollement le but; la misère des richesses et celle des désirs; l'utilité de cet écu tout rude encore; quelle part s'en doit à la patrie et à des parents aimés; ce que Dieu veut que tu sois, et dans quelle condition de l'humanité il a marqué ta place. » Qu'on nous le dise, où professait-on ces maximes au nom des dieux? où s'assemblaient les peuples pour entendre ces divins préceptes? en quels lieux semblables à nos églises que montrons instituées pour de telles réunions, partout où la religion chrétienne se répand? [2,7] VII. Peut-être va-t-on nous citer les écoles et les disputes des philosophes? D'abord elles ne sont pas d'origine romaine, mais grecque; ou, s'il faut les tenir pour romaines parce que la Grèce est devenue province de l'empire romain, encore ne publient-elles point les préceptes des dieux, mais les inventions des hommes dont le génie pénétrant et subtil a entrepris de découvrir rationnellement ce que la nature recèle de plus secret; ce qu'il faut rechercher ou fuir dans la conduite de la vie; quelle induction certaine l'art de raisonner exprime par un enchaînement rigoureux; ce qui ne conclut pas, ou répugne aux conclusions que l'on tire. Et quelques-uns ont découvert de grandes vérités en tant que Dieu leur a prêté son aide, mais en tant qu'esclaves de l'infirmité humaine, ils sont tombés dans l'erreur, et la Providence divine a résisté justement à leur orgueil pour montrer par l'exemple même de ces hommes la voie de la piété qui du fond de l'humilité s'élève jusqu'au ciel : question que nous aurons sujet d'approfondir et de discuter avec la grâce du vrai Dieu et Seigneur. Si toutefois les philosophes ont découvert quelque secret de s'acheminer par une bonne vie à la vie bienheureuse, combien serait-il plus juste de décerner à de tels hommes les honneurs divins? Ne serait-il pas plus conforme à la bienséance et à la vertu de lire les livres de Platon dans son temple que d'assister dans le temple des démons à ces mutilations volontaires des prêtres galles, à ces consécrations cyniques, à ces blessures forcenées, enfin à toutes ces turpitudes cruelles, à toutes ces cruautés honteuses solennellement pratiquées dans les fêtes de ces infâmes divinités? Combien serait plus utile à l'éducation morale de la jeunesse la publique lecture d'un code de lois divines, que ces stériles éloges des lois et institutions de nos ancêtres! Car les adorateurs de ces dieux ne sentent pas plutôt fermenter dans leur âme le venin d'un coupable désir, selon l'expression de Perse, qu'ils songent aux actions de Jupiter de préférence aux leçons de l'Académie et à l'austère discipline de Caton. Aussi, dans Térence, un jeune débauché voit « en peinture sur une muraille comment Jupiter répand certaine pluie d'or au sein de Danaé; et, couvrant sa honte d'une autorité si grande, il se vante d'avoir suivi les traces d'un Dieu. "Eh! quel Dieu ? dit-il : celui qui fait trembler de son tonnerre la voûte profonde des cieux. Pygmée que je suis, j'aurais honte de l'imiter? Non! non! je l'ai imité, et de grand coeur!" [2,8] VIII. Ce n'est pas, dira-t-on, aux fêtes des dieux, c'est aux fictions des poètes qu'il faut rapporter de tels enseignements. Qui m'empêche de répondre que les mystères de la religion sont plus honteux que les débauches du théâtre! Toutefois je me borne â dire, ce que l'on ne peut nier sans être convaincu par l'histoire, que ces jeux où règnent les fables des poètes n'ont pas été introduits dans les cérémonies religieuses par l'ignorante superstition des Romains, mais que les dieux eux-mêmes en ont impérieusement et presque avec menace ordonné la solennelle représentation, comme je l'ai rappelé en peu de mots au livre premier. Car, ç'a été sous le fléau d'une contagion désastreuse que les jeux scéniques furent primitivement institués à Rome par l'autorité des pontifes. Qui donc ne se proposerait pas pour règle de vie les actions représentées dans ces jeux d'institution divine, plutôt que ces articles écrits dans les codes de la sagesse humaine? Si le maître des dieux ne fut jamais adultère que dans les coupables fictions des poètes, ce n'est pas l'omission mais la sacrilège licence de ces jeux que dut venger le juste courroux de ces chastes divinités. Et cependant c'est encore là le divertissement le plus tolérable; ces tragédies, ces comédies, imagination des poètes, exposées sur la scène, savent du moins voiler l'obscénité des sujets par une certaine décence d'expressions. Ainsi font-elles partie des études dites honnêtes et libérales, et des vieillards les font lire et apprendre aux enfants ! [2,9] IX. Mais quel était le sentiment des vieux Romains sur les jeux de la scène? Cicéron nous l'apprend dans ses livres de la République, où Scipion, en discutant, s'exprime ainsi : « Jamais, si les moeurs privées ne l'eussent souffert, la comédie n'eût fait recevoir ses débauches au théâtre. » Pour les Grecs, plus anciens, ils avaient peut-être une excuse au libertinage de leur préjugé; car la loi permettait à la comédie de parler librement et nominativement de tout et de tous. Aussi, dans les mêmes livres, Scipion l'Africain ajoute : « Qui n'a-telle pas atteint? ou plutôt, sur qui ne s'est-elle pas acharnée? Qui a-t-elle épargné ? Qu'elle ait blessé des flatteurs du peuple, citoyens pervers et séditieux, un Cléon, un Cléophon, un Hyperbolus, encore passe: souffrons-le, bien qu'il soit préférable que tels hommes soient notés par le censeur plutôt que par le poète; mais que Périclès, depuis tant d'années gouvernant la république avec une souveraine autorité dans la paix et dans la guerre, soit outragé par des vers et qu'on les récite sur la scène, cela n'est pas moins choquant 'que si parmi nous Plaute ou Névius eût voulu médire des Scipion, ou Cécilius de Caton. Et un peu plus bas : "Nos lois des douze Tables au contraire, si avares de la peine capitale, l'ont portée contre tout citoyen qui flétrirait l'honneur d'autrui par des poésies ou représentations outrageantes. C'est en effet au jugement, à la censure légitime des magistrats, et non au caprice des poètes, que notre vie doit être soumise, et nous devons être à l'abri de l'injure, s'il ne nous est permis de répondre et de nous défendre en justice". Tel est le passage du quatrième livre de la République de Cicéron, que j'ai cru devoir extraire littéralement, sauf quelques omissions ou de légers changements pour en faciliter l'intelligence : car il importe beaucoup à mon sujet. Suivent d'autres développements dont la conclusion montre que les anciens Romains ne souffraient pas volontiers qu'un homme fût pendant sa vie loué ou blâmé sur la scène. Les Grecs, je l'ai déjà dit, en admettant cette licence, n'étaient pas moins cyniques, mais plus conséquents; car ils voyaient leurs dieux applaudir à l'opprobre dont la scène couvrait et les hommes et les dieux mêmes, soit pures fictions des poètes, soit récit et représentation véritable de ces crimes divins; et plût au ciel que les hommes se fussent contentés de les prendre pour divertissement et non pour modèles. C'eût été trop d'orgueil en effet d'épargner la réputation des principaux de la ville et des autres citoyens, quand les dieux ne voulaient pas que leur propre réputation fût épargnée. Pour cette excuse alléguée d'ordinaire, que les forfaits attribués aux dieux ne sont qu'imagination et mensonge, quoi de plus criminel si l'on consulte la véritable piété? Si l'on considère la malice des démons, quoi de plus artificieux, quoi de plus perfide? Car, si la diffamation d'un citoyen vertueux et dévoué à la patrie est d'autant plus indigne qu'elle calomnie davantage et ses moeurs et la vérité, quels supplices pourront suffire quand cette injure, si horrible, si criminelle, atteint la Divinité même? [2,10] X. Mais qu'importe à ces esprits de malice, qu'on prend pour des dieux, que des crimes imaginaires leur soient attribués, pourvu qu'ils enveloppent les âmes humaines dans ces filets d'opinions étranges, et les entraînent avec eux à leur inévitable supplice? Que ces crimes aient été commis par des hommes dont l'apothéose réjouit ces amis des erreurs humaines, subtils artisans de malfaisance et d'imposture, habiles à se substituer aux objets mêmes de ce culte idolâtre; ou que nul homme n'en soit coupable, qu'importe? Ils veulent que la fiction les prête aux dieux, afin que toute atrocité, toute infamie s'autorise de tels exemples comme s'il y avait commerce de crimes du ciel à la terre ! Ainsi les Grecs, se sentant esclaves de pareilles divinités, m'ont pas cru que, sur cette scène retentissante d'outrages, les poètes dussent les épargner eux-mêmes; soit ambition d'être assimilés à leurs dieux, soit crainte de les irriter en s'élevant au-dessus d'eux par la recherche d'une réputation meilleure. C'est aussi sur ce principe qu'ils admettaient les acteurs aux plus hautes dignités; car ce même livre de la République rapporte qu'Eschine, l'éloquent orateur d'Athènes, après avoir joué la tragédie dans sa jeunesse, parvint au gouvernement de l'État, et qu'Aristodème, acteur tragique aussi, fut souvent envoyé par les Athéniens en mission auprès de Philippe pour traiter les plus importantes affaires de la guerre et de la paix. Et en effet, l'art et les jeux scéniques étant agréables aux dieux, était-il raisonnable d'en reléguer les acteurs au rang des citoyens infâmes? [2,11] XI. C'était une honte aux Grecs; mais ils s'accommodaient à la fantaisie de leurs dieux. Ils n'osaient pas dérober la vie des citoyens aux langues homicides des poètes et des histrions qui déchiraient la vie des dieux, de l'aveu, avec l'agrément des dieux mêmes; et, loin de mépriser les acteurs de ces fictions si agréables à leurs divinités, ils les jugèrent dignes des plus grands honneurs. Quelle raison en effet d'honorer les prêtres qui rendent les dieux propices par le sang des victimes, et de noter comme infâmes les acteurs, instruments de ces plaisirs scéniques réclamés des dieux comme un honneur dont l'omission, suivant leurs propres menaces, provoquerait les célestes courroux? Et d'ailleurs le célèbre Labéon, si profond dans la science sacrée, ne veut-il pas que la différence de culte distingue les divinités bonnes et mauvaises? Aux mauvaises, des libations sanglantes, de funèbres prières; aux bonnes, des hommages de plaisir et de joie : les jeux, dit-il, les festins, le lectisternium. Plus tard, avec l'aide de Dieu, nous discuterons le fond de toutes ces opinions. Quant a la question présente, soit que l'on rende ces honneurs indifféremment à tous les dieux comme bons (et il sied bien aux dieux d'être méchants ! ou plutôt ils le sont tous, car ils ne sont que des esprits impurs); soit qu'au gré de Labéon, on établisse certaine distinction d'hommages, c'est toujours avec beaucoup de raison que les Grecs honorent à la fois les prêtres qui offrent les victimes et les acteurs qui célèbrent les jeux. Ne seraient-ils pas en effet convaincus de faire injure à tous les dieux, si la scène est un plaisir pour tous; ou, chose encore plus indigne, aux dieux bons, si les bons seuls s'y plaisent ? [2,12] XII. Quant aux Romains, et Scipion en fait gloire dans ce même traité de la République, ils n'ont pas voulu laisser leur vie et leur réputation en proie à l'injurieuse malignité des poètes, et ils ont même décerné la peine capitale contre tout citoyen coupable de vers diffamatoires. Noble respect de soi-même! mais orgueil, mais impiété à l'égard des dieux! Ignorait-on qu'ils souffraient avec patience, que dis-je? avec plaisir, d'être déchirés par la dent envenimée des poètes ; et l'on se croyait plus digne de ménagements que les dieux mêmes, et le rempart de la loi protégeait l'homme contre les outrages, tandis que les dieux en étaient abreuvés dans les jeux célébrés en leur honneur ! Eh quoi! Scipion, tu loues la défense faite aux poètes de Rome d'insulter un citoyen romain, et tu vois que nul des dieux n'est épargné! Tu fais donc plus d'état de la dignité du sénat que de la gloire du Capitole, de la seule Rome que de tout le ciel ? Et les poètes ne pourront darder contre les citoyens leur langue malfaisante : la loi les retient. Mais, libres à l'égard des dieux, sans craindre ni sénateur, ni prince du sénat, ni censeur, ni pontife, ils pourront impunément leur lancer l'outrage! C'est une indignité, n'est-ce pas, que Plaute ou Névius médisent des Scipions, ou Cécilius de Caton? Mais il est juste que votre Térence irrite l'incontinence de la jeunesse par l'exemple de Jupiter très grand et très bon! [2,13] XIII. Scipion me répondrait peut-être, s'il vivait : Comment refuser l'impunité à ce qui est consacré par les dieux mêmes ? Et n'ont-ils pas introduit dans les moeurs romaines ces jeux scéniques où se représente, où se dit, où se fait tout cela? N'en ont-ils pas ordonné la dédicace et la célébration en leur honneur? — Eh quoi ! un tel commandement ne les a pas convaincus de n'être que des dieux de mensonge, absolument indignes de recevoir d'une telle république les honneurs divins? N'eût-il pas été contre la décence et la raison de les adorer s'ils eussent réclamé des représentations injurieuses aux Romains? Comment donc, au nom du ciel, a-t-on pu les prendre pour des dieux dignes d'adoration, au lieu de les reconnaître comme des esprits digne de haine, quand, jaloux de tromper les hommes, ils ont voulu que leur culte même publiât leurs crimes ? Et toutefois, quoique déjà dominés par une funeste superstition au point d'honorer des divinités qui demandaient à la scène l'hommage de ces turpitudes, les Romains conservèrent assez de dignité et de pudeur pour ne pas honorer les acteurs à l'exemple des Grecs; mais, suivant les paroles du même Scipion dans Cicéron, "tenant pour infâmes l'art et les jeux scéniques, non seulement ils ont jugé les gens de cette profession inadmissibles aux emplois, ils ont encore voulu que la note du censeur les exclût même de leur tribu". Admirable sagesse, et qui doit compter entre les vraies vertus de Rome! Mais que n'est-elle à soi-même son guide et son modèle? Un citoyen romain choisit la profession d'acteur, toute voie aux honneurs lui est fermée.; que dis-je? la sévérité du censeur ne le souffre pas même dans sa propre tribu : cela est juste. O noble instinct de la gloire! ô inspiration naïvement romaine ! — Mais qu'on me réponde : quelle raison d'exclure des honneurs les hommes de la scène, et d'introduire les jeux de la scène dans les honneurs des dieux ? Longtemps inconnu à la vertu des Romains, cet art théâtral n'est recherché que pour le plaisir de l'homme, il ne se glisse qu'au sein de la corruption, et les dieux cependant en réclament l'hommage? Et l'on rejette avec mépris l'acteur, l'un des ministres du culte divin ! Et l'on ose noter qui représente ces infamies, en adorant qui les exige? C'est un différend à vider entre les Grecs et les Romains. Les Grecs trouvent raisonnable d'honorer les hommes de la scène, puisqu'ils adorent des dieux solliciteurs de jeux scéniques; les Romains au contraire, ne souffrent, pas que leur présence déshonore l'assemblée du sénat, que dis-je? la tribu même où la plèbe est admise? Mais, dans cette question, toute difficulté est tranchée par ce raisonnement. Les Grecs posent en principe : Si l'on doit un culte à de tels dieux, on doit des honneurs à de tels hommes. Mais il est impossible d'honorer de tels hommes, objectent les Romains; et les chrétiens concluent: Donc il est impossible d'adorer de tels dieux. [2,14] XIV. Et je le demande maintenant, ces poètes auteurs de pareilles fables à qui la loi des douze Tables défend d'attenter à la réputation des citoyens quand ils couvrent les dieux d'opprobres et d'outrages, pourquoi ne sont-ils pas réputés infâmes comme les comédiens, notés comme ceux qui représentent ces poétiques fictions, ces ignominieuses divinités? Est-ce justice de flétrir les acteurs et d'honorer les auteurs? Et n'est-ce pas plutôt à un Grec, à Platon, qu'il faut décerner la palme de l'équité lorsque formant selon la raison l'idéal d'un Etat, il pense qu'il faut en bannir les poètes comme les ennemis de la vérité ; car il ne saurait souffrir ni ces insultes sacriléges, ni ces fables trompeuses et corruptrices. Et c'est Platon, c'est un homme, qui, proscrivant les poètes, bannit le mensonge de la cité, tandis que les jeux scéniques sont réclamés par les dieux comme un honneur. Compare maintenant l'homme à la divinité. L'homme ne veut pas même que l'on écrive de telles infamies, il en dissuade sans les persuader la légèreté et la mollesse grecques ; la divinité veut même qu'on les représente, et son ordre arrache ces représentations à la gravité, à la modestie des Romains! Que dis-je? elle veut encore que ces jeux lui soient dédiés, consacrés, célébrés solennellement en son honneur. Qui donc enfin serait-il plus honorable de diviniser ou le sage qui défend tant d'obscènes délires, ou ces démons charmés de l'erreur des hommes à qui Platon n'a pu persuader la vérité ? Cet homme, Labéon a cru devoir l'élever au rang des demi-dieux, µ comme Hercule, comme Romulus. Or il préfère les demi-dieux aux héros, et tous il les met au nombre des divinités. Pour moi, je le tiens non seulement préférable aux héros, mais aux dieux mêmes, celui que Labéon appelle un demi-dieu. Les lois romaines approchent des sentiments de Platon; car, s'il condamne toutes fictions poétiques, les Romains refusent du moins aux poètes la licence de médire des hommes; s'il leur interdit le séjour même de la cité, ils bannissent les acteurs de la société civile; et peut-être les banniraient-ils tout à fait s'ils avaient quelque courage contre ces dieux qui leur imposent les jeux de la scène. Les Romains ne pourraient donc jamais obtenir ni attendre, pour régler ou corriger leurs moeurs, aucune loi de ces dieux que la loi romaine humilie et confond. Ils réclament des jeux scéniques en leur honneur; elle repousse des honneurs les hommes de la scène ; ils exigent que les fictions poétiques proclament leur divine infamie; elle défend à l'impudence des poètes de diffamer les hommes. Platon, ce demi-dieu, s'est élevé contre la honteuse passion de ces dieux, et quels dieux! Il a montré ce que le caractère romain devait accomplir en exilant de toute ville bien réglée les poètes, artisans de mensonges ou séducteurs des faibles mortels qu'ils convient à imiter les plus odieux forfaits comme des actions divines. Pour moi, sans donner Platon ni pour un dieu, ni pour un demi-dieu, sans le comparer à aucun des saints anges du Dieu souverain, à aucun des prophètes de vérité, à nul apôtre, à nul martyr du Christ, non pas même à un simple chrétien (et ce sentiment, avec la grâce du Seigneur, j'en développerai les raisons en lieu convenable ), cependant ce demi-dieu de leur fantaisie, je le préfère sinon à Romulus, à Hercule, quoique nul récit, nulle fiction d'historien ou de poète ne lui attribuent ou le meurtre d'un frère ou tout autre crime; mais assurément je le préfère à un Priape, à un Cynocéphale, à la Fièvre enfin, divinités que Rome a empruntées aux autels étrangers ou qu'elle-même a consacrées. Et comment ces dieux auraient-ils soin de prévenir ou de déraciner par des préceptes ou des lois une telle corruption de l'esprit et des moeurs, ces dieux qui s'intéressent au développement, à la propagation des vices, en requérant du théâtre la solennelle publicité de leurs crimes véritables ou imaginaires, afin que les honteux instincts de l'homme s'allument d'eux-mêmes, comme divinement autorisés. Aussi c'est en vain que Cicéron s'écrie au sujet des poètes : « Lorsqu'ils se sentent soutenus des acclamations et des suffrages du peuple, sage et merveilleux précepteur sans doute, quelles ténèbres ils répandent! quelles terreurs ils inspirent ! quelles passions ils enflamment ! » [2,15] XV. Et quelle raison a décidé le choix de ces dieux, de ces faux dieux? Raison, ou plutôt flatterie? Car ce sage qu'ils érigent en demi-dieu, Platon lui-même, qui par ses nobles travaux a tant lutté contre les maux si funestes de l'âme et leur désastreuse influence sur les moeurs humaines, ils ne le jugent pas digne du plus humble temple, et ils préfèrent à plusieurs dieux leur Romulus, quoique la doctrine secrète lui assigne plutôt le culte d'un demi-dieu que d'un dieu. N'ont-ils pas institué pour lui un flamine, dignité sacerdotale si éminente dans les rites anciens, témoin la hauteur de la mitre, qu'il n'existait que trois flamines attachés à trois divinités : le Dialis à Jupiter, le Martialis à Mars, le Quirinalis à Romulus? Car ce prince, étant comme admis au ciel par la faveur de ses concitoyens, reçut le nom de Quirinus. Ainsi Romulus est élevé en honneur au-dessus de Neptune, au-dessus de Pluton, frère de Jupiter, au-dessus même de Saturne leur père, puisqu'on affecte à ses autels ce grand sacerdoce réservé à Jupiter, et qui n'est accordé peut être à Mars, père de Romulus, qu'en faveur de son fils. [2,16] XVI. Si les Romains avaient pu recevoir de leurs dieux des lois morales, ils n'iraient pas, quelques années après la fondation de Rome, emprunter aux Athéniens les lois de Solon. Encore ne les observent-ils pas telles qu'ils les ont reçues; ils cherchent à les rendre meilleures et plus parfaites, laissant à Lacédémone les lois de Lycurgue, quoique ce législateur les présente comme instituées par l'autorité d'Apollon. Mais, sagement incrédules, les Romains n'en veulent point. Numa Pompilius, successeur de Romulus, passe pour l'auteur de certaines lois insuffisantes au règlement de l'État. Quoique les dieux lui dussent l'institution de plusieurs cérémonies sacrées, on ne dit point qu'en retour il ait reçu d'eux ces lois. Ainsi, maux de l'âme, déréglements de la vie, contagions morales, fléaux si terribles qu'au témoignage des plus savants hommes du paganisme ils ruinent les cités dont les murs sont debout, ces dieux se mettent peu eu peine d'en préserver leurs adorateurs ; loin de là, ils travaillent, comme nous l'avons déjà dit, à les aggraver encore. [2,17] XVII. Mais peut-être les dieux n'ont-ils pas donné de lois au peuple romain, parce que à Rome, selon Salluste, "le juste et l'honnête régnaient autant par la conscience que par la loi." C'est sans doute à cette équité naturelle qu'il faut attribuer le rapt des Sabines? Des filles étrangères se laissent prendre au piége d'un spectacle; la violence les enlève à leurs parents ; chacun, comme il peut, s'assure d'une femme : quoi de plus légitime? Quoi de plus juste? Mais si les Sabins étaient injustes de refuser, combien plus les Romains de ravir? N'eût-il pas été plus juste de combattre des voisins qui refusent leurs filles que des pères qui les redemandent à leurs ravisseurs? Qui retenait donc le fils du dieu Mars assuré de l'assistance paternelle? Que ne poursuivait-il par les armes la vengeance, la réparation de l'injure de ces hymens refusés ? La guerre pouvait offrir au vainqueur quelque droit de ravir l'objet d'injustes refus, mais la paix n'en accordait aucun, et la guerre fut injuste contre des pères justement indignés. Cette perfidie toutefois eut un heureux succès; et quoique le spectacle des jeux du cirque en ait jusqu'à nous perpétué la mémoire, cependant Rome n'a pas approuvé un tel exemple. Son erreur put aller à faire de Romulus un dieu, mais non à autoriser par la coutume ou la loi l'imitation de ce crime. N'est-ce pas aussi par ce sentiment naturel d'équité qu'après l'expulsion du roi Tarquin dont le fils avait déshonoré Lucrèce, le consul Junius Brutus contraint son collègue Tarquin Collatin, mari de la victime, homme vertueux et sans reproche, d'abdiquer le consulat, et ne lui permet pas de vivre dans Rome? injustice étrange, qui trouve pour fauteur ou complice ce peuple duquel Collatin, comme Brutus lui-même, tenait sa dignité. Et quand après une guerre de dix années où l'armée romaine avait rendu tant de combats malheureux contre les Véiens, quand Rome épouvantée doutait encore de son salut, n'est-ce pas ce même sentiment qui s'élève contre le héros de cet âge, Marcus Camillus, rapide vainqueur de ces terribles ennemis et de leur puissante cité ? L'envie des détracteurs de sa vertu, l'insolence des tribuns du peuple, l'accusent, et telle est l'ingratitude de cette ville qu'il vient de sauver, que, certain de sa condamnation, il la prévient par un exil volontaire; on le condamne absent à dix mille pesant d'airain, lui le prédestiné vengeur de son ingrate patrie qu'il va bientôt arracher aux Gaulois ! Rappellerai-je tant de scènes d'injustice et de violence dont Rome fut émue quand les patriciens s'efforçaient d'asservir le peuple, quand le peuple se roidissait contre l'asservissement, et que de part et d'autre les chefs étaient plutôt possédés de la passion de vaincre qu'inspirés par la raison et l'équité? [2,18] XVIII. Je me borne donc, et ne veux d'autre témoin que Salluste lui-même. Il a dit à la louange des Romains ces paroles qui servent de texte à ce discours : "Chez eux le juste et l'honnête régnaient autant par la conscience que par la loi," désignant l'époque où, délivrée des `rois, Rome développa sa croissance avec une rapidité inouïe. Et cependant au premier livre de son Histoire, au début de ce livre, il avoue que, «dès le temps même où la république passa des rois aux consuls, les injustices des puissants provoquèrent la séparation du sénat et du peuple, et d'autres dissensions intérieures.» Puis il rappelle que "entre la seconde et la dernière guerre punique, le peuple romain vécut dans l'union et la vertu," attribuant cette heureuse harmonie non à l'amour de la justice, mais, tant que Carthage fut debout, à la crainte d'une paix infidèle; crainte salutaire pour réprimer le désordre, préserver les moeurs, contenir les vices, qui décidait le sage Nasica à s'élever contre la destruction de Carthage; et l'historien ajoute aussitôt : « Mais la discorde, l'avarice, l'ambition, filles ordinaires de la prospérité, se développèrent surtout après la ruine de Carthage, » pour nous faire entendre qu'auparavant même, elles avaient déjà pris naissance et accroissement. Il explique ainsi sa pensée : "Les injustices des puissants," dit-il, "provoquèrent la séparation du sénat et du peuple, et les autres dissensions intérieures". Ce ne fut, dès le principe, qu'au moment même de l'expulsion des rois, tant que l'on eut Tarquin à craindre, et sur les bras une rude guerre avec l'Étrurie, que dura le pouvoir légitime de la modération et de l'équité. Encore, ce règne si court de la justice qui suivit la proscription de la royauté, faut-il en faire honneur à la crainte. On redoutait la guerre dont le roi banni, soutenu de l'alliance des Étrusques, menaçait les Romains. Jetons un regard sur la suite du récit de Salluste : « Plus tard, » dit-il, « les patriciens veulent plier le peuple sous un joug d'esclaves; ils disposent en rois de la vie et de la personne du citoyen, le chassent de son champ, partout maîtres et despotes. Impatiente de tant de violence, accablée sous le poids de l'usure, quand d'ailleurs une guerre continuelle l'écrase de tributs et de milice, la plèbe se retire armée sur les monts Aventin et Sacré. Alors elle obtient ses tribuns et d'autres garanties. A tant de discordes et de luttes la seconde guerre punique met seule un terme." Voilà donc, en ce peu de temps écoulé depuis l'exil des rois, quels furent ces Romains dont l'historien nous dit : « Chez eux, le juste et l'honnête régnaient autant par la conscience que par la loi." Si telle il a trouvé l'époque reconnue l'une des plus belles et des plus vertueuses de la république, que dire ou que penser de l'age suivant, où « changée peu à peu, selon l'expression même de Salluste, « déchue de tant de vertu et de beauté, Rome se précipita dans le vice et la corruption, » c'est-à-dire, et l'historien l'assure, après la ruine de Carthage? On peut lire, dans les rapides tableaux que Salluste a tracés, par quels désordres nés de la prospérité on en vint aux guerres civiles. Dès lors, » dit-il, « les moeurs antiques ne dérivent plus peu à peu, elles roulent comme un torrent. Le luxe et l'avarice ont tellement travaillé le coeur des jeunes gens, que l'on peut dire avec raison qu'il leur est aussi naturellement impossible de garder leur patrimoine que d'en souffrir l'épargne en autrui. Salluste s'arrête encore sur les vices de Sylla, sur les hontes de la république, et d'autres écrivains s'accordent avec lui, sans égaler son éloquence. Il est aisé de voir, et un coup d'oeil suffit, je pense, dans quelle sentine d'infamie Rome était plongée avant la venue du Roi de gloire. Car tout cela est arrivé avant que le Christ présent en la chair eût commencé d'enseigner, avant même qu'il eût pris naissance d'une vierge. Ainsi donc les iniquités de ces temps, tolérables d'abord, puis, après la ruine de Carthage, odieuses et intolérables, ils n'osent pas les imputer à leurs dieux, ces dieux de qui l'infernale malice sème dans les intelligences humaines les erreurs d'où s'élance cette audacieuse végétation de crimes, et ils accusent le Christ des afflictions présentes, le Christ dont la doctrine salutaire proscrit le culte de ces fausses et trompeuses divinités, le Christ qui, frappant d'un divin anathème les instincts prévaricaleurs, soustrait peu à peu toute sa famille à la chute menacante de ce monde ruineux, pour élever, non sur les applaudissements de la vanité, mais sur le jugement de la vérité même, sa glorieuse et éternelle Cité ! [2,19] XIX. Voilà donc la république romaine « peu à peu changée, tombée de sa gloire et de sa vertu dans le vice et là honte". Et je ne suis pas le premier à le dire, je rappelle ce que des historiens, dont on nous a vendu la connaissance, ont dit longtemps avant l'ère du Christ; voilà donc, avant lui, après la ruine de Carthage, « les moeurs antiques qui ne dérivent plus avec lenteur, mais se précipitent comme un torrent, tant le luxe et l'avarice ont corrompu la jeunesse." Lisez-nous donc les prescriptions données au peuple romain par ses dieux contre l'avarice, contre le luxe. Ah ! plutôt que ne se sont-ils bornés, ces dieux, à taire les lois de la pudeur et de la modestie, sans exiger de ce peuple de honteuses obscénités pour obtenir, à la faveur de leur divinité feinte, une pernicieuse autorité ! Lisez au contraire nos Écritures : quels sublimes et divins commandements donnent aux peuples assemblés pour les entendre, et les prophètes, et le saint Évangile, et les Actes des apôtres et leurs Épîtres ! Ce n'est plus le vain bruit des discussions philosophiques, c'est le tonnerre des divins oracles qui roule dans les nuées du ciel. Et les impies n'accusent pas leurs dieux de cette dépravation qui, avant Jésus-Christ, entraîne Rome au plus profond du vice et de la honte; mais ces récentes calamités, juste salaire de leur orgueil et de leur mollesse, ils les rejettent avec blasphème sur la religion chrétienne! Ah! plutôt si ses maximes de justice et de probité avaient l'oreille et la sollicitude des rois, peuples, princes et juges d'ici-bas, des jeunes gens et des vierges, des vieillards et des enfants, et de ceux à qui s'adresse Jean-Baptiste, publicains et soldats, la république comblerait de sa félicité les domaines de la vie présente, et gravirait les cimes de la vie éternelle pour y régner dans la béatitude. Mais l'un écoute, l'autre méprise, plus amis, la plupart, des perfides caresses du vice, que des salutaires épines de la vertu. Et la patience est ordonnée à tous les serviteurs du Christ, quels qu'ils soient, rois, princes, juges, soldats, provinciaux ; riches ou pauvres, libres ou esclaves de l'un et l'autre sexe, il leur faut supporter cette république, si avilie, si dégradée qu'elle soit; résignation qui leur assure un rang glorieux dans cette sainte et auguste cour des anges, dans cette céleste république où la volonté de Dieu est l'unique loi. [2,20] XX. Mais qu'importe aux serviteurs de ces misérables divinités, passionnés imitateurs de leurs crimes et leurs débauches; qu'importe à de tels hommes la corruption, la honte de la république? Qu'elle soit debout, disent-ils, florissante par la force de ses armées, par l'éclat de ses victoires, ou, mieux encore, par la sécurité et la paix : il suffit; que nous importe? ou plutôt, il nous importe que chacun augmente ses richesses pour suffire aux prodigalités journalières, pour réduire le faible à la merci du puissant; que le besoin soumette le pauvre au riche, et que le patronage de l'un assure à l'autre une tranquille oisiveté; que les riches abusent des pauvres, instruments d'une fastueuse clientèle; que les peuples applaudissent, non pas aux ministres de leurs intérêts, mais aux pourvoyeurs de leurs plaisirs; que rien de pénible ne soit ordonné, rien d'impur défendu; que les rois ne s'inquiètent pas de la vertu, mais de l'obéissance de leurs sujets; que les sujets obéissent aux rois, non comme directeurs de leurs moeurs, mais comme arbitres de leur fortune, comme intendants de leurs voluptés, et que cet hommage trompeur ne soit que le criminel et servile tribut de la crainte; que les lois protégent plutôt la vigne que l'innocence de l'homme; que nul ne comparaisse devant le juge, s'il n'a entrepris sur le bien ou la vie d'autrui, s'il n'a été malfaisant et nuisible; mais que des siens, avec les siens, avec quiconque le voudra souffrir, il soit permis de tout faire ; que les courtisanes abondent, au gré de qui veut jouir, et de qui surtout ne peut entretenir de concubine! Partout des palais somptueux! partout de splendides festins! partout, à votre fantaisie, où vous pourrez, jour et nuit, fêtez le jeu, la table, le vomitoire, le lupanar! Partout le bruit de la danse! partout que le théâtre frémisse des clameurs d'une joie dissolue et des émotions de toute volupté cruelle ou infâme! Que celui-là soit ennemi public, à qui telle félicité déplaît! Que si pour la troubler quelque citoyen s'élève, que la libre multitude sans l'entendre le repousse, qu'il soit chassé, qu'il soit proscrit! Qu'il n'y ait de dieux véritables que les auteurs et les protecteurs de cette félicité! Qu'on les honore à leur volonté, qu'ils demandent tels jeux qu'il leur plaise, qu'ils les obtiennent avec ou de leurs adorateurs ! qu'ils veillent seulement pour que ni la guerre, ni la peste, ni aucun autre désastre n'altère tant de prospérité! Est-ce là, je le demande à tout homme en possession de la raison, est-là l'empire romain, ou plutôt n'est-ce pas le palais de Sardanapale, cet ancien roi, esclave des voluptés, qui fait graver sur son tombeau qu'il n'emporte rien dans la mort que ses débauches n'aient englouti pendant sa vie ? Ah! que nos adversaires ne jouissent-ils d'un tel roi, si complaisant à leurs désirs, et que nul vice ne trouve sévère? A lui, de plus grand coeur que les anciens Romains à Romulus, ils consacreraient un temple et un flamine! [2,21] XXI. Ils méprisent peut-être celui dont le témoignage flétrit tant de désordres et de corruption. Que leur importe la honte, la dégradation morale de Rome, pourvu qu'elle subsiste et demeure? Eh bien, qu'ils écoutent non plus le récit de Salluste, mais le jugement de Cicéron, qui prononce que dès lors même la république était anéantie, qu'il n'existait plus de république. Il introduit Scipion, le vainqueur même de Carthage, dans cette discussion sur la république, débattue à l'époque où la corruption tracée par Salluste faisait pressentir une décadence prochaine : au moment où venait de périr l'un des Gracques, premier auteur, suivant Salluste, des grandes séditions ; car, dans ce même ouvrage, il est parlé de sa mort. Or Scipion vient de dire à la fin du second livre que, s'il faut dans un concert de voix ou d'instruments maintenir certain accord entre des sons distincts, sous peine de blesser par une discordance l'oreille délicate, et que, si la mesure établit l'unisson entre les voix les plus différentes, il n'est pas moins vrai qu'une semblable tonalité dans l'ordre politique admise entre les classes élevée, moyenne et inférieure, forme l'union des citoyens; car l'harmonie dans la musique est la concorde dans l'État, lien étroit, forte et légitime garantie de sa conservation, qui ne saurait subsister sans la justice. Scipion développe avec étendue les avantages de la justice dans l'État et les dangers de son absence; mais l'un des interlocuteurs, Philus, prend la parole et demande que la question soit plus sérieusement approfondie ; que l'on discute de nouveau sur la justice à cause du préjugé déjà répandu de l'impossibilité de gouverner la république sans injustice. Scipion consent que l'on poursuive la solution du problème, ajoutant qu'il regarde comme nuls tous les précédents discours, et comme impossible tout développement ultérieur, si l'on ne pose d'abord que non seulemeut il est faux que la république ne puisse être gouvernée sans injustice, mais qu'il est au contraire de la plus exacte vérité qu'on ne la saurait gouverner sans une souveraine justice. Remise au lendemain, la question est discutée avec chaleur au troisième livre. Philus soutient la première opinion, et proteste toutefois qu'elle n'est pas la sienne. Il plaide à fond pour l'injustice contre la justice, et, ne négligeant aucune raison, aucun exemple spécieux, il semble s'étudier à démontrer réellement l'utilité de l'une et l'inutilité de l'autre. Alors Lélius, sollicité d'une commune voix, prend en main la défense de la justice, et soutient de tout son pouvoir qu'il n'est pas pour un État d'ennemi plus dangereux que l'injustice : sans une justice rigoureuse, point de gouvernement, point de stabilité possible. Cette question paraissant suffisamment débattue, Scipion reprend son discours, il rappelle et recommande cette courte définition qu'il a donnée de la république, la chose du peuple, selon lui. Or le peuple n'est pas une réunion fortuite, mais une association qui repose sur la sanction du droit et la communauté d'intérêt. Il montre ensuite l'importance logique de la définition, et conclut de la sienne que la république, la chose du peuple, n'existe en vérité qu'autant qu'elle est bien et sagement gouvernée ou par un roi, ou par quelques citoyens recommandables, ou par tout le peuple. Or, que le roi soit injuste, tyran, disent les Grecs; que les oligarques soient injustes, par un accord qu'il nomme faction; qu'enfin le peuple lui-même soit injuste, et, faute d'expression usitée, il lui donne aussi le nom de tyran, dès lors la république n'est pas seulement corrompue, suivant les conclusions de la veille; mais, aux termes de la définition même pressée par la raison, la république n'est plus, puisqu'elle a cessé d'être la chose du peuple, pour devenir la proie d'une tyrannie factieuse; puisque le peuple injuste cesse d'être peuple, s'il est vrai que le peuple ne soit point une réunion fortuite, mais une association qui repose sur la sanction du droit et la communauté d'intérêt. Ainsi donc, cette république romaine que Salluste décrit, elle n'est point vicieuse ni corrompue, elle a cessé d'être, suivant l'arrêt qui ressort de cette conférence entre les plus grands citoyens du temps. Et Cicéron en achève la preuve quand, au début du cinquième livre, parlant non plus au nom de Scipion ni d'un autre, mais au sien propre, il cite ce vers d'Ennius : "Rome subsiste par ses moeurs et ses hommes antiques," et s'écrie : « Quelle brièveté, quelle vérité dans ce vers ! c'est un oracle que je crois entendre. Ces hommes, en effet, sans la vertu publique, la vertu publique sans ces hommes, eussent été impuissants à fonder ou maintenir tant d'années une si juste et si vaste domination. Aussi, avant notre âge, la morale du pays élevait au pouvoir les hommes éminents, et ces hommes gardaient les vieilles moeurs et les institutions des ancêtres. Mais notre siècle, recevant la république comme un magnifique tableau altéré déjà par le temps, a non seulement négligé d'en raviver la couleur, il n'a pas même songé à sauver le dessin et les derniers contours. Car que reste-il de ces moeurs antiques par qui, dit le poète, subsistait la république? ces moeurs, aujourd'hui tombées dans une telle désuétude, que non seulement la pratique, mais la connaissance même en est perdue! Pour les hommes, qu'en dire? N'est-ce point par disette d'hommes que les moeurs ont péri? Désastre qu'il ne suffit pas d'expliquer, mais dont il faut nous défendre comme d'un crime capital ; car ce n'est point par malheur, c'est par immoralité que nous n'a vous plus que le nom de la république, dont la réalité est dès longtemps perdue." Voilà donc l'aveu de Cicéron, après la mort de Scipion l'Africain, il est vrai, mais néanmoins avant l'avénement du Christ. Que si telle décadence était à signaler depuis la propagation et la prédominance de la religion chrétienne, qui de nos ennemis ne lui en ferait un crime ? Eh ! pourquoi donc ces dieux sont-ils demeurés indifférents à la chute, à la perte de cette république dont la sombre éloquence de Cicéron, longtemps avant l'incarnation du Christ, déplore la ruine? Quant à ses panégyristes, à eux de voir ce qu'elle était au temps même de ces hommes et de ces moeurs antiques, si dans son sein régnait la justice véritable, si dès lors elle n'était pas plutôt une brillante peinture qu'une vertu vive, suivant l'expression échappée à Cicéron lui-même dans l'éloge de la vieille Rome. Mais nous en parlerons ailleurs, s'il plaît à Dieu; car je prétends montrer, même par les courtes définitions de la république et du peuple que Cicéron prête à Scipion, par ses propres sentiments, par ceux des autres interlocuteurs dont je prendrai le témoignage, qu'elle ne fut jamais une vraie république, parce qu'elle n'eut jamais une vraie justice. Une définition plus probable lui accordera d'avoir été une apparence de république, mieux gouvernée par les anciens Romains que par leurs descendants. Or il n'est de véritable justice que dans cette république dont Jésus-Christ est le fondateur et le souverain, si toutefois nous la nommons république, ne pouvant nier qu'elle ne soit en réalité la chose du peuple. Que si ce nom, pris ailleurs dans un autre sens, s'éloigne trop de notre langage accoutumé, il n'est pas moins certain que la vraie justice n'appartient qu'à cette Cité dont l'Écriture sainte a dit : "On a publié de toi des choses glorieuses, Cité de Dieu." [2,22] XXII. Mais, pour revenir à la question réelle, malgré les éloges que nos adversaires décernent à la république telle qu'elle fut ou telle qu'elle est, toujours est-ce une vérité qu'au témoignage de leurs plus savants auteurs, longtemps avant la naissance du Christ, elle n'était que désordre et corruption; ou plutôt elle n'était plus, elle avait péri dans la ruine de ses moeurs. Eh quoi! pour prévenir sa perte, ces dieux tutélaires ne devaient-ils pas préceptes, institutions morales à ce peuple fidèle, en retour de tant d'autels, de tant de prêtres, de tant de sacrifices, cérémonies, fêtes et jeux solennellement célébrés en leur honneur? Mais non, ces démons ne songent qu'à leur intérêt, peu jaloux des moeurs de ce peuple, ou plutôt jaloux de l'entretenir dans ses vices, pourvu toutefois que la crainte le tienne enchaîné à leur temple. Auraient-ils donc donné quelques préceptes ? Où sont-ils? qu'on les montre ? qu'on les lise? Au mépris de quelles lois imposées par les dieux, les Gracques ont-ils allumé ces furieuses séditions; Marius, Cinna, Caton, se sont-ils portés à ces guerres civiles, injustes dans leurs causes, cruelles dans leur conduite, plus cruelles dans leur fin? Quelles lois divines a foulées Sylla, dont la vie, les moeurs, les actions racontées par Salluste et les autres historiens, font frémir d'horreur? Qui n'avouera que déjà cette république n'était plus? Oseront-ils donc alléguer la corruption des citoyens et cette pensée de Virgile, qu'ils citent d'ordinaire pour la défense de leurs dieux : «Ils se sont retirés de leurs sanctuaires, ils ont abandonné leurs autels, les dieux protecteurs de cet empire?" Et d'abord, s'il est ainsi, pourquoi accusent-ils la religion chrétienne de cette désertion de leurs dieux offensés, puisque déjà la dépravation de leurs ancêtres a dès longtemps chassé comme mouches, des autels de Rome, cet essaim de petites divinités? Mais où donc était cette multitude de dieux, quand, longues années avant la corruption des vieilles moeurs, Rome fut prise et brûlée par les Gaulois? Ils étaient présents, mais endormis peut-être. Toute la ville tombée au pouvoir de l'ennemi, il ne restait plus aux Romains que le rocher du Capitole, qui lui-même eût succombé, si les oies n'eussent veillé sur les dieux assoupis. Événement qui, par l'institution de la fête de l'oie, faillit précipiter Rome dans la superstition des Égyptiens, adorateurs de bêtes et d'oiseaux. Mais il ne s'agit pas encore ici des maux extérieurs, maux du corps plutôt que de l'âme. Je ne parle que de la souillure des moeurs, qui, altérées d'abord peu à peu dans leurs vives couleurs, puis emportées comme un torrent, décidèrent une telle ruine, que les plus grands écrivains n'hésitent point à dire que les toits et les murailles survivaient à la république. Or c'eût été justement que, délaissant leurs sanctuaires et leurs autels, ces dieux eussent abandonné Rome à sa perte, si elle eût méprisé leurs conseils de sagesse et de justice. Mais quels dieux, dites-moi, qui refusent de vivre avec ce peuple, leur serviteur, qu'ils ont laissé mal vivre, sans jamais l'instruire à bien vivre ? [2,23] XXIII. Que dis-je? n'ont-ils pas prêté secours aux fureurs des passions? ou du moins n'est-il pas évident qu'ils ont refusé de les contenir? Grâce à cette assistance, Marius, homme nouveau, sans naissance, féroce artisan de guerres civiles, est sept fois consul; il meurt dans son septième consulat, plein de jours, et la mort le soustrait aux mains de Sylla qui va revenir vainqueur. Pourquoi donc cette même assistance ne l'a-t-elle pas détourné de tant de crimes ? Mais, dit-on, les dieux ne lui sont pas venus en aide. Quel aveu! Quoi! un homme peut jouir, sans la faveur des dieux, de cette prospérité temporelle dont vous êtes trop épris ! Un homme peut être comblé comme Marius de tous biens, force, santé, richesses, dignités, honneurs, longue vie, il peut jouir du ciel en courroux! Et des hommes comme Régulus, dans la servitude, le dénûment et les veilles, épuiser tous les supplices, toutes les horreurs de la mort, malgré l'amitié des dieux! Maïs un tel aveu est celui de leur impuissance et de l'inutilité de leur culte; car, s'ils n'ont eu souci de ce peuple que pour l'instruire dans les pratiques contraires à la probité et aux vertus morales dont on espère la récompense après la mort, s'ils sont, quant aux biens passagers et temporels, inoffensifs à leurs ennemis et inutiles à leurs amis, pourquoi ces honneurs, pourquoi cet empressement à les servir? Pourquoi, en ces tristes et lamentables jours, tant de murmures, comme si ces dieux s'étaient retirés offensés, et tant de blasphèmes, tant de sacriléges outrages contre la religion chrétienne? Mais s'ils ont dans le temps le pouvoir de servir ou de nuire, quoi! ils accordent leur protection à l'exécrable Marius, ils la refusent au vertueux Régulus! Cela ne suffit-il pas pour les convaincre d'injustice et de perversité? Croit-on qu'ils n'en soient que plus à craindre, plus à honorer? Erreur. Régulus les honorait-il moins que Marius? Cependant que cette prédilection des dieux pour Marius ne soit pas une raison d'embrasser le vice; car le plus vanté des hommes de bien, Métellus, père de cinq fils consulaires, réunit toutes les félicités temporelles; et ce traître, chargé de dettes et de crimes, Catilina, meurt misérable dans son duel parricide! Mais la véritable et solide félicité n'attend que l'homme de bien, serviteur du seul Dieu qui la donne. Ainsi, quand cette république se mourait de vices, ces dieux n'ont rien fait pour diriger ou corriger ses moeurs, pour prévenir sa chute; que dis-je? pour l'accélérer, ils ont aidé au travail de la corruption. Et qu'ils ne se couvrent pas d'une feinte bonté, comme si l'iniquité romaine les eût bannis de Rome! Ils y sont restés, leur présence s'est trahie comme leur imposture; incapables de bons préceptes pour sauver les hommes, et de silence pour se cacher eux-mêmes. Dirai-je que la compassion des habitants de Minturnes recommanda à la déesse Marica la fortune de Marius, et que, sorti de l'abîme du désespoir, ce brigand rentra dans Rome à la tête d'une armée de brigands? Sanglante, atroce victoire! plus impitoyable contre les citoyens qu'elle n'eût été contre l'ennemi ! Lisez plutôt les récits unanimes de l'histoire. Mais passons; car ce n'est pas à cette obscure Marica que j'attribue la sanguinaire prospérité de Marius, mais à une secrète providence de Dieu, pour fermer la bouche aux infidèles, et affranchir de l'erreur ceux qui, exempts de passions, méditent avec sagesse sur ces événements. Et en effet, si les démons ont quelque pouvoir dans l'ordre temporel, ils n'en ont qu'autant que la secrète volonté du Tout-Puissant leur en permet, afin de nous apprendre à ne pas attacher tant de prix aux prospérités terrestres, partage ordinaire des méchants comme Marius, à ne pas les ranger non plus au nombre des maux, puisque nous voyons de pieux serviteurs du seul et vrai Dieu en jouir malgré les démons; à ne pas rechercher enfin la faveur, ni craindre la colère de ces esprits impurs, à cause des biens et des maux d'ici-bas; car, comme les méchants en ce monde, ils ne peuvent exercer leur volonté que suivant la disposition de Celui dont les décrets trouvent notre raison non moins impuissante à les comprendre, que notre justice à les reprendre. [2,24] XXIV. Et Sylla lui-même, ce vengeur d'un pouvoir qu'il fit regretter, s'étant approché de Rome pour combattre Marius, eut, suivant Tite-Live, les victimes si favorables que Postumius l'aruspice voulut répondre sur sa liberté, sur sa vie, de l'accomplissement infaillible des desseins de cet homme protégé des dieux. Ils ne s'étaient donc pas retirés de leurs sanctuaires, ils n'avaient pas abandonné leurs autels, ces dieux aussi jaloux de prédire la fortune de Sylla qu'indifférents à l'amendement de son âme. Ils avaient des présages pour lui promettre cette brillante prospérité, et point de menaces pour briser ses farouches passions. En Asie, quand il combattait Mithridate, Jupiter lui fit annoncer par Lucius Titius qu'il serait vainqueur, et il vainquit. Puis, quand il songe à retourner à Rome, pour venger ses injures et celles de ses amis dans des flots de sang romain, Jupiter lui mande de nouveau, par un soldat de la sixième légion, que déjà il lui a prédit sa victoire sur Mithridate et va lui donner encore la puissance d'arracher la république à ses ennemis, mais non sans grande effusion de sang. Sylla interroge le soldat sur cette vision, et reconnaît la même qui lui a promis la victoire sur Mithridate. Ici, que répondre pour justifier ces dieux? Ils s'empressent d'annoncer à Sylla ses prétendues félicités, et aucun d'eux ne songe à le reprendre, à le retenir, au moment où sa fureur tire ce glaive impitoyable qui doit blesser, que dis-je? qui doit tuer la république! Ces dieux, encore une fois, ces dieux sont évidemment des démons. Les saintes Lettres et l'histoire vous montrent assez que leur seul but est de passer pour dieux, d'être adorés comme dieux, et d'obtenir des offrandes qui établissent, au tribunal suprême, entre eux et leurs adorateurs, une solidarité de crime et de supplice. Plus tard Sylla se rend à Tarente; il offre un sacrifice, et aperçoit sur le sommet du foie de la victime la figure d'une couronne d'or. L'aruspice Postumius lui promet une éclatante victoire, et lui ordonne de manger seul de la victime. Peu de temps après, l'esclave d'un certain Lucius Pontius s'écrie comme inspiré : "Bellone m'envoie; la victoire est à toi, Sylla!" Et il ajoute : Le Capitole va brûler!" A peine a-t-il dit, il sort du camp, et le lendemain il revient encore plus exalté et s'écrie : "Le Capitole est brûlé !" Le Capitole était en cendres. Quoi de plus facile au démon, que la prévision et la révélation soudaine de cet événement ? Voilà donc, car ce trait intéresse vivement notre sujet, voilà donc à quels dieux ils veulent se soumettre, ces blasphémateurs du nom divin qui délivre la volonté humaine de la tyrannie des démons ! Cet homme s'écrie comme un oracle : La victoire est à toi, Sylla! Et, pour faire croire à l'esprit prophétique dont il est l'organe, il annonce comme imminent un fait, qui bientôt après s'accomplit loin du prophète. Et cependant, il ne s'écrie pas : Trêve à tes crimes, Sylla ! — Crimes affreux! Vainqueur cruel, qui lut sa victoire dans ce merveilleux présage d'un foie couronné! Si ces présages venaient de dieux justes, et non des esprits de malice, les entrailles des victimes n'étaleraient devant Sylla que crimes, et misères de ces crimes. Vainqueur, sa gloire perd au triomphe de ses passions. Ses désirs ne veulent plus de bornes, il s'élève ou plutôt il se précipite dans sa prospérité, bourreau de son âme encore plus que de ses ennemis! Avenir vraiment terrible et lamentable que les dieux lui taisaient; silence des augures, silence des victimes, silence des songes et des devins ! Ils redoutaient plutôt son amendement moral que sa défaite. Et ne voulaient-ils pas que ce glorieux vainqueur de ses concitoyens, vaincu et captif de ses abominables vices, tendît les mains à la chaîne encore plus étroite des démons? [2,25] XXV. Qui donc, s'il ne préfère imiter de tels dieux que de se séparer de leur société, avec la grâce divine, qui donc ne comprend et ne voit tous les efforts de ces esprits de malice pour prêter au crime par leur exemple une autorité divine? Eh ! quoi, dans une vaste plaine de la Campanie, ensanglantée bientôt après par la fureur des armes civiles, ne les a-t-on pas vus combattre entre eux? D'abord, de grands bruits entendus... et plusieurs racontèrent qu'ensuite ils furent témoins d'une lutte engagée pendant quelques jours entre deux armées. Le combat fini, on retrouva des traces d'hommes et de chevaux, telles qu'en pouvait laisser un semblable conflit. Si donc cette lutte entre les dieux est véritable, quelle excuse aux guerres civiles entre les hommes? Mais considérons ici ou la malice ou la misère de ces dieux. Si leur combat n'est qu'une apparence, qu'ont-ils voulu, sinon prévenir les remords des Romains autorisés par leur divin exemple? Car déjà la guerre civile était allumée, déjà une rage impie avait répandu des torrents de sang; et les esprits étaient encore émus d'un horrible épisode. Un soldat dépouille un ennemi tué; ce cadavre nu, il le reconnaît; c'est son frère. II déteste ces affreux combats, il se frappe et tombe sur le corps fraternel. Il faut donc prévenir dans les âmes le dégoût de tant d'horreurs, il faut y ranimer l'ardeur du crime, et ces démons, reconnus, honorés et servis comme des dieux, apparaissent aux hommes, se combattant eux-mêmes. Tant ils craignaient que le coeur des citoyens faillît à l'imitation des discordes divines; ou plutôt jaloux de fournir cet exemple à l'excuse de ses fratricides ! C'est par un même esprit de malice qu'ils réclament, comme je l'ai dit, l'hommage de ces jeux scéniques, où le chant et le drame célèbrent de telles infamies, qu'il suffit d'en croire ces dieux capables, ou seulement de les voir applaudir à ce culte obscène, pour les imiter sans scrupule. Aussi, voulant absoudre du crime de lèse-divinité les poétiques récits des célestes mêlées, afin de tromper les hommes, eux-mêmes justifient les poétes. Non contents de la représentation théâtrale de leurs combats, ils se montrent en personne sur un champ de bataille aux regards mortels. Nous rappelons ces choses, car les auteurs païens ne craignent pas de dire et d'écrire que Rome était morte de corruption, qu'elle n'était plus, dès longtemps avant l'avénement de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette ruine, on ne l'impute pas aux dieux; et ces maux passagers, indifférents à la vie et à la mort des gens de bien, on les impute à notre Christ! lui qui a donné tant d'admirables préceptes pour affermir la vertu contre le vice, tandis que ces dieux, insouciants de la moralité de leurs serviteurs et du salut de cette république, précipitent au contraire sa chute par l'autorité corruptrice de leurs exemples. On n'osera plus, je l'espère, prétendre que la république a succombé, « parce que les dieux se sont retirés de leurs temples, parce qu'ils ont délaissé leurs autels; » comme si leur amour de la vertu se fût offensé des vices de l'homme. Non, car ces augures, ces présages, ces entrailles des victimes où ils signalent complaisamment leur science de l'avenir pour accréditer leur influence sur la fortune des armes, accusent assez leur présence. Que ne se sont-ils retirés en effet? La seule fureur des Romains était un ferment de guerres civiles moins terribles que leurs perfides instigations. [2,26] XXVI. Oui, prostitution et cruauté, opprobres et crimes des dieux publiés ou inventés à leur prière, sous leur menace, fêtes régulières pour la célébration solennelle de ces infamies exposées au regard et à l'imitation du peuple, hideuse volupté qui les a convaincus de n'être qu'esprits impurs... Oui, c'est ainsi !... et cependant ces démons, qui, par cette publicité de leurs forfaits réels ou imaginaires, par ces spectacles qu'ils demandent à la licence, qu'ils arrachent à la pudeur, se confessent les auteurs de toute dépravation et de toute atrocité; ces démons, dans le secret de leurs sanctuaires, donnent, dit-on, quelques bons préceptes de morale à un petit nombre d'initiés. S'il est vrai, ils n'en sont convaincus que d'une malice plus raffinée, ces êtres pervers ; car tel est le pouvoir de la droiture et de la chasteté, qu'il n'est peut-être point de nature humaine insensible à telle louange, ni assez flétrie par le vice pour perdre entièrement le sens de l'honnête. Si donc elle ne se transformait parfois, comme dit l'Écriture, en ange de lumière, la malignité des démons ne saurait accomplir son oeuvre de séduction. Ainsi, au dehors, l'impiété frappe les peuples de ses obscènes clameurs; au dedans, une chasteté feinte hasarde à peine quelques sons à l'oreille d'un petit nombre. Aux leçons du vice, l'air et l'espace; le secret pour les maximes honnêtes ! l'honneur se cache, la honte s'affiche. Ce qui se fait de mal convoque une multitude de spectateurs ; ce qui se dit de bien trouve à peine quelques auditeurs, comme s'il fallait rougir de l'honneur et faire gloire de la honte. Mais où cela; sinon dans les temples des démons? Où, sinon dans les tavernes de l'imposture ? Ainsi, d'une part, ce peu d'hommes honnêtes est séduit, et de l'autre, le vulgaire est entretenu dans sa dépravation. Où, quand les initiés recevaient-ils ces divines leçons de chasteté ? Nous l'ignorons. Mais devant ce temple en présence de cette fameuse statue exposée à tous les yeux, accourus en foule, chacun se tenant où il pouvait, nous promenions tour à tour nos regards attentifs et sur ce cortége de courtisanes et sur cette déesse vierge; vénération profonde, culte monstrueux. Non, jamais nous n'y avons admiré la modestie de l'histrion; jamais la pudeur de la comédienne. Chacun était fidèle à son rôle d'ignominie. On savait ce qui plaisait à la déesse vierge ; ces jeux instruisaient une femme; le temple la renvoyait plus savante au foyer domestique. Les plus sages détournaient la vue de ces postures lascives, rougissant de cet art du crime dont elles dérobaient les leçons dans le secret de leurs pensées. Elles n'osaient, en présence des hommes, fixer sur les mouvements impudiques un libre regard; mais, pour condamner le culte de cette déesse qu'elles invoquaient, leur coeur était-il chaste ? Et le temple enseignait publiquement ce que le toit privé couvre du mystère! Et n'eût-ce pas été merveille qu'il fût resté quelque pudeur pour contenir ces crimes que la religion professait au nom des dieux, crimes dont ces dieux exigeaient encore la représentation, si l'on ne voulait encourir leur colère? Est-il donc un autre esprit, pour piquer d'aiguillons cachés les âmes criminelles, pour stimuler l'adultère et s'en repaître, que celui qui se complaît dans ces sacrilèges hommages, érige dans les temples les simulacres des dieux, caresse dans les jeux les idoles des vices, murmure en secret certaines paroles de justice pour surprendre quelques gens de bien, tandis que, partout, au grand jour, il multiplie les séductions de la volupté pour tenir en sa possession l'innombrable multitude des pervers ! [2,27] XXVII. Homme grave, triste philosophe, Cicéron, édile désigné, s'écriait dans le forum, qu'entre les principaux devoirs de sa charge, il avait à rendre favorable la déesse Flora par la pompe solennelle de ces jeux, dont la célébration est d'autant plus religieuse qu'elle est plus cynique. Ailleurs, consul, au moment où la république courait le dernier péril, il dit que les jeux ont été célébrés pendant dix jours, et que l'on n'a rien négligé pour apaiser les dieux. Et ne valait-il pas mieux irriter ces dieux par la tempérance, que les apaiser par le libertinage? provoquer leur haine par la vertu, que gagner leur indulgence par tant de prostitutions? Si atroce qu'eût été la vengeance de ces hommes contre lesquels on implorait les dieux, ils eussent été moins funestes que ces dieux mettant leur faveur au prix de ces infamies; car, pour conserver le mal que le corps seul avait à craindre de l'ennemi, on n'obtenait la bienveillance de ces dieux que sur les ruines de la vertu dans les âmes. Étranges défenseurs des murs de Rome qui commençaient par emporter d'assaut les bonnes moeurs ! Le voilà donc ce culte d'impureté et d'impudence, et de cynisme et d'orgies; ce culte dont le noble caractère de la vertu romaine flétrit les ministres, qu'elle exclut des honneurs, chassa de la tribu, nota d'infamie; ce culte odieux et abominable à la vraie religion ; et ces fables où les divinités savouraient l'outrage; et ces dégoûtants recits de forfait prêtés aux dieux, où la honte et la scélératesse de l'invention ne pouvaient être surpassées que par la honte et la scélératesse de la réalité ! Voilà les enseignements que Rome entière dévorait des yeux et des oreilles! A voir les dieux se complaire ainsi dans ces horreurs, elle regardait comme un devoir, non seulement de les reproduire en leur honneur, mais encore de les imiter, indifférente à ce je ne sais quoi de bon et d'honnête, communiqué (s'il est vrai toutefois) à si peu d'élus, avec tant de mystère, et dont on redoutait moins l'inobservation que la publicité. [2,28] XXVIII. Et l'on se plaint qu'affranchi par le nom du Christ de cet infernal joug, de cette société de crimes et de supplices, l'homme passe des ténèbres mortelles de l'impiété aux salutaires clartés de l'amour ! Et, dans leur injustice, dans leur ingratitude, ces captifs intérieurs, dont le malin esprit resserre étroitement la chaîne, murmurent contre l'affluence des peuples aux églises, à ces chastes solennités, où une sévère bienséance sépare l'un et l'autre sexe, où l'on apprend avec quelle pureté il faut vivre dans le temps pour mériter au sortir de cette vie une vie éternellement heureuse, où la sainte Ecriture, cette doctrine de justice, proclame ses oracles d'un lieu élevé à la face de tous, afin que le fidèle les entende pour son salut, le coeur tiède ou infidèle pour sa condamnation. Vienne quelque railleur de ces divines lois, ou un changement soudain dissipe toute son insolence, ou elle cède au frein de la crainte, sinon de la honte. Car aucune image d'impureté ne se suggère à l'âme ni au regard, là où, en présence du vrai Dieu, on ne sait que répandre ses commandements, raconter ses miracles, bénir ses dons, solliciter ses grâces. [2,29] XXIX. Ah ! plutôt élève là tes désirs, âme romaine, généreux sang des Régulus, des Scévola, des Scipion, des Fabricius; élève là tes désirs; distingue ces vérités de cet infernal ramas de vanités, de honte et d'imposture! S'il brille en toi quelque principe naturel de vertu, c'est de la piété véritable qu'il attend sa pureté et sa perfection; l'impiété le dissipe et le perd. Élis donc l'objet de ton affection, que ce ne soit plus en toi-même, mais dans le Dieu de vérité qu'on te loue désormais sans erreur. Tu étais jadis en possession de la gloire humaine, mais non de la vraie religion ; suivant les mystérieux conseils de la Providence divine, elle manquait à ton choix. Réveille-toi; n'es-tu pas déjà réveillée en plusieurs dont la vertu consommée, dont la souffrance pour la vraie foi sont notre gloire, intrépides athlètes qui, vainqueurs en mourant des puissances ennemies, nous ont enfanté cette patrie nouvelle par leur sang. C'est à cette patrie que nous t'appelons; viens, réunis-toi à ses citoyens; c'est ici que la véritable rémission des péchés ouvre un asile. N'écoute pas ces âmes dégénérées, ces détracteurs du Christ et des chrétiens, accusant l'ère de salut comme une ère de calamité! Que cherchent-ils en effet dans le temps? Ce n'est pas le repos de la vie, mais la sécurité du vice; honte que tu n'as jamais acceptée non pas même pour obtenir la terre. Emporte aujourd'hui la patrie céleste; la conquête est aisée; ici ton règne n'aura d'autres limites que la vérité et l'éternité. Ici, plus de Vesta, plus de pierre du Capitole, mais le seul vrai Dieu qui « ne te mesure ni l'espace ni la durée, qui te promet un empire sans fin. » Loin, loin de toi ces dieux faux et trompeurs; rejette-les avec mépris; prends l'essor vers la liberté. Ce ne sont point des dieux, mais des esprits malfaisants à qui ton éternelle félicité est un supplice. Non, cette Junon n'envia jamais aux Troyens, tes ancêtres temporels, la gloire de la cité romaine, comme ces démons envient au genre humain la félicité des demeures éternelles. Et toi-même, tu as su bien juger de ces génies pervers, quand, les apaisant par tes jeux, tu as cependant flétri les acteurs de ces jeux comme infâmes. Souffre que ta liberté s'assure contre ces esprits immondes qui tenaient ta tête courbée sous l'apothéose et le culte de leur ignominie ! Tu as éloigné des honneurs les acteurs des crimes divins; conjure le Dieu de vérité d'éloigner de toi ces dieux qui se complaisent dans des forfaits ou véritables,— quelle honte !— ou imaginaires, — quelle perversité! Tu exclus toi-même de la société civile les comédiens, les histrions: c'est bien; achève d'ouvrir les yeux. Jamais la majesté divine n'est propice aux hommages qui prostituent la dignité humaine. Comment donc ces dieux jaloux de ta dégradation, peux-tu les ranger au nombre des saintes puissances du ciel, quand leurs ignobles ministres, ces médiateurs d'infamie, sont rayés de ta main du nombre des derniers citoyens de Rome ? N'est-elle pas incomparablement plus glorieuse, cette Cité d'en haut, où la victoire, c'est la vérité; où la dignité, c'est la sainteté ; où la paix, c'est la félicité; où la vie, c'est l'éternité ? Peut elle avoir dans sa société de tels dieux, si dans la tienne tu rougis d'avoir de tels hommes? Veux-tu parvenir à cette Cité bienheureuse, fuis le commerce des démons! Quoi ! l'honnête homme invoque ces dieux que fléchit l'infâme! — Que la pureté chrétienne les retranche de la société, ces dieux, comme la note du censeur a exclu ces hommes de tes dignités. Quant aux biens et aux maux temporels, seuls biens, seuls maux dont les méchants désirent la possession et déclinent la souffrance, ces démons n'ont pas tout le pouvoir qu'on leur prête; et l'eussent-ils, loin de nous incliner, ne devrions-nous pas mépriser ces objets plutôt que de vouer aux malignes puissances un culte qui nous détourne du but qu'elles nous envient? Mais elles ne disposent pas, même dans le temps, comme le croient ceux qui soutiennent leur culte au nom de l'intérêt temporel. — Remettons toutefois cette question, pour mettre fin à ce livre.