[6,0] LIVRE VI. [6,1] LORSQUE j'eus donné son remède à Mélitté, je lui dis : « Maintenant, il faut que tu assures la sécurité de mon départ et tout ce que tu m'as promis au sujet de Leucippé. — N'aie aucun souci, dit-elle, pour ce qui la concerne; considère dès maintenant que Leucippé t'appartient. Quant à toi, habille-toi avec mes vêtements et couvre-toi le visage de mon voile. Mélantho te montrera le chemin de la porte; et, à la porte, un jeune homme t'attend; je lui ai donné mission de te conduire à la maison où tu trouveras Clinias et Satyros et où Leucippé viendra te rejoindre. » Tout en parlant, elle me mit ses propres vêtements, pour que je lui ressemble. Puis, en m'embrassant : « Te voilà encore plus beau, dit-elle, avec cette robe. Tu ressembles à un Achille que j'ai vu autrefois sur un tableau. Mon chéri, garde-toi bien, par amour de moi, et garde ces vêtements en souvenir de moi; et toi, laisse-moi les tiens, pour que je puisse, en les mettant, me croire encore dans tes bras. Elle me donne en outre cent pièces d'or et elle appelle Mélantho. C'était sa servante et sa confidente; elle était restée à monter la garde à la porte. Lorsqu'elle vint, Mélitté lui dit ce que nous avions décidé à mon sujet et lui ordonna de revenir la trouver lorsque j'aurais franchi la porte. [6,2] Telle fut la façon dont je me glissai hors de la maison; le gardien de ma prison me laissa passer, croyant que j'étais sa maîtresse, sur un signe que lui fit Mélantho. Je traversai les pièces désertes, dans la maison, et parvins à une porte qui n'ouvrait pas sur la grand-rue. Là, je fus accueilli par le jeune homme à qui Mélitté avait confié cette mission. C'était un affranchi, et l'un de nos compagnons pendant le voyage, et nous étions déjà bons amis. Lorsque Mélantho fut retournée, elle trouva le gardien qui venait juste de refermer la porte de la cellule, et elle lui ordonna de l'ouvrir immédiatement. Lorsqu'il l'eut ouverte, qu'elle fut entrée, et eut rendu compte à Mélitté de ma sortie, elle appela le gardien. Et lui, comme bien l'on pense, en voyant un spectacle aussi inattendu et, comme dit le proverbe, la biche au lieu de la fille, fut frappé de stupeur et resta sans rien dire. Alors Mélitté lui dit : « Ce n'est pas que je n'aie pas eu confiance en toi et douté de ta bonne volonté à relâcher Clitophon, si j'ai organisé cette évasion subreptice, mais pour que tu puisses te justifier devant Thersandre, en disant que tu n'étais pas au courant. Voici dix pièces d'or que je te donne comme cadeau; c'est un cadeau de Clitophon, si tu préfères rester ici; mais si tu crois qu'il vaut mieux t'en aller, c'est de l'argent pour le voyage. » A quoi Pasion répondit — Pasion était le nom du gardien : « Je serai tout à fait, maîtresse, de l'avis que tu croiras le meilleur. » Mélitté estima que, pour le moment, il devait disparaître, et que, lorsque les affaires se seraient arrangées avec son mari et que la colère se serait apaisée, alors, il pourrait revenir. Et c'est ce que fit Pasion. [6,3] Pour moi, la Fortune, comme à l'ordinaire, se refusa à me sourire et machina contre moi une nouvelle mésaventure. Elle me conduisit droit en face de Thersandre, qui passait. Il avait été persuadé par l'ami chez lequel il s'était retiré de ne pas abandonner son domicile; aussi, après avoir dîné, il revenait chez lui. C'était la fête mensuelle d'Artémis et tout était rempli d'hommes ivres; si bien que, même pendant toute la nuit, il y avait foule sur la grand-place. Et moi je croyais que c'était là tout ce que j'avais à redouter; j'ignorais qu'il se préparait un danger autrement terrible ! Sosthénès, l'homme qui avait acheté Leucippé et que Mélitté avait destitué de ses fonctions d'intendant de la propriété de campagne, apprenant que le maître était revenu, n'abandonna pas encore le domaine et chercha le moyen de se venger de Mélitté. D'abord, il se dépêcha de raconter à Thersandre tout ce qui me concernait — c'était lui qui nous avait trahis; ensuite, au sujet de Leucippé, il inventa une histoire tout à fait plausible. Comme il ne pouvait parvenir lui-même à ses fins auprès d'elle, il se fit entremetteur pour le compte de son maître, afin d'éloigner celui-ci de Mélitté : « J'ai acheté une fille, maître, une belle fille, un prodige incroyable de beauté; crois ce que je t'en dis, comme si tu l'avais vue. Je la gardais pour toi, car j'avais entendu dire que tu étais vivant, et je le croyais, parce que je le désirais. Mais je n'en disais rien, pour que tu surprennes la maîtresse en flagrant délit, et qu'un amant de rien du tout, un étranger, ne te ridiculise pas. Hier, la maîtresse m'a enlevé la fille et elle se préparait à l'éloigner; mais la Fortune te l'a conservée, et tu vas avoir à toi cette beauté. Elle est maintenant à la maison de campagne, où on l'a renvoyée pour je ne sais quelle raison. Avant qu'elle ne s'en retourne, je puis, si tu veux, l'enfermer et te la garder, pour qu'elle soit à ta disposition. » [6,4] Thersandre l'approuva et lui dit d'agir ainsi. Sosthénès partit immédiatement à la propriété et repéra la hutte où Leucippé devait passer la nuit; alors, il choisit deux ouvriers et leur donna pour mission de faire tomber dans un piège les petites servantes qui se trouvaient avec Leucippé, de les appeler et de les éloigner le plus possible sous prétexte d'avoir quelque chose à leur dire. Il prit deux autres ouvriers, lorsqu'il vit que Leucippé était seule, se précipita sur elle, la baillonna et l'enleva, dans la direction opposée à celle où avaient été entraînées les petites servantes; il la déposa dans une pièce retirée en lui disant : « Je t'apporte une montagne de bonheur; tâche de ne pas m'oublier, quand tu seras heureuse. Ne t'effraie pas d'avoir été enlevée ainsi, et ne crois pas que ce soit pour ton mal; c'est le moyen qui doit faire de toi la maîtresse de mon maître. » Devant cette catastrophe inattendue, elle demeura stupide et ne dit mot; et l'autre d'aller trouver Thersandre et de lui dire ce qu'il avait fait. Or, à ce moment, Thersandre rentrait chez lui. Et comme Sosthénès lui parlait de Leucippé et se montrait lyrique sur sa beauté, Thersandre, à force d'entendre ce que lui disait l'autre, se trouva comme possédé par une vision, d'une incomparable beauté, et comme c'était une nuit de fête, qu'il n'y avait que quatre stades jusqu'à la propriété, il demanda à Sosthénès d'être son guide pour aller lui rendre visite. [6,5] Pendant ce temps, j'étais toujours vêtu des vêtements de Mélitté et tout d'un coup, sans avertissement, je me trouvai nez à nez avec eux. Sosthénès me reconnut le premier : « Tiens, dit-il, voici l'amant en question, qui vient vers nous, en délire, et il porte les dépouilles de ta femme. » Le jeune homme qui me guidait se trouvait un peu en avant et, en voyant ce qui arrivait, il s'enfuit, si effrayé qu'il ne prit pas le temps de m'avertir. Lorsque les autres me virent, ils s'emparèrent de moi, et Thersandre se mit à crier et fit accourir un grand nombre de gens qui célébraient la fête. Thersandre, alors, se déchaîna encore davantage, hurlant toutes sortes d'injures, m'appelant adultère et m'appelant voleur; il me traîna en prison et me fit arrêter en m'accusant officiellement d'adultère. Rien de tout cela ne me chagrinait, ni la violence que l'on me faisait en m'enfermant, ni les paroles insultantes; car j'étais certain de pouvoir prouver que je n'étais pas un adultère et que mon mariage avait été public. Mais j'étais rempli de crainte au sujet de Leucippé, car je ne l'avais pas encore retrouvée de façon sûre. Et les âmes ont reçu en naissant le don de prévoir les malheurs, tandis que, quand il s'agit des bonnes choses, nous n'avons pas assez confiance dans les prédictions pour nous réjouir. Je n'augurai donc rien de bon au sujet de Leucippé, mais tout me semblait prêter à soupçons et j'étais rempli de tristes pressentiments. C'est ainsi que mon âme était dans l'angoisse. [6,6] Thersandre, après m'avoir jeté en prison, continua immédiatement son chemin pour aller rejoindre Leucippé au plus vite. Lorsqu'ils arrivèrent à sa cellule, ils la trouvèrent étendue sur le sol, réfléchissant à ce que lui avait dit Sosthénès, et son visage exprimait à la fois la douleur et la crainte. A mon avis, l'on a tort de prétendre que l'esprit est absolument invisible : car il transparaît très exactement dans le miroir du visage. Dans le plaisir, il fait briller dans les yeux l'image de la joie, et dans le chagrin, il contracte le visage de telle façon que l'on voit aussitôt son malheur. Donc, lorsque Leucippé les entendit ouvrir la porte et que l'on eut allumé une lampe dans la pièce, elle leva un instant la tête et, aussitôt, baissa les yeux. Thersandre, en voyant sa beauté, d'un seul coup d'oeil, aussi rapide qu'un éclair — car la beauté réside principalement dans les yeux — lui consacra toute son âme et demeura interdit à la contempler, attendant le moment où elle regarderait de nouveau. Mais, comme elle continuait à fixer le sol, il dit : « Pourquoi baisses-tu les yeux, femme ? Pourquoi répands-tu sur la terre la beauté de tes yeux ? Qu'elle coule plutôt vers mes yeux à moi ! » [6,7] Lorsqu'elle l'entendit, elle fondit en larmes, et même ses larmes avaient leur beauté propre. Car les larmes mettent les yeux en valeur et accentuent leur caractère; s'ils sont sans beauté et vulgaires, elles ajoutent à leur laideur; s'ils sont plaisants, si leur pupille, très noire, s'allie harmonieusement au blanc qui l'entoure, ils ressemblent, lorsqu'ils sont mouillés de larmes, au creux jaillissant d'une source. Le sel des larmes, en se répandant tout autour de l'oeil, rend celui-ci plus brillant, tandis que le noir de la pupille prend une teinte pourpre, et ils ressemblent, la pupille à une violette, et le blanc de l'oeil à un narcisse. Et les larmes qui roulent a l'intérieur de l'oeil sourient. Telles étaient les larmes de Leucippé, victorieuses de son chagrin qu'elles transformaient en beauté. Et si, en tombant, elles avaient pu se solidifier, le monde aurait possédé une nouvelle espèce d'ambre. Thersandre, en la voyant, resta béant d'admiration devant sa beauté, et devant son chagrin il fut hors de lui, au point que ses yeux se gonflèrent de larmes. Par nature, les larmes font, au plus haut point, naître la pitié chez qui les voit. Celles des femmes, davantage encore, et leur abondance même rend plus puissant leur pouvoir magique. Et si la femme qui pleure est, de plus, belle, et si celui qui la regarde est amoureux, ses yeux, à lui non plus, ne peuvent rester impassibles, mais ils imitent les larmes qu'ils voient. Et comme la beauté des belles femmes réside dans leurs yeux, cette beauté passe de là dans les yeux des spectateurs, s'y installe et ouvre la source des larmes. L'amoureux, alors, accueille et la beauté et les larmes : la première il la prend dans son âme, les secondes, il les conserve dans ses yeux, et il prie qu'on le voit ainsi; même s'il peut les essuyer, il s'y refuse, il conserve ces larmes de son mieux et craint qu'elles ne s'enfuient trop tôt. Il ira jusqu'à éviter de remuer ses yeux, de peur que ces larmes ne tombent avant que l'aimée ne les voit. Car il pense qu'elles témoignent de son amour. Et c'est ce qui arriva à Thersandre : il pleura, en partie parce qu'il éprouvait, comme cela était naturel, un sentiment d'humanité, et en partie pour faire sa cour à Leucippé, pour lui montrer qu'il pleurait parce qu'elle pleurait elle aussi. Il se pencha donc vers Sosthénès et lui dit : « Pour l'instant, occupe-toi d'elle; tu vois comme elle a du chagrin; aussi, je vais me retirer, bien contre mon gré, pour ne pas lui être importun. Mais lorsqu'elle sera mieux disposée, alors, je lui parlerai. Quant à toi, femme, bon courage; bientôt, je saurai bien trouver un remède à ces larmes. » Puis, en sortant, de nouveau à Sosthénès : « Tâche de bien lui parler de moi; et, demain matin, viens me trouver lorsque tu auras arrangé les choses. » Puis il s'en alla. [6,8] Pendant que tout cela se passait, il se trouva que Mélitté, aussitôt après notre entretien, avait envoyé un jeune homme à la maison de campagne dire à Leucippé qu'elle revienne au plus vite et que l'on n'avait plus besoin des simples. Et lorsque le jeune homme arriva à la propriété, il trouva les jeunes servantes en train de chercher Leucippé, et fort inquiètes; et comme on ne pouvait la trouver nulle part, il courut annoncer à Mélitté ce qui se passait. Lorsqu'elle apprit ce qui m'était arrivé, comment j'avais été jeté en prison, puis ce qui concernait Leucippé, et comment elle avait disparu, un brouillard de chagrin s'abattit sur son esprit. Elle n'avait aucun moyen de découvrir la vérité, mais elle soupçonnait Sosthénès. Et, comme elle voulait faire la lumière sur cette affaire grâce à Thersandre, elle imagina une façon habile de mener son interrogatoire et décida de mêler inventions et vérité. [6,9] Lorsque Thersandre revint à la maison et se remit à crier : « Tu as fait disparaître ton amant, tu l'as détaché, tu l'as fait sortir de la maison! C'est ton oeuvre! Mais pourquoi ne l'as-tu pas accompagné ? Pourquoi restes-tu ici ? N'iras-tu pas rejoindre ton amant, voir comment il est attaché avec des liens autrement solides! » Alors Mélitté : « Quel amant ? dit-elle. Qu'est-ce qui te prend ? Si tu consens à calmer cette rage et à m'écouter jusqu'au bout, tu n'auras aucun mal à apprendre la vérité. Je ne te demande qu'une chose, c'est d'être pour moi un juge impartial, de te débarrasser les oreilles de toutes les calomnies, de chasser la colère de ton coeur, de mettre à sa place la raison, le seul arbitre impartial. Et maintenant écoute : ce jeune homme n'était ni mon amant ni mon mari; c'est un Phénicien, et l'un des plus nobles parmi les Phéniciens. Lui non plus n'a pas eu de chance sur mer; toute la cargaison qu'il avait embarquée a sombré. J'ai appris ses malheurs et j'en ai eu pitié. Je me suis souvenue de toi et je lui ai offert mon hospitalité. « Peut-être, disais-je, Thersandre aussi est-il errant de la sorte; peut-être, disais-je, une femme aura-t-elle pitié aussi de lui. Et s'il est réellement mort, sur la mer, comme on le dit, alors, respectons toutes les victimes de la mer. » Combien d'autres n'ai-je pas réconfortés, qui avaient fait naufrage ? Combien n'ai-je pas enseveli de cadavres roulés par le flot, si je trouvais une épave apportée par la mer au rivage ? « Peut-être, disais-je, est-ce sur ce navire que s'était embarque Thersandre ! » Cet homme-ci était le dernier de ceux qui avaient été sauvés en mer. C'était pour toi que je l'honorais. Il s'était embarqué, comme toi; mes soins s'adressaient, mon chéri, à l'image de ton infortune. Comment se fait-il, alors, que j'étais ici avec lui ? Voici l'histoire, telle qu'elle est. Il était en deuil de sa femme; mais il ne savait pas qu'elle n'était pas morte; quelqu'un lui annonça qu'elle était ici, chez l'un de nos intendants : il parla de Sosthénès. Et c'était vrai : à notre retour, nous trouvâmes la personne. C'est pour cela qu'il me suivit. Tu disposes de Sosthénès, et la femme est bien là, à notre campagne. Vérifie chacun des détails que je t'ai donnés. Si j'ai dit un seul mensonge, c'est que je t'ai été infidèle! » [6,10] Voilà ce qu'elle lui raconta, en faisant semblant d'ignorer la disparition de Leucippé; elle se réservait, si Thersandre cherchait à découvrir la vérité, de faire comparaître les petites servantes en compagnie desquelles Leucippé était partie, afin, si Leucippé ne reparaissait pas vers le matin, de leur faire dire, ce qui était la vérité, que la jeune fille avait disparu. Ainsi, elle pourrait continuer elle-même ouvertement ses recherches et, en même temps, elle forcerait la main à Thersandre. Outre les inventions, d'ailleurs plausibles, que j'ai dites, elle ajouta : « Aie confiance en moi, Monsieur : tu n'a jamais eu, mon chéri, aucun reproche à me faire pendant le temps où nous avons vécu ensemble; ne viens pas, maintenant, me soupçonner de quelque chose comme cela! Ce bruit s'est répandu à cause de ce que j'ai fait pour ce jeune homme, et alors que le public ignorait les raisons de sa venue chez moi. Ce sont les faux bruits qui te faisaient mourir. Faux Bruit et Calomnie sont des fléaux apparentés : Faux Bruit est fils de Calomnie. Calomnie est plus tranchante qu'une épée, plus violente que la flamme, plus persuasive que les Sirènes; Faux Bruit est plus élusif que l'eau, plus rapide que le souffle du vent, plus prompt que des ailes. Lorsque Calomnie, de son arc, lance un propos, ce propos file comme un trait et blesse celui à qui il est destiné, même absent. En l'entendant, on le croit aussitôt, le feu de la colère s'allume, et l'on est furieux contre la victime. Et le Faux Bruit provoqué par ce trait s'enfle et se répand immédiatement, submerge les oreilles de ceux qu'il rencontre, fait souffler, au loin, en tempête le vent des mots et vole, emporté sur les ailes de la langue! Ce sont ces deux pestes qui me font la guerre; ce sont elles qui se sont emparées de ton âme et qui ont fermé à mes discours les portes de tes oreilles. » [6,11] Tout en lui parlant, elle lui prenait la main et faisait mine de l'embrasser. Il devenait plus aimable; ce qu'il y avait de vraisemblable dans ce qu'elle disait le flattait, et l'accord avec l'histoire que lui avait racontée Sosthénès dissipait une partie de ses soupçons. Pourtant, il ne la crut pas entièrement; la jalousie, une fois qu'elle s'est abattue sur une âme, est difficile à extirper. Il fut contrarié en apprenant que la jeune fille était ma femme, et cela fit qu'il me détesta davantage. Pour l'instant, il dit qu'il vérifierait ce qu'elle lui avait dit et il alla se coucher tout seul. Mélitté, elle, était désolée de n'avoir pas pu tenir la promesse qu'elle m'avait faite. Sosthénès, de son côté, après avoir accompagné quelque temps Thersandre sur le chemin du retour et lui avoir fait des promesses au sujet de Leucippé, revint trouver celle-ci et, prenant un visage riant : « Nous avons réussi, dit-il, Lacaena. Thersandre est amoureux de toi, à la folie. Peut-être ira-t-il jusqu'à t'épouser. Et ce succès est mon oeuvre! C'en`t moi qui lui ai fait les plus extraordinaires éloges de ta beauté et qui ai frappé son imagination. Pourquoi pleures-tu ? Lève-toi et sacrifie à Aphrodite pour ton bonheur. Et souviens-toi aussi de moi. » [6,12] Alors Leucippé : « Je souhaite que les faveurs que t'apportera la Fortune soient semblables à celles que tu m'apportes aujourd'hui! » Sos`thénès, sans comprendre l'ironie, et s'imaginant qu'elle parlait sérieusement, ajouta, d'un air amical : « Je vais te parler de Thersandre, pour que tu sois mieux persuadée de ton bonheur. Il est le mari de cette Mélitté, que tu as vue à la propriété; par sa naissance, il est le plus noble des Ioniens, sa richesse est plus grande encore que sa noblesse, et sa richesse est dépassée par sa bonté. Quant à son âge, tu as pu t'en rendre compte; tu as vu qu'il est jeune et beau, et c'est ce que les femmes apprécient le plus. » A ce moment, Leucippé ne put supporter davantage le bavardage de Sosthénès. « O ignoble animal, jusqu'à quand vas-tu me souiller les oreilles ? Qu'y a-t-il de commun entre Thersandre et moi ? Qu'il soit beau pour Mélitté, qu'il soit riche dans sa ville, et bon et généreux pour ceux qui en ont à faire. Moi, je ne m'en soucie guère, qu'il soit plus noble encore que Codrosi ou plus riche que Crésus. Qu'est-ce que tu viens m'énumérer tout un tas de qualités qui ne me concernent pas ? Je considérerai Thersandre comme un homme de bien lorsqu'il cessera de chercher à séduire malgré elles les femmes des autres ! » [6,13] Alors Sosthénès s'écria vivement : « Tu plaisantes ? — Pourquoi plaisanterais-je ? dit-elle ; laisse-mol tranquille, l'homme, seule avec ma malchance et le mauvais démon qui me poursuit. Je sais que je suis entre les mains des pirates. — Je crois, répondit l'autre, que tu es folle à lier. Tu appelles être entre les mains des pirates la richesse, le mariage, le luxe, recevoir de la Fortune un mari comme celui-ci, si aimé des dieux qu'ils l'ont arraché aux portes mêmes de la mort ? » Il lui raconte alors l'histoire du naufrage, présentant comme un miracle la façon dont Thersandre avait été sauvé et en faisant une merveille plus grande que le dauphin d'Arion. Et comme Leucippé ne faisait aucune réponse à ses contes : « Réfléchis en toi-même, lui dit-il, à ce qui vaut le mieux, et ne va pas parler ainsi à Thersandre, pour ne pas irriter contre toi cet excellent homme. Car, lorsqu'il est en colère, on ne le tient plus. La bonté, lorsqu'elle rencontre la reconnaissance, ne fait que croître; mais si elle rencontre le mépris, elle fait naître la colère. Et plus on est porté à l'amabilité, plus on est disposé à venger une insulte. » Voilà quelle était la situation de Leucippé. [6,14] Clinias et Satyros, apprenant que j'avais été arrêté (car Mélitté le leur fit savoir), accoururent immédiatement, en pleine nuit, à la prison. Ils voulaient y rester auprès de moi, mais le gardien ne le voulut pas. Il leur enjoignit de disparaître au plus vite et les chassa, contre leur gré; moi, je leur demandai de venir, le lendemain matin, de bonne heure, me dire si l'on avait retrouvé Leucippé et je leur dis aussi ce que Mélitté m'avait promis. Puis je restai, le coeur balançant entre l'espoir et la crainte, et mon espérance était pleine de craintes et il y avait de l'espoir dans mes craintes. [6,15] Lorsque vint le jour, Sosthénès se rendit aussitôt chez Thersandre, et Satyros et ses amis auprès de moi. Dès que Thersandre vit Sosthénès, il lui demanda comment allaient ses affaires auprès de la jeune fille, et si elle avait consenti à l'écouter. Et l'autre ne lui répondit pas la vérité, mais il imagina une histoire plausible : « Elle dit non, répondit-il, mais je ne pense pas que ce soit un refus pur et simple; elle me paraît avoir dans l'idée que, après l'avoir eue, tu l'abandonneras, et elle recule devant l'outrage. — Quant à cela, dit Thersandre, qu'elle se rassure; mes sentiments à son égard sont éternels. Il n'y a qu'une chose que je crains, et j'ai hâte de l'apprendre de la jeune femme, c'est si, réellement, elle est la femme du jeune homme en question, comme me l'a raconté Mélitté. » En bavardant ainsi, ils étaient arrivés dans la maisonnette où était enfermée Leucippé. Et, quand ils furent près de la porte, ils l'entendirent qui se parlait à elle-même, et ils restèrent, sans faire de bruit, derrière la porte : [6,16] « Hélas, Clitophon, répétait-elle sans cesse, tu ne sais où je suis et où l'on me retient prisonnière; et moi non plus je ne sais pas quel est ton sort; nous souffrons tous les deux de la même ignorance. Thersandre ne t'a-t-il pas surpris dans sa maison ? N'as-tu pas, toi aussi, eu à souffrir la violence ? Souvent j'ai voulu le demander à Sosthénès, mais je ne savais comment poser la question. Si je disais qu'il s'agissait de mon mari, j'avais peur de te faire courir quelque danger, en irritant Thersandre contre toi; si je te présentais comme un étranger quelconque, cela même était suspect : est-ce qu'une femme s'intéresse à quelqu'un d'autre qu'à ceux qui sont de ses parents ? Que de fois j'ai tenté de me contraindre, mais je n'ai pu persuader à ma langue de parler. Je ne pouvais dire que ceci : « Clitophon, mon mari, mari de la seule Leucippé, mari fidèle et sûr, qui n'a jamais cédé à aucune femme, même qui dormait près de lui, même si j'ai cru, sans coeur, que tu m'étais infidèle! Et, lorsque je t'ai vu, après si longtemps, à la propriété, je ne t'ai pas embrassé! » Et si, maintenant, Thersandre vient m'interroger, que lui dirai-je ? Lèverai-je le masque, lui découvrirai-je la vérité ? Ne crois pas, Thersandre, que je sois une esclave. Je suis la fille d'un haut magistrat de Byzance, la femme d'un des premiers parmi les Tyriens; je ne suis pas thessalienne; je ne m'appelle pas Lacaena. C'est là une insulte des pirates; on m'a pris jusqu'à mon nom! Mon mari est Clitophon, ma patrie est Byzance, Sostratos est mon père, et ma mère Panthée. Mais tu ne saurais ajouter foi à mes paroles. Et d'ailleurs, si tu me crois, j'aurai peur pour Clitophon, je craindrai que la révélation inopportune de ma naissance libre ne cause la ruine de celui que j'aime. Allons, que je reprenne le masque; que, de nouveau, je joue le rôle de Lacaena! » [6,17] En l'entendant parler, Thersandre entraîna Sosthénès un peu à l'écart et lui dit : « Tu as entendu ces propos incroyables, tout empreints d'amour ? Quelles paroles ! Quels gémissements ! Quels reproches elle s'est adressés à elle-même! Mon rival triomphe de moi partout. Mélitté l'aime, Leucippé l'aime. Comme je voudrais, ô Zeus, devenir Clitophon! — Non, maître, dit Sothénès, pas de faiblesse! Poursuis ta tâche; il te faut aller trouver la jeune femme elle-même. Car si, maintenant, elle est amoureuse de ce maudit coureur de filles, c'est que, jusqu'ici, elle n'a connu que lui, elle n'a jamais vécu avec un autre et ne nourrit son âme que par lui. Mais si tu réussis à le remplacer une seule fois — car tu es autrement bien fait que lui - elle l'oubliera entièrement. Un ancien amour est détruit par un nouveau, et une femme aime surtout le présent, et ne se souvient de l'absent qu'aussi longtemps qu'elle n'a rien trouvé de nouveau; quand elle prend un autre amant, elle efface le précédent de son coeur. » En l'entendant, Thersandre reprit courage. Car des propos qui leur donnent l'espoir d'arriver à leurs fins persuadent aisément les amoureux, et le désir prend comme allié ce qu'il souhaite et éveille l'espérance. [6,18] Attendant quelques instants après que Leucippé eut fini son monologue, afin de ne pas paraître avoir rien entendu de ce qu'elle avait dit, il entra, en prenant une expression qui, à ce qu'il pensait, devait le mieux la préparer à le voir. Et dès qu'il aperçut Leucippé, son âme s'enflamma, et elle lui sembla devenue plus belle encore. Car, pendant toute la nuit, aussi longtemps qu'il avait été loin d'elle, il avait entretenu ce feu qui, soudain, s'embrasa, trouvant un aliment à sa flamme dans la vue de la jeune fille, et il fut sur le point de se jeter sur elle et de l'étreindre. Mais il se reprit, s'assit près d'elle et se mit à parler, enchaînant des propos, tantôt l'un tantôt l'autre, sans aucune signification. Tels sont les amoureux lorsqu'ils cherchent à faire la conversation avec leur bien-aimée. Ils ne mettent aucun sens dans leurs propos, leur âme tout entière est dans l'objet aimé, et c'est seulement leur langue qui bavarde, sans que la raison la guide. Tout en parlant, il lui mit la main sur le cou et lui entoura l'épaule, dans l'intention de lui donner un baiser. Mais elle, prévoyant le chemin qu'allait suivre sa main, baissa la tête et tint les yeux fixés sur sa poitrine. Mais lui n'en continua pas moins à lui entourer le cou et il tenta de lui faire relever le visage de force. Elle s'obstina à le tenir baissé et à éviter ses baisers. Cette lutte dura quelque temps, jusqu'au moment où Thersandre sentit la colère et le désir le gagner; il mit la main gauche sous le visage de Leucippé et, de la droite, lui prit les cheveux; de l'une, il la tira en arrière, de l'autre, il lui souleva le menton et ainsi la contraignit à relever la tête. Et, lorsqu'il cessa de lui faire ainsi violence, soit parce qu'il avait eu ce qu'il voulait, soit parce qu'il ne l'avait pas eu, soit qu'il fût fatigué, Leucippé lui dit : « Tu ne te conduis pas en homme libre, ni en homme bien né; tu as agi comme Sosthénès. Tel esclave, tel maître. Maintenant, finis, n'espère rien obtenir, à moins que tu ne deviennes Clitophon. » [6,19] En l'entendant, Thersandre ne se connut plus; il était amoureux, et il était en rage. La colère et l'amour sont deux torches; car la colère possède, elle aussi, un feu, qui est d'une nature aussi contraire que possible à l'autre, mais dont la violence est égale. L'un excite à haïr, l'autre contraint d'aimer. Et de l'un et de l'autre feux les sources sont voisines : l'un réside dans le foie, l'autre se déchaîne autour du coeur. Lorsqu'ils attaquent tous deux à la fois, l'âme devient une balance dont les deux plateaux sont chargés de flammes. Tous deux luttent à qui fera pencher la balance; et, le plus souvent, c'est l'amour qui l'emporte, toutes les fois qu'il obtient ce qu'il désire; mais si l'objet aimé n'a que mépris pour lui, alors il appelle la colère à son aide. Et l'autre, en voisine, répond à l'appel, et tous deux attisent la flamme. Et si la colère a une fois succédé à l'amour et l'a remplacé en l'éloignant de son séjour habituel, alors c'est un ennemi impitoyable; elle ne lutte pas à ses côtés pour obtenir ce que celui-ci désire, mais elle le maintient enchaîne, comme l'esclave de ce désir et c'est elle qui triomphe. Et elle ne lui permet plus de conclure un accord avec l'objet aimé, même s'il le souhaite. L'amour est alors submerge par la colère et sombre, et lorsqu'il souhaite reprendre son ancien pouvoir, il n'est plus libre; il est contraint de haïr ce qu'il aime. Mais lorsque la colère a bouillonne tout son soûl, qu'elle a pleinement joui de toute sa liberté, elle se dégoûte, elle se ralentit, rassasiée, et, en se calmant, perd de sa puissance; alors l'amour attaque, arme le désir et remporte la victoire sur la colère qui déjà s'endort. Lorsqu'il voit les actes de violence qu'il a commis, dans son délire, contre ce qu'il a de plus cher, il souffre et s'excuse auprès de l'objet aimé, l'invite à s'entretenir avec lui, promet d'apaiser sa colère à force de plaisir. S'il obtient ce qu'il souhaite, il se fait complaisant; mais s'il est méprisé, de nouveau il s'abandonne à la colère. Et celle-ci est éveillée de son sommeil et recommence comme auparavant. De l'amour méprisé, la colère est l'alliée. [6,20] Donc, Thersandre, espérant d'abord être heureux dans son amour, était tout entier l'esclave de Leucippé. Mais n'ayant pas eu le bonheur espéré, il lâcha les rênes de sa colère. « Misérable esclave », lui dit-il, en lui frappant le visage, « fille vraiment éperdue d'amour; j'ai entendu tout ce que tu disais. Tu n'aimes pas que je te parle ! Tu ne considères pas comme une grande chance pour toi que ton maître te donne des baisers; non, tu fais ta fière, tu te donnes l'air d'être folle! Et moi, je pense que tu n'es qu'une putain, car tu aimes un fieffé coureur. Mais, puisque tu ne veux pas de moi comme amant, tu verras ce que je suis comme maître. » Alors Leucippé : « Si tu veux jouer au tyran, très bien, moi je serai ta sujette, à condition que tu ne me fasses pas violence. » Puis, se tournant vers Sosthénès : « Sois mon témoin, lui dit-elle, de la façon dont je supporte les outrages, car toi, tu m'as encore plus maltraitée. » Sosthénès, rempli de honte de se voir ainsi pris en faute : « Maître, fais-lui tâter du fouet, inflige-lui mille tortures, pour qu'elle apprenne à ne pas mépriser son maître! » [6,21] « Écoute Sosthénès, dit alors Leucippé; il te donne un excellent conseil. Prépare les supplices; apporte la roue : voici mes bras, distends-les; apporte aussi les fouets : voici mon dos, frappe-le. Prépare le feu; voici mon corps, brûle-le. Apporte aussi le fer; voici mon cou, coupe-le. Contemplez un spectacte nouveau : une femme, toute seule, luttant contre toutes les tortures, et victorieuse de toutes. Et puis, tu viens appeler Clitophon un « fieffé coureur », alors que tu en es un toi-même ? Mais tu ne redoutes même pas ton Artémis. Dis-moi, tu veux violer une vierge dans la cité d'une vierge ? Reine, où sont tes flèches ? — Vierge ? dit Thersandre, quelle audace, quelle plaisanterie! Vierge, après avoir passé des nuits avec tant de pirates ? C'étaient donc des eunuques, que tes brigands ? Et leur repaire une école de philosophes ? Aucun d'eux n'avait-il des yeux ? » [6,22] Alors Leucippé répondit : « Si, je suis vierge, et même après Sosthénès! Demande à Sosthénès. Car c'est lui qui a été le véritable pirate pour moi. Eux, ils étaient plus maîtres d'eux-mêmes que vous, et aucun d'eux n'était aussi insolent que vous. Et si vous, vous agissez de la sorte, le véritable repaire de brigands, c'est ici. Et vous n'avez pas honte de faire ce que n'ont pas osé les brigands ? Vous ne vous apercevez pas que vous me faites le plus grand compliment en me traitant avec cette impudence ? Car l'on dira, si vous me tuez maintenant, dans votre folle rage : « Leucippé, vierge après les bouviers, vierge encore après Chaeréas, et vierge encore après Sosthénès! » Mais tout cela n'est rien; voici une plus grande louange encore: «Même après Thersandre, elle resta vierge, Thersandre, plus licencieux que les brigands ; ce qu'il ne peut violer, il le tue ! » Arme donc ta main, maintenant, prépare contre moi les fouets, la roue, le feu, le fer; appelle au combat près de toi ton conseiller Sosthénès; et moi, toute nue, toute seule, moi, une femme, je n'ai qu'une seule arme : ma liberté! que les coups ne briseront pas, que le fer ne tranchera pas, que le feu ne brûlera pas. Jamais je ne vous la soumettrai, et si tu me brûles, tu verras que le feu n'est pas aussi ardent qu'elle! »