[5,0] LIVRE V [5,1] Après une navigation de trois jours, nous arrivâmes à Alexandrie. Lorsque j'y entrai, par la porte dite du Soleil, j'eus immédiatement devant moi l'incomparable beauté de la ville, et mes yeux furent remplis de plaisir. Une rangée de colonnes, rectiligne, s'étend des deux côtés, de la porte du Soleil à celle de la Lune, car ces deux divinités ont la garde des portes de la ville. Entre les deux colonnades la plaine où s'étend la ville, et la traversée de cette plaine est longue, c'est tout un voyage, sans sortir du même lieu. Je marchai encore quelques stades après la ville, et je parvins à l'endroit qui porte le nom d'Alexandrie; là, je vis une autre ville, dont la beauté était divisée, car une colonnade en marquait le grand axe, et une colonnade égale la traversait transversalement. Je partageai mes regards entre toutes les rues, mais je ne pus découvrir tout le spectacle de façon à me satisfaire ni voir la beauté de la ville tout entière à mon gré. Je voyais bien certains détails, d'autres, j'étais sur le point de les voir, d'autres, j'avais envie de les voir, il y en avait d'autres que je ne voulais pas manquer; ce que je voyais s'emparait de mon regard et ce que je m'attendais à voir l'entraînait plus loin. Je me promenai donc dans toutes les rues, et, les yeux encore pleins d'un désir inassouvi, je dis, accablé de fatigue : « Mes yeux, nous sommes vaincus! » Je vis deux choses étranges et paradoxales : la beauté de la ville rivalisant avec son étendue, le nombre de ses habitants avec ses dimensions, et de part et d'autre les chances étaient égales. Car la ville était plus grande que tout un continent, et le nombre des habitants plus grand que tout un peuple. Et, si je considérais la ville, je pensais que jamais il n'y aurait assez d'habitants pour la remplir tout entière, mais lorsque je regardais les habitants, je me demandais avec stupeur s'il y aurait une ville capable de les contenir. Et la balance était égale. [5,2] C'était alors, par un heureux hasard, la fête mensuelle du grand dieu, que les Grecs appellent Zeus et les Égyptiens Sérapis, et il y avait une procession aux flambeaux. Je n'avais jamais rien vu d'aussi grandiose; c'était le soir et le soleil était couché, mais il ne faisait pas nuit — un autre soleil s'était levé, mais morcelé; je vis, ce jour-là, que la ville rivalisait en beauté avec le ciel; je vis aussi Zeus des Grâces et le temple de Zeus Céleste. Nous adressâmes nos prières au dieu puissant, nous le suppliâmes de mettre enfin un terme à nos tribulations, et nous revînmes au logement que Ménélas avait loué pour nous. Mais, apparemment, le dieu n'avait pas exaucé notre prière et il nous restait à affronter encore d'autres épreuves du sort. [5,3] Chaeréas, depuis longtemps, était en secret amoureux de Leucippé et c'est pour cela qu'il nous avait révélé l'histoire de la drogue, cherchant ainsi à la fois une manière de devenir notre intime et désirant sauver la jeune fille pour lui-même. Voyant, donc, qu'il ne pouvait arriver à ses fins, il prépare un stratagème, et, pour cela, comme il était marin, il rassemble une bande de pirates, gens de mer aussi, et leur donne ses instructions sur ce qu'ils auraient à faire. Puis il nous invite à dîner à Pharos, prétextant que c'était l'anniversaire de sa naissance. Au moment où nous franchissions la porte, il se produisit un présage défavorable pour nous : un épervier poursuivant une hirondelle heurta de son aile Leucippé à la tête. Rempli de trouble par ce présage, je levai les yeux vers le ciel : « O Zeus, m'écriai-je, quel est ce présage que tu nous envoies ? Si cet oiseau et réellement envoyé par toi, donne-nous un autre signe plus clair. » Je me tournai (j'étais, par hasard, devant l'atelier d'un peintre) et vis un tableau exposé, dont la signification symbolique était la même : il représentait le rapt de Philomèle et son viol par Térée, ainsi que l'histoire de la langue coupée. Le déroulement du drame était entièrement exposé sur la peinture : le voile brodé, Térée et le repas. Une servante se tenait debout, tenant le voile plié; Philomèle était à côté d'elle, le doigt tendu vers le voile, et montrait les images brodées; Procné hochait la tête devant ce qu'elle lui montrait et jetait des regards terribles, remplie de rage par ce qu'elle voyait. Ce qui était brodé, c'était le Thrace Térée en train de lutter avec Philomèle pour la contraindre à l'amour. La jeune femme avait les cheveux en désordre, la ceinture dénouée, la tunique déchirée, sa poitrine était à moité nue, sa main droite cherchait à atteindre les yeux de Térée, de la gauche, elle ramenait sur ses seins des lambeaux de sa tunique. Térée tenait Philomèle dans ses bras, attirant son corps contre le sien autant qu'il le pouvait et sur le point de réaliser l'étreinte. Telle était l'image que le peintre avait représentée, brodée sur le voile. Sur le reste du tableau, les femmes montraient à Térée, dans une corbeille, les restes de son repas, la tête d'un petit enfant et ses mains; et elles riaient, et, en même temps, avaient peur. Térée était représenté bondissant du lit, tirant son épée contre les deux femmes, la jambe portant contre la table, et celle-ci n'était ni dans sa position normale ni à terre : elle avait l'équilibre instable d'un objet sur le point de tomber. [5,4] Ménélas dit alors : « Je suis d'avis de remettre notre voyage à Pharos. Tu vois : voici deux mauvais présages, l'aile de l'oiseau qui nous a touchés et la menace contenue dans ce tableau. Les interprètes de présages conseillent de faire attention au sujet des tableaux que l'on peut rencontrer lorsque l'on sort pour quelque affaire; ils affirment que l'issue de celle-ci sera semblable à celle de l'histoire contée par le tableau. Tu vois tous les malheurs annoncés par ces images : un amour illégitime, un adultère éhonté, des femmes malheureuses. Je conseille en conséquence de remettre l'excursion. » Je trouvai qu'il avait raison et je m'excusai auprès de Chaeréas de ne pas venir ce jour-là. Chaeréas se retira très mécontent, en disant qu'il viendrait nous voir le lendemain. [5,5] Leucippé me dit alors — car toutes les femmes adorent les histoires : « Quelle est la légende représentée sur ce tableau ? Quels sont ces oiseaux ? Quelles sont ces femmes, quel est cet homme si cruel ? » Et moi, je me mets à lui raconter : « Ce sont un rossignol, une hirondelle et une huppe; tous, des êtres humains, et, en même temps, tous des oiseaux. La huppe est l'homme; des deux femmes, Philomèle est l'hirondelle et Procné le rossignol. Elles sont d'Athènes. L'homme, c'est Térée, et Procné est la femme de Térée. Les barbares, apparemment, n'avaient pas assez d'une seule femme à la fois pour satisfaire leurs sens, surtout lorsque l'occasion leur était donnée de s'abandonner sans retenue à leurs passions. Et l'occasion se présenta, pour le Thrace en question, à cause du naturel affectueux de Procné. C'est elle qui envoya son mari Térée chercher sa soeur. Et lui, lorsqu'il partit, il était encore le mari de Procné, mais quand il revint, il était l'amant de Philomèle, et, pendant le voyage, il s'était fait de Philomèle une seconde Procné. Redoutant la langue de Philomèle, il lui donna en présent de noces le don de ne plus bavarder, en lui arrachant la faculté de parler. Mais il n'obtint pas le résultat cherché, car la ruse de Philomèle sut trouver une parole muette. Elle tisse un voile qui soit son messager, elle inscrit son histoire dans la trame, et sa main assume le rôle de sa langue. Elle révèle aux yeux de Procné ce qui aurait dû appartenir à ses oreilles et se sert de la navette pour lui conter ses malheurs. Procné apprend le viol en le lisant sur le voile et cherche à tirer de son mari une vengeance exemplaire. Double est la colère; les deux femmes, ne respirant plus qu'une même haine, unissant la jalousie au sentiment de la violence et de l'insulte qui leur ont été faites, imaginent un festin plus affreux que l'amour de Térée. Ce festin devait être le fils de Térée, dont, avant sa colère, Procné était la mère. Mais, à ce moment, elle avait oublié les douleurs de sa naissance. Ainsi, la souffrance de la jalousie surpasse celles de son ventre de mère; les femmes, dans leur passion, veulent seulement venger l'insulte faite à leur couche, même si leur acte leur cause un mal égal à celui qu'elles infligent, et elles compensent la douleur qu'elles éprouvent par le plaisir de l'infliger. Térée prit donc ce repas infernal, et elles lui présentèrent après, dans une corbeille, les restes de son petit garçon, avec un rire mêlé de peur. Térée voit les restes de son enfant et se désole de ce qu'il a mangé, et s'aperçoit qu'il est le père de son propre repas. Cette découverte le rend furieux, il tire son épée et s'élance sur les femmes, mais elles trouvent un refuge dans les airs. Et Térée prend son essor à leur suite, il est oiseau. Et tous ont l'air de présenter l'image de leur malheur; le rossignol s'enfuit et Térée le poursuit. Il conserve sa haine, jusque sous la forme d'un oiseau. » [5,6] Ce jour-là, nous avions évité de la sorte le piège que l'on nous tendait; mais nous ne gagnâmes rien de plus qu'un seul jour. Le lendemain, Chaeréas était là dès l'aube; et nous, nous n'osâmes pas trouver une raison pour dire non. Nous nous embarquâmes donc et nous arrivâmes à Pharos; mais Ménélas resta à Alexandrie, sous prétexte qu'il n'était pas bien. Chaeréas commença par nous mener au phare et nous montra comment il était construit à la base et c'était, en effet, remarquable et étonnant. Il se dressait comme une montagne au milieu de la mer, et atteignait les nuages. L'eau, en bas, baignait la construction elle-même, et le phare semblait suspendu au-dessus de la mer, tandis que, au sommet de la montagne, se levait un second soleil pour guider les navires. Ensuite, Chaeréas nous emmena dans sa maison, qui était située à l'extrémité de l'île, au bord même de la mer. [5,7] Le soir venu, Chaeréas sortit de la maison, prétextant qu'il avait besoin de s'éloigner. Quelques instants plus tard un cri soudain s'élève à la porte et, aussitôt, nous voyons faire irruption quantité de grands gaillards, épée en main, qui se précipitent tous sur la jeune fille. Lorsque je vis que l'on enlevait ma bienaimée, je n'hésitai pas à me précipiter à travers les épées; alors, l'un des hommes me donna un coup de poignard à la cuisse et je m'effondrai. Je tombai sur le sol, saignant abondamment, et, pendant ce temps, ils faisaient monter la jeune fille sur le bateau et s'enfuyaient. L'attaque des pirates avait causé tant de tumulte et de cris que cela fit venir le commandant de l'île. Nous nous connaissions, car il avait participé à l'expédition contre les bouviers. Je lui montrai ma blessure et lui demandai de se mettre à la poursuite des pirates. Il y avait, dans la ville, un grand nombre de bateaux à l'ancre. Le commandant monta à bord de l'un d'eux et se mit en chasse, accompagné de ses gardes, et moi, je m'embarquai avec lui, couché sur une civière. Lorsque les pirates virent que notre bateau allait les attaquer, ils firent mettre la jeune fille debout sur le pont arrière, les deux bras attachés, et l'un d'eux nous cria d'une voix formidable : « Voilà l'enjeu que vous réclamez », et à ces mots, il lui coupe la tête et jette le reste du corps dans la mer. A ce spectacle, je poussai un cri de douleur et je m'élançai pour passer moi aussi par-dessus bord; mais les hommes qui étaient là me retinrent; alors je demandai que l'on arrêtât le bateau et que l'on envoyât quelqu'un pour tâcher de rattraper le corps de la jeune fille afin de l'ensevelir. Le commandant accepta et arrêta le navire. Deux matelots sautent à la mer, attrapent le corps et le rapportent. Pendant ce temps, les pirates ramaient avec une vigueur accrue. Lorsque nous fûmes de nouveau près d'eux, les pirates aperçoivent un autre bateau et, le reconnaissant, appellent à l'aide : c'étaient des pêcheurs de pourpre, pirates eux aussi. Le commandant, voyant qu'il avait maintenant deux bateaux contre lui, prit peur et vira de bord; d'ailleurs, les pirates avaient cessé de fuir et nous défiaient au combat. Lorsque nous fûmes revenus à terre, je descendis du bateau et, embrassant le corps, je gémissais : « Maintenant, Leucippé, tu es vraiment morte, et morte deux fois, une fois sur la terre et une fois sur mer. Car j'ai bien ici les restes de ton corps, mais toi, je t'ai perdue. Le partage entre la terre et la mer n'a pas été égal; ce qui me reste de toi est en réalité la moindre partie, bien qu'à la voir elle semble la plus grande. Mais la mer, qui semble n'avoir de toi qu'une faible partie, en réalité te possède tout entière. Et, puisque la Fortune m'a refusé le bonheur d'embrasser ton visage, je vais donner mes baisers à ton cou égorgé. » [5,8] Après ces lamentations funèbres, et le corps une fois enseveli, je rentrai à Alexandrie, où, bien à contre-coeur, je fis soigner ma blessure, et, grâce aux exhortations de Ménélas, je trouvai le courage de vivre. Et déjà six mois s'étaient écoulés, et le plus fort de mon chagrin commençait à s'estomper — car le temps est un remède à la douleur et guérit les plaies de l'âme. La lumière du soleil est pleine de joie et, peu à peu, le chagrin, même s'il s'agit d'une douleur extrême, ne continue à bouillonner qu'autant que l'âme est en feu, mais, gagné par l'influence des jours, il finit par se laisser vaincre et s'apaise. Un jour, comme je me promenais sur la grande place, quelqu'un, derrière moi, me saisit soudain la main, me força à me retourner et, sans rien dire, me prit dans ses bras et me donna mille baisers. Et moi, d'abord, je ne savais pas qui c'était; je restai debout, stupéfait, recevant tous ces assauts de tendresse, comme une cible à baisers; mais, au bout de quelques instants, je vis aussi le visage de l'homme : c'était Clinias. Alors je poussai un cri de joie, je le pris à mon tour dans mes bras et lui rendis les mêmes embrassements. Ensuite nous allâmes chez moi, et il me raconta ce qui lui était arrivé et la façon dont il s'était tiré du naufrage; et moi, je lui dis toute l'histoire de Leucippé. [5,9] « Dès que le navire se brisa, dit-il, je montai sur la vergue, et j'eus grand-peine à m'y accrocher, car elle était déjà pleine d'hommes, mais je l'entourai de mes bras et je m'efforçai de la tenir et d'y rester accroché. Il n'y avait pas longtemps que nous étions dans l'eau lorsqu'une énorme vague souleva l'épave et la précipita, perpendiculairement, sur un écueil, mais du côté opposé à celui où j'étais suspendu. Après le choc, le contrecoup la renvoya en arrière, avec la violence d'une baliste, et me projeta au loin comme si j'avais été lancé par une fronde. A partir de ce moment, je nageai pendant tout le reste du jour, mais je n'avais plus l'espoir de me sauver. J'étais épuisé et je m'abandonnais à la Fortune, quand je vis un navire, venant droit sur moi; je levai les bras, comme je pus, et fis des gestes de supplication. Et les marins, soit par pitié, soit que le vent leur fît prendre cette route, gouvernèrent sur moi et l'un d'eux me jeta une corde tandis que le navire poursuivait sa route; je m'y accrochai et ils m'arrachèrent ainsi des portes mêmes de la mort. Le bateau faisait route vers Sidon, et il y avait à bord des gens qui me connaissaient et qui s'occupèrent de moi. » [5,10] » Après deux jours de navigation, nous arrivâmes à Sidon et je demandai aux Sidoniens qui se trouvaient dans le bateau, Xénodamas le marchand et Théophile, son beau-père, de ne dire à aucun Tyrien, s'ils en rencontraient, que je venais d'échapper à un naufrage, afin de ne pas révéler que nous nous étions enfuis ensemble. J'espérais que mon absence passerait inaperçue, si, de leur côté, il n'y avait pas d'indiscrétion, car il ne s'était écoulé que cinq jours pendant lesquels on ne m'avait pas vu. Et, comme tu le sais, j'avais prévenu les gens de ma maison de dire à qui le demanderait que j'étais parti peut-être pour dix jours entiers à ma propriété de campagne. De fait, je m'aperçus que c'était bien ce qui se disait à mon sujet. Ton père n'était pas encore revenu de Palestine; il n'en revint que deux jours plus tard, et il trouva une lettre envoyée par le père de Leucippé, arrivée seulement un jour après notre départ, dans laquelle Sostratos te donnait la main de sa fille. Son chagrin s'accrut lorsqu'il lut cette lettre et, en même temps, apprit votre fuite, d'abord parce qu'il avait perdu le bénéfice de cette lettre et ensuite parce que la Fortune avait ainsi brouillé les choses en aussi peu de temps; car rien de tout cela ne se serait produit si la lettre était arrivée plus tôt. Il jugea qu'il ne fallait rien écrire à son frère de la situation véritable et il demanda à la mère de la jeune fille de s'en abstenir aussi pour le moment : « Peut-être allons-nous les retrouver, et il n'est pas nécessaire que Sostratos apprenne le malheur qui est arrivé. Ils ne seront que trop contents, où qu'ils soient, de revenir, lorsqu'ils auront appris leurs fiançailles, puisqu'il leur sera permis d'obtenir officiellement ce pourquoi ils se sont enfuis. » Il fit tous ses efforts pour savoir où vous vous trouviez, et, il y a quelques jours seulement, arriva d'Égypte un certain Diophante de Tyr, qui lui dit qu'il t'avait vu là-bas; dès que je l'appris, tel que j'étais, je me suis embarqué sur un bateau et voici aujourd'hui huit jours que je parcours toute la ville à ta recherche. Il te faut réfléchir à ce que tu comptes faire, car ton père va arriver bientôt. » [5,11] En entendant ses paroles, je gémis sur la façon dont la Fortune s'était jouée de nous : « O déesse, disais-je, Sostratos me donne la main de Leucippé, il m'envoie cette épouse du milieu même de la guerre, mais prend si bien son temps qu'il arrive après notre fuite! O bonheur hors de saison! O que je suis heureux — à un jour près! Après la mort, les noces, après le chant funèbre, le chant d'hyménée! Quelle est cette fiancée que me donne la Fortune, elle qui ne m'a pas donné son cadavre tout entier! — Ce n'est pas le moment de se lamenter, dit Clinias, demandons-nous d'abord s'il vaut mieux pour toi retourner dès maintenant dans ta patrie ou attendre ici ton père. — Ni l'un ni l'autre, dis-je; de quel front pourrais-je regarder mon père, surtout après m'être enfui d'une façon si vilaine, et, de plus, alors que j'ai causé, par ma faute, la perte du dépôt que lui avait confié son frère ? M'enfuir d'ici avant qu'il n'arrive est la seule solution qui me reste. Sur ces entrefaites arrive Ménélas, accompagné de Satyros; ils embrassent Clinias et nous leur apprenons la situation. Alors Satyros : « Tu as la possibilité, dit-il, à la fois de régler au mieux tes affaires présentes et de faire du bien à une âme enflammée pour toi. Que Clinias apprenne lui aussi ce qu'il en est. Aphrodite lui a offert quelque chose de magnifique, et lui se refuse à l'accepter. Elle a rendu folle de lui une femme fort belle, si belle qu'à la voir on la prendrait pour une statue. Elle est d'Ephèse, et s'appelle Mélitté; elle est fort riche, et jeune. Son mari est, tout récemment, mort en mer; elle veut prendre l'homme que voici pour son maître — je dis maître, et non mari; elle se donne à lui, elle-même et toute sa fortune. A cause de lui, elle est restée ici quatre mois, lui demandant de l'accompagner. Mais lui, pour je ne sais quelle cause, s'y refuse, dans la pensée que sa Leucippé va ressusciter. » [5,12] Alors Clinias : « Satyros, dit-il, me semble ne pas avoir tort. Si la beauté, la richesse et l'amour viennent à la fois vers toi, ce n'est pas le moment de s'asseoir ni d'attendre à demain : la beauté t'apportera le plaisir, la richesse, le luxe et l'amour rend la chose honorable. La divinité déteste les vaniteux. Allons, écoute Satyros et fais plaisir à la divinité. » Et moi, je dis en soupirant : « Mène-moi où tu voudras, si Clinias est de cet avis; mais seulement à la condition que cette espèce de femme ne fasse pas d'histoires et ne me presse pas de faire la chose avec elle jusqu'à ce que nous arrivions à Éphèse. Car j'ai juré, antérieurement, de ne pas m'unir à une femme, lorsque j'ai perdu Leucippé. » En m'entendant parler ainsi, Satyros courut chez Mélitté lui apporter la bonne nouvelle. Et, peu après, il revint, disant qu'en l'entendant la dame avait presque rendu l'âme de plaisir; elle me demandait de venir dîner avec elle le jour même, pour préluder à nos noces futures. Je me laissai faire et me rendis chez elle. [5,13] Dès qu'elle me vit, elle se précipita, me prit dans ses bras et me couvrit le visage de baisers. De fait, elle était belle et l'on aurait dit que son visage était de lait, et que des roses étaient épanouies sur ses joues. Son regard brillait d'un éclat amoureux; sa chevelure était abondante et profonde, couleur d'or, si bien que ce ne fut pas sans plaisir que je vis cette femme. Le dîner était somptueux; elle prenait un peu de ce que l'on servait, pour avoir l'air de manger, mais en réalité elle ne pouvait pas toucher à la nourriture, elle ne faisait que me regarder. Car il n'y a rien de doux aux amoureux que de voir ce qu'ils aiment; l'amour s'empare de toute l'âme et ne laisse aucune place pour les plaisirs de la table. Le plaisir que donne la vue pénètre par les yeux et s'installe dans la poitrine; entraînant toujours avec lui l'image de l'aimé, il l'imprime dans le miroir de l'âme et y grave sa ressemblance; les émanations issues de la beauté, portées par des rayons invisibles, se transportent jusque dans le coeur amoureux et y laissent profondément l'empreinte de son reflet. Je m'en aperçus et lui dis : « Quoi! tu ne touches pas à ce que tu sers toi-même, tu ressembles aux personnages que l'on représente en train de manger, en peinture. » Et elle : «Quels mets délicieux, dit-elle, quel vin pourraient-ils être préférables à ta vue ? » Et, tout en parlant, elle m'embrassa, et j'acceptai ses baisers non sans plaisir. Et, en s'écartant de moi, elle dit : « Voici ma nourriture. » [5,14] A ce moment, tels étaient nos propos; mais, lorsque vint le soir, elle tenta d'obtenir que je reste chez elle pour dormir. Mais moi je m'en excusai, répétant ce que j'avais déjà dit à Satyros. Elle eut du mal à me laisser partir, et cela la chagrina. Il fut convenu que le lendemain nous nous rencontrerions au temple d'Isis pour nous entretenir et nous engager l'un à l'autre devant la déesse. Nous avions avec nous pour témoins Ménélas et Clinias; et nous jurâmes, moi de l'aimer fidèlement, et elle de me prendre pour son mari et de me faire le maître de tout ce qu'elle possédait. « Nos conventions, dis-je, commenceront d'être exécutoires à notre arrivée à Ephèse; mais, ici, comme je te l'ai dit, tu t'effaceras devant Leucippé. » On nous servit ensuite un dîner somptueux, que l'on appela repas de noces, mais la consommation du mariage devait, d'un commun accord, être différée. Et je me rappelle un bon mot de Mélitté pendant le repas; comme les assistants faisaient des voeux pour le mariage, elle me dit à voix basse, en hochant la tête : « Je suis la seule à qui soit arrivée une aventure aussi extraordinaire, et qui ne se produit que pour des morts dont on ne trouve pas le cadavre. J'ai déjà vu des cénotaphes, mais jamais des noces sans homme. » Et sa plaisanterie était à demi sérieuse. [5,15] Le lendemain, nous préparons le départ; le hasard voulait que le vent nous y invitât. Ménélas nous accompagna jusqu'au port et me fit mille amitiés, souhaitant que nous ayons meilleure mer, puis il s'en alla. C'était un jeune homme admirable, d'une nature digne des dieux, et il ne pouvait s'empêcher de pleurer; et nous tous, nous avions les larmes aux yeux. Clinias, lui, décida de ne pas me quitter, mais de venir avec moi jusqu'à Éphèse et de rester quelque temps dans cette ville, et de ne rentrer chez lui que s'il voyait que mes affaires allaient bien. Nous avions le vent en poupe. Lorsque vint le soir et que nous eûmes dîné, nous allâmes nous coucher. Nous avions, Mélitté et moi, une cabine, construite sur le pont du navire. Elle me prit dans ses bras, m'embrassa et me demanda de m'unir à elle. « Maintenant, disait-elle, nous avons passé le territoire de Leucippé et atteint celui de notre contrat; c'est maintenant que commence ta promesse. Pourquoi faut-il que j'attende jusqu'à Ephèse ? Incertains sont les hasards de la mer; inconstantes les sautes de vent. Crois-moi, Clitophon, je brûle; ah, si seulement je pouvais te montrer mes feux! Si seulement ces feux de l'amour avaient la même nature que le feu ordinaire, je pourrais alors t'enflammer en te prenant dans mes bras. Mais en réalité, contrairement à tous les autres feux, ceux-ci ne brûlent qu'une sorte de bois, qui leur est particulière, et, dans les étreintes d'amour, flambent furieusement, mais épargnent celui qui est étreint. O feu mystique! feu qui ne luit que dans le secret! feu qui se refuse à franchir les limites qui lui sont assignées ! Initions-nous, ô mon chéri, aux rites sacrés d'Aphrodite! [5,16] Et moi je répondis : « Ne cherche pas à me faire violer la loi du respect que l'on doit aux morts. Nous n'avons pas encore franchi les limites du domaine de la malheureuse; il faut pour cela débarquer sur une autre terre. Ne sais-tu pas qu'elle est morte en mer ? Maintenant, je navigue sur le tombeau de Leucippé. Peut-être son fantôme erre-t-il autour de ce navire. On dit que les âmes de ceux qui ont péri sur l'eau ne descendent jamais dans l'Hadès, mais qu'elles continuent d'errer au même endroit, sur les eaux, et peut-être serait-elle présente à nos étreintes. Est-ce que cela te semble le lieu propice à notre mariage ? Un mariage sur les vagues, un mariage qui serait le jouet des flots ? Tu désires donc que nous ayons un lit nuptial qui ne dure pas ? — Ah, toi, dit-elle, tu es un sophiste, mon chéri; quand on s'aime, tout peut servir de lit; il n'est pas un endroit où ne puisse aller le dieu. Existe-t-il un endroit mieux approprié que la mer pour les rites d'Amour et d'Aphrodite ? Aphrodite est fille de la mer. Faisons plaisir à la divinité des unions, honorons sa mère par notre mariage. Et à mon avis, tout ce qui est autour de nous est symbole de mariage. Il y a ce joug suspendu au-dessus de nos têtes, il y a ces liens, attachés à la vergue : quels bons présages, ô mon Seigneur et maître! A l'ombre du joug est notre lit, et les câbles sont noués. Et puis, le gouvernail est proche de notre chambre; tu vois, c'est la Fortune qui gouverne notre mariage; nous aurons pour cortège de noce Poséidon et le choeur des Néréides; c'est ici même qu'il s'unit lui aussi à Amphitrite. Le vent siffle mélodieusement dans les câbles; il me semble que les flûtes des brises jouent notre hymne d'hyménée. Tu vois aussi la voile qui se gonfle, comme un ventre fécondé : oui, c'est pour moi un heureux présage; par moi bientôt tu seras père. » Et, comme je voyais qu'elle se faisait pressante : « Continuons à philosopher, lui dis-je, ma chère, jusqu'à ce que nous arrivions au port. Je te jure, par la mer elle-même, par le sort de notre voyage, que j'en ai envie, moi aussi. Mais il existe des lois de la mer. J'ai souvent entendu dire aux gens de mer qu'il fallait que les bateaux soient purs des choses d'Aphrodite, peut-être parce qu'ils sont sacrés, peut-être pour que personne ne s'abandonne au plaisir des sens en un si grand danger. Ne tentons pas, ma chérie, les démons de la mer; ne mêlons pas notre union et la crainte. Pour nous-mêmes gardons notre plaisir dans sa pureté. » Par ces mots et en la câlinant, et l'embrassant, je finis par la persuader, et, le reste de la nuit, nous dormîmes comme nous étions. [5,17] Après une navigation de cinq jours, nous arrivâmes à Ephèse. Sa maison était grande, et l'une des premières de la ville : beaucoup de domestiques et l'ameublement somptueux. Elle ordonna de préparer le repas le plus magnifique possible. « Nous, pendant ce temps, dit-elle, nous irons voir ma maison de campagne. » Celle-ci se trouvait à quatre stades de la ville. Nous montâmes en voiture et nous partîmes. Dès que nous fûmes arrivés, nous commençâmes à nous promener parmi les plantations, et, soudain, tomba à nos genoux une femme, vêtue d'une méchante tunique haut troussée, et qui nous dit : « Aie pitié de moi, maîtresse, toi, qui es femme, aie pitié d'une femme, libre autrefois, à sa naissance, et maintenant esclave, comme l'a voulu la Fortune. » Puis elle se tut. Mélitté lui répondit : « Relève-toi, femme; dis-moi, qui es-tu, d'où es-tu, et qui t'a mis ce fer ? Même dans ta misère, ta beauté proclame que tu es de noble naissance. — C'est ton intendant, parce que je ne voulais pas être son esclave au lit. Je m'appelle Lacaena, et je suis thessalienne, et je mets devant toi mon sort, pour qu'il te supplie pour moi. Délivre-moi de ma misère présente, et assure ma sécurité jusqu'à ce que je te paie les deux mille pièces d'or qui est le prix que Sosthénès a payé pour moi aux pirates. Je les trouverai, sache-le bien, très vite; sinon, je serai ton esclave. Tu vois comme il m'a déchirée de nombreux coups. » En même temps, elle ouvrit sa tunique et nous montra son dos entièrement marqué, de façon lamentable. En l'entendant, je fus tout ému, d'autant plus qu'elle me paraissait avoir quelque chose de Leucippé. Mélitté reprit : « Courage, femme, je vais te tirer de ta triste situation, et je te renverrai chez toi pour rien. Que l'on fasse venir ici Sosthénès. » On enleva aussitôt ses liens à la femme, et Sosthénès arriva, fort troublé. Et Mélitté lui dit : « Mauvais sujet, lequel, même de nos plus mauvais serviteurs, as-tu déjà vu mutiler chez nous de la sorte ? Qui est cette femme ? Parle, et ne mens pas! — Je ne sais, répondit-il, maîtresse, sinon qu'un marchand, appelé Callisthénès, me l'a vendue, en me disant qu'il l'avait achetée à des pirates, et qu'elle était de naissance libre. Le marchand lui don- nait le nom de Lacaena. » Mélitté le destitua de la charge d'intendant, qu'il exerçait et confia la jeune femme à ses servantes, en leur disant de la baigner, de lui mettre un vêtement propre et de l'emmener en ville. Puis, après avoir réglé diverses questions relatives à sa propriété de campagne, qui étaient la raison de sa venue, elle monta en voiture avec moi, nous revînmes en ville, et nous nous mîmes à table. [5,18] Nous étions au milieu du repas lorsque Satyros me fit signe de venir lui parler en particulier, et son visage était grave. Je fis semblant d'avoir besoin de m'éloigner pour satisfaire la nature et quittai la table. Lorsque je fus près de lui, il ne dit rien mais me tendit une lettre. Dès que je la pris, même avant de la lire, je fus frappé de stupeur. J'avais reconnu l'écriture de Leuçippé. Et voici ce qui était dans la lettre : « Leucippé à son Seigneur Clitophon, Tel est le nom que je dois te donner, puisque tu es le mari de ma maîtresse. Tout ce que j'ai souffert pour toi, tu le sais : il est pourtant nécessaire que je te le rappelle à présent. A cause de toi, j'ai quitté ma mère et accepté de m'en aller à l'aventure; à cause de toi j'ai fait naufrage et je suis tombée entre les mains de pirates; à cause de toi, j'ai été offerte comme victime expiatoire, et, deux fois, j'ai souffert la mort; à cause de toi, j'ai été vendue, j'ai été attachée avec des liens de fer, j'ai porté la houe, j'ai pioché la terre et j'ai reçu le fouet — et cela afin que je devienne pour un autre homme ce que toi tu es maintenant pour une autre femme. Non, jamais! A travers toutes ces épreuves, mon courage ne s'est pas démenti. Et toi, qui n'as pas été vendu, qui n'as pas été fouetté, tu es marié! Si tu as quelque reconnaissance pour tout ce que j'ai souffert pour toi, demande à ta femme de me renvoyer chez moi comme elle l'a promis; quant aux deux mille pièces d'or, que Sosthénès a payées pour moi, fais-nous confiance, et porte-toi garant auprès de Mélitté que nous les lui enverrons. Car Byzance est toute proche, et, même si tu dois payer toi-même, considère que tu me donnes cette compensation pour les malheurs que j'ai subis pour toi. Porte-toi bien, et profite bien de ton nouveau mariage. Moi qui t'écris cela, je suis encore vierge. » [5,19] En lisant ces mots, j'éprouvai tous les sentiments à la fois : j'étais embrasé, pâle, plein d'étonnement, d'incrédulité, de joie, de chagrin. Enfin je dis à Satyros : « Est-ce que tu reviens des Enfers pour m'apporter cette lettre ? Qu'est-ce que cela signifie ? Leucippé est-elle ressuscitée ? — Précisément, dit-il, c'est la femme que tu as vue aux champs. A ce moment-là personne, en la voyant, ne pouvait la reconnaître car elle avait l'air d'un garçon : à lui seul, le fait qu'elle se fût coupé les cheveux avait produit tout ce changement. — Et tu es resté sans rien faire, dis-je, devant de si bonnes nouvelles, tu ne donnes qu'à mes oreilles des raisons de se réjouir, tu ne montres pas à mes yeux aussi leur bonheur ? Doucement, répondit Satyros; garde ton sang-froid, pour ne pas causer notre perte à tous, jusqu'à ce que nous ayons réfléchi à tout cela, et trouvé une solution sûre. Tu as là une femme des plus importantes d'Éphèse, qui est folle de toi, tandis que nous, nous sommes sans personne, et au milieu du filet! Mais c'est impossible! La joie pénètre par toutes les veines de mon corps. Tiens, dans sa lettre, elle m'adresse des reproches! » Et, ce disant, je relisais sa lettre comme si je la voyais à travers les mots, et à chaque phrase, je m'écriais : « Tes reproches sont justes, ma chérie! Et tu as souffert tout cela par ma faute; j'ai été pour toi la cause de bien des maux! » Lorsque j'en vins aux coups de fouet et aux tortures que lui avait infligées Sosthénès, je pleurai comme si j'avais eu sous les yeux ces supplices eux-mêmes; car la réflexion fixait les yeux de mon âme sur les choses que racontait cette lettre et me montrait ce que je voyais comme si cela avait été réellement en train de se produire. Je rougissais vivement aux reproches qu'elle me faisait au sujet de mon mariage, comme si j'avais été pris en flagrant délit d'adultère. Tel était le sentiment de honte que j'éprouvais en lisant la lettre. [5,20] « Hélas, comment m'excuserai-je, Satyros ? dis-je, je suis perdu. Leucippé m'a condamné, et peut-être même me hait-elle ! Mais, comment a-t-elle été sauvée, dis-le moi ? Quel est le cadavre que nous avons enseveli ? — Elle te racontera tout cela en son temps. Pour l'instant, dit Satyros, il te faut répondre à sa lettre, et la calmer. Je lui ai moi-même déjà juré que tu as épousé cette femme contre ton gré. — Tu lui as dit, m'écriai-je, que je l'ai épousée ? Tu m'as perdu. — Quelle sottise! Est-ce que toute la ville ne connaît pas ton mariage ? — Mais je ne suis pas marié, Satyros, par Héraclès, et par la Bonne Fortune qui m'échoit! — Tu veux rire, mon cher; tu dors avec elle! — Je sais que ce que je dis est peu croyable, mais c'est pourtant la vérité. Jusqu'à aujourd'hui, Clitophon n'a pas connu Mélitté. Que vais-je écrire ? Dis-le moi. Ce qui vient d'arriver m'a tellement stupéfait que je ne sais absolument que dire. — Je ne suis pas plus malin que toi, dit Satyros; mais Amour lui-même te soufflera. Seulement, dépêche-toi! » Je commence alors à écrire : « Clitophon à Leucippé, salut! Salut et joie, Leucippé, ma reine! Je suis malheureux dans mon bonheur, parce que je suis là et tu es là, mais ta lettre me montre que tu es loin de moi. Si tu veux attendre la vérité et ne pas me condamner sans m'entendre, tu apprendras que je suis aussi vierge que toi-même, s'il y a une virginité masculine. Mais si, sans que j'aie pu me défendre, tu m'as déjà pris en haine, je te jure, par les dieux qui t'ont sauvée, que bientôt je saurai me disculper devant toi pour toute cette affaire. Porte-toi bien, ma bien-aimée, et sois bonne avec moi. » [5,21] Je donnai la lettre à Satyros et lui demandai de parler de moi à Leucippé de façon équitable. Puis je retournai au banquet, rempli à la fois de joie et de chagrin. Car je savais que Mélitté ne tolérerait pas que, cette nuit, je ne consomme pas notre mariage, et il m'était impossible, maintenant que j'avais retrouvé Leucippé, même de regarder une autre femme. Je contraignis mon visage à ne pas prendre une expression différente de celle que j'avais avant, mais je ne pus y parvenir tout à fait. Et, sentant ma défaite, je prétendis que j'avais été saisi d'un frisson. Mélitté soupçonna que je me préparais à lui manquer de parole, mais elle ne put pas prouver que c'était un pur prétexte. Je me levai sans achever de dîner et j'allai me coucher. Elle, nu-pieds comme elle était, se lève comme moi, le dîner inachevé. Lorsque nous fûmes arrivés dans la chambre, je fis davantage encore semblant d'être malade, mais elle devint plus pressante et me dit : « Pourquoi agis-tu ainsi ? Jusqu'à quand seras-tu ma mort ? Regarde : nous avons traversé la mer; voici Ephèse, où tu as promis de m'épouser. Quel jour attendons-nous encore ? Jusqu'à quand dormirons-nous l'un près de l'autre comme si nous étions dans un temple ? Tu mets devant moi un grand fleuve, et tu m'empêches de boire. Tout ce temps-là, j'ai de l'eau et j'ai soif, et pourtant, je dors auprès même de la source. Mon lit est pour moi ce que son banquet est à Tantale. » Et, en parlant de la sorte, elle pleurait, et elle posa la tête sur ma poitrine si tristement que j'éprouvai pour elle de la sympathie. Je lui dis alors : « Je te jure, ma chérie, par les dieux de ma patrie, que j'ai moi aussi le plus grand désir de répondre à ta passion. Mais je ne sais, ajoutai-je, ce que j'ai. J'ai été pris d'un malaise soudain, et tu sais que, sans la santé, il n'y a pas de jouissance. » Tout en parlant, j'essuyais ses larmes, et je lui assurais avec de nouveaux serments qu'elle obtiendrait bientôt ce qu'elle désirait. Alors, mais non sans beaucoup de peine, elle se contint. [5,22] Le lendemain, elle appela les petites servantes auxquelles elle avait confié le soin de Leucippé et elle leur demanda d'abord si elles l'avaient traitée convenablement; elles affirmèrent qu'elle n'avait manqué de rien; alors, elle donna l'ordre d'amener la jeune fille devant elle. Et lorsqu'elle fut là : « Il serait superflu de te rappeler les bons procédés dont j'ai usé envers toi, tu les connais. Eh bien, dans la mesure où tu le peux, rends-moi, en échange, un service aussi important. On me dit que vous autres, Thessaliennes, vous ensorcelez les hommes que vous aimez de telle façon qu'ils n'éprouvent aucune inclination pour aucune autre femme et qu'ils considèrent celle qui les a ensorcelés comme étant tout pour eux. Eh bien, ma chère, je brûle; procure-moi ce philtre-là. Tu as vu le jeune homme, qui se promenait hier avec moi ? — Tu veux dire, « ton mari ? » répondit méchamment Leucippé; c'est du moins ce que m'ont dit tes gens. — Mon mari ? répondit Mélitté; de mari pour moi pas plus qu'une pierre. J'ai pour rivale une morte, qu'il me préfère; ni à table ni au lit il ne peut oublier le nom de Leucippé — c'est ainsi qu'il l'appelle. Et moi, ma chère, j'ai passé quatre mois à Alexandrie à cause de lui, à le prier, à le poursuivre, à lui faire des promesses; que n'ai-je pas dit! Que n'ai-je pas fait pour lui plaire ! Mais lui, il était de fer, il était de bois, ou de quelque matière insensible, devant mes prières. Avec bien du mal, à force de temps, il se laisse persuader; mais persuader seulement de me voir; car, je te le jure par Aphrodite elle-même, il y a maintenant cinq nuits que je dors près de lui, et, le matin, je me suis levée comme si j'avais dormi avec un eunuque. C'est comme si j'étais amoureuse d'une statue; il n'y a que mes yeux qui jouissent de lui. Et je viens, en femme, à toi, qui es femme, comme tu me priais hier. Donne-moi quelque chose qui agisse sur cet orgueilleux, sauve mon âme qui, éjà, m'abandonne. » A ce discours, Leucippé fut ravie de ce que rien ne se fût passé entre la dame et moi; elle dit que, si on le lui permettait, elle irait chercher des plantes dans les champs et s'en alla. Elle pensait en effet que, si elle avait dit qu'elle ne connaissait pas la magie, on ne l'aurait pas crue; c'est pourquoi, je pense, elle promit son aide. Mélitté se calma, rien que parce qu'elle espérait; car les plaisirs attendus, même absents, réjouissent le coeur par le seul pouvoir de l'espérance. [5,23] Moi, j'ignorais tout cela, et j'étais découragé, en me demandant comment je pourrais faire attendre la dame encore la nuit suivante, et comment je pourrais rencontrer Leucippé. Et il me sembla que celle-ci avait éprouvé un désir égal de partir toute seule à la campagne, annonçant son intention de revenir vers le soir. Mélitté devait lui fournir une voiture. Quant à nous, nous étions au moment de boire et nous venions juste de nous installer sur les lits de table lorsque nous entendons un grand tumulte dans le quartier des hommes, des bruits de course, et voici que l'un des serviteurs entre précipitamment, tout essoufflé, et disant : «Thersandre est vivant; il est là. » Ce Thersandre était le mari de Mélitté, qu'elle croyait avoir péri en mer. Quelques-uns de ses serviteurs, qui se trouvaient avec lui lorsque le bateau avait chaviré, et s'étaient sauvés, l'avaient cru mort et en avaient répandu la nouvelle. Le serviteur parlait encore que déjà Thersandre se précipitait sur ses talons; il avait tout appris à mon sujet en revenant et il se dépêchait pour me surprendre et m'attraper. Mélitté se lève brusquement, stupéfaite par l'étrangeté de la situation et fait mine d'embrasser son mari. Mais lui, du même mouvement, la repousse violemment et, me voyant, s'écrie : « Voilà l'amant! » Il saute sur moi et me porte, au front, un coup plein de rage. Puis il me traîne par les cheveux, me jette à terre, s'abat sur moi et m'assomme de coups. Et moi, complètement mystifié, je ne savais ni qui était cet individu, ni pourquoi il me battait, mais, soupçonnant qu'il y avait quelque mauvaise affaire, je craignais de me défendre, alors que je l'aurais pu. Lorsque nous fûmes las, lui de frapper et moi de me conduire en philosophe, je me relevai et lui dis : « Qui donc es-tu, l'homme ? Et pourquoi m'as-tu maltraité de cette façon ?» Et lui fut encore plus irrité parce que j'avais parlé; il recommença à me frapper et réclama des chaînes et des fers. Alors on me ligota et on me poussa dans une petite pièce. [5,24] Pendant ces événements, je ne m'aperçus pas que j'avais laissé tomber la lettre de Leucippé; je l'avais attachée sous ma tunique, avec les franges du tissu; Mélitté la ramassa sans se faire voir, car elle craignait que ce ne fût l'une des lettres qu'elle m'avait écrites; quand, demeurée seule, elle la lut, et qu'elle y trouva le nom de Leucippé, elle reçut soudain un coup au coeur en reconnaissant ce nom. Car elle n'aurait jamais pensé que c'était elle, puisqu'elle avait entendu répéter qu'elle était morte. Lorsque, en lisant plus avant, elle connut tout le contenu de la lettre, et sut toute la vérité, son âme se trouva partagée entre plusieurs sentiments : honte, colère, amour, jalousie. Elle avait honte devant son mari, elle était en colère contre la lettre; l'amour tendait à adoucir sa colère, la jalousie attisait son amour, et, finalement, ce fut l'amour qui l'emporta. [5,25] Le soir était venu, et Thersandre, dans le premier élan de sa colère, s'était réfugié chez un ami, qui habitait au voisinage. Mélitté parlementa avec l'homme qui avait été commis à ma garde et me rejoignit à l'insu de tous, plaçant deux serviteurs devant la porte de la pièce. Elle me trouva étendu à terre. Debout à côté de moi, elle voulait tout exprimer à la fois; l'expression de son visage disait tout ce qu'elle désirait me dire : « Infortunée que je suis, moi qui ne t'ai vu que pour mon malheur! qui, d'abord, t'ai aimé d'un amour sans espoir, d'un amour absurde; moi que l'on hait, et qui aime celui qui me hait; moi que l'on a blessée, et qui ai pitié de celui qui m'a blessée. Même les insultes ne mettent pas fin à mon amour! O couple de magiciens, homme et femme, associés pour ma perte! Lui, depuis si longtemps, se moque de moi; et l'autre est partie pour me chercher un philtre d'amour. Et moi, pauvre de moi, je ne savais pas que je demandais à mes pires ennemis un philtre contre moi-même! » En même temps, elle me jeta la lettre de Leucippé. En la voyant et en la reconnaissant, j'eus un frisson, et je baissai les yeux comme un coupable pris en faute. Et elle continuait sa scène : « Hélas, hélas, quels sont mes malheurs ! J'ai perdu mon mari à cause de toi; et je ne pourrai plus, désormais, jouir de toi, même si je n'en jouis que des yeux, puisque tu n'as pas pu me donner davantage. Je sais que mon mari me hait et m'accuse d'adultère à cause de toi — adultère stérile, adultère sans jouissance, dont je n'ai tiré que des insultes! Les autres femmes ont, en compensation de leur honte, le plaisir de satisfaire leur désir; mais moi, je n'ai pas de chance, et je ne cueille que la honte, mais le plaisir, jamais. Parjure, barbare, tu as eu le courage de voir se consumer une femme qui t'aimait tant, et cela, alors que tu étais toi-même esclave de l'Amour ? Tu n'as pas craint le ressentiment du dieu ? Tu n'as pas redouté son feu ? Tu n'as pas eu de respect pour ses mystères ? Les larmes de ces yeux n'ont donc pas pu te fléchir ? Oh, plus cruel que les pirates ! Même un pirate se laisse émouvoir par des larmes; mais toi, rien n'a pu te provoquer à désirer le plaisir, même une fois, ni les prières, ni le temps, ni la proximité de nos corps embrassés ? Mais, ce qui est pour moi la pire insulte, tu m'as caressée, tu m'as embrassée, et tu t'es levé ensuite, comme si tu avais été avec une autre femme. Quel est ce simulacre de mariage ? Mais ce n'était pas avec une vieille que tu dormais, ni avec une femme qui repoussait tes embrassements, tu étais avec une femme jeune, amoureuse, et quelqu'un d'autre que moi pourrait même dire, belle. Eunuque, homme-femme, toi qui jettes le mauvais oeil à la beauté, je te maudis de la plus méritée des malédictions : que l'Amour te traite comme tu m'as traitée. » Et, tout en parlant, elle fondait en larmes. [5,26] Et comme je restais silencieux, la tête baissée, au bout d'un instant, elle reprit : « Ce que j'ai dit, mon chéri, n'était que l'expression de ma colère et de mon chagrin; dans ce que je vais dire maintenant, c'est l'amour qui va parler. J'ai beau être en colère, je brûle; même si l'on m'outrage, j'aime; fais la paix avec moi; aie pitié; je ne te demande plus maintenant bien des jours, une longue vie à deux, que j'étais assez malheureuse pour rêver avec toi; il me suffirait d'une seule étreinte. Je ne demande qu'un tout petit remède pour ma longue maladie; éteins seulement un petit peu le feu qui m'embrase. Si je me suis mise en colère contre toi, tout à l'heure, pardonne-moi, mon chéri; un amour malheureux va jusqu'à la folie. Je sais que je suis sans pudeur, mais je n'ai aucune pudeur à parler des mystères de l'amour. Je parle à un homme qui est initié. Tu sais ce que j'éprouve; les autres hommes ne voient pas les flèches du dieu, et personne ne pourrait montrer les coups qu'il décoche, seuls ceux qui aiment savent discerner les blessures de ceux qui sont comme eux. Je n'ai plus que ce seul jour; je te demande de tenir ta promesse. Souviens-toi d'Isis, respecte les serments que tu as prononcés là-bas. Si tu avais consenti à vivre avec moi, comme tu l'as juré, je ne me serais pas soucié de dix mille Thersandres. Mais puisque tu as trouvé Leucippé, et que le mariage devient impossible pour toi avec une autre femme, je t'accorde bien volontiers même cela. Je sais que j'ai perdu. Je ne demande rien de plus que ce que je puis obtenir. Contre moi se produisent tous les miracles. Même les morts ressuscitent. O mer, pendant que je te traversais, tu m'as sauvée; mais après m'avoir sauvée, tu m'as mieux perdue, en suscitant contre moi deux cadavres : il suffisait que Leucippé fût en vie pour que Clitophon renonçât à son chagrin; et voici maintenant ce sauvage de Thersandre qui est parmi nous! Tu as été frappé sous mes yeux, et j'étais assez malheureuse pour ne pas pouvoir te porter secours. Est-ce que des coups se sont abattus sur ce visage, ô dieux! Sans aucun doute : Thersandre était aveugle. Mais je t'en supplie, Clitophon, mon seigneur — car tu es le seigneur de mon âme — donne-toi à moi aujourd'hui, pour la première et la dernière fois. Pour moi, ces quelques instants seront beaucoup de jours. Puisses-tu ne plus jamais perdre Leucippé, puisse-t-elle ne plus jamais mourir, même en apparence! Ne méprise pas mon amour, bien que tu sois au comble du bonheur. C'est cet amour qui t'a rendu Leucippé; car, si je n'avais jamais été amoureuse de toi, si je ne t'avais pas ramené jusqu'ici, Leucippé serait encore pour toi une morte. Il y a, Clitophon, des présents de la Fortune! Lorsque quelqu'un rencontre un trésor, il vénère le lieu de sa trouvaille, il y élève un autel, il y offre un sacrifice, il dispose des guirlandes sur le sol; et toi, qui as trouvé auprès de moi un trésor d'amour, tu n'as aucun égard pour le bien que je t'ai fait ? Imagine que ce soit l'Amour qui te parle par ma voix : « Accorde-moi cette grâce, Clitophon, à moi, qui te guide dans les mystères. Ne quitte pas Mélitté sans l'initier; car le feu dont elle brûle est mon feu. » Tiens, écoute comme je m'occupe bien de tes affaires. Tu vas bientôt être délié de tes liens, même si ce n'est pas du goût de Thersandre; et tu auras un asile, pour autant de jours que tu le désireras, chez mon frère de lait. Demain matin, sois sûr que Leucippé viendra près de toi; elle a dit qu'elle voulait passer la nuit à la campagne pour trouver des plantes, afin de les cueillir au clair de lune. Là, elle s'est moquée de moi; car je lui ai demandé un philtre, parce qu'elle était thessalienne, pour m'en servir contre toi. Que pouvais-je donc faire d'autre, alors que j'avais échoué, que de chercher des herbes et des philtres ? Car c'est là le recours de ceux qui sont malheureux en amour! Thersandre, de son côté (je te le dis pour que tu sois tranquille aussi à mon sujet), est allé chez son camarade, et m'a abandonné la maison, dans sa rage. Il me semble qu'un dieu l'a éloigné d'ici pour que je puisse obtenir de toi cet ultime bienfait! Allons, donne-toi à moi! » [5,27] Tout en tenant ces savants discours — car l'Amour est même un maître d'éloquence — elle détacha mes liens, me baisa les mains et les posa sur ses yeux puis sur son coeur et me dit : « Tu vois comme il saute, et comme il bat rapidement, plein de crainte et d'espoir; si seulement ce pouvait être bientôt de plaisir! Et l'on dirait que sa pulsation même te supplie! » Lorsqu'elle me détacha, et m'embrassa en pleurant, j'éprouvai une pitié bien naturelle et je craignis réellement que l'Amour n'exerçât sa vengeance contre moi; je sentais, surtout, que j'avais retrouvé Leucippé, que, après cela, j'allais être débarrassé de Mélitté, et que ce que nous ferions ne serait plus un mariage, mais seulement un remède pour une âme malade. Je me laissai donc faire lorsqu'elle m'embrassa, et, quand elle m'étreignit, je ne me refusai pas à ses étreintes, et il arriva tout ce que voulut l'Amour, sans que nous sentions le besoin d'une couche, ni de rien de ce dont on environne l'acte d'amour. L'Amour fait lui-même ses affaires; c'est un maître dans l'art d'improviser et il sait faire de tous les lieux un endroit pour ses mystères. Et ce que l'on n'a pas préparé, quand il s'agit d'Aphrodite, est plus délicieux que ce qui a donné beaucoup de mal : le plaisir y est spontané.