[13,0] LIVRE XIII. [13,1] Un jour, mon cher Timocrate, le poète comique Antiphane lut une de ses pièces au roi Alexandre. Visiblement, ce dernier n'apprécia pas du tout, et le poète lui dit : «Prince, pour aimer cela, il faut avoir dîné à des repas où chacun paie son écot, et avoir reçu, en l'honneur d'une courtisane, des coups et en avoir souvent donnés.» C'est ce que nous rapporte Lycophron de Chalcis dans son ouvrage Sur la Comédie. Quant à nous, après avoir entendu parler des femmes mariées et des courtisanes, nous allons maintenant nous pencher sur des histoires d'amour et les raconter à des gens avertis. Mais pour mémoriser cette longue liste érotique, nous devons d'abord invoquer la Muse Érato. En préliminaires, jetons-lui ces quelques mots : «Je t'en prie, Érato, viens et reste à mes côtés, puis dis-moi tout ce qui a trait à l'amouret à toutes les affaires de cœur.» [13,2] Quand il fit son éloge des femmes mariées, notre hôte éminent cita un passage d’Hermippos, tiré de son livre sur les Législateurs, disant qu'à Lacédémone on avait l'habitude d'enfermer dans une pièce obscure des jeunes filles avec des garçons célibataires. Chacun d’eux, après avoir mis la main sur l'une d’elles, devait la ramener pour l'épouser, sans dot. Voilà pourquoi Lysandre fut infligé d'une amende pour avoir abandonné la première fille qu'il avait prise pour en épouser une autre bien plus belle. Cléarchos de Soli indique dans son livre sur les Proverbes : «À Lacédémone, lors d'une fête, les femmes mariées amènent les célibataires près d'un autel et se mettent à les frapper, afin que les jeunes gens, pour ne plus avoir à subir une pareille humiliation, puissent aimer comme il faut et se marier au bon moment. À Athènes, c'est Cécrops, le premier, qui unit une femme à un homme ; jusqu’à lui, ces unions étaient pour le moins relâchées et avaient lieu dans une complète promiscuité. C'est pourquoi, certains pensent que Cécrops méritait le surnom de «double» : avant lui, les pères supposés étant légion, nul ne pouvait connaître le véritable.» D’après ce texte, on peut légitimement critiquer ces auteurs qui attribuent deux épouses à Socrate, l’une nommée Xanthippe, l’autre, Myrto, fille d'Aristide, non pas celui qu'on appelle le Juste – du point de vue chronologique, il ne correspond guère -, mais le troisième de sa descendance. Les auteurs en question sont Callisthène, Démétrios de Phalère, Satyros le Péripatéticien et Aristoxène.C'est Aristote quiinventa cette histoire lorsqu’il la raconta dans son traité Sur la Naissance noble. Ce fait nous laisse perplexe, sauf à croire que la bigamie ait été autorisée à cette époque par une loi exceptionnelle pour pallier à la pénurie d'hommes.Ce qui expliquerait que les poètes comiques – qui, pourtant, sont si prolixes sur Socrate – aient passé la chose sous silence. Hiéronymos de Rhodes a cité un décret sur les femmes que je vous enverrai, dès que je me serai procuré son ouvrage. Mais ajoutons que Panétios de Rhodes a réfuté tous les arguments des auteurs qui donnent des épouses de Socrate. [13,3] Chez les Perses, la reine accepte une multitude de concubines parce que le roi, en tant que monarque absolu, est le maître de son épouse. Mais Dinon, dans son Histoire de la Perse, dit aussi que la reine est traitée par les concubines avec infiniment d’égards : en effet, celles-ci lui doivent obéissance. On sait que Priam eut de nombreuses épouses, et Hécube ne s’en formalisa guère. Priam, en effet, dit ceci : «J'ai eu dix-neuf fils d'un seul ventre ; quant aux autres, ce sont des femmes qui les ont engendrés dans les chambres de mon palais.» En revanche, chez les Grecs, la mère de Phénix ne put souffrir la concubine d'Amyntor. Médée, très au fait de la pratique du concubinage, une chose courante chez les barbares, refusa le mariage de Glauké parce qu'elle-même avait renoncé à ses usages pour adopter, ceux, autrement plus civilisées, des Grecs. N’oublions pas Clytemnestre, qui, dans un moment de crise passionnelle, tua Cassandre et Agamemnon lui-même, parce que son seigneur et maître, ayant en Grèce ramené Cassandre, avait fait siennes les coutumes barbares relatives au mariage. «On ne peut que s'étonner, dit Aristote, que nulle part dans l'Iliade, Homère ne fasse mention d'une concubine couchant avec Ménélas, bien que ce prince ait donné des femmes à tout le monde. Pourtant, tout au long du poème, on voit des vieillards, tels que Nestor et Phénix, qui sont au lit avec des femmes. Il est vrai qu’au temps de leur jeunesse, ces deux personnages n’avaient guère soumis leur corps aux excès de l’ivresse, ni aux désordres nés de la sensualité ou de la gloutonnerie, tant et si bien que, tout naturellement, ils étaient restés fort vigoureux jusque dans leur vieillesse. Bien entendu, on peut penser que le spartiate avait un grand respect pour Hélène, sa femme légitime : d’ailleurs, c’est à son intention qu’il leva une armée. Il s’abstint donc de fréquenter une autre femme. Par contre, Agamemnon est raillé par Thersite pour avoir eu moult liaisons féminines : «Les tentes regorgent de bronze, dit-il, mais aussi de femmes de choix que nous, les Achéens, t'avons offert en tant que roi.» Toutefois, il est bien improbable, poursuit Aristote, qu’il se soit vu offrir un grand nombre de femmes pour son usage personnel : non, c’était une marque d’honneur, comme le fait de recevoir d’énormes quantités de vin, pas forcément destinées à l'enivrement collectif ...» [13,4] Héraclès, réputé pour avoir eu des femmes à foison – c’était un grand amateur de la gent féminine – obtint leurs faveurs les unes après les autres. La chose semble naturelle de la part d’un homme qui ne cessait de parcourir mille régions pour accomplir ses missions ; ce qui explique qu’il ait eut une progéniture si importante. On rapporte que, dans l’intervalle de cinq jours, il réussit àdépuceler les cinquante filles de Thestios, s’il faut en croire Hérodoros. Égée, lui aussi, eut beaucoup d'épouses. Il épousa en premières noces la fille d'Hoplès, avant de s’unir plus tard à l’une des filles de Chalcodon. Mais, après avoir bien profité d’elles, il les refila toutes deux à ses amis, puis se mit à fréquenter de nombreuses femmes sans les épouser. Plus tard, il se maria avec Aethra, fille de Pitthéos, enfin avec Médée. Quant à Thésée, il ravit Hélène, ainsi qu’Ariane, peu après. Istros, qui rédigea la liste des femmes qui s’unirent à Thésée, dans le quatorzième livre de son Histoire de l'Attique, raconte que certaines d'entre elles se sont offertes à lui par amour véritable, tandis que d’autres ont été purement et simplement enlevées, et quelques-unes épousées en toute légalité. Parmi les femmes enlevées, Hélène, Ariane, Hippolyte et les filles de Cercyon et de Sinis. En revanche, Mélibée, mère d'Ajax fut épousée. De son côté, Hésiode raconte que Thésée épousa, en outre, Hippé et Aéglé, cette dernière étant la cause de la rupture des serments faits à Ariane, aux dires de Kerkops. Phérécyde ajoute à la liste Phérébée. Mais avant son aventure avec Hélène, Thésée avait déjà enlevé Anaxo de Trézène. Enfin, après Hippolyte, il épousa Phèdre. [13,5] On sait que Philippe de Macédoine n'emmenait pas de femmes avec lui quand il allait guerroyer. Ce qui n'est pas le cas de Darius, lequel fut vaincu par Alexandre. Ce roi, bien qu’engagé dans une guerre où le salut de son empire était en jeu, se faisait néanmoins accompagné par un cortège de trois cent soixante concubines : c’est Dicéarque qui nous l’affirme dans le troisième livre de son Histoire de la Grèce. À chaque guerre, Philippe s’offrait une nouvelle épouse. Voilà ce que dit Satyros dans la Vie qu’il composa sur ce roi : «En vingt-deux années de règne, il épousa Audata d'Illyrie dont il eut une fille, Cynna, enfin, Phila, une sœur de Derdas et de Machatas. Afin de se concilier la nation thessalienne, il eut des enfants de deux femmes de Thessalie, l’une étant Nicésipolis de Phères, qui lui donna Thettaloniké, l'autre se nommant Philinna de Larisa, dont il eut Arrhidée. De plus, il annexa le royaume des Molosses grâce à son mariage avec Olympias, qui lui donna Alexandre et Cléopâtre. Et quand il conquit la Thrace, le roi de ce pays, Cothélas, lui donna la main de sa fille Médée, en même temps qu’une dot appréciable. Par cette union, il installa dans sa maison une seconde épouse après Olympias. Ce n’est pas tout : malgré toutes ses femmes, il épousa encore Cléopâtre, dont il était tombé éperdument amoureux. C'était la sœur d'Hippostrate et la nièce d'Attale. Toutefois, en amenant celle-ci au palais pour supplanter Olympias, sa vie entière bascula dans une incroyable confusion. En effet, pendant la célébration de son mariage, Attale lui aurait dit : «Désormais, il naîtra des princes légitimes et non plus des bâtards.» À peine l'avait-il entendu qu'Alexandre jeta sur Attale le gobelet qu'il tenait dans sa main ; après quoi, Attale lui répliqua en lui jetant sa propre coupe. Peu après, Olympias s’enfuit chez les Molosses, tandis qu'Alexandre trouva refuge en Illyrie. Cléopâtre, à son tour, donna à Philippe une fille appelée Europa.» Quant au poète Euripide, c’était aussi un amateur de femmes. C'est en tout cas ce que prétend Hiéronymos dans ses Commentaires historiques : «À quelqu'un qui faisait remarquer à Sophocle qu'Euripide exécrait les femmes, Sophocle lui répondit : «Dans ses tragédies, c’est vrai, mais au lit, il les adore.» [13,6] Mais nos femmes mariées ne sont pas comme celles décrites par Euboulos dans ses Marchandes de couronnes : «Par Zeus, elles, au moins, ne sont pas peinturlurées de blanc de céruse et elles ne s’enduisent les joues de jus de mûre, comme vous le faites. Sortez-vous un jour d'été, et voilà deux ruisseaux de noir qui s’écoulent de vos yeux, et de grosses gouttes de sueur dégoulinant de vos joues sur votre gorge qui vous creusent un sillon de vermillions ; pendant ce temps, vos cheveux ébouriffés, qui voilent votre visage, sont tout gris, tellement ils sont pourris de céruse.» Et Anaxilas indique dans son Poussin : «Quiconque s’est un jour fourvoyé auprès de quelque courtisane sait à quoi s'en tenir au sujet de leur méchanceté. Quel dragon sauvage, dites- moi, quelle Chimère au souffle malsain, quelle Charybde, quelle Scylla tricéphale, chienne marine, quelle Sphinx, quelle Hydre, vipère léonine, et quelles harpies, infects volatiles, ont réussi à se hisser au niveau de cette race immonde ? En fait, aucun ! Ces femmes sont bien au-dessus des malheurs du monde ! Passons-les en revue : commençons par Plangon, qui, semblable à la Chimère, anéantit de son feu les barbares ; un seul cavalier lui a volé ses biens, en partant de chez elle avec tous ses meubles. N'est-il pas vrai aussi que les hommes qui côtoient Sinopé sont pareils à ceux qui se retrouvent face à l'Hydre ? Car, assurément, c’est une sorcière. Mais non loin d’elle, il y a Gnathéna qui guette, et quand on a quitté la première, on tombe inéluctablement sur l'autre, un monstre deux fois plus nocif qu’elle. Quant à Nannion, en quoi pensez-vous qu'elle diffère aujourd'hui de Scylla? N'a-t-elle pas étranglé deux de ses amants, et n'est-elle pas à la chasse pour attraper le troisième ? Par chance, la barque et ses rames de pin lui ont permis d’y échapper. Or c'était sans compter sur Phryné, qui, près de là, tenant le rôle de Charybde, s’est emparée du capitaine et a promptement englouti et pilote, et navire. Théano n'est-elle pas une sirène, mais épilée ? Bien sûr, son œil et sa voix sont ceux d’une femme, mais ses jambes sont celles d'un merle. Toutes ces putains méritent assurément d’être appelées «Sphinx de Thèbes»: leur babil ne fait pas dans la simplicité et elles ne s’expriment que par énigmes, alors qu’elles aiment et qu’elles baisent de manière exquise. Que l’une dise : «Je voudrais avoir un lit ou une chaise à quatre pieds» une autre : «Moi, un trépied.», puis une autre encore : «Moi, une petite servante à deux pieds.», et voilà notre homme qui, ne comprenant que trop bien ces énigmes – comme Œdipe - prend les jambes à son cou et se sauve. Mais d'autres, espérant connaître le grand amour, sont vite enlevés et emportés dans les airs. Bref il n'y a pas de bête plus ravageuse qu'une courtisane.» [13,7] Après que Larensis eut récité de nombreux vers du même tonneau, Léonidès, méprisant jusqu’au nom même du mariage, cita ces quelques tirés du Devin d'Alexis : «Ô malchanceux que nous sommes, nous les hommes mariés ! Nous avons tellement vendu notre indépendance et nos plaisirs que nous vivons pareils à des esclaves, soumis à nos femmes, nous qui étions libres. On dit que c’est pour la dot que nous devons payer un prix si élevé : en fait, quelle est amère cette dot et remplie de bile féminine ! Car la bile de l’époux est un miel exquis quand on la compare à celle de sa femme : les hommes, eux, savent pardonner, alors que ces dames en rajoutent dans l’injure et, par dessus le marché, elle rejettent leurs propres torts sur le dos de leur mari. En outre, elles font la loi sur ce qui ne les regarde pas, tandis qu’elles négligent les choses qui sont de leurs compétences ; elles parjurent, et, bien qu'elles se portent à merveille, elle se plaignent toujours d’être malades.» Et Xénarque dit dans son Sommeil : «Les cigales ne sont-elles pas heureuses ? Leurs femelles n'ont pas de voix.» Philetairos dans son Corinthien : «Ô Zeus, comme son regard est doux et harmonieux ! Il n'est pas étonnant qu'à travers la Grèce, on trouve partout des sanctuaires dédiés à l'Aphrodite Courtisane et aucun à l'Aphrodite conjugale.» Et Amphis dans Athamas : «Une courtisane n'est-elle pas plus douce qu'une femme mariée ? Je dirai plus encore, et pour de bonnes raisons. L'épouse, protégée par la loi, reste à la maison, ce qui la rend arrogante, tandis que la courtisane sait qu'un homme ne peut être conquis qu’à la faveur de ses charmes, ou sinon, elle doit aller chercher ailleurs.» [13,8] Eubule dans Chrysilla : «Qu'il meure de male mort, ce niais qui prend femme par deux fois. Pour la première, je ne le blâmerai pas : il n'avait aucune expérience de ce fléau ; en revanche, pour l'autre, il savait à quoi s'en tenir sur la méchanceté d'une femme.» Il poursuit ainsi : «Ô Zeus vénérable ! Dois-je toujours blâmer les femmes? Que je meure sielle n'est pas notre plus grand trésor. Même si Médée était une femme exécrable, reconnaissons que Pénélope avait le mérite d’être irréprochable. On dira de Clytemnestre qu’elle était abominable : je lui opposerai néanmoins l'intègre Alceste. Sans doute blâmera-t-on Phèdre. Mais il existe des femmes foncièrement honnêtes - oui, mais laquelle ? Pauvre homme que je suis ! les femmes vertueuses m'ont trop vite abandonné alors que j’ai tant à dire sur une foule de femmes odieuses.» Et Aristophon dans Callonidès : «Qu’il meure de male mort ce mortel qui se marie pour la deuxième fois. La première fois, il était irresponsable : il ne savait pas quelle chose infâme il prenait pour épouse. Par contre,celui qui se remarie se jette dans le gouffre en toute connaissance de cause.» Et, Antiphane dans son Philopater : - «Je te dis qu’il s'est marié ! -Qu'est-ce que tu me racontes là ? Il est vraiment marié celui que j'ai laissé plein de vigueur ?» Ménandre, dans son Arréphore ou la Joueuse de Flûte dit : - «Tu ne te marieras pas si tu as un peu de jugeote : ce serait abandonner la vie que tu mènes ! Moi, j'ai été marié, et c'est pourquoi je te conseille de ne pas faire comme moi. - La chose est arrangée, laisse-la s’accomplir. - Fort bien, lance-toi, mais j'espère que tu en sortiras indemne ! Car tu te jettes dans une véritable mer d'ennuis - pas celle de Libye, ni la mer Égée..., où trois bateaux sur trente ont échappé à la destruction, mais dans une mer où nul homme marié n’est sorti sauf !» Et dans sa Femme brûlée : «Périsse jusqu’au trognon celui qui le premier se maria ! et le deuxième ! et le troisième ! et le quatrième ! et le dernier !» Et le poète tragique Carcinos s'écrie dans Sémélé, une pièce qui commence par «Ô nuit»: «O Zeus, pourquoi se compliquer à dire que la femme est une calamité ? Il suffit de dire tout simplement : «c'est une femme.» [13,9] Les hommes vieux qui épousent des jeunettes s'aperçoivent bien vite qu'ils se sont jetés dans un fameux pétrin, bien que le poète de Mégare (Théognis) les en ait avertis : «Il est sûr qu'une jeune épouse s’accorde mal à un vieux mari ; car elle n'obéit pas au gouvernail comme un bateau ; non, elle n'est retenue par aucune ancre, elle brise ses amarres, et souvent durant la nuit, elle aborde un autre rivage.» Théophilos dit la même chose dans Néoptolème : «Une jeune épouse ne convient pas à un vieillard. Elle est comme un bateau qui n'obéit pas, même timidement, au gouvernail. Non, brisant son amarre, elle s'aventure la nuit vers d'autres horizons.» [13,10] Je pense qu'aucun de vous, mes amis, n'ignore que les guerres les plus terribles ont été provoquées à cause des femmes. Hélène fut à l'origine de la guerre de Troie, Chryséis de la peste, Briséis de la colère d'Achille ; ce qu'on a appelé la Guerre Sacrée, comme nous le rapporte Douris dans le deuxième livre de ses Histoires, fut déclenchée par une autre femme mariée, Thébaine de naissance, nommée Théano, qui avait été enlevée par un Phocidien. Cette guerre, comme celle de Troie, se prolongea dix années, et ne prit fin que lorsque Philippe se fut allié aux Thébains : c’est alors que ces derniers s’emparèrent de la Phocide. Même chose pour la guerre dite Crisique, que relate Callisthène dans son livre sur la Guerre sacrée, un conflit au cours duquel les hommes de Cirrha combattirent les Phocidiens pendant dix ans. Les Cirrhéens avaient enlevé non seulement Mégisto, fille du Phocidien Pélagon, mais aussi les filles Argiennes, rencontrées alors qu'elles revenaient du sanctuaire de Delphes. Ce fut au cours de la dixième année que Cirrha fut prise. On sait aussi que des lignages entiers furent ravagés par l’action des femmes : celui de Philippe, le père d'Alexandre, par son mariage avec Cléopâtre ; celui d'Héraclès, par son remariage avec Iole, fille d'Eurytos ; de Thésée, par la faute de Phèdre, fille de Minos ; d'Athamas, par son mariage avec Thémisto, fille d'Hypsée ; de Jason, par son mariage avec Glauké, fille de Créon ; et d'Agamemnon, à cause de Cassandre. Même l'expédition de Cambyse contre l'Égypte, selon Ctésias, eut pour origine une femme. Cambyse, ayant entendu dire que les femmes égyptiennes avaient un merveilleux savoir-faire amoureux, demanda à Amasis, roi d'Égypte, de lui offrir la main d’une de ses filles. Mais Amasis refusa, craignant qu'elle fût traitée en concubine plutôt qu'en épouse royale. Il lui envoya donc la fille d'Apriès, Neitétis. Précisons qu’Apriès avait été déchu de la royauté d'Égypte après sa défaite par les Cyrénéens, et assassiné par Amasis. Cambyse, ayant goûté le plaisir avec cette Neitétis - qui l’avait pour le moins troublé - fut bientôtinformé de son histoire : quand elle le supplia de venger le meurtre d'Apriès, il le fit de bonne grâce et déclara la guerre aux Égyptiens. Mais Dinon, dans son Histoire de la Perse, et Lykéas de Naucratis, dans le troisième livre de son Histoire égyptienne, affirme, de leur côté, que Neitétis fut envoyée par Amasis à Cyrus ; elle engendra Cambyse qui, pour venger sa mère, entreprit une expédition en Égypte. Douris de Samos nous dit que la première guerre opposant deux femmes fut celle qui éclata entre Olympias et Eurydice. Olympias, accompagnée de tambourins pour donner l'assaut, ressemblait à une vraie Bacchante, tandis qu'Eurydice, formée à la stratégie militaire par Cynna, princesse d'Illyrie, était armée de la tête au pied à la mode macédonienne. [13,11] Cette discussion achevée, nos philosophes se proposèrent de disserter sur l’amour et la beauté. Bien des discours philosophiques furent prononcés à cette occasion. Entre autres, certains rappelèrent quelques vers lyriques d'Euripide, ce grand philosophe de théâtre. On cita notamment ces vers : «Éros, nourrisson de la sagesse et de la vertu, ce dieu si charmant est le plus avenant aux yeux des mortels. Il bannit la douleur et la remplace par le plaisir ;il donne enfin l’espérance. Je ne puis me lier à ceux qui ne sont pas initiés à ses rites et je me révolte devant des sentiments grossiers. À la jeunesse, je conseille de ne jamais fuir l'amour : qu’elle l’accueille tranquillement dès qu’il se profile.» Et un autre invité cita également Pindare: «Il y a un moment pour aimer et un autre pour céder à l'amour.» Un autre ajouta ces lignes d'Euripide: «Éros, seigneur des dieux et des hommes, enseigne-nous, ou bien à ne pas trouver beau ce qui est beau, ou bien, pour les amoureux dont tu es le chantre, apaise leurs souffrances. En faisant ainsi, tu seras honoré par les mortels ; si tu ne le fais pas, on se détournera de tes grâces, toi qui nous apprends à aimer.» [13,12] Pontianus affirma que Zénon de Cition concevait Éros comme le dieu de l'amitié, de la liberté, à la rigueur de la concorde, mais rien de plus que cela. En conséquence, dans sa Politique, le philosophe ne voit en lui qu’un simple auxiliaire à la sûreté de l'État. Des philosophes qui ont vécu avant Zénon ont proclamé qu’Éros était une entité sacrée, exempte de toute souillure. On ne peut en douter lorsque l’on voit des statues du dieu dressées dans les gymnases aux côtés de celles d’Hermès et d’Héraclès : l’un est le maître de l'éloquence ; le second de la force physique. La conjugaison de leurs puissances engendre alors l'amitié et la concorde, mais aussi la liberté la plus belle pour ceux qui la poursuivent assidûment. Dans les mentalités athéniennes, Éros est loin d’être un simple dieu présidant aux rapports sexuels, puisque dans l'Académie, dont on sait de toute évidence qu’il était consacré à Athéna, on avait érigé une statue de lui, et c’est à ces deux divinités que l’on sacrifiait. Les gens de Thespies célèbrent les Érotidides avec autant de ferveur religieuse que les Athéniens lors des Panathénées, les Éléens lors des Olympies, ou les Rhodiens lors des Haliées. En règle générale, Éros est honoré dans tous les sacrifices publics. Ainsi, les Lacédémoniens offrent à Éros des sacrifices préliminaires avant de se ranger en ordre de bataille, parce qu'ils pensent que leur salut et leur victoire ne dépendent que de l'amitié qui lie les hommes entre eux. Avant de se livrer au combat, les Crétois choisissent dans leurs troupes les plus beaux des soldats pour leur faire faire un sacrifice à Éros, comme le rapporte Sosicratès. À Thèbes, le bataillon dit «sacré» comprend des amants et des aimés qui honorent la majesté du dieu en recherchant une mort glorieuse plutôt qu’une vie de déshonneur dont on ne manquerait pas de leur faire reproche. Quant aux Samiens, Erxias, dans son Histoire de Colophon, nous rappelle qu’ils avaient édifié un gymnase à Éros et institué des fêtes en son honneur, les Éleutheria. Enfin, c'est grâce à Éros que les Athéniens renouèrent avec la liberté. Et quand ils furent exilés, les Pisistratides n’eurent de cesse que de souiller et de blâmer tout ce qui avait trait à ce dieu. [13,13] Après ces considérations, Plutarque cita de mémoire les vers du Phèdre d’Alexis: «En revenant du Pirée, accablé de soucis, je me mis à philosopher. Selon moi,les peintres, ou, plus généralement, ceux qui nous livrent des images de ce dieu, ignorent qui il est vraiment. Il n'est ni mâle, ni femelle; il n’est ni homme, ni stupide, ni même sage : non, il est composé d'éléments disparates, et dans son ébauche, il présente mille qualités différentes. Son audace est celle d'un homme et sa timidité celle d'une femme ; il a l’exubérance du dément et le discours de l’homme raisonnable ; il est fougueux comme une bête sauvage, sa force est indomptable, son ambition est proprement celle d’un dieu. Par Athéna et par les dieux, je ne puis vraiment pas le définir : il est un peu tout cela à la fois, et je crois l’avoir ainsi bien cerné.» Et Euboulos, ou Araros, dit ceci dans son Bossu: «Quel est le premier, je me le demande, qui a peint ou a sculpté Éros avec des ailes? À mon avis, celui-là ne savait rien peindre sauf des hirondelles ; il devait être complètement ignare sur le nature profonde du dieu. Non, on ne peut se débarrasser impunément de celui qui apporte tant de souffrances car c’est un dieu qui nous pèse. Alors, comment peut-on l’affubler d’une paire d’ailes ? C'est une absurdité que de l’imaginer ainsi.» Et Alexis, dans son Décapité : «Les sophistes vous diront qu'Éros est un dieu incapable de voler, bien plus encore que les amoureux. Ce sont des peintres ignorants qui le peignent avec des ailes.» [13,14] Théophraste, dans son Traité de l'Amour, cite le poète tragique Chérémon : «Comme le vin coupé d’eau tempère les ardeurs des buveurs, il en est aussi d’Éros. Quand on s’y adonne avec modération, il est aimable ; mais qu’on y goûte avec excès, on bascule dans le désordre et il devient cruel.» C’est pourquoi ce poète, faisant la part des choses sur les effets d'Éros, ajoute ceci : «Il tend deux flèches avec son arc : l’une nous apporte une vie délicieuse, l’autre sème la ruine dans notre existence.» Dans sa pièce L'homme blessé, le même poète parle des amoureux en ces termes : «"Disons-le ! les amoureux sont les seuls à vivre authentiquement. D'abord, pareils aux soldats, ils sont toujours sur le pied de guerre ; leurs corps doivent subir maintes et douloureuses contraintes ; ils doivent aussi garder patience dans la conquête de leur désir, et pour cela, faire montre d’ingéniosité, d’ardeur, de courage face aux épreuves les plus aiguës.» Théophilos dit dans son Amateur de flûte : «Qui ose prétendre que les amoureux sont sans cervelle ? Celui qui l’affirme est certainement lui-même un abruti. En effet, si l’on supprimait les plaisirs de la vie, il ne resterait plus qu'à mourir. Tenez, moi, j'aime une joueuse de flûte, une jeune fille : serais-je stupide, par tous les dieux ? Elle est superbe, d’une belle taille, experte dans son art. Et franchement, il m’est plus agréable de la regarder que de distribuer des billets aux pauvres pour qu’ils aillent au théâtre.» Quant à Aristophon, il écrit ceci dans son Disciple de Pythagore: «N'est-ce pas justice qu'Éros ait été banni de leur domaine par les douze dieux ? Il avait la méchante habitude de les importuner et de semer la discorde quand il vivait en leur compagnie. Il était tellement insolent et arrogant qu’ils finirent par lui couper les ailes pour l'empêcher de voler à nouveau dans le ciel. Ils l’exilèrent ici, sur terre, donnant les ailes à la seule Victoire, comme un butin pris à l’ennemi.» Et au sujet de l'amour, Amphis dit dans son Dithyrambe : «Mais que me dis-tu ? Tu crois être convaincant en m’affirmant qu’un amoureux véritable est celui qui n’aime que la beauté morale sans se soucier de la beauté physique ? Tu es un sot ! ! Crois-tu qu’un pauvre hère tracasse sans cesse les richards sans arrière-pensée manifeste ?» En revanche, Alexis dit dans son Hélène : «Quand on aime l’éclat vigoureux d’un corps, en faisant abstraction de tout le reste, on est amoureux seulement de son propre plaisir, et non de ses amis : on commet là une faute grave, au point de rendre suspect la figure du dieu chez nos beaux garçons.» [13,15] Après avoir rappelé ces vers d'Alexis, Myrtilos regarda avec insistance en direction des représentants de la secte du portique ; puis il cita ces vers tirés des Iambes d’Herméias de Courion : «Écoutez, stoïciens, marchands d’inepties, débiteurs hypocrites de mots, vous qui êtes les seuls à vous délecter de vos propres plats avant de n’en donner que des miettes aux vrais sages, vous que l’on surprend sans cesse à faire le contraire que de ce que vous enseignez solennellement, en fait, je vous le dis, vous n’êtes que des lorgneurs de beaux garçons ! Après tout, en cela, vous n’êtes que les émules de votre maître à penser, Zénon le Phénicien, qui n'a jamais eu de commerce avec une femme, mais qui a toujours fricoté avec les petits gamins, comme le rapporte Antigonos de Caryste dans la Vie qu’il lui consacra. Vous nous répétez à l’infini qu'on devrait mépriser le corps et ne considérer que l'âme ; dans le même temps, vous nous dites de baiser nos mignons jusqu’à leurs vingt-huit ans ! À mon avis, le péripatéticien Ariston de Céos, dans le deuxième livre de ses Similitudes érotiques, a trouvé le bon argument en fustigeant cet Athénien, nommé Doros, qui se trouvait encore très beau malgré son grand âge. Il lui dit à peu près ceci, en transposant la réponse que fit Ulysse à Dolon : «Ton coeur aspire encore à de somptueux cadeaux (Doros).» [13,16] Hégésandros, dans ses Commentaires, dit que si tout le monde aime les assaisonnements, il n’en est pas de même pour les viandes et les poissons. Que les assaisonnements fassent défaut et l’on mangera la viande et le poisson sans plaisir car nul n’apprécie un plat sans saveur... (Lacune) Or l’amour des garçons est un usage qui remonte à la nuit des temps. Ariston déclare que les jeunes gens aimés sont depuis longtemps appelés «paidika». En vérité, référons-nous au premier livre des Érotiques de Cléarchos, où il cite Lycophronidas : «Ni chez un garçon, ni chez une fille dorée, ni chez une femme aux seins dressés, la beauté ne peut se concevoir sans la pudeur. C'est la pudeur qui sème la graine qui fera s’épanouir la fleur de la beauté.» Et Aristote affirme que les amoureux ne regardent du corps de leur bien-aimé que les yeux, là où se niche la pudeur. Et Sophocle, si je ne me trompe, fait dire à Hippodamie quand elle évoque la beauté de Pélops : «La flamme d’amour jaillit de son regard et me subjugue ; ce feu me brûle intensément ; lui, m’observe scrupuleusement tel l’artisan qui étend son cordeau pour faire sa ligne droite.» [13,17] Licymnios de Chios nous affirme qu’Hypnos, amoureux du jeune Endymion, ne lui fermait pas les yeux pendant son sommeil ; non, il lui relevait les paupières, l’endormait, puis jouissait de la vision de ses prunelles. Mais que je vous rapporte les propres vers du poète : «Hypnos, ébloui par le feu de son regard, lui laissait, en l’endormant, les yeux grands ouverts.» De même, voici ce que dit Sappho à propos d’un homme admiré entre tous pour son physique considéré comme une splendeur : «Tiens-toi devant moi, mon ami, et ouvre largement tex yeux charmants.» Et que dit Anacréon ? «Enfant aux yeux de vierge, je te cherche, mais tu ne m'entends pas, toi qui ne sais pas que tu tiens les rênes de mon âme.» Et Pindare, le plus éloquent de tous : «Qui peut contempler l’éclat resplendissant des yeux de Theoxène, sans être agité par le désir, celui-là s’est forgé avec une flamme noire un cœur de glace ou d’airain.» Quant au Cyclope de Philoxènos de Cythère, il est épris de Galatée et il loue sa beauté ; mais, ayant la prémonition de sa future cécité, il vante bien des choses en elle, hormis les yeux. Il dit seulement : «O Galatée au beau visage, aux boucles d'or et à la voix gracieuse, rejeton des amours» En effet, cet éloge est digne d’un aveugle. En revanche, chez Ibycos, rien de semblable : «Euryalos, rejeton des Grâces charmantes... souci des Muses aux chevelures éclatantes, Cypris et Peitho, déesse au regard tendre, te nourrissent parmi les roses.» Et Phrynichos a dit de Troilos: «La lumière de l'amour brille sur tes joues empourprées.» [13,18] Mais, vous les Stoïciens, vous préférez vous exhiber avec vos mignons et leurs jolis mentons bien lisses. Sachez pourtant que le fait de se raser est une mode héritée du temps d'Alexandre, comme le souligne Chrysippe dans le quatrième livre de son ouvrage sur le Beau et le Plaisir. Je pense qu’il n’est pas inopportun de vous rappeler ce qu’il nous dit à ce sujet. Le personnage m’est infiniment sympathique tant pour l’immense érudition que pour le caractère si tempérant. Je vous livre ses propos : «La coutume de se raser la barbe prit de l’ampleur sous le règne d’Alexandre. Jusque-là, les anciens ne se rasaient guère et je le prouve : le joueur de flûte Timothéos portait une très longue barbe mais réussissait néanmoins à jouer de son instrument. À Athènes, il n’y a pas si longtemps, le premier homme qui se rasa de près fut affublé du surnom de «Tondu». C'est pourquoi, Alexis, si je me souviens bien, dit ceci : «Si tu vois un homme dont tous les poils ont disparu soit par la poix, soit par l’épilation, de deux choses l’une : soit il veut nous dire par là qu’il part en campagne et désire faire ce qui est indigne d’une barbe ; soit il est possédé par un vice bien typique des richards. Par les dieux, en quoi ces pauvres petits poils vous embarrassent-ils ? Après tout, grâce à eux, vous apparaissez au moins comme des hommes, des vrais ! À moins que vous ayez la secrète intention de vous opposer à eux par vos agissements ? Diogène, voyant un homme avec un menton glabre, lui lança : «Reprocherais-tu à la nature de t’avoir fait homme et non point femme ?» Un autre jour, apercevant un individu à cheval, bien rasé, parfumé et vêtu comme le sont habituellement ces gens aux mœurs particulières, il s’écria qu'il avait autrefois cherché à comprendre ce qui signifiait le mot «putain de cheval» et qu'il avait enfin compris. Á Rhodes, bien que la loi interdise de se raser, nul n’est inquiété, et ce, pour la simple raison que tout le monde se rase. À Byzance, c’est la même chose : on punit quiconque possède un rasoir mais le tout-venant a recourt à lui !» Voilà ce que dit cet excellent Chrysippe. [13,19] Zénon, qui était un sage, lui, avait déjà auguré, s’il faut en croire Antigonos de Carystos, de votre manière de vivre et de votre vertu hypocrite, et il proclamait que ceux qui auraient mal assimilés vos préceptes ou n’en auraient pas saisi un traître mot, deviendraient des êtres répugnants, semblables aux disciples dévoyés d'Aristippe, tous rompus d’insolence. Et c’est ainsi qu’on vous voit, pour la plupart d'entre vous, tout ratatinés et tout crasseux du point de vue moral autant que du point de vue physique. À force de vanter la sobriété de votre mise, on finit par vous retrouver croulant sur le seuil de l’avarice, menant une vie mesquine, vous enveloppant de manteaux minables, usés jusqu’à la corde, chargeant vos chaussures de clous, et traitant invariablement de tapette, quiconque a eu le malheur de se parfumer et de revêtir une tunique à vos yeux trop moelleuse. Ah ! avec un tel équipement, vous ne devriez pas être si âpres au gain et vous acoquiner avec des minets bien épilés - tant par devant que par derrière - eux qui vous accompagnent «au Lycée avec des sophistes, qui sont, par Zeus ! maigrichons, ayant le ventre creux et la peau sur les os,» pour ne citer qu’Antiphanes. [13,20] Mais je peux aussi faire l’éloge de la beauté. Dans les cortèges masculins, on choisit les garçons les mieux faits pour porter les objets cultuels. À Élis, on choisit directement les porteurs dans le cadre d’un concours de beauté : le vainqueur a l’honneur de se voir confier les vases sacrés de la déesse ; le deuxième prix conduit le bœuf, tandis que le troisième s’occupe des prémices sur l’autel. Héraclide de Lembos raconte qu'à Sparte, plus qu’ailleurs, on peut admirer l'homme le plus beau et la femme la plus belle. D’ailleurs, les femmes originaires de Sparte sont réputées pour leur splendeur. Pour en témoigner, rappelons l’histoire du roi Archidamos qui, un jour qu’on lui présentait, deux femmes, l’une très belle, l’autre disgracieuse mais fortunée, fut tenté de prendre pour épouse cette dernière. Alors, les éphores lui infligèrent pour cela une amende en ajoutant qu'il valait mieux pour Sparte faire naître de vrais rois plutôt que des princes malingres. Car comme l’a dit Euripide : «C’est d’abord la majesté qui est digne du pouvoir.» Chez Homère, même les vieillards, frappés par la beauté d'Hélène, disent : «Ce n'est pas sans raison que les Troyens et les Achéens aux belles jambières ont souffert pour une telle femme : elle ressemble miraculeusement aux déesses immortelles.» Priam lui-même fut stupéfié par la grâce de cette femme, malgré les tourments qu’il eut à subir par elle. De même, il admirait Agamemnon pour sa beauté, en ces termes : «Je n'ai jamais de mes yeux vu un homme si beau et si majestueux : indéniablement, il ressemble à un roi.» Des peuples ont fait rois des hommes doués de beauté. C’est une pratique que l’on retrouve encore aujourd’hui chez les Éthiopiens qu’on nomme Immortels, comme le rapporte Bion dans ses Éthiopiques. En fait, la beauté est un attribut propre à la royauté. Pour la beauté, les déesses se sont disputées avec violence. On sait que les dieux emmenèrent Ganymède dans le ciel, où il servit d’échanson à Zeus «Du fait de sa beauté, pour être le compagnons des Immortels.» Et les déesses, qui ont-elles enlevés ? Les hommes les plus beaux, bien sûr ! Et elles couchèrent avec eux : Aurore avec Céphalos, Cléitos avec Tithonos, Déméter avec Jasion, Aphrodite avec Anchise et Adonis. Sensible à la beauté, le plus grand des dieux n’hésita pas à se changer en or pour se couler entre les tuiles d’un toit ; il se transforma aussi en taureau, et souvent en aigle, comme lorsqu’il ravit Égine. Socrate lui-même, au-dessus pourtant de toutes choses, ne fut-il pas subjugué par la beauté d'Alcibiade ? Le très vénérable Aristote, fut, lui aussi, conquis par son disciple de Phasélis. Quant à nous, devant des objets inanimés, ne sommes-nous pas irrésistiblement tentés de choisir les plus beaux ? Nous ne pouvons qu’applaudir à la coutume spartiate qui veut que l’on dénude les jeunes filles devant les étrangers. Et sur l'île de Chios, c’est un plaisir sans nom que de se rendre aux jeux gymniques afin d’assister aux joutes entre les jeunes gens et les jeunes filles. [13,21] Soudain, Cynulcos répliqua en reprenant les vers de Cratinos: «Tu as le toupet de parler ainsi, toi qui n’as sûrement pas des «doigts de rose» mais bien plutôt une jambe gonflée de bouse de vache. Tiens ! tu sais à qui tu me fais penser ? Au poète qui portait le même nom que toi et qui passait le plus clair de son temps à moisir dans les bistrots et les tavernes. L’orateur Isocrate a pu dire ceci dans son Aréopagitique : «Personne, pas même un esclave, n'oserait manger ou boire dans un troquet : on avait alors le souci de rester digne et de ne pas sombrer dans la débauche.» Et Hypéride, dans son discours contre Patrocle (si ce discours est vraiment de lui), précise que les Aréopagites refusaient toute promotion à l’Aéropage à quiconque s’était restauré dans l’un de ces cabarets. Mais toi, charmant sophiste, tu te vautres dans ces lieux, non pas avec des amis de ton sexe, mais avec des femmes, des maquerelles à la pelle. En outre, tu ne cesses de distribuer à la volée les ouvrages d'Aristophane, d'Apollodore, d'Ammonios, d'Antiphane, et même de Gorgias d'Athènes, bref que des torchons où l’on ne parle que de putains athéniennes ! Ma foi, elle est belle, ton érudition ! Il est sûr et certain que tu n'as rien à voir avec Théomandros de Cyrène, dont Théophraste dit dans son livre sur le Bonheur, qu'il désirait enseigner l’art d’être heureux. Non, toi, tu cherches plutôt à nous apprendre l’érotisme. En fait, tu ressembles à cet d'Amasis d'Élis, dont Théophraste – encore lui- fait mention dans son Traité sur l'amour, et qui était un expert en matière sexuelle. On ne se tromperait pas de beaucoup en t'appelant pornographe, au même titre que les peintres Aristide, Pausias et Nicophanos. Dans son livre sur les Tableaux de Sicyone, Polémon reconnaît que ces gens-là excellaient dans ce genre de peinture. Oui, mes chers amis, elle est belle, l’érudition de ce personnage, lui qui, sans même se cacher la face, récite sans complexe les vers d'Euboulos tirés de ses Cercopes: «Je suis allé à Corinthe. Là-bas, cherchant à me régaler, je me mis à déguster Ocimon et j'ai échoué; et dans l’affaire, j'ai perdu ma chemise.» C’est du joli ! Et ce sophiste des Corinthiens explique tout bonnement à ses élèves que cette Ocimon est le nom d'une pute ! Ah ! il en existe de ces drames, mes bons tartuffes, dont le titre porte le nom d’une roulure. Je citerai la Thalatta de Dioclès, la Corianno de Phérécratès, l’Antéia d'Eunicos - ou de Philyllios – la Thaïs et la Phanion de Ménandre, l’Opora d'Alexis, la Clepsydra d'Euboulos. Soit dit en passant, la dernière de ces créatures fut ainsi surnommée parce qu’elle avait, dit-on, pour habitude de chronométrer ses prouesses avec un clepsydre, n’arrêtant de baiser qu’une fois l’appareil vide. C’est Asclépiade, le fils d'Aréios, qui nous apprend cela dans son Histoire de Démétrios de Phalère, où il ajoute que son vrai nom était en réalité Métiché. [13,22] Dans son Paysan, Antiphanès écrit ces lignes : «Une courtisane est une vraie calamité pour l'homme qui l’a sous sa garde : en effet, il n’a d’autre plaisir que celui d’entretenir un fléau sans pareil !» Dans le même esprit, Timoclès, dans sa Nérée, nous fait le portrait saisissant d’un homme qui se lamente sur son destin : «Malheureux de moi ! Je me suis un jour amouraché de cette Phryné alors qu’elle cueillait des câpres : à cette époque, elle n’avait rien de ce qu’elle possède aujourd'hui. Et moi, pour elle, j'ai dilapidé des fortunes chaque fois que je venais la visiter : or, maintenant, elle me ferme la porte au nez !» Et dans la pièce intitulée Orestautocleidès, ce même Timoclès dit: «Autour de ce pauvre type dorment ces vieilles traînées : Nannion, Plangon, Lyca, Gnathaina, Phrynè, Pythionicè, Myrrhiné, Chrysis, Conalis, Hiérocléia et Lopadion.» Amphis nous cite les noms de ces mêmes prostituées dans ses Ciseaux : «Sans conteste, Ploutos est aveugle ! Il ne rend jamais visite à cette jeune fille ; en revanche, il est comme statufié dans la demeure de Sinope, de Lyca, de Nannion, ou de toute autre de ces créatures qui lui extirpent sa force virile : en un mot, il ne les quitte pas d’une semelle.» [13,23] Alexis, dans sa pièce, "La Juste mesure", nous fait un compte-rendu des procédés usuels auxquels ont recours les prostituées, nous révélant par-là même tous les artifices servant à valoriser leur corps. «Chez elles, tout est bon pour faire du fric et dépouiller leurs voisins, le reste est accessoire. Ainsi donc, elles ourdissent des complots contre tout le monde. Dès qu’elles se sont enrichies, elles engagent dans leur maison quelques filles bien fraîches, pour faire leur «apprentissage» et elles les métamorphosent tant et si bien, qu’elles ne conservent plus rien de leur apparence d’antan. Bon, supposez qu'une fille est trop petite : qu’à cela ne tienne, on lui coud une semelle de liège dans ses chaussures. L’autre est trop grande ? On lui fait porter un mince escarpin, et on l’incite à marcher en enfonçant sa tête entre les épaules : sa taille n’en est que plus réduite. L’autre n’est pas très trapue ? On la bourre d’étoffes sous sa robe, afin d’exciter les passants dans la rue, estomaqués à la vue d’une si parfaite cambrure. Elle a trop de ventre ? On l’enserre dans un corset comme on fait pour les acteurs comiques : ainsi, on dégage la poitrine, elles tirent alors en avant, comme si avec ces perches, elles renfonçaient l'estomac (texte corrompu). Une autre a des sourcils trop roux ? Elle les peint avec du noir de fumée. Une d’elles a le teint trop mat ? On lui badigeonne la face avec du blanc de céruse. Elle est trop pâlotte ? Elle se frotte les joues avec du fard. Une fille a une partie du corps particulièrement attirante ? Aussitôt, on la met en valeur. Elle a de jolies dents ? Alors, elle a pour mission de rire en toutes circonstances pour montrer aux gens combien sa bouche est délicate. Le rire n’est pas son fort ? Elle reste confinée dans son intérieur, et, comme chez les bouchers, qui garnissent leurs têtes de veau sur leurs étals, elles doivent sans discussion tenir entre les lèvres un brin de myrte bien raide : à force, elle finit par se dérider. Tels sont les stratagèmes mis en œuvre par ces femmes pour façonner leur corps et leur visage.» [13,24] Donc, je te conseille instamment, mon joli «Thessalien au char bariolé» de ne t’en tenir qu’aux femmes de ta maison et de ne pas jeter par les fenêtres l’argent qui revient de droit à tes fils. Il est vrai aussi que le «boiteux chevauche à merveille» ; ton père cordonnier t'a souvent fait la leçon et tu as pu jouir de la vue de ses peaux... Mais ne connais-tu pas, en empruntant les vers du Vigile d'Euboulos, «ces traquenards ambulants subjugués par les petites pièces de monnaie, ces pouliches de Cypris fin prêtes à l'action, nues, seulement vêtues d’un voile transparent finement tissé, telles les vierges de l’Éridan régénérées dans ses eaux pures. Tu peux, pour une somme des plus modiques, sûr de ton coup et en toute quiétude, acheter auprès d’elles ton plaisir.» Et dans Nannion - la pièce d'Euboulos, non pas celle de Philippe -, le poète ne dit-il pas : «Celui qui recherche des unions ténébreuses dans des lieux secrets, n’est–il pas l'homme le plus pitoyable au monde? Alors qu'il peut, en plein soleil, contempler des filles nues, prêtes à l'action et revêtues de voiles transparents finement tissés, telles les filles que l'Éridan régénérées dans ses eaux pures. Tu pourras à tout moment et de manière infaillible acheter ton plaisir pour une petite pièce de monnaie, ce qui t’évitera de chasser les amours clandestines – pratique nocive entre toutes – dans le but avoué d’assouvir davantage ton orgueil déplacé que ton goût du plaisir.» De même Xénarque, dans son Pentathlon, pourfend tous ceux qui, comme toi, se prélassent auprès des poules de luxe ou des femmes mariées, donc, de condition libre : «Terribles, terribles, et tout à fait intolérables, les mœurs des jeunes gens dans notre cité. Dire qu’il y a tant de beaux brins de filles qui attendent dans les bordels : les garçons peuvent les voir se dorer au soleil, les seins nus, prêtes à agir en première ligne. Et on peut trouver sa pointure sans aucun problème : il n’y a que l’embarras du choix. Le garçon la veut-il maigre ou grasse, rondelette, toute en longueur, un peu tassée, jeune, vieille, mûre, blette ? Au moins, il n’est pas besoin de se munir d’une échelle pour se glisser furtivement jusqu’à elle, ni passer par le trou de la cheminée. Nul besoin de se fourrer dans un tas de paille. Rien de tout cela ! On n’a qu’à se laisser entraîner vers elles : les vieux, elles les appellent : «Papy» ; les jeunes, ce sont les «p’tits salauds». On peut rendre visite à ces demoiselles sans crainte, pour bien peu, et à n’importe quel moment de la journée, le jour, le soir, bref à votre convenance. Quant aux femmes mariées, celles qu’on ne peut pas voir, et que, même si on les voit, on ne regarde jamais sans trembler et craindre pour sa vie, comment, ô Aphrodite marine, arrive-t-on à se les appuyer quand on sait ce qui nous guette avec les lois de Dracon?» [13,25] Sur le même sujet, Philémon, dans ses Adelphes, nous informe que ce fut Solon, soucieux de calmer les ardeurs des jeunes gens, qui prit l’initiative d’ouvrir des maisons de passe et d’y installer des jeunes femmes achetées. Nicandre de Colophon ne dit pas autre chose dans le troisième livre de son Histoire de Colophon, ajoutant que Solon fit édifier un temple d'Aphrodite Pandémos avec l’argent des impôts perçus sur les maquerelles dirigeant les bordels. Mais revenons à Philémon, il dit : «Toi, Solon, tu as fait là une loi d’utilité publique, car c’est toi, qui, le premier, dit-on, compris la nécessité de cette institution démocratique et bienfaitrice, Zeus m'en est témoin ! Il est important que je dise cela. Notre ville fourmillait de pauvre garçons que la nature contraignait durement, si bien qu’ils s’égaraient sur des chemins néfastes : pour eux, tu as acheté, puis installé en divers endroits des femmes fort bien équipées et prêtes à l’emploi. Elles se montrent nues : ainsi, elles ne peuvent tromper sur la marchandise ; jette un coup d'œil à tout. Peut-être es-tu un peu morose ? Il y des choses qui t'affligent. Mais la porte est grande ouverte. Prix : une obole; laisse-toi faire ! Pas de chichis ! Tu en auras pour ton argent, comme tu veux et de la manière que tu veux. Tu sors. Dis-lui d'aller se faire voir ailleurs : elle n'est rien pour toi.» De son côté, Aspasie, l’amie de Socrate, engagea toute une armée de jolies filles, à tel point que la Grèce fut vite inondée de ses catins, comme l’indique, non sans ironie, le plaisant Aristophane, quand il dit, à propos de la guerre de Péloponnèse, que Periclès en alluma l’étincelle par passion pour Aspasie, qui venait alors de perdre deux de ses filles enlevées par les Mégariens : «Une putain, Simaithé, ayant été enlevée par des jeunes gens avinés sur la route de Mégare, les Mégariens, rouges de colère, enlevèrent à leur tour, deux des prostituées d'Aspasie ; et c’est ainsi qu’éclata un conflit général de tous les Hellènes... pour trois putes !» [13,26] Je t’exhorte, toi le plus érudit de tous les grammairiens, à te tenir à carreau de ces poules de luxe, parce que «tu peux voir toutes les autres joueuses de flûte jouer la chanson d'Apollon ou la chanson de Zeus, alors que ces dames ne jouent que celle du Faucon.» C'est ce que dit Épicrate dans son Anti-Laïs, pièce également où il décrit en ces termes la fameuse Laïs : «Cette même Laïs est une fainéante et une ivrogne ; tout ce qu’elle fait, c’est boire et manger le plus clair de son temps : bref, si tu veux mon avis, elle est semblable aux aigles. En effet, quand ils sont jeunes, surgissant du haut des montagnes, on les voit prendre des moutons et des lièvres dans leurs serres vigoureuses, et ils s’en nourrissent. Puis, une fois vieux et affamés, ils se perchent sur le toit des temples, ce qui est considéré généralement comme un mauvais présage. En un sens, cette Laïs est aussi un mauvais présage : quand elle était jeunette, par appât du gain, elle est devenue arrogante et sauvage, bien qu’elle ne se laissât pas voir facilement, telle Pharnabaze. Maintenant qu’elle a derrière elle une longue carrière et que les magnifiques proportions de son corps se sont bien avachies, il est plus facile de la voir que de cracher ; bien plus, elle est toujours en sortie, toujours entre deux vins, acceptant un gros statère ou trois petites oboles, s’offrant indifféremment aux vieillards comme aux jeunes. L’oiseau est tellement apprivoisé, mon cher, qu’elle va prendre l'argent directement dans votre main.» Anaxandridès parle également de Laïs dans sa Gérontomania, et passe en revue quelques autres courtisanes : «- Tu connais Laïs, celle de Corinthe ? - Évidemment ! - Elle a une amie appelée Antéia - C’est aussi notre chouchoute ! - Oui, par Zeus, c'était au temps merveilleux où florissaient Lagisca, mais aussi Théolyté, qui avait un minois si charmant qu’elle aurait pu devenir une nouvelle Ocimon.» [13,27] Tel est le conseil que je t’invite à suivre, camarade Myrtilos ! Et, pour finir, je te citerai un extrait de la Chasseresse de Philétairos : «Maintenant que tu es vieux, renonce à tes manies ! Tu ne sais pas que mourir en baisant n’est pas la chose au monde la plus reluisante ! Prends le cas de Phormisios, qui mourut ainsi.» Je peux aussi te citer encore quelques autres vers, pris dans les Marathoniens de Timoclès, et qui devraient te séduire : «Quel est le mieux : coucher avec une donzelle effarouchée ou avec une pute ? Ah ! presser la chair encore juvénile et ferme de la fille, goûter à son teint, à son haleine fraîche, par les dieux du ciel ! Certes, tout n'est pas encore au point chez elle, il faut lutter un peu, subir de sa main délicate quelques bonnes raclées, quelques coups. Mais, somme toute, cela ajoute au plaisir, par Zeus tout puissant !» Cynulcos voulait en dire beaucoup plus, mais Ulpien, soucieux de défendre l'honneur de Myrtilos, tenta de se jeter sur lui. Mais Myrtilos, qui ne pouvait souffrir les Syriens, ne le lui permit pas et lui lança ces mots, en citant Callimaque: «Nos espoirs ne sont pas tombés aussi bas au point de demander l’aide de nos ennemis.» Oui, nous pouvons nous défendre par nous-mêmes, Cynulcos, et je vais te dire ceci : «Comme tu es rustre et crétin ! Comme tu es venimeux ! Comme ta langue balance du côté gauche dans ta bouche !» Tels sont les mots d’Ephippos dans sa Philyra. Il me semble que tu es un de ceux «à qui le Muses ont enseigné les lettres, mais relégué le plus à gauche possible.» en citant l’un de nos parodistes. [13,28] Quant à moi, camarades de table, en citant les Brises de Metagène ou l'Idiot d'Aristagoras, je ne veux pas vous dire ceci : «Je vous ai parlé d'abord des superbes prostituées danseuses ; je ne vous ai pas parlé non plus des petites joueuses de flûte, qui, très vite, moyennant argent, ont vidé de leurs forces nos pauvres marins, à bord de leur navires.» Non, je désire vous entretenir des courtisanes au sens propre, celles qui exercent une amitié sans feinte, ces femmes que Cynulcos couvre d’opprobre, alors qu'elles sont les seules au monde qui méritent vraiment de porter le nom d’amies, ce nom que, chez les Athéniens, elles se sont vues décerner en tant que compagnes d'Aphrodite. À leur sujet, voyons ce que dit Apollodore d'Athènes dans son livre sur les Dieux : «L'Aphrodite courtisane réunit des compagnons et des compagnes, c'est-à-dire des amies.» Aujourd’hui encore, les femmes honorables, tout comme les jeunes filles, ont l’habitude d’appeler leurs amies intimes «chères compagnes». Sappho ne faisait pas autrement : «Voici de joyeuses chansons que je chanterai maintenant pour mes compagnes.» Et encore : «Léto et Niobé étaient en effet deux compagnes qui m’étaient chères.» Il est vrai qu’on appelle «compagnes», ces femmes qui se font payer pour coucher avec un homme. On dit «faire la compagne» quand quelqu’un monnaye ses faveurs : on use alors d’un mot ayant à l’origine un sens tout à fait honnête. Ménandre a compris cela et, dans la Caution, il fait nettement la distinction entre la «compagne», au sens noble et la «compagne» au sens péjoratif: «Vous faites le travail non pas des prostituées mais celui d'amies : dans les deux cas, le mot est identique ; mais si la prononciation est défectueuse, on commet vite une grosse bévue !» [13,29] Évoquons ces vraies courtisanes et écoutons ce qu’en dit Éphippos dit dans le Trafic : «Laissez-moi vous dire que, lorsque l’un de vous a le cœur morose, elle s’empresse de le consoler gentiment : elle l'aime, non pas en serrant les lèvres, comme à un ennemi, mais en ouvrant la bouche toute grande comme un jeune moineau ; elle converse avec lui, elle est enjouée, elle assèche ses larmes et lui rend sa bonne humeur.» Euboulos dans le Bossu, parle ainsi d’une courtisane dotée d’un remarquable savoir-vivre : «Qu’elle mange avec distinction ! Ah ! elle ne se comporte pas comme ces autres femmes qui se goinfrent de poireaux en les enroulant, et qui dévorent goulûment et salement des morceaux de viande ; non,elle goûte un peu de chaque plat avec la délicatesse d'une jeune fille de Milet.» Même chose pour Antiphanès dans l'Urne: «Le jeune homme dont je vous parle aperçut une courtisane qui vivait dans le voisinage et s’éprit d'elle ; elle était de la cité, mais elle n’avait ni protecteur, ni parents ; elle avait un caractère en or, c'était en tous points une vraie compagne. Hélas, les autres femmes, par leur mode de vie, souillaient ce nom, pourtant si charmant.» Anaxilas dans le Poussin: «- Quand une fille simple et pudique rend de doux services à ceux qui le lui demandent, elle obtient de son gage d’amitié le nom de compagne. Et, dans ce cas, la fille dont tu es amoureux n'est pas une pute, comme tu le dis, mais une très bonne compagne. N’est-elle une personne d’une loyauté sans faille ? - Elle est plus que cela, c’est une dame, par Zeus!» [13,30] Quant à ces petits jeunes gens que traînent avec eux les philosophes, je les imagine tels que les décrit Alexis - ou Antiphanès - dans le Sommeil : «Pourquoi donc ce pédé ne mange-t-il pas de poireaux ? Il doit avoir peur d’incommoder son amant quand il l’embrassera.» À propos de ces gens, Éphippos a, dans sa Sappho, des lignes fort pertinentes : «Quand un jeune minet va chez un autre homme et qu’il engouffre des mets sans payer sa part, soyez certains qu’il paiera de sa personne durant la nuit ...» L'orateur Eschine a le même argument dans son discours Contre Timarque. [13,31] Revenons à nos chères courtisanes sur lesquelles Philétairos a écrit ces mots dans sa Chasseresse : «Ce n'est pas sans raison si l’on trouve partout un temple de la Courtisane, et nulle part un temple à la Femme mariée.» Je sais qu’il existe une fête, les Hétairidéia qui est célébrée à Magnésie. D’emblée, précisons qu’elle n’a pas pour fonction d’honorer les courtisanes. Dans ses Commentaires, Hégésandros nous en explique l’origine : «Les Magnésiens célèbrent la fête des Hétairidéia. Ils racontent que Jason, le fils d'Éson, quand il rassembla tous les Argonautes, fut le premier à sacrifier à Zeus Hétairéios, donnant à cette cérémonie le nom de Hétairidéia. Les rois de Macédoine célèbrent également ces fêtes au cours desquelles ils procèdent à des sacrifices.» On va même jusqu’à consacrer à Abydos un temple à l’Aphrodite Putain, s’il faut en croire Pamphilos : en effet, lorsque la cité fut vaincue - je ne fais que répéter ce que dit Néanthe dans ses Légendes - la garnison qui l’occupait voulut offrir un sacrifice. Après s’être bien enivrés, les soldats fricotèrent avec les prostituées de la place. Or l’une d’entre elles, constatant que les gardes s’étaient endormis, s’empara des clefs, escalada le rempart et livra ses informations aux Abydéens. Aussitôt, ceux-ci prirent les armes, massacrèrent les gardes et redevinrent maîtres de la citadelle. Ayant recouvré leur liberté, les gens d’Abydos voulurent témoigner de leur gratitude envers ces filles et leur érigèrent un temple à l’Aphrodite Putain.» Alexis de Samos, dans le deuxième livre de ses Annales de Samos, nous dit ceci : «L'Aphrodite de Samos, que certains appellent «dans les roseaux» et d’autres «dans le marais» fut construite par les propres mains de prostituées athéniennes, celles qui accompagnaient l'armée de Périclès lors du siège de Samos, et qui avaient tiré d’excellents revenus de leurs charmes.» Evalkès, dans ses Éphésiaques, nous apprend qu'à Éphèse un temple avait été dédié à l’Aphrodite Hétaïre. Quant à Cléarchos, voici qu’il écrit dans le premier livre de ses Érotiques : «Gygès, roi de Lydie, est, non seulement célèbre pour avoir aimé et comblé d’honneurs sa maîtresse – nul n’ignore qu’il remit tout son empire entre les mains cette dernière – mais aussi pour avoir, lorsqu’elle mourut, rassemblé les Lydiens de son royaume pour lui bâtir un sanctuaire qui, de nos jours encore, est consacré à la Courtisane. Ce monument était si impressionnant que, de quelque côté qu’il se tournât dans la région du mont Tmolos, le roi ne pouvait échapper à sa vue. De même, les Lydiens distinguaient de loin les formes de cette colossale bâtisse.» Enfin, dans son Discours Contre Néaira, reproduit par Apollodoros - si toutefois ce texte est bien de sa main - l'orateur Démosthène a dit ceci : «Nous avons des putes pour le plaisir, des concubines pour l’hygiène quotidienne, et des épouses afin de nous faire des enfants légitimes et veiller avec diligence au soin de notre intérieur.» [13,32] Maintenant, rien que pour toi, mon cher Cynulcos, je vais t’offrir un de ses discours à l’ionienne, comme sait à merveille en concocter Eschyle dans son Agamemnon, quand il parle des prostituées. Je commencerai par la belle ville de Corinthe, où tu me reproches d’avoir été enseignant. Il est une vieille coutume à Corinthe – c’est Chaméléon d'Héraclée qui le rapporte dans son livre sur Pindare – selon laquelle, dans les circonstances exceptionnelles où l’on adresse des prières à Aphrodite, on invite le plus grand nombre possible de prostituées à se joindre à la cérémonie. Une fois les prières terminées, elles ont encore le droit d’assister aux sacrifices. Au temps où la Perse était en conflit avec la Grèce, Théopompe, mais également Timée dans son Livre VII, nous racontent que les prostituées de Corinthe se rendirent au temple d'Aphrodite afin d’y prier pour le salut des Grecs. En guise d’hommage, les Corinthiens consacrèrent à la déesse une plaque commémorative que l’on voit encore aujourd'hui, où l’on avait inscrit le nom des prostituées qui avaient participé à ces prières publiques. Pour l’occasion, Simonide composa l’épigramme suivante : «Les voilà, ces excellentes citoyennes qui agirent en priant la Cyprienne en faveur des vaillants Corinthiens ; {et leurs vœux furent exaucés : } la divine Aphrodite se refusa à ce que l’acropole des Grecs fût livrée aux flèches des Mèdes.» Il y a mieux. Quand de simples citoyens prient la déesse d’exaucer leurs désirs, ils s’empressent d’ajouter que, si leur vœu se réalise, ils lui amèneront, comme témoignage de leur gratitude, des prostituées ... [13,33] La coutume relative à la déesse était si bien ancrée dans les mœurs que, lorsque Xénophon de Corinthe alla concourir à Olympie, il fit le vœu d'amener des courtisanes à Aphrodite en cas de victoire. Et c'est ainsi que Pindare composa à son intention une élégie commençant par ce vers : «Je célèbre une maison par trois fois victorieuse à Olympie ...» Un peu plus tard, il écrivit une ode qui fut chantée lors du repas sacrificatoire, dont les premiers vers s'adressent aux courtisanes sacrifiant à Aphrodite en même temps que Xénophon. Les voici : «Ô reine de Chypre, ici, dans ce sanctuaire, Xénophon a offert en pâture une troupe de cent filles, heureux que son vœu ait été exaucé.» Voici ensuite la mélodie : «Jeunes filles si accueillantes aux étrangers, prêtresses de la Persuasion dans l’onctueuse Corinthe, vous qui sur l'autel faites brûler les larmes jaunes de l'encens frais, souvent vous volez en pensée jusqu'à la mère des Amours, la merveilleuse Aphrodite ; ô enfants, libres de reproches, elle vous a accordé le droit de cueillir le fruit de la douce beauté dans vos étreintes passionnées. Quand la nécessité l'exige, tout est beau.» Après ce début, Pindare continue : «Mais je me demande ce que les maîtres de l'Isthme diront de moi, qui, pour prélude à mon chant, avec des mots d’une douceur de miel, me suis fait l’allié de ces femmes publiques.» En effet, il est évident qu'en s'adressant à ces prostituées, le poète était curieux de savoir comment les Corinthiens prendraient la chose. Mais, très confiant à l’égard de sa propre intégrité, il poursuit ainsi : «Nous avons voulu examiner l'or avec une pierre de touche pure.» Du reste, les prostituées célèbrent aussi leur propre fête d'Aphrodite à Corinthe, comme Alexis nous le rapporte dans ces lignes tirées de son Amante : «La ville célèbre une fête d'Aphrodite pour les prostituées, une fête qui diffère notablement de celle qui est réservée aux femmes honnêtes. Durant ces journées, il est de règle que les putains s'amusent, et il leur est même permis de s’enivrer dans nos festins.» [13,34] À Lacédémone, s’il faut suivre Polémon le géographe dans son recueil sur les Offrandes à Lacédémone, on peut voir un portrait de la célèbre courtisane Cottina, qui aurait, selon lui, consacré une vache de bronze. Voici dans quels termes : «Et il y a le petit portrait de la courtisane Cottina, qui a suscité en son temps tellement d’émoi que l’on montre encore de nos jours la maison de passe où elle habitait non loin de Colone, là où se dresse le temple de Dionysos. Cette bâtisse est illustre à plus d’un titre et bien des gens la connaissent. En guise d’enseigne, nous trouvons au-dessus de la statue de Pallas une petite vache de bronze ainsi que le portrait que je viens de mentionner.» Mais parlons du bel Alcibiade, à propos duquel un poète comique a dit ceci : «Le délicat Alcibiade, ôterre et dieux ! que les Lacédémoniens veulent arrêter comme adultère ...» Ce lascar, bien qu’aimé par la femme d'Agis, n’en allait pas moins faire la nouba à la porte des filles de joie, laissant sur la carreau à la fois les femmes mariées de Sparte et de l'Attique. Il éprouva de vifs sentiments envers Médontis d'Abydos, dès qu’il fut au courant de ses merveilleux attraits. Voulant alors la conquérir, il s’embarqua sur-le-champ pour l'Hellespont en compagnie d'Axiochos, qui était alors son mignon de service, comme le confirme l'orateur Lysias dans le discours qu'il prononça contre lui. Pour finir, les deux amis se partagèrent allègrement les faveurs de la donzelle... Ajoutons qu’Alcibiade traînait toujours derrière lui deux autres prostituées, à savoir Damasandra, la mère de Laïs – la plus jeune des Laïs - et Théodoté. C’est d’ailleurs cette dernière qui organisa ses funérailles à Melissé de Phrygie quand il mourut, victime de la trahison de Pharnabaze. Moi-même, j’ai vu le tombeau d’Alcibiade à Melissé, un jour que j’allais de Synnada à Métropolis. Tous les ans, on y sacrifie un bœuf, par la volonté de l'empereur Hadrien, le prince le plus noble qui soit. Ajoutons que c’est lui qui fit placer sur ce tombeau une statue d'Alcibiade en marbre de Paros. [13,35] Sans forcément tomber des nues, convenons qu’il peut exister des gens qui s’amourachent d’une femme simplement par ouï-dire. Ainsi, dans le livre X de ses Histoires d'Alexandre, Charès de Mytilène parle de ces hommes qui aiment des femmes sans jamais les avoir vues, excepté dans leurs rêves. Mais écoutons ce qu’il nous dit : «Hystaspès avait un frère cadet appelé Zariadrès. Les gens du pays prétendaient qu’ils étaient nés des œuvres d'Aphrodite et d'Adonis. Hystaspès était le maître de la Médie et des contrées inférieures, tandis que Zariadrès gouvernait les régions supérieures, des Portes Caspiennes au fleuve Tanaïs. Homartès, qui était roi des Marathi, dont l’influence s’étendait au delà du Tanaïs, avait une fille nommée Odatis. Des chroniques racontent qu’un jour Odatis vit en songe Zoriadrès et tomba éperdument amoureuse de lui. La même aventure survint également pour elle à Zariadrès. Dès lors ils ne cessèrent de fantasmer l'un pour l'autre par rêves interposés. Odatis était la plus belle femme de l'Asie, et Zariadrès, de son côté, était considéré comme le plus bel homme. Zariadrès exprima à Homartès son désir fervent d'épouser Odatis. Mais Homartès refusa, parce que, n’ayant pas d'enfants mâles, il voulait la donner en mariage à un homme de sa propre maison. Peu après, Homartès convoqua les princes du royaume, ainsi que ses amis et parents, pour célébrer les noces de sa fille, en s’abstenant bien de dévoiler le nom de l’élu. Quand l’ivresse fut générale, le père fit venir Odatis au banquet, et lui déclara devant les invités réunis : "Odatis, ma chère fille, aujourd'hui nous célébrons tes noces. Regarde autour de toi, scrute chaque visage, puis prends une coupe d’or, remplis-la de vin, et offre-la à celui que tu voudrais comme époux.» Et la pauvre fille, après avoir regardé autour d’elle, quitta bientôt les lieux, les yeux en larmes. En effet, son unique désir était de voir Zariadrès, lequel avait été averti par elle de la cérémonie. Zariadrès avait établi son camp le long du fleuve Tanaïs, qu'il traversa à l’insu de son armée, accompagné seulement de son cocher, avec lequel il s’élança sur son char en pleine nuit, parcourant d’une seule traite un immense territoire d’environ 800 stades. Arrivé à l’endroit où les noces se célébraient, il abandonna char et cocher, et continua son chemin, déguisé en Scythe. Il pénétra dans la cour et remarqua Odatis qui pleurait à chaudes larmes devant le buffet, tout occupée à remplir de vin la coupe fatidique. Il vint alors près d’elle et lui dit : «Odatis, je suis ici pour exaucer ton désir. Je suis Zariadrès.» Voyant que cet étranger ressemblait traits pour traits à l’homme qui peuplait ses rêves, elle ne put contenir sa joie et elle lui tendit la coupe. Il s’en saisit, puis emmena Odatis jusqu’à son char et s’enfuit avec elle. Les esclaves et les servantes, qui connaissaient pertinemment le secret d’amour de leur maîtresse, gardèrent le silence, et bien que le père leur ait ordonné de s’expliquer, elles feignirent d'ignorer où était parti le jeune homme. Le souvenir de cette histoire d’amour est toujours vivace chez les Barbares d’Asie et elle est extrêmement populaire. Cette légende a souvent été représentée sur les fresques ornant leurs temples, leurs palais et même les demeures des particuliers. Et la plupart des princes ont coutume de donner le nom d’Odatis à leur propre fille.» [13,36] Aristote raconte une aventure similaire dans sa Constitution de Marseille. Voici comment il le fait : «Les Phocéens, qui fondèrent Marseille, étaient des commerçants venus d’Ionie. Un jour, le roi Nannos – tel était son nom – accueillit Euxène de Phocée. Or, le jour même de l’arrivée de ce dernier, Nannos célébrait les noces de sa fille : de fait, Euxène fut invité à participer au banquet nuptial. Le mariage devait se dérouler de la façon suivante : après le repas, la jeune fille devait entrer dans la salle des cérémonies et offrir une coupe de vin mélangé à celui qui deviendrait son époux. Quand la jeune fille entra, elle donna la coupe, soit par hasard, soit pour une raison qui ne tient qu’à elle, à Euxène. La jeune fille se nommait Petta. La chose une fois faite, le père, croyant que cette offrande correspondait à la volonté divine, consentit à cette union. Euxène prit donc pour femme Petta et vécut avec elle, non sans avoir changé son nom contre celui d’Aristoxène. Il existe encore à Marseille une famille qui descend de cette femme : il s’agit des Protiades, Protis étant le fils d'Euxène et d'Aristoxèné.» [13,37] Et Thémistocle, si l’on en croit Idoménéos, n'a-t-il pas attelé un char avec quatre prostituées, et n’est-il pas apparu accompagné d’un pareil cortège en plein cœur de l’agora ? Ces femmes étaient Lamia, Scioné, Satyra et Nannion. D’ailleurs, Thémistocle lui-même ne fut-il pas enfanté par une courtisane du nom d’Abrotonon ? Dans son livre sur les Hommes illustres, Amphicratès ne dit pas autre chose : «Abrotonon était une femme de Thrace ; mais la postérité doit savoir qu’elle fit naître pour la gloire de la Grèce le grand Thémistocle.» Néanmoins, Néanthe de Cyzique, dans les troisième et quatrième livres de son Histoire de la Grèce, écrit que Thémistocle était le fils d'Euterpe. Quant à Cyrus, qui guerroya contre son frère, n'était-il pas accompagné dans son expédition par une courtisane que l’on considérait comme la plus séduisante et la plus intelligente des Phocéennes ? Zénophanès prétend qu'elle s’appela d’abord Milto, mais qu’elle changea son nom en Aspasie. Cyrus avait également emmené avec lui une de ses concubines, originaire de Milet. N’oublions pas le grand Alexandre qui profitait de la douce compagnie de Thaïs, la courtisane athénienne. Cleitarchos insiste pour nous dire qu’elle porte la responsabilité de l’incendie du palais royal de Persépolis. Après la mort d'Alexandre, cette Thaïs épousa Ptolémée, le premier roi égyptien de cette dynastie, et elle lui donna deux fils, Leontiscos et Lagos, ainsi qu'une fille, Irène, laquelle fut mariée à Eunostos, le roi de Soles, cité de Chypre. Quant au deuxième roi d'Égypte, surnommé Philadelphe, comme le rapporte Ptolémée Évergète dans le troisième livre de ses Commentaires, il eut des maîtresses à foison : parmi elles, Didyme, une égyptienne de souche, une authentique splendeur, Bilistiché, Agathocléia, mais aussi Stratonice, dont l’imposant mausolée se dresse au bord de la mer, près d'Éleusis. Il aima encore Myrtion et une infinité d’autres femmes.... Bref ce Ptolémée était un fieffé coureur de jupons. D’autre part, Polybe, dans le quatorzième livre de ses Histoires, nous affirme que l’on avait érigé à Alexandrie un grand nombre de statues de Cléino, une femme spécialement chargée de verser des coupes de vin au Philadelphe : à cet effet, on avait pris soin de la représenter vêtue d’une tunique légère et tenant un rhyton entre les mains. Et les plus belles demeures de la ville ne portent-elles pas le nom de Myrtion, de Mnésis et de Pothiné ? Mnésis était une joueuse de flûte, tout comme Pothiné, alors que Myrtion était une de ces actrices adulées par le public. S’agissant de la courtisane Agathocléia, il faut savoir qu’elle menait le roi Ptolémée Philopator par le bout du nez, au point de causer des troubles funestes dans son royaume. Eumaque de Naples, quant à lui, indique dans le deuxième livre de ses Histoires d'Hannibal, que Hiéronyme, le tyran de Syracuse, épousa une prostituée qu’il avait sortie d'un bordel. Et cette femme, qui s’appelait Peitho, devint bientôt reine grâce à lui. [13,38] Timothée, le général athénien – la chose n’est pas un secret – était le fils d'une prostituée thrace, qui se distingua toutefois par sa grande classe. Il est vrai que les putains qui se transforment en femmes honorables sont généralement bien plus fiables que ces dames qui se glorifient de leur respectabilité. Alors qu'on glosait sur le fait qu’il était né d’une telle mère, Timothée répondit : «Oui, c’est vrai, et de plus, je lui sais gré de m’avoir fait fils de Conon.» Philétairos, qui fut roi de Pergame et des régions connues sous le nom de Caene, était le fils d'une joueuse de flûte appelée Boa, une prostituée originaire de Paphlagonie : c’est en tout cas ce que rapporte Carystios de Pergame dans ses Commentaires historiques. Quant à l'orateur Aristophon, celui-là même qui proposa sous l'archontat d'Euclide une loi selon laquelle quiconque n’était pas issu d’une femme née dans la cité devait être déclaré illégitime, il fut confondu par le poète comique Calliadès qui révéla qu’il était né, en fait, des amours de la courtisane Chorégis. Encore une fois, c’est Carystios qui nous apprend la chose dans le troisième livre de ses Commentaires. Poursuivons notre propos. Démétrios Poliorcète aima à la folie la joueuse de flûte Lamia, dont il eut une fille, - peut-être Phila. Soit dit en passant, cette Lamia était, aux dires de Polémon, la fille de Cléanor d'Athènes, et elle aurait fait construire le portique de Sycione, un ouvrage auquel Polémon a consacré l’un de ses écrits. Démétrios fut aussi épris de Léaena, une athénienne, et de bien d’autres courtisanes encore. [13,39] Quant au poète comique Machon, voici ce qu’il dit dans son recueil de Sentences : «En raison de sa sensualité exacerbée, digne d’une lionne, Leéna prenait du bon temps auprès de Démétrios. On raconte qu’un jour, Lamia ayant chevauché le roi d’une façon si experte, celui-ci ne put que l’en féliciter. Elle dit alors au prince : «Pour cela aussi, si tu le veux, prends Leéna !» Lamia avait un sens inné de la répartie ; elle était tout aussi pleine d'esprit que Gnathaena, dont nous reparlerons plus tard. Machon écrit encore ceci au sujet de Lamia : «Lors d'un banquet, le roi Démétrios montrait à Lamia toute une série de parfums. Précisons que cette Lamia était une joueuse de flûte que Démétrios appréciait particulièrement tant elle avait su le chatouiller avec un art consommé. Lamia repoussa tous les parfums avec un mépris sidérant, au risque de contrarier le roi. Celui-ci, d'un signe, ordonna qu'on lui apportât en douce une pommade facile à utiliser et il s’en frotta le sexe. Puis, touchant sa maîtresse de son doigt, il lui dit ceci : «Et ce parfum, ma chère, respire-le et tu constateras combien il est agréable !» Riant aux éclats, elle lui répondit : «Petit malin, à mon avis, l’odeur en est plutôt infecte.» À cela, Démétrios répliqua : «Certes, mais, les dieux m'en sont témoins, elle émane d’un gland royal !» [13,40] Ptolémée, fils d'Agésarchos, nous donne, dans son Histoire de Philopator, une liste des maîtresses royales. Voici ce qu’il écrit : «Philippe, qui accrut considérablement la puissance macédonienne, eut pour maîtresse la danseuse Philinna, dont il eut Arrhidée, qui régna après Alexandre. Démétrios Poliorcète, après toutes celles dont nous avons fait mention plus haut, eut pour maîtresse Mania. Antigonos eut Démo, avec laquelle il engendra Alcyon. Enfin, Séleucos le jeune eut Mysta et Nysa.» Dans le trente-sixième livre de ses Histoires, Héraclide de Lembos ajoute que Démo était l’amie de Démétrios. Or on raconte que son père Antigonos était lui aussi violemment épris de cette femme, à tel point qu’il mit à mort Oxythémis qui avait été le complice des crimes de Démétrios et qui avait fait périr, après les avoir soumises à la torture, les servantes de Démo. [13,41] En ce qui concerne Mania, dont le nom a été mentionné plus haut, voyons de plus près ce que Machon dit à son propos : «Sans doute mon noble auditoire s’étonnera-t-il, et pour cause, qu’une femme athénienne de souche ait pu en toute liberté porter le nom de Mania. Il est particulièrement scandaleux qu’une femme, aussi vénale soit-elle, se soit affublée d’un nom d’esclave phrygienne, alors qu’elle est née en plein cœur de la Grèce. Il est aussi scandaleux que la cité d'Athènes, dont le gouvernement assure normalement le bon maintien de ses citoyens dans le droit chemin, n’ait pu empêcher d’une manière ou d’une autre une telle bévue. Précisons que, dans son enfance, Mania s’appelait Mélitta. Il faut avouer que par la taille, elle était au-dessous des autres femmes de son âge. Toutefois, grâce à sa voix charmeuse et sa conversation fleurie, dotée de surcroît d’un beau visage, elle parvint à susciter l’admiration de nombreux amants, parmi ses concitoyens comme parmi les étrangers. Partout où l’on parlait d’elle, force est de constater que les gens disaient ceci : «Mélitta ? C’est fou comme elle est belle !» Elle-même fit plus que tout autre pour mériter son surnom de Mania (Mania signifie folie). En effet, dès qu’une mot d’esprit lui plaisait, elle se mettait à trépigner et à crier bien haut : «C’est fou !». Quand elle félicitait ou alors blâmait quelqu’un, elle ne pouvait s’empêcher de lui lancer également un «C’est fou !». Finalement, il semble qu’un de ses amants ait fini par allonger le «ma»" de mania et qu’il lui ait collé ce surnom. Et très vite, plus que son nom d’origine, ce fut son surnom qui fut employé par ses proches. On rapporte que Mania a souffert de la maladie de la pierre. On dit aussi – c’est Diphilos qui le confie - que Gnathaina avait des pertes et souillait les draps de son lit. Un jour, alors que Gnathaina s’était emportée contre Mania, elle lui dit : «Eh bien, ma petit chérie, que ferais-tu si tu tenais une pierre ?» La riposte fut immédiate : «Je te la donnerais immédiatement pour que tu te torches le cul, ma vieille !» [13,42] Mania était douée d’un bel esprit de répartie comme le prouve quelques traits que Machon nous a conservés: «Le lutteur Léontiscos était l’amant de Mania et désirait ardemment la garder pour lui seul telle une épouse. Or il apprit un peu plus tard qu’elle le trompait délibérément avec Anténor. Il se fâcha tout rouge. Elle lui dit alors : «Ne te formalise pas pour ça, je voulais simplement savoir ce que l’on pouvait ressentir en couchant la même nuit avec deux athlètes vainqueurs à Olympie!» Un jour, le roi Démétrios désira l’enculer. Pour que cela se fît, Mania demanda de son côté une faveur. Ayant été satisfaite, elle se retourna et dit : «Fils d'Agamemnon, tu peux faire maintenant ce que tu veux !» Un étranger qui avait déserté, avait trouvé refuge à Athènes et y habitait. Un jour, il convia chez lui Mania et lui promit de satisfaire à tous ses désirs. À son banquet, il avait également invité la clique de ces gens prêts à rire au moindre trait d’esprit jeté par ceux qui les régalent. Cet hôte s’efforçait en effet de se montrer le plus drôle possible. Comme Mania, qui avait l’air de s’amuser beaucoup en cette compagnie, ne cessait de se lever pour un oui ou pour un non, l’homme posa cette question à ses convives : «Par les dieux du ciel, mes jeunes amis, quel est l’animal qui court avec vigueur à travers champs ?» Lui, pensait qu’elle allait intervenir et dire ceci : «Le lièvre !». Or Mania répondit : «C’est le déserteur, mon cher !» Plus tard, quand Mania fut à nouveau invitée chez lui, elle n’eut de cesse que de railler ce déserteur qui s’était débarrassé de son bouclier au cours du combat. Le soldat, fort contrarié par ses propos, la fit chasser. Mais le lendemain, elle lui dit : «Ne monte pas sur tes grands chevaux après ce que je t’ai dit, mon bel ami. Ce n’est pas toi qui as perdu ton bouclier dans ta fuite, non, c’est l'homme qui te l’avait prêté.» Au cours d’un repas qui se donnait dans la maison de Mania, l’un des convives, un espèce de pervers libidineux, l’entoura de ses bras pour tenter de l'embrasser. Peu après, il lui demanda : «Comment veux-tu que je te baise ? Par devant par derrière ?» Riant aux éclats, Mania lui fit cette réplique cinglante : «Ah ! je préfère par devant, mon ami. En effet, j’ai grand peur que, si je m’accroupis, tu me broutes à mort la toison comme un sale bouc !» [13,43] C’est Machon qui a rassemblé toutes ces anecdotes mémorables. Il avait aussi recueilli les bons mots d’autres courtisanes. Je pense qu’il n’est pas hors de propos de vous en révéler quelques-uns. Commençons par ceux de Gnathaina : Un jour, Diphilos fut convié à dîner par Gnathaina, le jour de la fête des Aphrodisies. Il se croyait l’amant préféré de la courtisane et il était venu chez elle avec deux jarres de Chios, quatre de Thasos, des parfums, des couronnes, des raisins secs, un chevreau, de la viande, un cuisinier, et même avec une joueuse flûte. Pour ce même banquet, un étranger originaire de Syrie, lui avait envoyé de la neige et des harengs-saurs. Très déçue par ces piteux présents, redoutant surtout que Diphilos apprît la chose et n’en fît allusion dans une de ses comédies, elle ordonna d’emporter sur-le-champ les poissons et de les distribuer aux nécessiteux. Quant à la neige, elle fut jetée dans un large cratère où un esclave fut chargé de la mélanger avec une pinte de vin. Peu après, le vin en question fut offert à Diphilos. Ce dernier apprécia et il but la coupe en un éclair. L’air réjoui, il dit alors : «Ma chère, tu disposes d’un cellier qui garde bien le froid !» Alors elle de lui répondre : «C’est que nous avons l’habitude d’y entreposer le prologue de tes pièces !» Un homme dont le corps portait encre les marques des coups de fouet qu’il avait subis, coucha avec Gnathaina. Alors qu’elle l’enlaçait, elle s’aperçut combien son dos était abîmé et elle lui dit : «Mon pauvre garçon, d’où te viennent de telles contusions ?» Et il lui raconta comment jadis, enfant, il avait sauté par-dessus un brasier en jouant avec ses camarades et qu’il était tombé dedans. Et elle de répliquer : «Au nom de la vénérable Déméter, il est tout à fait normal que l’on t’ait raboté le dos pour avoir fait l’idiot pareillement !» Participant à un festin donné par la courtisane Dexithéa, Gnathaina remarqua que son hôtesse mettait de côté tous les morceaux de choix à l’intention de sa vieille mère. «Par Artémis, s’écria-t-elle, si j'avais su, je serais venue manger chez ta mère !» Un jour, alors qu’elle était parvenue à un âge très avancé, digne, de l’avis général, de faire une morte exemplaire, Gnathaina, au marché, regardait avec soin les denrées qu’on lui proposait et en demandait leur prix. Par hasard, elle s’arrêta devant l’étalage d’un boucher jeune et joli et elle lui dit : «Eh là ! mon beau garçon, par les dieux, combien pour ta viande ?» Tout souriant, il lui répondit : «Oh ! pour toi, trois oboles, pas plus !» Elle eut alors cette répartie : «Comment peux-tu t’estimer à si peu de valeur ? Ne sais-tu pas que les mesures cariennes n’ont pas cours à Athènes ? À un festin, Stratoclès avait offert à ses convives deux chevreaux. Il avait fait en sorte de les saler plus que de raison avec la secrète intention d’assoiffer ses invités, de les faire boire et de garder ainsi à disposition jusqu’au repas du lendemain matin : il pourrait alors exiger d’eux le paiement de la dépense supplémentaire. Un des amants de Gnathaina se faisant tirer l’oreille pour payer son écot, la courtisane dit : «Stratoclès va provoquer un orage avec ses chevreaux !» Voyant un jeune homme très mince, la peau brune, parfumé plus qu’il ne fallait, ayant en outre une taille assez médiocre comparativement à celle des gens de son âge, Gnathaina, par dérision, le traita «d’Adonis». Mais quand notre éphèbe lui répliqua par une volée d’insultes, elle dit en jetant un regard à sa fille qui l’accompagnait : «Par les deux déesses, mon enfant, j’aurais mieux fait de me taire !» On rapporte qu’un jeune Pontin qui avait couché avec elle, avait exigé, au petit matin, de la prendre par derrière. Voici ce qu’elle lui répondit : «Pauvre fou ! Tu veux mes fesses alors qu’il est grand temps de mener les cochons au pâturage?» [13,44] Toujours de Machon, je vous livre maintenant quelques anecdotes relatives à la petite-fille de Gnathaina : «Un étranger était venu s’installer à Athènes. C’était un très vieux satrape, ayant quatre-vingt-dix ans bien sonnés. Aux Fêtes de Chronos, il vit Gnathainion sortir avec Gnathaina du temple d'Aphrodite. Après avoir consciencieusement regardé, et le visage, et les formes élégantes de la courtisane, il s’enquit auprès d’elle du montant pour une nuit d’amour. Gnathaina n’eut d’œil que pour la pourpre de son manteau de satrape, des lances qui le protégeaient, puis finit par évaluer sa nuit à mille drachmes. Touché au plus profond de lui-même par cette estimation, il s’écria : «Mais voyons, femme, tu me traites comme un prisonnier de guerre en raison de l’escorte militaire qui me suit. Faisons une trêve : prends cinq mines et prépare la couche sans attendre!» Comprenant que l’homme était d’une belle prodigalité, elle accepta la proposition de bonne grâce et lui répondit : «Donne-moi tout ce que tu veux, mon cher : je suis totalement en confiance, et je sais que, dès que la nuit tombera, tu offriras le double à ma petite fille.» À Athènes il y avait un chaudronnier fort bien monté... Or, à l’époque, Gnathainion avait quitté la profession et avait renoncé à être une femme publique, désormais satisfaite de sa relation avec le comédien Andronicos, à qui elle avait donné un fils. Un jour, Andronicos partit en voyage à l’étranger. Bien que Gnathainion se refusait violemment à gagner de l’argent par la prostitution, le chaudronnier, ne cessant de la harceler, réussit à parvenir à ses fins en lui proposant pour sa coucherie une somme d’or considérable. Mais cet artisan était un homme rustre et d’une indélicatesse notoire. Un jour, dans la boutique d’un cordonnier, alors qu’il discutait avec ses camarades, il passa le plus clair de son temps à plaisanter grossièrement sur Gnathainion. Entre autres, il déclara l’avoir prise dans une position que lui seul avait eu l’insigne privilège de tester, prétendant l’avoir baisé cinq fois de suite en la chevauchant ... Andronicos, ayant eu connaissance de l’aventure à son retour de Corinthe, se mit dans une colère terrible. En plein banquet, il reprocha à sa maîtresse de ne pas lui avoir jamais permis, malgré ses nombreuses prières, de goûter aux joies de cette volupté inédite, alors que d'autres, pourtant des gens sans intérêt, graines d’esclaves, en avaient eu les faveurs. À quoi Gnathainion répondit : «Ecoute un peu, abruti ! Sache que je ne pouvais pas prendre dans mes bras un homme couvert de suie jusqu'à la bouche. Quand j’ai consenti à son or, je pense avoir été assez habile en acceptant de ne subir qu'un petit bout de son corps. Une autre fois, au cours d’une beuverie, Gnathainion refusa d’embrasser Andronicos, comme elle le faisait habituellement, fâchée de n’avoir reçu de lui aucun cadeau depuis fort longtemps. Voici ce que dit alors l’acteur à Gnathaina, sa mère : «Tu as vu avec quelle insolence ta fille ose me traiter !» La vieille femme, indignée, s’emporta : «Tu es une petite idiote, ma fille ! Dépêche-toi de l’embrasser, puisque tel est son désir. Mais sa fille de riposter : «Ma mère, comment puis-je embrasser un type qui ne vaut plus rien et qui, par-dessus le marché, veut posséder sous son toit une «Argos vide de substance» ? Lors d’une grande fête, Gnathainion descendit jusqu’au Pirée, afin de rencontrer un marchand étranger, l’un de ses clients. Elle fit son voyage sur une litière des plus simples, n’ayant pour elle que trois malheureux ânes, trois servantes et une jeune nourrice. À un endroit où la route se resserrait, le cortège rencontra un de ces lutteurs miteux qui s'arrangent toujours pour se laisser battre dans les compétitions. Comme il lui était impossible de se mouvoir dans ce passage étroit, il cria ceci : «Triple ânier à la noix ! Si tu ne me laisses pas le passage dans l’instant, je promets de faire un malheur et je vous fiche tous à terre !» Mais Gnathainion lui répondit : «Pauvre crétin, tu sais fort bien que c’est au-dessus de tes forces !» [13,45] Machon nous a rapporté une foule d’anecdotes sur d’autres courtisanes. En voici un échantillon : Un jour, on raconte que Laïs, la courtisane corinthienne, avait vu Euripide dans un jardin tenant une tablette et un stylet. Elle lui lança : «Réponds-moi, poète de mon cœur, que signifie ce vers que j’ai trouvé dans une de tes tragédies : «Disparais, fauteur d’infamies !» Et Euripide, face à tant d’impudence, lui répliqua : «Et toi, femme, qui es-tu, si ce n’est une fauteuse d’infamies ?» Et dans un éclat de rire, elle lui riposta : «Mais qu’est-ce véritablement qu’une infamie pour ceux qui ne la connaissent pas ?» Glycérion avait reçu comme cadeau d'un de ses amants une petite robe d'été bordée de pourpre, du dernier cri, et l’avait confiée au teinturier. Quand elle estima que cette tunique était prête, elle l’envoya chercher par son esclave. Mais le teinturier lui dit : «M’as-tu au moins rapporté les trois-quarts d'huile nécessaire ? Si tu l’as fait, je te donne la robe, sinon, je ne peux pas !» Rapportant les propos de l’artisan, Glycérion s’écria : «Mais il m’embête, celui-là ! Est-ce qu’il veut frire ma robe comme de vulgaires sardines ?» Quand il était très jeune, Démophon, le giton de Sophocle, eut une relation avec la courtisane Nico, déjà d’un âge avancé. Cette Nico avait été surnommée la «Chèvre» car elle avait croqué à belles dents la fortune d’un de ses riches clients, nommé Thallos, un homme venu à Athènes pour y acheter des figues sèches et pour charger à son bord une cargaison de miel de l’Hymette. La femme étant dotée d’une belle chute de rein, Démophon exprima le souhait de la prendre par derrière. Elle éclata de rire et lui dit : «Soit ! Prends mes fesses, mon chéri, et offre-les ensuite à ton Sophocle !» Callistion, surnommée la «Truie», se disputait avec sa mère, dont le surnom était la «Corneille». Gnathaina essaya de les réconcilier. Leur demandant le motif d’une telle animosité, Callistion répondit : «Il est tout à fait normal qu’entre corneilles, on se chamaille !» On raconte que la courtisane Hippé (la jument) avait pour amant Théodotos, qui était devenu gardien du fourrage royal. Un jour, étant arrivé fort en retard à un dîner organisé par le roi Ptolémée, avec qui elle avait l’habitude de festoyer régulièrement, elle dit : «Ptolémée, mon cher papa, j'ai une soif terrible ! Vite, qu’on me verse quatre tasses dans une grande cruche.» À quoi le roi répliqua : «Plutôt dans une auge, ma chère, car tu as dû dévorer beaucoup de fourrage.» Mœrichos ne cessait de solliciter les faveurs de Phryné, la courtisane de Thespie. Un jour elle exigea une mine pour coucher avec lui. «C’est beaucoup trop, argua-t-il, l’autre jour, tu as baisé avec deux types pour seulement deux piécettes d’or.» - Attends, répondit-elle, que j’ai de nouveau envie de baiser : à ce moment, je ne t’en demanderai pas plus. On raconte que Nico dite «la Chèvre» avait été lâchée par un certain Python qui s’était amouraché d'Évardis, une femme plutôt plantureuse. Pourtant, quelque temps plus tard, il chercha à la récupérer. À l’esclave venu la supplier, elle dit ceci : «Ah ! Maintenant que Python s’est empiffré de cochon, il est en état de se délecter d’un peu de viande de chèvre.» [13,46] Jusqu'à maintenant, je me suis borné à ne rapporter que les anecdotes de Machon relatives aux courtisanes. Mais sachez que la belle Athènes, que nous aimons tant, a produit, plus que tout autre cité, même les plus populeuses, une incroyable succession de courtisanes dont je parlerai plus loin, selon mes moyens. Aristophane de Byzance a recensé pour cette ville pas moins de cent trente-cinq courtisanes. Apollodore augmente le chiffre et Gorgias fait de même. Tous deux déclarent qu'Aristophane a exclu de sa liste les courtisanes suivantes : Tipsy, Lampyris et Euphrosyne. Cette dernière était la fille d’un teinturier. En outre, Aristophane aurait omis bien d’autres femmes encore : Mégisté, Agallis, Thaumarion, Théocléia «la Corneille», Lénaitocystos, Astra, Gnathaina et sa grand-mère Gnathainion, sans oublier Sigé, Synoris, surnommée «la lampe», Eucléia, Gryméa, Thryallis, Chimaira et Lampas. S’agissant de Gnathaina, nous avons déjà vu que Diphilos, le poète comique, en était éperdument amoureux. D’ailleurs, Lyncéos de Samos ne dit pas autre chose dans ses Dits Mémorables. Une fois, dans un concours dramatique, il fut si décrié par le public qu’on l’expulsa du théâtre. Venu se réfugier chez Gnathaina, Diphilos lui demanda de lui laver les pieds. «En as-tu vraiment besoin, lui dit-elle, n’es-tu pas venu chez moi, la tête renversée ?» Gnathaina avait en effet un sens de la répartie qui tenait du génie. Elle n’était pas la seule à être douée d’une remarquable intelligence. De nombreuses courtisanes, très férues de culture, occupaient une grande partie de leur temps à s’instruire et à affiner leur esprit. De fait, elles avaient développé dans leur conversation une certaine causticité. Prenons le cas de Glycéra. Celle-ci fut accusée par Stilpon – aux dires de Satyros dans ses Vies – de corrompre la jeunesse. Voici quelle fut sa défense : «On peut nous mettre dans le même sac, mon cher Stilpon. On dit que tu corromps tes disciples en leur enseignant des sophismes totalement inutiles, qui ne servent qu’à provoquer des disputes. Moi, je fais exactement la même chose, mais d’un point de vue sexuel. Il n’y a donc pas à faire de différence entre ceux qui sont victimes des agissements d’un philosophe et ceux qui sortent des bras d’une putain.» Rappelons pour mémoire ces vers d’Agathon : «Une femme, parce qu’elle est inactive par le corps, est forcément active par l’esprit.» [13,47] Lyncéos nous a conservé toute une série de bons mots attribués à Gnathaina. En voici quelques-uns : Un gigolo, qui vivait aux crochets d’une vieille femme, avait une santé florissante. «Bravo, lui dit Gnathaina, ton mignon petit corps est fort robuste.» - Ah ! qu’adviendrait-il de moi si je ne couchais pas avec elle ! - C’est simple, reprit-elle, tu mourrais de faim ! Quand Pausanias dit «la Citerne» tomba dans une jarre alors qu’il dansait, la courtisane lui lança : «Zut alors, dit-elle, la citerne est tombée dans la jarre !» Un jour qu’on lui offrait du vin dans une coupe minuscule, on lui dit : «Il a seize ans.» Elle répondit alors : «C’est très petit malgré son âge !» Lors d’une beuverie fort animée, des jeunes hommes en vinrent aux mains pour obtenir ses faveurs. À celui qui avait été vaincu, elle dit : «Ce n’est pas grave, gamin. Quand on gagne à ce jeu, on n’obtient aucun laurier et on perdrait même de l’argent.» Un client, qui avait un jour donné une mine à sa fille, continuait à lui rendre visite, mais sans plus rien lui offrir. «Dis-moi, mon ami, tu te crois ici chez Hippomachos l'entraîneur sportif, à qui l’on donne une mine une fois pour toute ?» Phryné lui dit un jour : «Suppose que tu tiens une pierre ... - Eh bien, je te la donnerais pour te torcher le cul, répondit-elle. En effet, l’une souffrait de la pierre et l’autre de diarrhée. Au cours d’un banquet, un plat d’oignons aux lentilles devait être servi aux invités. Or la jeune esclave, par maladresse, renversa quelques lentilles qui allèrent se glisser dans sa poitrine. «Ah ! dit Gnathaina, la coquine cherche à nous faire savourer ses lolos aux lentilles !» Après une représentation triomphale de ses Épigones, Andronicos le tragique voulut boire chez notre courtisane. Lorsque l’esclave chargé de payer les frais de la dépense arriva, elle s’écria : «Pauvre dément ! Quel mot as-tu dit là ? (vers tiré probablement des Épigones) Un fieffé bavard lui contait avec mille détails comment il était venu de l’Hellespont. «Ainsi donc, dit-elle, tu n’as jamais fait escale dans la première ville de ce pays ? - Laquelle, demanda-t-il, intrigué ? - Sigeion, bien sûr ! (Sigeion signifie aussi «tais-toi !») Un homme venu dans sa maison, lui demanda, en voyant des œufs dans un plat s’ils étaient crus ou durs. - Ils sont chers, mon mignon, dit-elle. Quand Chéréphon vint s’inviter à un festin sans y avoir été convié, elle lui porta un toast en disant ces mots : «À la tienne, jeune fiérot !» - Mais je ne suis pas fiérot ? - Oh si, il faut l’être pour venir comme ça sans avoir été invité. Nico, la femme surnommée la Chèvre, comme Lyncéos le raconte, rencontra un parasite qui était maigre en raison d'une maladie et lui dit, «Comme tu es maigre !» - Que penses-tu que j'ai mangé ces trois derniers jours? - Une bouteille d'huile, dit-elle, ou tes chaussures. [13,48] Un autre pique-assiettes, Démoclès, surnommé «la bouteille», s’était effondré sur un tas de plâtre. La courtisane Métaneira lui dit : «C’est toi «la Bouteille» qui tombe à terre ?» Comme il allait se jeter sur le divan le plus proche, elle ajouta : «Prends garde ! Tu vas te renverser !» Aristodémos, dans le deuxième livre de ses Histoires drôles et mémorables nous a livré cette anecdote : Deux hommes avaient réussi à gagner les faveurs de Gnathaina : l’un était un soldat, l’autre, un repris de justice. Le soldat qui était très rustre, lui dit qu’il avait baisé avec une vieille rivière. «Ah ! vous dites cela parce que vous vous êtes écoulés en moi comme les fleuves dont vous portez le nom, Lycos et Eleuthéros.» Des hommes sans le sou, en quête de chair fraîche, voulaient coucher avec la fille de Gnathaina. Pour cela, ils n’hésitèrent pas à menacer de détruire sa maison de fond en comble, munis de pics et de pioches. - Fermez-la donc ! dit Gnathaia, si vous aviez vraiment de tels outils, vous les auriez mis en gage pour payer votre passe.» Gnathaina était pleine de savoir-vivre et d’une conversation raffinée. Elle avait même rédigé un véritable manuel de bonne conduite à l’usage des banquets. Et ses amants, comme sa fille, devaient suivre ses préceptes à la lettre. En cela, elle imitait les philosophes, férus de règles semblables. Callimaque en fait allusion dans le troisième Catalogue de ses Lois, en citant le début de cette œuvre : «La règle ici consignée est valable pour tous...» Ce texte comprenait en tout trois cents vingt-trois vers. [13,49] Callistion, qu’on avait surnommée l’«Hélène mendiante» avait pour client un repris de justice, habitué du fouet. C’était l’été. Quand il se fut dénudé, elle vit les traces de flagellation sur son corps. Elle lui demanda alors : «D’où te vient ces marques, mon pauvre garçon ? - Quand j’étais gamin, répondit-il, on a renversé une sauce bouillante sur moi. - Une sauce à base de viande de veau, je suppose, dit-elle en souriant. (Les lanières de fouet étaient faites en peau de veau) Le poète Ménandre, qui avait essuyé un four avec l’une de ses pièces, se rendit chez Glycéra qui lui offrit une tasse de lait chaud. Mais il lui dit : «Non, je n’en veux pas, il y a une peau dessus toute ridée ! Alors Glycéra de lui répliquer : «Souffle dessus ! Ce lait se goûte par en bas comme une femme !» Un amoureux fort impudent avait emprunté à droite et à gauche des coupes en vue d’un banquet à la gloire de Thaïs. Bientôt, il voulut briser toute cette vaisselle et utiliser d’autres coupes. Alors Thaïs lui dit : «Tu ne perdrais que le bien d’autrui.» Léontion était accolée à son amant lorsque, inopinément, survint Glycéra qui s’installa juste derrière eux. L’amant n’eut bientôt d’yeux que pour elle et Léontion en fut froissée. Se tournant vers elle, l’homme lui demanda si elle se sentait bien. Alors, elle de rétorquer : «Oui, c’est au derrière que j’ai mal !» Un jour, un amoureux proposa à Laïs la Corinthienne de venir le retrouver chez lui. Pour cela, il prit soin de lui adresser son cachet en argile. Mais elle lui dit : «Non, je ne peux pas venir, il y a trop de boue !» Thais alla chez un client qui sentait le bouc. À ceux qui lui demandaient où elle se rendait, elle dit : «Je vais chez Égée, fils de Pandion.» (Egée signifie bouc) Phryné, elle aussi, banquetait avec un homme puant le bouc. Lui donnant un morceau de porc, elle ajouta : «Prends cela et boucffe» (jeu de mots entre le mot bouc et le verbe manger) Un ami lui avait envoyé un vin de qualité mais en très petite quantité, en expliquant qu'il avait plus de dix ans. Elle dit alors : «Vu le nombre des années, il n’a pas beaucoup profité.» Dans un banquet, on se posa la question de savoir pourquoi on suspendait des couronnes à la porte des femmes. Phryné eut cette répartie : «Cela les excite, c’est tout !» Un forçat faisait le pitre devant Phryné et se vantait d’être sorti vainqueur des plus rudes assauts. La courtisane feignit d’être attristée. L’homme lui en demanda la cause. «Je suis tout en émoi à l’idée que tu en as subis autant !» Un amant fort avare, ne cessait de la flatter et l’appelait l’«Aphrodite de Praxitèle». Et elle de répliquer : «Toi, tu es l’Éros de Phidias (Le mot Phidias signifie pingre.) [13,50] Je n’ignore pas qu’il a existé des courtisanes qui ont été, soit défendues, soit mises en accusation par des hommes d’Etat. Quelques exemples. Démosthène fait mention; dans son Discours à Androtion, de Sinopé et de Phanostrate. Au sujet de Sinopé, Hérodicos de Cratès indique, au sixième livre de ses Personnages de Comédie, qu'on l’avait surnommée «Abydos» car elle était très vieille (Abydos symbolisait la ville ruinée). Ce surnom est en effet utilisé par de nombreux comiques, tels Antiphanès dans son Arcadien, son Jardinier, sa Couturière, son Pêcheur et son Poussin. Alexis fait de même dans sa Cléobuline, et Callicratès dans sa Moschion. Pour ce qui concerne Phanostrate, Apollodore, dans son livre sur les Courtisanes athéniennes, ajoute qu’on l’avait surnommée «le seuil des poux» parce qu’elle avait coutume de s’épouiller allègrement sur la pas de sa porte. Hypéride, dans son Discours contre Aristagoras dit ceci : Et encore, vous les appelez de la même façon, les «sardines» !» «Sardines» était le sobriquet donné à deux donzelles, sur lesquelles Apollodore, déjà cité plus haut, écrit ces mots : «Stagonion et Anthis étaient sœurs. Si on les avait surnommées «sardines», c’est parce qu’elles avaient le teint clair, les yeux globuleux et n’avaient que la peau sur les os.» Antiphanès nous indique dans son ouvrage consacré aux courtisanes, que Nicostratis avait reçu le même sobriquet. Hypéride, encore lui, dans son Discours contre Mantithéos, accusé de coups et blessures, fait allusion en passant à Glycéra : «Il aimait emmener dans son chariot Glycéra, fille de Thalassis.» Il n’est pas du tout certain qu’il s’agisse de la Glycéra qui vécut auprès d’Harpalos. Théopompe écrit, dans sa Lettre sur les Affaires de Chios, envoyée à Alexandre, qu’après la mort de Pythionicé, Harpalos la fit venir d'Athènes. Elle fut aussitôt accueillie au palais royal de Tarse et, en tant que reine, ordre fut donné au peuple de la cité de lui faire allégeance. Harpalos alla jusqu’à refuser les couronnes qu’on lui offrait si Glycéra ne s’en voyait pas offertes dans le même temps. À Rhossos, on raconte qu’il fit ériger une statue en bronze de sa maîtresse aux côtés de la sienne. Toutes ces informations sont condensées dans l’Histoire d'Alexandre de Cléitarchos. Agen, court drame satyrique dont l’auteur serait, soit Python de Catane, soit le roi Alexandre lui-même, évoque également la personne de Glycéra : «- Harpalos a envoyé autant de milliers de boisseaux de blé que cet Agen. Et c’est ainsi qu’ils lui ont décerné le titre de citoyen. - Ce blé vient de Glycéra. En fait, c’est un gage de mort plus que celui des faveurs d’une putain.» [13,51] Lysias, dans son Discours contre Laïs - s'il est vraiment de lui – fait mention de plusieurs courtisanes. Voici comment il parle de ces femmes : «Très jeune encore, Phylira cessa de faire la tapin, tout comme Scioné, Hippaphésis, Théocléia, Psamathé, Lagisca, et Anthéia.» À propos, je ne sais si je dois écrire Anthéia ou Antéia. Je n’ai trouvé chez aucun auteur une courtisane nommée Anthéia. En revanche, comme je l’ai dit précédemment, une Antéia a donné son nom à une pièce composée par Philyllios. Ce nom apparaît également dans un Discours contre Néaira. Dans son Discours Contre Philonidès, un individu poursuivi pour coups et blessures, Lysias – s’il s’agit bien de lui une nouvelle fois – évoque la courtisane Naïs. Enfin, dans son Discours contre Médon, accusé de parjure, il parle d’une certaine Anticyra. En vérité, Anticyra était un sobriquet. Son nom véritable était Oïa, comme le précise Aristophane dans son Traité sur les Courtisanes. Cet auteur prétend qu’on l’avait ainsi surnommée, soit parce qu’elle ne cessait de s’enivrer avec des personnages à l’esprit dérangé ; soit parce que le médecin Nicostratos, qui l’entretenait, lui avait légué à sa mort une quantité appréciable d’ellébore. Lycurgue, dans son Discours contre Léocratès, évoque une Eirénis qu’il présente comme l’amie de cœur de Léocratès. Quant à Nannion, Hypéride parle d’elle dans son Discours contre Patrocle. Nous avons déjà dit qu’elle avait été surnommée «la Chèvre», après avoir mis à mal par ses folles dépenses la fortune du colporteur Thallos (son nom signifie branche d’olivier). Soit dit en passant, on sait que les chèvres sont friandes de branches d’olivier, arbre sacré d’Athéna, ce qui explique qu’on interdise à ces bêtes l’accès de l’Acropole et qu’on n’en sacrifie point à la déesse. Dans ses Bergers, Sophocle nous dit quelques mots sur ce goût immodéré des chèvres pour les branches d’olivier : «Très tôt le matin, avant même que le premier valet de ferme fût à pied d'œuvre, alors que je donnais une fraîche branche d’olivier à une chevrette, tout à coup, je vis arriver du rivage tout la cohorte de ses compagnes.» Quant à Nannion, elle est mentionnée par Alexis dans ses Tarentins :«Nannion est une fervente de Dionysos» En effet, comme c'était une pocharde, elle se fit railler dans sa comédie. Ménandre évoque aussi Nannion dans son Faux Héraclès, où on lit les vers suivants : «Ne chercha-t-il pas à violer Nannion ?» Antiphanès dans ses Courtisanes dit : «Nannion fut surnommée Proscenion (avant-scène). Bien que pourvue d’un minois charmant, bien que parée de bijoux d'or et vêtue de robes précieuses, une fois toute nue, elle était fort laide.» Nannion eut une fille, Coroné (corneille) qui se fit surnommer «Mémère» parce qu’elle appartenait à une troisième génération de putains. Continuons. Néméas, joueuse de flûte fut mentionnée par Hypéride dans son Discours contre Patrocle. On peut être choqué par le fait qu’une prostituée ait pris le nom d’une fête religieuse sans que les Athéniens ne réagissent. Pourtant, il était formellement interdit aux putes et aux esclaves de porter de tels noms. C’est en tout cas ce que nous explique Polémon dans son ouvrage Sur l'Acropole. [13,52] Et cette Ocimon, celle qui, selon toi, est ma préférée, mon cher Cynulcos, eh bien ! Hypéride parle d’elle dans son second Discours contre Aristagoras. Et voici dans quels termes : «Laïs, la plus belle de toutes les femmes, dépassant en splendeur les Ocimon et les Métaneira ...» Nicostratos, le poète de la comédie moyenne, fait allusion à Ocimon dans son Pandrosos : «En passant par le même chemin, rends-toi chez Aéropé et propose-lui d’envoyer des parfums et des tapis chez Ocimon.» Ménandre, encore lui, dans son Flatteur, dresse une liste des courtisanes : «Tu t’es payé Chrysis, Coroné, Anticyra, Ischas, et Nannion, beauté naissante, toutes des fruits splendides.» Philétairos se livre au même dénombrement dans sa Chasseresse : «Cercopé n’a-t-elle pas déjà trois mille ans d’âge ? Télésis, fille de Diopeinthès, qui sent le moisi, n’approche-t-elle pas les dix-mille. Quant à Théolyté, n’a-t-on pas déjà oublié qu’elle a existé. Lais n'est-elle pas encore morte d’épuisement à force de se faire tringler ? Isthmias, Néaira et Phila ne se sont-elles pas en putréfaction ? Les Cossyphe, les Galéné, les Coroné, mieux vaut ne pas en parler ! Enfin, concernant Naïs, je suis sourd-muet : elle n'a plus une molaire !» Théophilos fait également une liste dans son Amateur de flûte : «Pour l'empêcher de tomber pêle-mêle dans les griffes d'une Laïs, d'une Méconis, d'une Sisymbrion, d'une Barathron, d'une Thallousa, et de s'empêtrer dans les filets tendus par ces maquerelles de Nannion et de Malthacé.» [13,53] Après ce flot de paroles sorti de sa bouche volubile, Myrtilos s’écria : «J'espère que vous, philosophes, vous allez prendre bien garde de ne pas devenir pire que ce ramassis de sensuels invétérés. Comme le dit Ératosthène, dans un de ses écrits, ne creusez pas une fente dans la muraille dressée devant la Volupté. Pour ma part, je crois avoir suffisamment évoqué ces courtisanes. J’ai envie maintenant d‘aborder d’autres matières de discussion. En premier lieu, je vous rappelle au bon souvenir d’Épicure, un maître de vérité. Vous savez qu’il avait en haute estime tous ceux qui pratiquaient la sagesse avec une belle acuité. Il les honorait en leur disant : «Je te félicite, ami, de te jeter à corps perdu dans sagesse, vierge de toute idée préconçue.» Pour cette raison, Timon le surnomma «Professeur nul, le plus inculte des hommes.» Or ce même Épicure n'eut-il pas pour maîtresse Léontion, une femme célèbre pour sa liberté de mœurs ? Bien qu’initiée à la philosophie, elle ne renonça pas pour autant à baiser. En effet, elle coucha avec tous les disciples d’Épicure, en plein cœur de ses jardins, et sous les yeux du maître par-dessus le marché ! Malgré cela, il fut toujours aux petits soins pour elle, s’il faut en croire ses Lettres à Hermarchos. [13,54] Laïs était originaire d’Hyccara, une ville de Sicile. Polémon nous dit dans son ouvrage consacré à Timaios qu’elle y fut capturée et emmenée à Corinthe. C’est alors qu’elle devint la maîtresse d’Aristippe, de Démosthène et de Diogène le cynique. On raconte que l’Aphrodite de Corinthe, celle qu’on appelle Mélainis, lui apparut dans un songe et lui révéla qu’elle aurait des amants prestigieux. Hypéride nous parle d’elle dans son deuxième Discours contre Aristagoras. Un jour, le peintre Apelle la surprit alors qu’elle était occupée à puiser de l’eau à la fontaine de Pirène : il fut tellement extasié par tant de beauté qu’il la convia à un festin qu’il organisait entre amis. On ne manqua pas de le railler pour avoir amené non pas une courtisane, comme c’était habituel, mais une jeune fille inexperte. À cela, il répondit : «Ne soyez pas étonné ! Sa beauté est une promesse de volupté : attendez donc trois ans et vous verrez !» Socrate avait fait la même promesse en ce qui concerne Theodoté l’Athénienne, comme l’indique Xénophon dans un passage de ses Mémorables : «Comme on lui affirmait que cette femme était fort désirable et que ses seins étaient d’une fermeté que nul ne pouvait décrire, Socrate dit : «Rendons une petite visite à cette donzelle ! Nous ne pouvons juger une chose à partir d’une rumeur.» Laïs était d’une beauté si saisissante que les artistes venaient la voir pour dessiner ses seins et son corps. Quand vint le moment de rivaliser avec Phryné, elle prit une foule de clients, sans faire la moindre distinction entre le riche et le pauvre et sans faire la fine bouche pour qui que ce soit. [13,55] Chaque année, à l’occasion des Fêtes de Poséidon, Aristippe vivait deux mois en compagnie de Laïs à Egine. Hicétas lui reprocha vivement cette liaison en ces termes : «Tu lui donnes plein d’argent alors qu’elle se fait tirer sans vergogne et gratis par Diogène le cynique.» Alors, Aristippe lui rétorqua : «Je suis très généreux envers Laïs pour qu’elle me contente, non pas pour l’empêcher d’aller baiser ailleurs !» Diogène lui dit un jour : «Tu vis avec une putain. Tu ferais mieux de te faire cynique comme moi. Ou alors, autre solution : renonce à elle et maîtrise-toi.» Alors Aristippe : «Es-tu choqué d‘habiter dans une maison que d’autres ont occupée avant toi ? - Non, dit Diogène. - Es-tu choqué de naviguer sur un vaisseau où déjà d’autres ont navigué ? - Bien sûr que non ! - Donc, il n’est pas choquant en soi de coucher avec une femme qui a déjà servi !» Nymphodoros de Syracuse écrit dans ses Merveilles de la Sicile, que Laïs était née à Hyccara, un avant-poste sicilien. Toutefois, Strattis, dans ses Macédoniens ou dans son Pausanias, avance l’idée qu’elle était Corinthienne. Voici ce qu’il dit : «- D’où viennent ces filles ? Et qui sont-elles ? - Elles sont venues de Mégare, mais elles sont Corinthiennes. En premier lieu, citons Laïs, qui appartient à Mégaclès.» Dans le treizième livre de ses Histoires, Timaios déclare aussi qu’elle était bien originaire d’Hyccara. S’il faut porter crédit à ce que dit Polémon, elle aurait été enlevée par des Thessaliennes, jalouse de sa liaison avec un certain Pausanias, puis battue à mort par celles-ci à grands coups de fauteuils de bois dans le temple d’Aphrodite. Et c’est pourquoi le sanctuaire prit le nom d’Aphrodite pêcheresse. On montre le tombeau de Laïs sur les bords du fleuve Pénée. Sur la stèle, on peut lire l’épigramme suivante : «Ci-gît une beauté divine dont la fière Hellade fut l’indicible esclave : Laïs. Éros l’engendra ; Corinthe la nourrit ; Elle repose maintenant dans les plaines glorieuses de Thessalie.» Ceux qui prétendent qu’elle est enterrée à Corinthe près du Cranéion sont à côté de la plaque. [13,56] Quant à Aristote de Stagire, n’a-t-il pas eu un fils de la courtisane Herpyllis avec laquelle il vécut jusqu’à la fin de sa vie ? Hermippos, dans son livre consacré au philosophe ajoute qu’il prit même des dispositions testamentaires afin d’assurer l’avenir de cette femme. Et notre beau Platon, n’a-t-il pas été amoureux d’Archéanassa, la courtisane de Colophon, au point de lui composer ces vers ? «Archéanassa, la courtisane de Colophon est mienne. Ses rides cachent encore une passion ardente. Malheureux hommes, vous qui l’avez connue en sa blonde jeunesse, par quelles flammes terribles vous a-t-elle fait passer ! Et Périclès l'Olympien, comme le rappelle Cléarchos dans le premier livre de ses Érotiques, n’est-ce pas à cause d’Aspasie – je ne parle pas de la plus jeune, qui fut liée à Socrate – qu’il mit la Grèce sens dessus dessous, et ce, malgré l’éminence de sa sagesse et de son savoir-faire politique ? C’était, à la vérité, un homme d’une sensualité débordante, à tel point même qu’il fricota avec la femme de son fils, s’il faut en croire Stésimbrotos de Thasos, son contemporain, dans son livre sur Thémistocle, Thucydide et Périclès. Antisthène le Socratique affirme qu’il était tellement épris d’Aspasie qu’il ne pouvait s’empêcher d'entrer et de sortir de sa maison deux fois par jour pour la saluer ... Quand elle fut traînée en justice pour impiété, on raconte que Périclès fut bien plus ébranlé que lorsque sa propre vie et sa propre fortune furent menacées. Cimon, en toute illégalité, avait épousé sa sœur Elpinicé, celle qui épousa plus tard Callias. Exilé, Périclès le fit rentrer dans sa patrie. En signe de reconnaissance, Cimon lui permit de coucher avec Elpinicé. Dans le troisième livre de son Égina, Pythainétos raconte que Périandre, en la voyant vêtue à la mode Péloponnésienne (c’est-à- dire portant qu’une tunique flottante à la place d’un manteau) il fut subjugué par Mélissa, fille de Proclées d’Epidaure, qui était occupée à donner à boire à des ouvriers. Quant à Pyrrhus, le roi d'Epire, le troisième descendant du Pyrrhus qui envahit l’Italie, il eut pour maîtresse Tigris de Leucade, empoisonnée plus tard par Olympias, la mère du jeune homme. [13,57] Sur quoi Ulpien, comme s'il avait fait une trouvaille, demanda, alors que Myrtilos parlait toujours, si tigris (le tigre) était employé au masculin. Je sais que Philémon a dit dans Néaéra: «Comme Séleucos envoyait ici une tigresse, que nous avons vue nous- mêmes, il fallait qu'à notre tour nous renvoyions à ce prince une de nos bêtes sauvages. - Un trygeranos sauvage! Mais cette bête ne se trouve pas ici.» En réponse à Ulpien Myrtilus dit : «Puisque tu m'interromps alors que je faisais un catalogue des femmes - non selon le Ou telde Sosicrate le Phanagonite ou du catalogue des femmes de Nicénétos de Samos ou d'Abdère - je vais faire une courte pause pour me pencher sur ta question, Phoenix, mon père vénérable.» Apprends donc que tigre est employé au masculin dans le Pyraunos d'Alexis: «Ouvrez, ouvrez la porte ! Je suis resté longtemps sans savoir que j'étais une simple statue, la pierre de la meule, un hippopotame, un mur, le tigre de Séleucos.» Mais bien que je détienne d'autres témoignages, je garde cette citation au frais pour l'instant, jusqu'à l'achèvement de ce catalogue des belles femmes. [13,58] Au sujet d’Épaminondas, Cléarchos écrit ceci : «Épaminondas de Thèbes, pourtant d’une dignité sans pareil, se comportait en goujat dès qu’il s‘agissait d’amour, se laissant aller à commettre des actes peu reluisants. Pour en juger, ce qu’il fit à l’épouse d’un Lacédémonien.» Hypéride l'orateur installa chez lui la plus onéreuse des courtisanes, Myrrhiné, après avoir chassé du foyer paternel son fils Glaucippos. Myrrhiné était sa maîtresse d’Athènes. Il entretenait également deux putes, Aristagora et Phila, respectivement au Pirée et à Éleusis. À Phila, qu’il avait achetée, puis affranchie, il confia par la suite les soins de sa maison. Idoménéos nous le confirme. Quand il prit la défense de Phryné, il avoua être épris de cette femme. D’ailleurs, son amour pour elle n’était pas tout à fait éteint quand il installa chez lui Myrrhiné, nommée plus haut. [13,59] Parlons maintenant de Phryné de Thespies. Accusée de meurtre par Euthias, elle fut finalement acquittée. D'après Hermippos, la chose irrita tellement cet homme de loi qu'il ne plaida plus après cette affaire. Hypéride, l'avocat de Phryné, n'ayant pas réussi à émouvoir les juges et se doutant qu’ils allaient la condamner, décida de la mettre bien en vue, déchira sa tunique et dévoila sa poitrine à tout le monde. À ce moment, il tint des arguments si pathétiques que les juges, pris soudain d'une frayeur superstitieuse vis-à-vis d'une servante et prêtresse d'Aphrodite, se laissèrent gagner par la pitié et s’abstinrent de la mettre à la mort. Toutefois, après son acquittement, un décret fut voté, par lequel aucun défenseur ne saurait user de sensiblerie et qui, en outre, interdisait à tout personne accusée d’être regardée par ses juges. Il faut bien avouer que la splendeur de Phryné résidait dans ce qu’elle ne montrait pas. C’était impossible de la voir nue, car elle était toujours vêtue d'une tunique qui dissimulait les charmes de son corps ; de plus, elle n'allait jamais aux bains publics. Un jour, cependant, à la grande assemblée des Eleusines et aux fêtes de Poséidon, elle ôta son manteau devant tous les Grecs, laissa tomber ses longs cheveux et entra dans l'eau dans le plus simple appareil. Elle servit de modèle à Apelle quand il peignit son Aphrodite Anadyomène, mais aussi au sculpteur Praxitèle, son amant, qui sculpta l’Aphrodite de Cnide à son image ; et, sur le socle de son Éros, qui se trouve au pied de la scène du théâtre, il grava ces vers : «Praxitèle a fait cet Éros en le tirant de son propre cœur ; il m’a donné à Phryné : je suis moi-même mon propre salaire. Et si je jette des charmes, ce n'est plus avec mes flèches, mais avec mon regard de braise» Plus tard, Praxitèle demanda à Phryné de choisir une de ses statues, curieux de savoir si elle préférait, soit son Éros, soit son Satyre, celui qui se dressait dans la rue des Trépieds. Or elle prit l'Éros qu'elle offrit plus tard comme ex-voto à Thespies. Les amis de Phryné firent couler une statue d'or à son effigie qu'ils érigèrent ensuite à Delphes, au sommet d'une colonne en marbre du Pentélique, sculptée par Praxitèle. Quand le cynique Cratès découvrit l'œuvre, il s'écria que c'était un monument dressé au laisser-aller de la Grèce. Cette statue, que l'on peut encore voir entre celle d'Archidamos, roi de Lacédémone, et celle de Philippe, le fils d'Amyntas, porte la dédicace suivante : «Phryné, fille d'Épiclès de Thespies» ; c'est en tout cas ce que nous dit Alcétas dans le deuxième livre de son ouvrage consacré aux offrandes delphiques. [13,60] Apollodore, dans son livre sur les Courtisanes, parle de deux Phryné, l'une, selon lui, était surnommée «le Rire triste», l'autre «Hareng-saur». Hérodicos, dans le sixième livre de ses Personnages de comédies nous dit que l'une d'elles fut surnommée Sestos, parce qu'elle détroussait et passait au crible (sethein) tous ceux qui couchaient avec elle ; l'autre était bien sûr la Thespienne. Dans son livre sur les Courtisanes, Callistrate raconte que Phryné, devenue très riche, avait promis de reconstruire la muraille de Thèbes à ses frais, à la seule condition que les Thébains y gravent l'inscription suivante: «Alexandre l'a démolie, Phryné la courtisane l’a reconstruite». Le poète comique Timoclès parle aussi de ses richesses dans Néaera (son témoignage a été cité plus haut), ainsi qu'Amphis dans sa Coiffeuse. On dit que Gryllion, qui était membre de l'Aréopage, vécut aux crochets de Phryné, comme Satyros, l'acteur d'Olynthe, à ceux de Pamphila. Aristogiton, dans son Discours contre Phryné, prétend que son vrai nom était Mnésarèté. Je n'ignore pas non plus que le texte contenant le discours d'accusation d'Euthias serait en fait de la main d'Anaximène, s'il faut en croire Diodore le Géographe. Enfin, le poète comique Posidippe dit à son sujet, dans l'Éphésienne : «Jadis, Phryné était de loin la plus célèbre de nos courtisanes. Et bien que tu sois trop jeune pour te rappeler cette époque, tu as dû cependant avoir eu écho de son procès. Comme on la considérait comme un danger pour la cité, elle fut traînée à l'Héliée pour crime et, après avoir supplié ses juges les uns après les autres, elle parvint à les émouvoir et à sauver sa vie.» [13,61] Vous savez aussi que l’orateur Démade eut un fils, Déméas, né d'une liaison avec une prostituée et joueuse de flûte. Déméas, qui parlait avec une fougue arrogante, se fit un jour clouer le bec par Hypéride, qui lui dit : «Silence, jeune homme ! Ton souffle est plus frénétique encore que celui de ta propre mère.» Bion, le philosophe de Borysthènès, était aussi le fils d'une courtisane lacédémonienne, Olympia, si l'on en croit Nicias de Nicée dans son Catalogue des philosophes. Devenu vieux, Sophocle lui-même, le poète tragique, s'éprit de la courtisane Théoris, ce qui explique qu'il ait ainsi supplié Aphrodite : «Écoute ma prière, ô nourrice des enfants ! Fais que cette femme ne trouve jamais à se marier avec des jeunes gens ; non, laisse-la s'égayer aux côtés de vieillards aux tempes grises, dont les forces, certes, sont émoussées, mais dont l'esprit reste vif.» On trouve ces vers dans un recueil attribué à Homère. Dans une ode chorale, le poète parle ainsi de Théoris : «Théoris est vraiment charmante.» Au soir de sa vie, nous rapporte Hégésandros, Sophocle tomba amoureux de la courtisane Archippé et il fit d'elle son héritière. Le fait que Sophocle était déjà très vieux quand Archippé vécut avec lui, est attesté par l'ancien amant de la femme, à qui on demandait, non sans esprit, ce qu'elle pouvait bien faire avec le vieux Sophocle : «Elle se repose sur lui comme une chouette sur un tombeau.» [13,62] Encore un exemple fort évocateur : Isocrate, le plus austère des orateurs eut, lui aussi, une maîtresse, Métaneira, qu'il faut ajouter à la liste à Lagisca : Lysias nous le confirme dans ses Lettres. Toutefois, Démosthène, dans son Discours contre Néairéa, prétend que Métaneira avait une liaison avec ce même Lysias qui dut, en outre, subir la courtisane Lagis, pour laquelle l’orateur Céphalos composa un panégyrique, comme fit Alcidamas d'Élée, le maître de Gorgias, auteur d'un panégyrique de la courtisane Naïs. Lysias nous parle de cette Naïs, dans le Discours contre la violence de Philonidès, (si cette œuvre est authentique), précisant qu'elle fut la maîtresse de Philonidès. Voici ce qu'il dit : «Ensuite, il y a une femme portant le nom de Naïs, courtisane de son état, dont le gardien est Archias, dont Hyménéos est l’intime, et dont Philonidès se veut l'amant.» Aristophane la mentionne dans son Gérytadès. Et peut- être aussi dans son Ploutos, pièce dans laquelle il écrit : «N’est-ce-point à cause de vous que Laïs aime Philonidès?» Il suffirait d'écrire «Naïs» au lieu de «Laïs». Hermippos, dans son livre sur Isocrate, indique que cet orateur, ayant atteint un âge canonique, fit entrer la courtisane Lagisca dans sa maison, et qu'il eut d’elle une fille. Strattis fait mention de cette femme dans ces lignes : «J'ai vu Lagisca, la concubine d'Isocrate, qui me chatouillait les noisettes, en même temps qu'elle caressait l'homme aux flûtes (Isocrate).» Lysias, dans le Discours contre Laïs, (s’il est bien de lui !), la nomme avec d'autres courtisanes : «Philyra a cessé de se prostituer quoiqu'elle fût encore jeune ; même chose pour Scioné, Hippaphésis, Théocléia, Psamathé, Lagisca, Anthéia, et Aristocléia.» [13,63] Il est de notoriété publique que l'orateur Démosthène a eu des enfants d’une courtisane. Alors qu'il prononçait son Discours sur l'Or, on sait qu'il amena ses enfants devant le tribunal, afin d'obtenir la compassion des juges. Il n'était pas accompagné de leur mère, bien que l'usage voulût qu'elle fût citée comme témoin du procès. Mais s'il s'abstint, c'était pour éviter le scandale. L'orateur avait une sexualité débridée, aux dires d'Idoménéos. Un jour, alors qu'il était tombé amoureux d’un jeune homme du nom d'Aristarque, il s'en prit vivement à un certain Nicodème – à cause de notre jeune homme justement – et, dans un moment d'ivresse, il lui creva les yeux. Tout le monde sait qu'il dilapida sa fortune en repas fastueux, en jeunes garçons, et en femmes. D'où ce propos d'un de ses secrétaires : "Que peut-on dire de Démosthène? Ce qui lui a demandé une année de labeur a été anéanti en une seule nuit à cause d'une femme.» On raconte aussi que, bien que marié, il amena chez lui un jeune homme appelé Cnosion. Sa femme, en guise de vengeance, coucha finalement avec ce Cnosion ... [13,64] Myrrhiné, la courtisane samienne, fut entretenue par Démétrios, dernier roi de sa dynastie ; et bien qu'elle n'ait jamais eu le titre dereine, il partagea avec elle les honneurs du pouvoir, aux dires de Nicolas de Damas. Ptolémée, fils de Philadelphe, qui commandait une garnison à Éphèse, eut une liaison avec la courtisane Irène. Quand les Thraces d’Éphèse conspirèrent contre lui, il se réfugia dans le temple d'Artémis et Irène partagea sa fuite ; quand il fut massacré par les Thraces, Irène s'agrippa aux anneaux des portes, puis fut égorgée à son tour, éclaboussant les autels de son sang. Quant à Danaé, fille de l’épicurien Léontion, c'était une courtisane entretenue par Sophron, gouverneur d’Éphèse. C'est elle qui le sauva du complot ourdi par Laodicé, en se jetant dans un précipice. Voici ce qu'écrit à son propos Phylarchos son douzième livre : «Laodicé était une amie de Danaé. Cette dernière lui témoignait une confiance sans bornes. Danaé était la fille de Léontion, la même qui étudia auprès d'Epicure, le philosophe de la nature. Elle devint la maîtresse de Sophron. Quand elle apprit que Laodicé voulait assassiner Sophron, elle lui révéla la teneur du complot d'un signe de la tête. Lui, ayant feint de se prêter au désir de Laodicé, lui demanda deux jours de réflexion ; ce délai accepté, il s'enfuit à Éphèse dans la nuit. Quand Laodicé apprit la trahison de Danaé, elle fit jeter la malheureuse au fond d'un précipice, oubliant leur amitié passée. On raconte que Danaé, mise en accusation par Laodicé, et se sachant en danger, ne daigna pas même lui faire l'aumône d'une parole. Alors qu'on la menait au précipice, elle avoua ne pas être étonnée du peu de cas que les hommes faisaient de la puissance divine. Voici ce qu'elle aurait déclaré : «J'ai sauvé mon bien-aimé, et voilà la récompense offerte par les dieux ; pendant ce temps, Laodicé, qui a voulu tuer son propre époux, est toujours comblée d'honneurs.» Au sujet de Mysta, le même Phylarchos raconte ce qui suit dans son quatorzième livre : «Mysta était la maîtresse du roi Séleucos. Quand celui-ci fut vaincu par les Galates, il réussit à s'enfuir vivant de cette déroute ; Mysta, elle, ôta ses vêtements royaux et revêtit la guenille d’une esclave ; elle fut alors capturée et emmenée avec les autres prisonnières. Conduite à Rhodes, elle y fut vendue en même temps que ses propres servantes. Après avoir dévoilé sa véritable identité, elle fut renvoyée à Séleucos par les Rhodiens avec toute la dignité due à son rang.» [13,65] Démétrios de Phalère, amant de Lampito, la courtisane samienne, appréciait – c’est tout au moins ce que nous dit Dyillos – d’être surnommé, grâce à elle, «Lampito». Il fut également affublé d’un autre surnom, «Beaux Yeux». La courtisane Nicarète était la maîtresse de l'orateur Stéphanos, et Métaneira le fut du sophiste Lysias. Ces femmes, toutes d'origine servile, étaient la propriété de Casios d'Élis, comme, d’ailleurs, les courtisanes Antéia, Stratola, Aristocléia, Phila, Isthmias, et Néaera. On sait que Néaera devint la maîtresse du poète Xénoclide, de l’acteur Hipparque, ainsi que de Phrynion, du dème Paeania, fils de Démon et neveu de Démocharès. Phrynion et l’orateur Stéphanos se partageaient Néaera à tour de rôle, un jour chacun. Néaera eut une fille, Strymbélé, celle que plus tard on appela Phano, et dont Stéphanos était le père présumé. Il s’arrangea pour lui faire épouser Phrastor du dème Aegilia : c'est Démosthène qui le dit dans son Discours contre Néaera. À propos de la courtisane Sinopé, Démosthène écrit ceci : «Vous avez puni le grand-prêtre Archias en le faisant condamner devant le tribunal pour impiété et pour avoir sacrifié selon des rites défendus ; parmi les accusations portées contre lui, il est celle-ci : aux Haloa, sur l'autel qui se trouve au cœur du tribunal d’Éleusis, il aurait sacrifié de son propre chef, au nom de la courtisane Sinopé, une victime apportée par cette femme : or la loi interdit de sacrifier ce jour-là, et même s'il avait été conforme, il aurait fallu que la sacrifice se fît par les soins d'une prêtresse et non du grand-prêtre.» [13,66] Plangon de Milet, fut aussi une courtisane célèbre. Dotée d'une beauté radieuse, elle fut aimée par un jeune homme natif de Colophon, qui avait déjà une maîtresse répondant au nom de Bacchis de Samos. Le jeune homme parlait souvent de la beauté de Bacchis, au point que Plangon essaya de le détourner d'elle. Ses efforts étant voués à l'échec, elle exigea de lui, comme prix d’un rendez-vous, une chose impossible à réaliser, à savoir le don du collier de Bacchis. Ce collier est demeuré fameux. Comme il était profondément amoureux de Plangon, il supplia Bacchis de ne pas le laisser mourir de chagrin. Bacchis, visiblement émue par sa passion, lui donna finalement le collier. Mais Plangon, sensible à la générosité de sa rivale, lui renvoya l'objet, et coucha malgré tout avec le garçon. Et depuis lors, les deux femmes, devenues amies, se partagèrent librement leur amant. Enthousiasmés par cet acte, les Ioniens surnommèrent Plangon «Pasiphile» (aimée de tous), selon le témoignage de Ménétor, dans son ouvrage sur les Offrandes votives. Archiloque en parle aussi : "Comme un figuier parmi les roches, qui nourrit beaucoup de corneilles, Pasiphile, une femme de petite vertu, est accueillante aux étrangers.» Tout le monde a encore en mémoire la liaison qu'entretint le poète Ménandre avec Glycéra. Mais il se brouilla avec elle car il était d'un naturel jaloux. Au même moment, Philémon tomba amoureux de Glycéra et vanta dans l'une de ses pièces sa bonté foncière. En guise de riposte, Ménandre écrivit qu'aucune femme ne pouvait raisonnablement être bonne. [13,67] Harpalos, le Macédonien, qui avait détourné les richesses d'Alexandre avant de trouver refuge à Athènes, fut éperdument amoureux de Pythionicé, au point qu'il dilapida des fortunes rien que pour elle. C'était une courtisane. Quand elle mourut, il lui fit élever un monument fort coûteux. A ce sujet, relisons ce passage tiré du vingt-deuxième livre des Histoires de Posidonios: «En l'accompagnant au cimetière, il suivit le corps de sa bien- aimée, escorté par un chœur d'artistes talentueux, où l'on jouait toutes sortes d'instruments avec une belle harmonie.» Quant à Dicéarque, dans sa Descente dans la caverne de Trophonios, il rapporte ceci : «On aurait la même sensation en arrivant à Athènes par la route d'Eleusis, ce chemin qu'on appelle "route sacrée". En faisant un arrêt à l'endroit précis où l’on aperçoit le temple d'Athéna et la citadelle, on remarquera, sur le bord de la route, un monument, qui, par son aspect grandiose, est sans égal dans la région. A première vue, on pourrait croire qu'il s'agit là, tout naturellement, d'un monument élevé à la gloire de Miltiade, de Périclès, de Cimon, ou de tout autre personnage prestigieux, et qu'il a été élevé aux frais de l'Etat, ou tout au moins avec sa permission. Mais, quand on y regarde de plus près, on se rend compte que c'est un monument à la courtisane Pythionicé : décidément, on aura tout vu !» Théopompe, dénonçant dans sa Lettre à Alexandre la corruption d’Harpalos, dit ceci : «Va t'informer auprès des espions babyloniens pour savoir de quelle façon il procéda aux funérailles de Pythionicé, après sa mort. Elle était l'esclave de la joueuse de flûte Bacchis, une femme qui fut elle-même au service de Sinopé de Thrace, une prostituée qui transféra de d'Egine à Athènes son commerce infect. Ainsi donc, Pythionicé était, non seulement triplement esclave, mais aussi triplement putain. Sachez qu'avec plus de deux cents talents, Harpalos fit ériger deux monuments rien que pour elle. C'est une chose qui ne manque pas de sel quand on sait que, pour les hommes morts en Cilicie pour défendre ton royaume et la liberté de la Grèce, aucun de tes intendants n’a encore eu l’idée de construire un quelconque mausolée. Or, sache que depuis longtemps déjà, la courtisane Pythionicé possède, rien que pour elle, un double monument, l'un à Athènes, l'autre à Babylone. Nous avons affaire à une femme qui a offert ses charmes à tout le monde et pour un prix modique. Et c'est pour cette créature qu'il a eu le toupet, lui, qui se prétend ton ami, d'élever un mausolée et un sanctuaire et de lui donner le nom d'Aphrodite Pythionicé. Par cette action, il a montré son mépris à l'égard des dieux et souillé la fonction que tu lui as confiée.» Ces femmes sont aussi mentionnées par Philémon dans son Babylonien : «Vous serez reine de Babylone, si la chance vous sourit : n'avez-vous pas entendu parler de Pythionicé et d'Harpalos.» Alexis parle d'elle encore dans Lykiskos. [13,68] Après la mort de Pythionicé, Théopompe nous dit qu’Harpalos eut une liaison avec Glycéra, dont nous avons déjà parlé. L’auteur ajoute qu’il refusa de porter la couronne, si sa maîtresse ne la portait pas aussi. Théopompe écrivit ces lignes à Alexandre : «À Rhossos de Syrie, il fit ériger une statue en bronze de Glycéra, à l'endroit même où il devait en ériger une de toi et une de lui ! Il autorisa cette femme à vivre dans le palais royal de Tarse, lui permettant d’être adorée par le peuple et acclamée à l’égal d’une reine ; enfin, il la combla de toutes ces prérogatives, dont il aurait mieux que tu honores ta mère et ton épouse.» Ce témoignage est confirmé par celui qui composa la petite pièce satyrique intitulée Agen, œuvre qui fut jouée quand les Dionysies furent célébrées au fleuve Hydaspe. On ne sait si l’auteur en est Python de Catane (ou de Byzance) ou bien le roi lui-même. En tout cas, la pièce fut représentée après la fuite en mer d’Harpalos. Dans cette œuvre, Pythionicé est visiblement déjà morte, puisque Glycéra est la maîtresse d’Harpalos. Ce passage montre de quelle façon la courtisane réussit à détourner vers Athènes les largesses d’Harpalos. «Il y a, dans ce lieu où croît le roseau, une forteresse beaucoup trop élevée pour que les oiseaux y arrivent ; à gauche, voyez ce temple célèbre dédié à une putain, que Pallidès construisit avant d’être contraint à l'exil pour son forfait. Voyant la beauté de cet édifice, certains mages barbares avaient persuadé le malheureux qu’il pourrait entrer en contact avec l'esprit de Pythionicé.» Dans ce passage, l'auteur désigne Harpalos sous le nom de «Pallidès». Mais dans le vers suivant, il l'appelle par son vrai nom : - «Je suis impatient d’apprendre de vous, puisque je vis très loin de ce pays, quelle est donc cette terre d’Attique ? Est-elle heureuse ? - Alors qu'ils se plainaient de mener une vie d'esclaves, ils avaient largement de quoi se nourrir. Mais aujourd'hui, ils n'ont plus que de l'ail et du fenouil. Par contre, de pain ils n'en ont guère ! -Mais j'ai entendu dire qu’Harpalos leur a expédié des milliers de boisseaux de grain, bien plus qu'Agen. Et c’est ainsi qu’il a été fait citoyen. -Ce grain arrive tout droit de Glycéra, et, sans nul doute, c’est le gage de leur perte, autant que celui des faveurs d’une putain.» [13,69] Naucratis produisit également de célèbres courtisanes, remarquables de beauté, telles que Doriché, qui devint la maîtresse de Charaxos, frère de la belle Sappho, lorsque celui-ci se rendit à Naucratis pour affaires. Sappho a d’ailleurs dénoncé cette liaison avec vigueur, accusant cette femme d'avoir soutiré beaucoup d’argent à son frère. Hérodote l’appelle Rhodopis, tout en étant incapable de dire s’il s’agit en fait de Doriché, celle qui érigea à Delphes les deux fameux obélisques dont Cratinos a parlés dans les vers suivants… (lacune). Posidippe, qui a si souvent évoqué Doriché dans son Éthiopienne, composa cette épigramme en son honneur : «Ô Doriché, tes os, depuis longtemps, ne sont plus que cendre, comme tes couronnes et ta tunique embaumée de parfums, toi qui naguère, serrant dans tes bras le beau Charaxos et partageant sa couche, buvais jusqu’à la lie la coupe du matin. Mais les vers sublimes de Sappho vivent encore et vivront à jamais pour faire résonner ton nom. Et ton nom est glorieux, car Naucratis en gardera le souvenir, tant que les vaisseaux, venant du Nil, vogueront en pleine mer.» Je ne manquerai pas de vous rappeler qu'Archédicé était aussi originaire de Naucratis : c'était une superbe courtisane. Comme le reconnaît volontiers Hérodote, Naucratis possède - on ne sait pas trop pourquoi - des courtisanes au charme irrésistible. [13,70] Parlons maintenant de la courtisane d'Erésos, qui s’appelait Sappho comme la poétesse, une femme qui devint célèbre pour son amour pour le beau Phaon, s’il faut croire Nymphis dans son Voyage sur les côtes d’Asie. Quant à Nicarète de Mégare, une courtisane qui n’était pas de basse origine, elle était une femme désirable, tant pour son intelligence que pour ses charmes : on sait qu’elle étudia avec le philosophe Stilpon. Bilistiché, la courtisane argienne, eut aussi une belle réputation : elle prétendait descendre de la famille des Atrides, comme le rapportent les auteurs de l’Histoire d'Argos. Léanéa, une autre courtisane, maîtresse d’Harmodios, le fameux tyrannicide, fut également célèbre : mise à la torture par les soldats du tyran Hippias elle mourut dans de terribles tourments sans pousser un seul cri. Enfin, je vous rappellerai que l'orateur Stratoclès s’enticha d’une courtisane, Lémé, qu’on appelait aussi "Parorama" (petite salope) parce que celle-ci s’offrait au premier venu pour deux petites drachmes, aux dires de Gorgias dans son livre sur les Courtisanes. Myrtilos allait arrêter son récit quand il ajouta ceci : - «Mes amis, j'allais oublier de vous parler de la Lydé d'Antimaque, ainsi que de son homonyme, Lydé, qui fut aimée de Lamynthios de Milet. Selon Cléarchos, dans ses Érotiques, les deux hommes, épris de cette belle étrangère, composèrent pour elle, chacun de leur côté, une poésie intitulée Lydé, l'une en distiques élégiaques, l'autre en vers lyriques. Ne passons pas sous silence la joueuse de flûte Nanno, l’amie de Mimnerme, de même que Léontion, maîtresse d’Hermésianax de Colophon. Inspiré par sa passion, notre dernier poète n’écrivit pas moins de trois livres d’élégies dont le troisième contient un véritable catalogue de liaisons amoureuses en tous genres que je vais m'efforcer de vous réciter : [13,71] «Armé seulement de sa lyre, le tendre fils d’Oagros ramena de l’Hadès la Thrace Agriopé. Il navigua sur ce fleuve malfaisant et implacable où Charon traîne dans sa barque commune les âmes des morts, dans un marais fait retentir ses ondes, à travers d’immenses roseaux. Orphée, parti seul, osa faire retentir sa lyre près de la vague, ralliant à sa cause des dieux pourtant fort partagés à son égard, de même que le Cocyte sans foi, qui enrageait sur ses rives ; il affronta le regard fixe du terrible Cerbère, malgré ses aboiements de feu, malgré son œil de feu, un œil, qui sur cet être tricéphale, faisait naître chez tous une indicible terreur. Alors, grâce à son chant, Orphée persuada les seigneurs puissants de rendre à Agriopé le souffle de la vie. Même le fils de la Lune, Musée, maître du Grâces, se lia à Antiope, non sans lui avoir accordé des honneurs. On dit qu’à la lisière d'Éleusis, elle s’adressait aux initiés d’une voix puissante et sacrée, celle des oracles mystiques. Elle honorait, suivant les rites, la Déméter de la plaine de Rarion. Antiope est aussi renommée jusque dans l’Hadès. Même le béotien Hésiode, maître de toutes les sagesses, quitta sa patrie pour se rendre au village Héliconien des Ascréens, par amour. Epris de la courtisane Eoée, servante à Ascra, et dont il eut à souffrir, il composa en son souvenir les manuscrits de son Catalogue, qui à chaque début, mentionne le nom de celle qu'il aima. Le grand aède, celui que Zeus désigna comme le plus génial des chantres des muses, le divin Homère, célébra la pauvre Ithaque dans ses chants par amour pour la sage Pénélope. Afin de la retrouver, il débarqua dans cette petite île au prix de mille souffrances, et loin de son pays, c’est là qu’il vanta la race d'Icare, le peuple d'Amyélas et de Sparte,en se rappelant sans cesse ses propres infortunes. Mimnerme, aussi, connut la souffrance, lui qui inventa les accents langoureux du pentamètre. Il fut épris de Nanno et, flûte aux lèvres, malgré son âge, il folâtra allègrement. Mais il se querella avec le funeste Hermobios, mais aussi avec Phéréclès, son ennemi, à qui il adressa de haineuses chansons, dédiées à Nanno. Antimaque, saisi d’amour pour Lydé, une Lydienne, foula, pour la retrouver, le sol sillonné par les flots du Pactole ; quand elle mourut, il l’ensevelit, puis la pleura longtemps, inconsolable. Plus tard, gagnant la noble Colophon, il jeta sur ses manuscrits la tristesse de son cœur et put ainsi apaiser sa douleur. Le Lesbien Alcée, qui chanta dans de joyeux banquets au son de sa lyre, tomba amoureux, tu le sais, de Sappho. Poète et ami du rossignol, il chagrina le poète de Téos, tant ses chants étaient magnifiques. Anacréon à la voix de miel était en effet l'ami de celle qui surpassait en beauté toutes les femmes de Lesbos. Le poète, abandonnant tantôt Samos, et tantôt sa patrie, nichée sur la colline tapissée de vignes, allait à Lesbos, où le vin était doux. Et de là, il admirait Lectos, le promontoire de Mysie, au-dessus des flots éoliens. Il y eut aussi l'abeille attique, qui délaissa Colone aux maintes collines, et qui chanta dans les chœurs tragiques Bacchos et sa passion pour Théori et Erigoné, deux femmes que Zeus offrit comme amantes à Sophocle dans sa vieillesse. Je parlerai de ce poète qui se tenait toujours à l’écart de la passion et qui poursuivait sans cesse la gent féminine de ses sarcasmes. Et pourtant, lui aussi, fut frappé par l'arc tortueux, au point d'être inconsolable, même pendant la nuit ;que dis-je ! pétri par un morne ennui, il s’en alla sur les routes affreuses de Macédoine, se mit sous la protection d’Archélaos, cela, jusqu'au jour où le destin fracassa Euripide, quand il fut victime des chiens cruels d'Amphibios. Et ce poète de Cythère, Philoxène, que les nourrices de Bacchos élevèrent et que les Muses avaient éduqué pour être le plus fidèle serviteur de la flûte ; vous savez tous comment il fut souffrit, et comment il arriva dans notre cité ; vous avez entendu parler du chanteur, pour lequel Galatée eut autant de considération qu’à l’égard d’un mouton.» Tu connais aussi ce poète, auquel les descendants d'Eurypylos dressèrent à Cos une statue en bronze sous un platane, je veux parler de Philétas, qui chanta son amour pour l'agile Bittis, un poète habile à préserver de l'oubli tous les mots, ainsi que leur prononciation. Même les mortels qui s'obligent à mener une vie austère et qui sont en quête de la sagesse tortueuse, oui, ces gens pleins de prudence dont l’habileté triomphe dans les âpres discussions, qu'une vertu implacable retient, même ceux-là ne sont pas à l’abri du ravage insensé de l'amour. Qu'il ose se montrer à eux, et les voilà tous sous l'emprise de cet aurige redoutable. Telle était la folie qui pour Théano enchaînait Pythagore de Samos ; pourtant, c'était l’homme qui avait découvert les subtilités de la géométrie, et avait reproduit sur une petite sphère, le l'étendue arrondie que l'éther enveloppe. Avec quelle fougue le feu de Cypris se mit à consumer Socrate, qu'Apollon avait désigné comme le plus sage des hommes. Pour alléger ses souffrances, il fréquenta souvent la maison d'Aspasie ; mais rien n'y fit, il ne trouvaaucun remède, lui qui, pourtant, dissipait bien des problèmes par la seule force de sa raison. Même l'homme de Cyrène, le vif Aristippe, fut victime d'une passion brûlante : en effet, au-delà de l'Isthme, il tomba amoureux de Lais d'Apidané, à tel point que pour elle, il oublia tous ses discours philosophiques pour mener une vie oisive.» [13,72] Dans ces lignes, Hermésianax commet une erreur flagrante en supposant que Sappho et Anacréon étaient contemporains : le poète vécut à l’époque de Cyrus et de Polycrate, tandis que Sappho écrivit au temps d'Alyatte, le père de Crésus. Pourtant Chaméléon, dans son livre sur Sappho, déclare que les vers suivants furent bien composés par Anacréon pour la Lesbienne ; bien des auteurs, selon lui, en sont persuadés : «Maintenant Éros aux cheveux d’or, qui me lance sa balle pourpre, m'invite à folâtrer avec la jeune fille à la sandale brodée. Mais elle, native de la charmante Lesbos, se moque de mes cheveux, parce qu’ils sont blancs, et elle s’émerveille pour un autre… une femme !» Et, dans ces vers, Chaméléon prétend que Sappho aurait ainsi répondu : «L'hymne que tu vas prononcer, ô muse au trône d'or, est celui que l'homme de Téos, vieil homme glorieux de la terre hospitalière aux belles femmes, chanta pour notre seul plaisir.» Mais, d’évidence, ce chant n'est point de la main de Sappho : il peut être adressé à n’importe qui. Pour ma part, je m’accorde à penser que c'est uniquement par jeu littéraire qu’Hermésianax évoque de telles amours. Car, rappelons-le, le poète comique Diphilos, dans sa Sappho, ne donne à la poétesse que deux amants : Archiloque et Hipponax. Voilà donc, mes amis, j’ai concocté à votre intention, et avec soin, ce catalogue érotique, n'étant pas moi-même érotomane, comme l’a dit Cynulcos sur un ton injurieux : certes, j’admets que je suis fort porté sur Eros, mais point érotomane. «Pourquoi s'obliger à souffrir en lâchant trop de mots, alors qu’on peut rester silencieux et cacher tout cela dans l'ombre ?» Ces vers sont tirés de l’Amphitryon d’Eschyle d’Alexandrie, le même à qui l'on doit une Epopée de Messénie, et qui est un bel érudit. [13,73] Je pense avoir bien prouvé quelles puissantes divinités sont Éros et Aphrodite d'or. Et je vous cite avec ces vers d'Euripide, tels qu'ils me reviennent à l'esprit. «Ne vois-tu pas comme Aphrodite est une grande déesse ? Tu ne pourrais me décrire, ni mesurer sa grandeur, ni savoir jusqu'où s'étend sa puissance. C'est elle qui me nourrit, toi, moi et l'ensemble des mortels. La preuve ? Les mots sont impuissants à l'évoquer et c'est à l'œuvre que je veux te montrer sa suprématie. La terre a besoin de la pluie : or, quand la terre est sèche et devient stérile, l'humidité est son seul recours. Le ciel vénérable, gonflé de pluie, aime à couler sur la terre, et c'est par la grâce d'Aphrodite. Et lorsque les deux éléments se confondent, ils engendrent et entretiennent toutes les choses par lesquelles la race des mortels vit et prospère.» Citons encore le très vénérable Eschyle, qui, dans les Danaïdes, présente ainsi Aphrodite : «Le ciel chaste aime à violer la terre, et l'amour s'en empare et l'étreint. Du fond du ciel, la pluie, élément mâle, tombe et imbibe la terre, apportant aux mortels le pâturage pour les moutons et la vie pour Déméter : c'est ainsi que les arbres fleurissent par cette union pluviale. Et moi, de tout cela, je suis la cause.» [13,74] Dans l'Hyppolite d’Euripide, Aphrodite déclare : «Tous ceux qui viennent en-deça des limites atlantiques, tous ceux qui contemplent la lumière du soleil, tous ceux qui révèrent mon pouvoir, je les honore, mais j'abats les êtres qui ont sur moi des pensées mauvaises.» Le jeune Hippolyte, quoique vertueux, avait commis l'erreur fatale de ne pas honorer Aphrodite, et cela le perdit ! Et ni Artémis, qui l'aimait, ni les dieux, ni les démons ne purent le sauver. Le même poète dit aussi : «Celui qui ne considère pas Éros comme un grand dieu est soit stupide, soit totalement ignorant des belles choses.Il méconnaît la puissance de ce dieu parmi les hommes.» C'est parce qu'Anacréon l'a chanté constamment que son nom est sur toutes les lèvres. À ce propos, l'excellent Critias le célèbre ainsi : «Téos a donné à la Grèce le doux Anacréon, le poète qui, jadis, a tissé de mélodieuses mélopées pour honorer les joyeux banquets et la beauté des femmes : maître la lyre, ennemi des flûtes, il apporte la joie et rejette les larmes. L'estime qu'on a pour toi, ne vieillira, ni ne mourra, tant qu'un bel esclave distribuera les coupes de vin coupé d'eau pour qu'on boive à la santé des convives, tant que des cortèges de femmes veilleront sur ton culte durant les nuits sacrés, tant que la Balance, fille de bronze, se reposera sur le sommet le plus haut du cottabe pour recevoir les baisers de Bromios.» [13,75] Archytas, l'auteur d'une théorie musicale, prétend – c'est ce que nous rapporte Chaméléon - qu'Alcman a ouvert la voie aux auteurs des chansons érotiques, et qu'il fut le premier à écrire une chanson licencieuse : il est vrai qu'il avait l'habitude de fréquenter des femmes et qu'il était fort expert dans ce genre de poésie. Voici un extrait d'un de ses chants : «De nouveau le doux Éros, par la volonté de Cypris, fait déborder et fondre mon cœur.» Archytas dit aussi qu'Alcman fut follement épris de Mégalostrata, une poétesse ayant le don d'attirer les amoureux par le charme de sa conversation. Voici ce que le poète dit d'elle: «C'est l'heureuse jeune fille, la blonde Mégalostrata, celle qui a révélé l'offrande des douces Muses.» Stésichore était un homme sensible à Éros, et, lui aussi, il composa des chansons sous son inspiration. Celles-ci étaient appelées autrefois "paideia" et "paidika." La quête d'Éros était si courante que nul ne se serait pris à considérer ses adeptes comme des gens dépravés : même de grands poètes comme Eschyle et Sophocle ont illustré leurs tragédies de thèmes érotiques : le premier décrivit l'amour d'Achille et de Patrocle, et le second dans Niobé parla les amours garçonnières, à tel point que cette œuvre est appelée aussi Pédérastria. Notons que le public était friand d'un tel lyrisme. [13,76] Ibycos de Rhégion jeta dans un cri : Quand vient le printemps, on voit surgir sur les bords sinueux des fleuves l'arbre chétif qui porte le coing, et dans les lieux charmants où s'étendent les jardins des vierges, le pampre précieux des vignes serpente en croissant. Moi, Éros ne me laisse jamais en repos, et Borée de Thrace me torture de sa foudre puissante lorsque, délégué par Cypris, il assèche cruellement mon cœur. Depuis ma jeunesse, il domine mon cœur.» Pindare était également étreint par Eros quand il écrivit : «Il faut aimer et céder à l'amour quand il le faut. Ne poursuis pas, ô mon cœur, quand le temps est passé, des choses impossibles.» C'est pourquoi Timon dans ses Satires dit ceci : «Il y a un temps pour aimer, un temps pour se marier, et un temps pour s'arrêter !» Il ne faut pas attendre, comme nous le dit ce même philosophe, que quelqu'un vous dise : «Maintenant que son soleil décline, il commence à chercher le plaisir.» Et quand Pindare se rappelle le souvenir de Théoxène de Ténédos, de qui il s'enticha, que dit-il d'autre, sinon ces quelques vers ? «Il fallait, ô mon cœur, cueillir les fleurs de l'amour au bon moment, dans la fleur de l'âge ; mais qui a le pouvoir, face aux yeux prodigieux du beau Theoxène, de ne pas tomber dans les flots du désir ? Car celui dont le cœur est de bronze ou de fer, qui n'a jamais perçu Aphrodite au regard vif, celui-la n'a travaillé que pour les richesses ou alors son âme s'est jetée sur les voies de l'orgueil féminin. Mais moi, grâce à la déesse, comme la cire des abeilles saintes touchées par le soleil, j’ai fondu en contemplant les beaux garçons. Et vraiment, même dans Ténédos, la Persuasion et la Charites habitent le fils d'Hagésilas.» [13,77] Bien des gens préfèrent les liaisons garçonnièr es aux amours féminines. Généralement, leurs zélateurs affirment que les cités de Grèce où cette pratique est répandue sont celles où les mœurs sont les plus policées. Les Crétois, par exemple - j'en ai parlé plus haut - et les habitants de Chalcis en Eubée, sont friands de telles unions. Echémène prétend, dans son Histoire de la Crète, que Ganymède fut enlevé par Minos et non par Zeus. Mais les Chalcidiens disent que c'est dans leur pays que Ganymède fur ravi : pour preuve, ils montrent encore l'endroit où la chose se produisit, qui se nomme Harpagion, soit dit en passant, une région fort belle, couverte d'arbres à myrte. Quant à Minos, il faut savoir qu'il mit fin à sa querelle avec les Athéniens, à la suite du meurtre de son fils, parce qu'il aimait tendrement Thésée. Il lui donna la main de sa fille Phèdre, s'il faut en croire Zénis (ou Zénéos) de Chios dans l'Histoire qu’il consacra à sa patrie. [13,78] Hiéronymos le Péripatéticien déclare que les unions entre garçons ont été favorisées parce que l'on constatait que la vigueur des jeunes hommes, jointe à une émulation réciproque, faisaient tomber les gouvernements tyranniques. Il est vrai que les amants acceptaient volontiers de subir les pires tourments plutôt que passer pour des lâches aux yeux de leurs mignons. Il suffit de se rappeler le bataillon sacré, créé à Thèbes par Épaminondas, ainsi que l'assassinat des Pisitratides par Harmodios et Aristogiton. N'oublions non plus ce qui se passa en Sicile, à Agrigente, en raison de l'amour qui unissait Chariton et Mélanippe, le premier étant le mignon du second, selon Héraclide du Pont dans son livre sur les Érotiques. Les deux hommes avaient conspiré contre Phalaris. Quand on les tortura pour les faire parler, non seulement ils refusèrent de dénoncer leurs complices, mais ils réussirent à émouvoir Phalaris en personne au spectacle de leurs tourments : il les relâcha et même les félicita chaleureusement. À la suite de cet acte, Apollon, favorisa Phalaris en retardant l'heure de sa mort et fit connaître sa décision à tous ceux qui demandaient à la Pythie comment éliminer le tyran. Concernant Chariton et ses amis, il rendit l'oracle suivant, dans lequel le pentamètre précédait l'hexamètre, comme le fit plus tard, dans ses Élégies, Dionysios d'Athènes, surnommé le "Poète de Bronze" : «Heureux Chariton et Mélanippe, guides pour les mortels dans l'amour divin.» Remarquable est aussi ce qu'on rapporte à propos de Cratinos d'Athènes. C'était un beau jeune homme qui vivait au temps où Épiménide pratiquait des sacrifices humains en vue de purifier l'Attique de ses souillures. Néanthès de Cyzique parle de lui dans le deuxième livre de ses Rituels d'initiation. Cratinos se proposa de purifier la terre qui l’avait nourri et s'offrit en sacrifice. Son amant Aristodème fit de même, et la souillure fut expiée. Hostiles forcément à de telles liaisons amoureuses, les tyrans s'efforcèrent de les extirper par tous les moyens. Certains d'entre eux en vinrent même à incendier les palestres, qu'ils considéraient comme des nids de résistance à leur domination : c'est ce que fit notamment Polycrate, le tyran de Samos. [13,79] Chez les Spartiates, s'il faut croire Hagnon, le philosophe de l’Académie, il était de bon ton pour des filles d’être traitées avant leur mariage comme des mignons. À ce sujet, le législateur Solon dit ceci : «Je désire tes cuisses et tes lèvres délectables.» Eschyle et Sophocle s'expriment encore plus crûment, le premier dans ses Myrmidons : «Ingrat, tu déshonore les cuisses et tu dédaignes tous mes baisers!» Le second, dans ses Colchidiennes, parle ainsi de Ganymède : «Enflammant de ses cuisses la majesté de Zeus.» Certes, je suis loin d'ignorer que Polémon le Géographe, dans ses Réponses à Néanthe, affirme que l'histoire de Cratinos et d'Aristodème est une pure fiction. Mais, mon cher Cynulcos, je te prie d'accepter ces histoires comme telles, même si ce ne sont que des fables : poursuivons donc allègrement la lecture de ces poésies qui parlent de l'amour des garçons. La pratique de la pédérastie s'introduisit en Grèce par l'intermédiaire de la Crète : Timée est formel sur ce point. D’autres prétendent que c’est Laios qui en fut le créateur, lorsqu'il fut invité par Pélops. S'étant entiché du fils de Pélops, nommé Chrysippos, il l'enleva, le plaça sur son char, et s'enfuit à Thèbes avec lui. Praxilla de Sicyone, pense, quant à elle, que Chrysippos fut plutôt ravi par Zeus. On sait que, parmi les barbares, les Celtes, qui possèdent pourtant des femmes magnifiques, ont une préférence pour les garçons, de sorte qu'on voit beaucoup d'entre eux coucher avec deux mignons à la fois sur leurs lits en peaux de bêtes. Quant aux Perses, Hérodote précise qu'ils doivent aux Grecs la pratique de l'amour garçonnier. [13,80] Le roi Alexandre était aussi un grand amateur de beaux garçons. Dans son livre sur le sacrifice à Ilion, Dicéarchos avoue même qu'il fut tellement épris de l'eunuque Bagoas que, au milieu d'une représentation théâtrale, il se pencha vers lui et l'embrassa tendrement : aussitôt, les spectateurs applaudirent à chaudes mains, en signe d'approbation, ce qui incita le roi à embrasser de nouveau Bogoas. Carystios, dans ses Commentaires historiques, nous dit ceci : «Charon de Chalcis avait un garçon qui était cher à son cœur. Lors d'une beuverie collective, dans la maison de Cratéros, Alexandre fit l'éloge de ce beau jeune homme : alors, Charon proposa à son mignon d'aller embrasser le roi. Mais celui-ci lui dit : "Non, je ne le ferai pas, car de ce plaisir, tu ne gagneras que souffrance.» Malgré sa fougue amoureuse, le roi savait, en temps normal, respecter les convenances. Ainsi, quand il captura les filles et l'épouse de Darius, une femme d'une grande beauté, non seulement il ne les toucha point, mais il s'abstint même de leur dire qu'elles étaient prisonnières, au point d'ordonner qu'on les honorât comme si Darius étaient encore souverain. Quand il apprit cela, Darius, levant les bras, pria le soleil de choisir comme roi, lui- même ou Alexandre. Quant au vertueux Rhadamanthys, Ibycos raconte que Talos fut son aimé. Dans l'épopée qu'il consacra à Héraclès, Diotime nous révèle qu'Eurysthée était le favori du héros, ce qui explique pourquoi il consentit si volontiers à entreprendre ses travaux. De même, on dit qu'Agamemnon s'éprit d'Argynnos dès qu'il le vit nager dans le Céphise. Le jeune homme, qui avait l'habitude de se baigner dans ce fleuve, finit par s'y noyer. Agamemnon le fit ensevelir, et, à l'emplacement de son tombeau, éleva un temple dédié à Aphrodite Argynnis. Licymnios de Chios ajoute dans ses Dithyrambes qu'Hyménée était l'aimé d'Argynnos. On sait aussi qu'Aristoclès le citharède était le mignon du roi Antigone. À son sujet, Antigone de Carystos écrit ceci dans sa vie de Zénon : «Le roi Antigone avait l'habitude de festoyer dans la demeure de Zénon. Un matin, revenant d'une beuverie, il se précipita dans la maison de Zénon et le persuada de venir avec lui se divertir chez le joueur de cithare Aristoclès le citharède, que ce roi aimait à la folie.» [13,81] Si Euripide aimait beaucoup les femmes, Sophocle, de son côté, trouvait son plaisir chez les garçons. Dans son livre intitulé les Séjours, le poète Ion nous dit ceci : «J'ai rencontré Sophocle le poète à Chios : en qualité de général, il naviguait vers Lesbos. Quand il avait bu, c'était un homme fort enjoué autant que spirituel. Un jour, un ami de Chios, Hermésilaos, proxène d'Athènes, le convia à un banquet. À un moment, debout près du feu, un jeune garçon lui versa du vin ; comme il rougissait, Sophocle lui dit ces mots : - «Veux-tu que je boive avec plaisir ?» Et comme le garçon répondait par l'affirmative, le poète lui dit : - «Alors, donne-moi ma coupe puis reprends-la moi avec une infinie lenteur.» Le garçon se mit à rougir davantage et Sophocle dit à l'homme qui partageait sa banquette : «Comme Phrynichos a trouvé les mots justes : «Sur ses joues écarlates brille la lumière de l'amour.» Aussitôt, un homme venu d'Érétrie, expert en littérature, lui rétorqua : - «Tu es certainement fort versé dans la poésie, Sophocle, mais je pense que Phrynichos ne s'est pas bien exprimé en qualifiant d'écarlates les joues du beau garçon. Si un peintre enduisait d'une couleur rouge les joues de ce personnage, il perdrait sa beauté. Non, il ne faut pas faire la confusion entre le beau et le laid !» En riant fort, Sophocle répondit à l’Érétréen : - «Alors, étranger, tu ne vas pas aimer ce vers de Simonide, que les Grecs, pourtant, trouvent sublime : «De sa bouche écarlate, la jeune fille fit retentir sa voix» ; ni celui-ci, d’un autre poète : «Apollon à l'éclatante chevelure dorée.» En effet, si un artiste avait d'un or très vif coloré la chevelure du dieu au lieu de la peindre en noir, l'œuvre aurait été fort laide, si l'on te suit. Tu dois détester aussi : «Les doigts de rose» ; si l'on plongeait ses doigts dans de la peinture rose, on obtiendrait des mains de teinturier, pas celles d'une jolie femme.» Au milieu des rires, l'Érétréen ne sut quoi répondre à la brillante répartie de Sophocle, qui reprit sa conversation avec le jeune échanson. Alors que celui-ci tentait d'enlever un brin de paille avec le petit doigt, le poète demanda au garçon s'il distinguait la paille. Et comme il disait «oui», Sophocle lui répondit : - «Souffle dessus pour le sortir, je ne veux pas que tu te mouilles les doigts !» Le garçon se pencha sur la coupe et, soudain, Sophocle approcha ses lèvres des siennes, si bien que leurs deux têtes furent l'une à côté de l'autre. Et quand il fut tout près du gamin, il le prit dans ses bras et l'embrassa. Tout le monde se mit à applaudir le poète qui avait agi d’une manière si subtile. Sophocle leur dit alors : - «Mes chers hôtes, je m'exerce à la stratégie, depuis que Périclès m'a déclaré en qu'en poésie je suis génial mais qu'en matière stratégique, je suis nul. Ne pensez-vous pas que mon stratagème avait du bon ?» Notre poète parlait et agissait avec esprit, tant dans les moments de fête que dans l'intimité. Cependant, en politique, il faut bien convenir qu'il n'était pas très efficace, et qu'il se comportait comme n'importe quel représentant des classes supérieures. [13,82] Hiéronymos de Rhodes raconte ceci dans ses Commentaires historiques : «Un jour, Sophocle amena un beau garçon derrière les remparts de la cité pour faire l'amour avec lui. Le garçon se dévêtit et étendit son petit manteau sur l'herbe, puis se joignit à Sophocle sous son magnifique manteau. Quand la passade fut terminée, le garçon déroba le manteau de Sophocle, lui laissant sa pauvre pelisse. Naturellement, cette mésaventure fit jaser. Quand Euripide l'apprit, il se moqua de son rival, avouant qu'il avait, lui aussi, tâté de ce garçon mais qu'il s'était contenté de le payer normalement, tandis que Sophocle avait été joué en raison de ses propres excès. Sophocle, informé de cette médisance, adressa à Euripide l'épigramme suivante, où il faisait intervenir le Soleil et Borée, faisant ainsi allusion au goût qu'avait Euripide pour l'adultère : «C'était Hélios et non un garçon, Euripide, qui par sa chaleur, m'a laissé nu. Mais toi, quand tu baises l'épouse d'un autre, c'est Borée qui t'unit à elle. Et tu es bien sot de jeter sa semence dans le champ d'autrui, et d'amener en plus chez toi ce voyou d’Éros.» [13,83] Théopompe, dans son traité sur les Trésors pillés à Delphes, dit qu'Asopichos, le mignon d'Épaminondas, avait fait graver sur son bouclier le trophée de Leuctres, une cité où il avait été échappé à maints dangers. Il dit encore que ce bouclier fut ensuite consacré dans le portique de Delphes. Dans le même ouvrage, Théopompe rapporte que Phayllos, tyran de Phocée, était amateur de femmes, alors que son frère préférait, lui, les garçons ; ce dernier fut tellement épris du fils de Pythodoros de Sicyone, un beau jeune homme venu à Delphes consacrer quelques mèches de ses cheveux, qu’il lui offrit quatre étrilles d’or, en fait, une offrande de Sybaris qu’il avait détourné. Quant à Phayllos, il donna à la joueuse de flûte Bromias, la fille de Deiniadès, une coupe d’argent, offrande votive des Phocéens, ainsi qu’une couronne de lierre en or, don des Péparéthiens. Laissons parler Théopompe : «Cette fille aurait joué de la lyre aux jeux pythiques, si elle n'en avait pas été empêchée par la foule.» On raconte qu’Onomarchos puisa dans les offrandes des Éphésiens pour offrir à son bien-aimé, Physcidas, fils de Lycolas de Trichonéios, une couronne de laurier en or. Ce beau garçon avait été envoyé chez Philippe par son propre père afin qu’il y fut prostitué. Mais Philippe le congédia sans l’avoir touché aucunement. Une autre fois, Onomarchos gratifia le gracieux Damippos, fils d'Épilycos d'Amphipolis, d’une une offrande de Pleisthénès. À Pharsalia, une danseuse thessalienne, Philomèlos offrit également une couronne de laurier en or, offrande des gens de Lampsaque. On sait que cette Pharsalia périt à Métaponte dans un marché, par les propres mains des devins. On raconte qu’une voix s’était mise retentir d’un laurier en bronze que les Métapontins avaient consacré pour célébrer la visite dans leur patrie d’Aristéas de Proconède, lequel prétendait revenir du pays des Hyperboréens. Au même instant, on vit surgir Pharsalia au cœur du marché : aussitôt, les devins, pris de fureur, se jetèrent sur elle et la mirent en pièces. Plus tard, quand on voulut savoir la raison d’un tel crime, on s’aperçut que la jeune femme avait été punie pour avoir dérobé la couronne offerte au dieu de Delphes. [13,84] Prenez garde, chers amis philosophes, qui pratiquez une passion contraire à la nature, vous qui déshonorez la déesse de l'amour : vous pourriez bien subir le même châtiment ! Certes, les garçons restent beaux, tant qu’ils ressemblent à des filles : c’est en tout cas ce qu’aurait dit la courtisane Glycéra, selon Cléarchos. Quant à moi, j’estime que Cléonymos le Spartiate a agi tout à fait en conformité avec la nature, puisqu’il a été le premier des hommes à prendre comme otages, chez les Métapontins, deux cents filles et deux cents femmes d’une grande beauté et d’une prestigieuse noblesse. Douris de Samos rapporte ce fait dans le troisième livre son Histoire d'Agathoclès. Car, moi aussi, comme le dit si bien d’Epicratès dans son Anti-Lais : «J'ai appris à fond toutes les secrets de l'amour chez Sappho, Mélétos, Cleomènès et Lamynthios.» Mais vous, mes chers philosophes, si jamais vous aimez des femmes et que vous constatiez que votre bonheur est inaccessible, apprenez... (lacune) L’amour cesse alors, comme l'affirme Cléarchos. Des exemples ? Non loin de la fontaine de Pirène, un taureau essaya de saillir une vache de bronze ! Dans le même genre, une chienne, une colombe et une oie avaient été peints sur des tableaux : or chacune des peintures fut prise d’assaut, l’une par un chien, l'autre par un pigeon, et la troisième par un jars. Malgré leur ardeur, ils ne purent «apprécier» ces choses et ils finirent par renoncer. Cléisophos de Sélymbria renonça de même. Lui, tomba éperdument amoureux d’une statue en marbre de Paros. Nous étions à Samos. Notre homme s’enferma dans le temple avec l’espoir de faire l’amour à la statue. Mais il se heurta à la froideur et à la résistance du marbre, tant et si bien qu’il renonça à son désir. Il prit alors un bout de viande et baisa avec cet objet… Cette histoire est racontée par le poète Alexis dans la pièce, intitulée La Peinture : «Un cas semblable se produisit, dit-on, à Samos. Un homme conçut une vive passion pour une jeune fille de marbre, et s’enferma dans le temple.» Philémon, lui aussi, parla de cette aventure en ces termes : «Mais à Samos, un jour un homme tomba amoureux d'une image de marbre, si bien qu’il s’enferma dans le temple.» Précisons que cette statue fut sculptée par Ctésiclès, comme nous l’apprend Adéos de Mytilène dans son livre sur les Sculpteurs. Polémon - ou l’auteur du livre sur la Grèce - dit ceci : «À Delphes, dans le trésor du Spinatae, on trouve deux garçons sculptés dans le marbre. Selon les gens de Delphes, un pèlerin serait tombé jadis fort amoureux de l'une des deux images, et il voulut en jouir en s’enfermant dans le temple. Le rapport terminé, il offrit ensuite une couronne comme prix de sa jouissance. Les Delphiens eurent vent de son forfait et consultèrent l’oracle du dieu qui leur ordonna de laisser partir l'homme qui avait si bien payé son plaisir.» [13,85] Des animaux furent aussi amoureux d'êtres humains. Ainsi, on raconte qu’un coq s’éprit d'un certain Secundus, un échanson royal. Dans le sixième livre de ses Evénements extraordinaires, Nicandre ajoute que le coq s'appelait Centaure et que Secundus était un esclave de Nicomède, roi de Bithynie. A Aigion, une oie fut amoureuse d'un enfant, s’il faut en croire Cléarchos dans le premier livre de ses Érotiques. Dans son Erotique, Théophraste nous précise que l’enfant, originaire d’Olène, se nommait Amphilichos. Cependant, Herméias, le fils d’Hermodoros, un Samien, déclare, de son côté, que cette aventure survint au philosophe Lacydès. En Leucadie, selon Cléarchos, un paon conçut une telle passion pour une jeune fille que lorsque celle-ci mourut, il se laissa mourir. De même, on raconte qu'à Iasos, un dauphin aima un enfant, légende rappoortée par Douris dans son neuvième livre, dans un passage où il est question d'Alexandre : «Il envoya chercher le garçon d'Iasos. Dans le voisinage de cette ville, il y avait en effet un enfant du nom de Dionysios qui, à chaque fois qu’il revenait de la palestre avec ses camarades, se rendait sur la plage pour se baigner dans la mer. Or, à chaque fois, un dauphin venait à sa rencontre, le prenait sur son dos et nageait avec lui sur une vaste étendue, avant de le déposer soigneusement sur le rivage» Il est vrai que le dauphin est un animal fort sympathique, très intelligent, et qui plus est, se montre reconnaissant. À ce propos, Phylarchos raconte une anecdote dans son douzième livre : «Coirianos de Milet vit un jour des pêcheurs qui avaient attrapé un dauphin dans leur filet et étaient sur le point de le découper. C’est alors qu’il les supplia de ne rien faire, puis leur donna de l'argent pour qu’ils rejettent le dauphin dans la mer. Quelque temps plus tard, il fit naufrage près de Mykonos et, alors que tous les passagers avaient péri, lui, en revanche, fut sauvé par son dauphin. Quand il mourut, très vieux, dans sa patrie, la cérémonie funèbre eut lieu sur le bord de la mer. Soudain, une troupe des dauphins surgirent dans le port de Milet, non loin des gens qui transportaient les restes de Coirianos, comme s'ils voulaient participer aux funérailles de cet homme.» Phylarchos raconte aussi dans son vingtième livre la vive affection qu'un éléphant conçut pour un nourrisson humain. Écoutez plutôt : «Un éléphant femelle du nom de Nicaia était nourrie avec un éléphant mâle.Quand la femme du garde indien qui s’occupait de ces animaux, se sentit mourir, elle confia son enfant, âgé de trente jours au soin de l'éléphant femelle. Quand la femme décéda, une affection stupéfiante naquit entre l’éléphant et le nourrisson, à tel point que le petit enfant ne supportait pas d’être séparé de lui ; de même, c’était un déchirement pour l’animal que de ne plus voir le nourrisson. Aussi, après avoir allaité l'enfant, la nourrice plaçait- elle le berceau entre les pattes de l'animal. Quand elle ne le posait pas, l'éléphant refusait de se nourrir. Au cours de la journée, prenant quelques pailles de son fourrage, il écartait les mouches de l’enfant, pendant son sommeil ; quand le petit se mettait à pleurer, il balançait en cadence le berceau avec sa trompe afin de l'endormir. Précisons que l’éléphant mâle avait la même attention envers lui.» [13,86] Mais vous, mes chers philosophes, vous êtes plus cruels et moins policés dans vos cœurs que les dauphins et les éléphants. Il est vrai que Persée de Cition crie haut et fort ces mots dans ses Souvenirs de Banquet : «Il est tout à fait normal qu'un homme sous l’empire du vin se laisse aller à parler de sexe. En effet, tous autant que nous sommes, nous inclinons vers ce genre de conversation quand nous buvons plus qu’il ne faut. C'est pourquoi il faut féliciter ceux qui en usent avec modération, et blâmer ceux qui s’enivrent vulgairement. Si quelques habiles dialecticiens se mettent à jeter des syllogismes en plein cœur d’un banquet bien arrosé, on pourrait les critiquer car la chose est peu circonstanciée. Il peut arriver qu’un homme sage s’enivre. Et ceux qui se sont jurés de rester sobres, on sait bien qu’ils ne tiennent que peu de temps : dès qu’une méchante petite coupe leur passe entre les mains, ils se montrent bientôt dans toute leur grossièreté. C'est ce qui arriva, il y a peu, aux ambassadeurs envoyés par Antigone. Ceux-ci déjeunaient avec solennité et décence, selon leurs coutumes, ne jetant pas un seul regard sur nous, ni même entre eux. Cependant, alors que le vin commençait à faire son effet, on vit entrer pour le divertissement des danseuses thessaliennes qui dansèrent, comme elles en ont l’habitude, c’est- à-dire dire nues sous leur pagne. Les hommes ne pouvant plus se retenir, se levèrent soudain de leurs lits de table et poussèrent des cris frénétiques à la vue de ce spectacle à leurs yeux confondants de beauté. Ils proclamèrent que le roi était décidément un bien heureux homme puisqu’il lui était permis de contempler de si belles choses. Enfin, ils se livrèrent à des actes tous plus désolants les uns que les autres. Avec nous, buvait un philosophe. Une joueuse de flûte entra et demanda à s’asseoir sur son lit. Il refusa en prenant un air pincé. Mais plus tard, la joueuse de flûte fut mise aux enchères, comme c’est la coutume dans les banquets. Alors, plus vif qu’un jeune puceau, il participa à l’adjudication ; quand la jeune fille fut adjugée à un autre que lui, il se fâcha tout rouge contre l’homme, en prétendant qu’il n’avait pas agi de façon légale. En fin de compte, ce philosophe austère en vint aux coups, lui, qui, quelques instants auparavant, n’avait pas même daigné offrir à la jeune fille une petite place à ses côtés.» Ne serait-ce point Persée lui-même qui se battit pour obtenir cette joueuse de flûte ? Antigone de Caryste rapporte l’anecdote suivante dans son livre sur Zénon : «Persée acheta une petite joueuse de flûte lors d’un banquet, mais il hésitait à l’emmener chez lui parce qu'il habitait dans la même maison que Zénon. Dès que Zénon de Cition le sut, il invita la jeune fille à venir chez lui et l'enferma aussitôt avec Persée.» J’ai appris aussi que Polystrate d'Athènes, surnommé l'Étrusque, et disciple de Théophraste, avait l'habitude d’effeuiller les joueuses de flûte… [13,87] Les rois aussi s'intéressèrent aussi aux musiciennes, comme le prouve avec évidence Parménion dans une lettre qu'il adressa à Alexandre après la prise de Damas, et la capture de toute la domesticité de Darius. Ayant fait l'inventaire du butin, il écrivit ce qui suit : «J'ai donc trouvé : Musiciennes et concubines du roi : 329 Tresseurs de couronnes : 46 Cuisiniers : 277 Potiers : 29 Laitiers : 13 Echansons : 17 Filtreurs de vin : 70 Parfumeurs : 14.» Et à vous, mes chers compagnons, je dis qu'il n'y a rien de plus émouvant pour les yeux que la beauté d'une femme. Oinéos, personnage principal de la pièce du même nom composée par le poète tragique Chérémon, parle ainsi des jeunes filles qu'il observait : «L'une était mollement étendue au clair de lune, découvrant son sein blanc, sa tunique s'étant dégrafée ; l'autre avait le flanc gauche dénudé à cause de la danse : nue, elle montrait au ciel un tableau vivant et la couleur blanche de sa peau triomphait de l'obscurité. Une autre fille avait dévoilé ses bras et ses belles épaules pendant qu'elle enlaçait le cou délicat d'une de ses compagnes ; une autre, dont la robe était fendue, révélait sa cuisse, si bien qu'un désir m'étreignit, bien qu'il fût sans espoir. Ce corps de rêve brillait de l'éclat de sa peau de lait ; cependant, la pudeur atténuait harmonieusement cette éblouissante pâleur d'un rose très pur. Quant à sa chevelure dorée, telle celle d'une statue de cire, une brise la soulevait avec sensualité.» [13,88] Ce poète aimait visiblement les fleurs, s'il faut en croire les vers suivants : «Épuisées de fatigue, elles s'était affalées sur des lits de calament, froissant les pétales sombres des violettes et des crocus, imprimaient leurs teintes brillantes sur les étoffes de leur manteau, cependant que la luxuriante marjolaine, nourrie de rosée, étirait ses tiges fines sur l'herbe moelleuse des prés.» Dans Io, il appelle les fleurs : «Filles du printemps». «Il répandait aux alentours les filles du printemps florissant.» Dans son Dionysos, il écrit : «Le lierre, compagnons des choeurs dansants, nés des fils de l'année.» Voici ce qu'il dit des roses dans son Odysséos : «Dans leurs cheveux il y avait des roses, créatures de Heures, subtils enfants du printemps.» Et dans Thyestès : «Des roses éblouissantes et des lis blancs.» Enfin, dans ses Argonautes : «Des raisins foisonnants, fruits de Cypris, émergeaient doucement le long des pampres.» [13,89] Bien des femmes ont acquis la célébrité grâce à leur beauté : je ne le nie pas, au contraire ! Euripide n’a-t-il pas dit qu’un poète, même vieux, sait encore dignement les honorer ? Parmi ces femmes superbes, je rappellerai Thargélia de Milet, qui se maria pas moins de quatorze fois, et dont la beauté était légendaire, s’il faut en croire le sophiste Hippias dans son Répertoire. Dinon, dans le cinquième livre de son Histoire de la Perse, affirme au début de son ouvrage, qu’Anoutis, l'épouse de Bagabaze, demi- sœur de Xerxès – ils eurent le même père - était la plus belle femme de l’Asie, mais aussi la plus débauchée. Quant à Phylarchos, il déclare dans son dix-neuvième livre, que Timosa, la concubine d'Oxyartès, surpassa toutes les autres femmes en beauté. Elle avait été offerte gracieusement par le roi d'Égypte à Statira, l'épouse royale. Théopompe, au cinquante-sixième livre de ses Histoires, prétend que Xénopeithéia, la mère de Lysandridas, était considérée comme la plus belle femme du Péloponnèse. Mais les Lacédémoniens la supplicièrent avec sa sœur Chrysé lorsque le roi Agésilas, à la suite d’une sédition, détrôna et bannit Lysandridas, son ennemi politique. Très belle aussi était Pantica de Chypre. Phylarchos rapporte à son sujet, dans le dixième livre de son Histoire, qu’elle vivait à la cour d'Olympias, mère d'Alexandre, quand elle fut demandée en mariage par Monimos, le fils de Pythion. Comme cette femme n’était pas d’une moralité exemplaire, Olympias lança à Monimos : «Pauvre imbécile, tu te maries avec tes yeux et non avec ta raison.» N’oublions pas d’évoquer celle qui ramena Pisistrate à la tyrannie, dont la beauté et les formes admirables, selon Phylarchos, la faisaient comparer à Athéna. Ce n’était pourtant qu’une marchande de fleurs ; et Pisistrate la donna en mariage à son fils Hipparque, d’après Cléidémos, dans le huitième livre de ses Retours : «À son fils Hipparque, il offrit la main de sa propre maîtresse, Phyé, la fille de Socrate, et à Hippias, qui fut tyran à son tour, il donna la fille de l'ancien polémarque Charmos, une fort belle femme,. Or il advint que ce Charmos tomba amoureux d'Hippias, tant et si bien qu’il fut le premier à ériger, non loin de l'académie, un Éros, sur le socle duquel furent inscrits ces vers : «Éros aux ruses multiples, Charmos t’a élevé cet autel à la lisière ombragée de la palestre.» Hésiode, dans le troisième livre de sa Mélampodie, assure que Chalcis d’Eubée recèle les femmes les plus charmantes de Grèce. Je n’en doute point : les femmes de cette cité ont un port majestueux. Théophraste en était aussi convaincu. Pour continuer sur le même sujet, Nymphodoros prétend dans sa Description de l’Asie qu’à Ténédos, une ville située aux environs de Troie, les femmes sont plus belles qu’ailleurs. [13,90] Je n’ignore pas qu’il y eut autrefois des concours de beauté féminine. Nicias le dit formellement dans son Histoire d'Arcadie. Selon lui, ce serait Cypsélos qui les aurait instituées après avoir fondé dans la plaine de l'Alphée une ville qui fut d’abord peuplé de gens venus de Parrhasia. Il aurait ensuite consacré une enceinte et un autel à la Déméter d'Éleusis. C’est pendant les fêtes honorant cette déesse, que se seraient tenus des concours de beauté. On dit que, lors de la première manifestation, ce fut la propre épouse de Cypsélos, Hérodicé, qui remporta le prix. Ce concours existe encore aujourd’hui et les femmes qui y participent sont appelées «Chrysophores.» De son côté, Théophraste nous rapporte que c’est un concours de beauté masculine qu’on organise à Élis. L’épreuve est extrêmement rigoureuse et les vainqueurs reçoivent des armes en guise de prix. Dionysos de Leuctres ajoute que ces armes sont aussitôt consacrées à Athéna par le vainqueur qui, le front ceint de bandelettes, est conduit en procession jusqu’au sanctuaire. Selon Myrsilos, dans ses Paradoxes historiques, la couronne offerte serait de myrte. Dans d’autres régions, Théophraste, déjà nommé, dit que les concours féminins sont souvent basés sur la vertu et les compétences domestiques de celles-ci, comme cela se pratique chez les Barbares. En revanche, il est des contrées où c’est la seule beauté qui induit une récompense, comme c’est le cas à Ténédos et à Lesbos. Néanmoins, Théophraste observe que la récompense offerte tient avant tout du hasard ou de la nature, et qu’il vaudrait bien mieux ne louer que la seule sagesse. Pour lui, la beauté n’est complète qu’accompagnée par la vertu ; la beauté seule prend le risque de mener la femme au désordre. [13,91] Dès que Myrtilos eût fait son discours avec un grand sens du détail, faisant l’admiration de toute l’assistance, Cynulcos prit la parole : «Érudition ! Ah ! que cela est vain !» Hippon l'athée est l’auteur de cette formule. Quant au très religieux Héraclite, il dit ceci : «L’érudition ne donne pas la sagesse.» Écoutons Timon : «On a beau se targuer d’érudition, on n’en reste pas moins creux.» À quoi bon nous assommer de tous ces noms, mon cher lettré : ça nous perturberait plutôt et ça ne nous rend pas plus sage. Si on te demandait de citer les noms des soldats qui s’enfermèrent dans le cheval de Bois, tu ne m’en citerais qu’un ou deux, pas plus ! Même en te décarcassant, tu n’en trouverais aucun dans les poèmes de Stésichore. Par contre, tu les dénicherais dans la Destruction de Troie d’Agias d'Argos, qui en a donné une liste fort exhaustive. Je parie même que tu serais bien incapable de m’énumérer les noms des compagnons d'Ulysse ! Qui furent ceux que le Cyclope ou les Lestrygons dévorèrent, s'ils furent vraiment dévorés. En fait, tu ne sais rien de tout ça et tu préfères nous citer ton Phylarchos à tout bout de champ, et nous dire que dans les villes de Chios, on ne voit jamais, ni courtisanes, ni joueuses de flûte.» [13,92] Alors Myrtilos demanda : - «Où diantre Phylarchos a-t-il pu dire cela ? J’ai pourtant lu son Histoire d'un bout à l’autre.» Et Cynulcos de répondre : - «Eh bien ! dans son vingt-troisième livre !» Myrtilos : - «J’ai bien raison de vous détester tous autant quez vous êtes, vous les philosophes, les ennemis de la littérature, vous qui avez été chassés par Lysimaque de son royaume par décret officiel, comme le rapporte justement Carystios dans ses Commentaires historiques. Les Athéniens ont fait de même, c’est Alexis qui le confirme : «Qu'est-ce que l'académie, sinon Xénocrate ? Mais les dieux sont gré à Démétrios et à ses ministres d’avoir expulsé de d'Attique les hommes qui transmettent à notre jeunesse «la puissance du verbe», comme ils disent.» Un certain Sophocle fit également chasser de l’Attique, par un décret, tous les philosophes qui s’y trouvaient. Philon, un disciple d'Aristote, écrivit alors un discours contre lui, tandis que Démocharès, cousin de Démosthène, fit un éloge vibrant de ce Sophocle. Et les Romains, les plus vertueux de tous les hommes, bannirent de Rome les sophistes, responsables de la corruption de la jeunesse. Plus tard, pour je ne sais quelle raison, ils les rappelèrent. Le poète comique Anaxippos vous dénonce avec vigueur dans ces vers tirés de l’Abasourdi : «Tu te compliques la vie avec ta philosophie ! Moi, je ne trouve les philosophes vraiment bons que dans leur langage, car dès qu’ils en viennent aux actes, ils sont d’une affligeante stupidité.» C’est donc à juste titre que de nombreuses cités, et, en particulier, celle des Lacédémoniens - Chaméléon nous l’affirme dans son Simonide -, ont interdit l'enseignement de la rhétorique ou de la philosophie en raison de vos parlottes sans queue ni tête et de vos disputes stériles. Socrate fut victime de tels décrets. Devant ses juges, il usa des arguments les plus vils tout en prétendant parler juste. Théodore l'athée fut aussi condamné à mort et Diagoras envoyé en exil. Soit dit en passant, il mourut en mer, quand son bateau fit naufrage. On sait aussi que Diotime, auteur de livres contre Épicure, fut livré aux tribunaux par Zénon l'épicurien et finalement mis à la mort, selon Démétrios de Magnésie, dans ses Homonymes.» [13,93] Pour parler bref, comme Cléarchos de Soli, je dirai que vous menez une vie sans courage, comme des chiens : entendez bien ! le chien, lui, est d’une nature exceptionnelle, doté de quatre qualités avec lesquelles vous n’avez en commun avec lui que la plus détestable. Pour ce qui est du flair et de la faculté de reconnaître ce qui est familier de ce qui ne l'est pas, le chien est infaillible : en tant que compagnon de l’homme et gardien vigilant de la maison, sur son regard porté envers ceux qui le soignent tout au long de sa vie, il est sans égal. Hélas, aucune de ces deux dernières qualités ne vous sont propres, vous qui vous targuez pourtant d’imiter la vie des chiens. Vous n’êtes pas les amis des hommes, et ne cherchez nullement à les comprendre ; en outre, contrairement au chien, vous n’avez aucune sensation, vous vivez dans la facilité et la mollesse. Certes, le chien est par nature coléreux et vorace, et qui est plus, il passe une vie sans intérêt et sans but, deux caractéristiques qui vous vont à merveille, vous, si prompts aux abus de toutes sortes, qui êtes gloutons comme pas un, qui n’avez ni toit, ni d’esprit. Aussi la vertu vous est-elle parfaitement étrangère ; votre vie est absurde. À la vérité, il n'y a rien de moins philosophes que ces prétendus philosophes-là ! Qui a jamais espéré qu'Eschine, le disciple de Socrate ait le caractère que l'orateur Lysias décrit dans ses discours sur les Proverbes ? Nous admirons Eschine comme un homme bon et mesuré, à en juger par ses dialogues édités sous son nom, à moins que nous ayons affaire aux écrits du sage Socrate, car Xanthippe, l'épouse de Socrate, eut des complaisances à son égard, après la mort de celui-ci, comme l'affirment les disciples d'Idoménéos. [13,94] Lysias, dans le discours intitulé Contre Eschine le Socratique, pour dette - je vais le citer, et tant pis si l’extrait est un peu long, je dois réagir contre votre arrogance, très chers philosophes - l'orateur commence ainsi : «Mes bien chers juges, à vrai dire, je m’attendais à ce qu’Eschine se lance dans une entreprise aussi honteuse, et je ne pense pas qu'on puisse trouver un procès plus «sycophantique» que celui-ci. Le plaignant, qui devait beaucoup d’argent au banquier Sosinomos et à Aristogiton, ainsi que trois drachmes d'intérêt mensuel, fit appel à moi, me suppliant d’éviter son expulsion de chez lui, à cause des intérêts. «Je vais créer bientôt, me dit-il, une distillerie de parfum. J'ai donc besoin d’un capital, et je te paierai en intérêt neuf oboles par mine.» Pour le philosophe, cette affaire de parfumerie est le comble du bonheur, le bonheur qui est aussi à la base de la sagesse socratique. Mais Socrate réprouvait l’usage des parfums, et Solon le législateur refusait qu’on laissât un homme se lancer dans ce genre d'affaires. C'est pourquoi Phérécrate dit aussi dans le Four ou la Veillée : «Pourquoi faudrait-il supporter un parfumeur, assis plein de morgue sous son auvent, offrant un lieu pour que des jeunes gens y jacassent à longueur de journée?» Plus loin, il dit: «Et personne, pourtant, n'a jamais vu ni bouchères, ni poissonnières.» Il voulait dire par là que chaque métier devrait être réparti en fonction du sexe. Plus loin, l'orateur poursuit : «J'avais été convaincu par ses propos, me disant qu’Eschine, qui avait été le disciple de Socrate et qui n’avait que les mots «justice» et «vertu» en bouche lors de ses conférences, ne se jetterait pas dans cette affaire en usant des méthodes dignes des hommes les plus vils et les plus dépravés.» [13,95] Ensuite, l'orateur oriente ses attaques vers sa manière très particulière d’emprunter de l'argent : il n'a payé, ni intérêt, ni principal ; il a laissé passer le jour de l’expiration de paiement et a été condamné par défaut ; un de ses esclaves a même été mis en gage. En fin de compte, après avoir porté d'autres accusations, Lysias conclut : «Ça suffit maintenant, mes chers juges, car, voyez-vous, d’autres ont subi ses malversations : oui, il a agi tout aussi frauduleusement avec ses collaborateurs. Il n'y a pas un seul détaillant qu'il n’ait fréquenté – et de qui il avait obtenu quelque délai pour payer ses factures – qui l’ait traîné devant les tribunaux, après avoir été contraint de fermer boutique ; ses voisins ont été aussi fort mal lotis avec cet aigrefin, au point d'abandonner leurs propres maisons et d'en louer d'autres plus loin. Quant aux cotisations qu'il avait collectées, il les a gardées pour son usage personnel. Bref, tous ont été ruinés à cause de ce trafiquant, cet escroc, et ils se sont retrouvés semblables au chariot qui se renverse quand il tourne à la borne. Dès le matin, des foules se pressent chez lui pour réclamer leur dû, si bien que les passants croient que notre homme vient de rendre l’âme, et que ces gens sont venus assister à ses funérailles. D'ailleurs, les négociants du Pirée sont dans un tel état d'esprit qu'il leur semble beaucoup plus prudent d’armer un bateau pour naviguer dans l'Adriatique que de lui prêter de l'argent. On considère, en effet, qu'il dépense bien plus que ce que son père lui a légué. N'a-t-il pas acquis la propriété d'Herméos le parfumeur, après avoir séduit son épouse, qui avait soixante-dix ans ? Feignant d'être amoureux d'elle, il a jeté mari et fils dans un tel dénuement qu'ils en sont réduits à faire l’aumône. En revanche, lui, est passé du stade de marchand ambulant à celui de parfumeur. Avec quelle passion érotique il a harcelé cette «jeunette en abusant de sa fraîcheur», elle, dont on comptait plus facilement les dents que les doigts de la main ! Faites venir les témoins à la tribune !». Voila donc, mon cher Cynulcos, du Lysias tout pur ! Quant à moi, après avoir parlé, comme le dit le poète tragique Aristarque, «non pas pour agresser mais pour venger», je cesse maintenant de jeter mon venin sur toi et sur ta meute de chiens (cyniques).