[2,0] TOPIQUES - LIVRE SECOND : LIEUX COMMUNS DE L'ACCIDENT. [2,1] CHAPITRE PREMIER. (108b) § 1. Parmi les questions, les unes sont universelles, et les autres particulières; universelles, comme, par exemple, celles-ci : Tout plaisir est un bien, aucun plaisir n'est un bien ; particulières, comme celles-ci : Quelque plaisir (109a) est un bien, quelque plaisir n'est pas un bien. § 2. Les questions universelles, soit qu'elles affirment, soit qu'elles nient, peuvent également servir pour les deux genres de questions; je veux dire que si l'on a montré qu'un attribut appartient à tout le sujet, on a montré par cela même, qu'il appartient aussi à quelque partie du sujet; et de même, si nous prouvons qu'il n'appartient aucunement au sujet, nous aurons aussi prouvé qu'il n'est pas à tout le sujet. § 3. Il faut donc traiter en premier lieu des négations universelles, d'abord parce qu'elles sont également applicables et aux cas universels et aux cas particuliers; et ensuite, parce qu'en général, les interlocuteurs posent plutôt des thèses affirmatives que des thèses négatives; et que, par conséquent, ceux qui discutent ont à les réfuter par des négations. § 4. Il est très difficile de convertir en une proposition réciproque la dénomination spéciale qui vient de l'accident; car la dénomination particulière et non universelle n'est possible que pour les accidents. La dénomination, au contraire, qu'on tire du propre, de la définition, et du genre, doit nécessairement se convertir en une proposition réciproque. Par exemple, s'il appartient à un sujet d'être animal bipède terrestre, il sera vrai aussi de dire, en convertissant réciproquement la proposition, qu'il est animal terrestre bipède. Et de même pour la dénomination tirée du genre; car s'il appartient à quelque sujet d'être animal, on peut dire avec vérité qu'il est animal. Même remarque pour la dénomination tirée du propre. S'il appartient à quelque être d'être susceptible de savoir la grammaire, on pourra dire avec vérité qu'il est susceptible de savoir la grammaire. C'est qu'en effet, aucune de ces dénominations ne peut pas être ou ne pas être en partie et relativement ; mais elles sont absolument, ou ne sont pas absolument. Au contraire, pour les accidents, rien n'empêche qu'ils ne soient que relativement. Prenons pour exemples la blancheur et la justice. Il ne suffit pas de prouver que l'homme a de la justice et de la blancheur pour prouver qu'il est juste et blanc; car il y a toujours doute, dans ce cas, de savoir s'il est blanc et juste seulement d'une manière relative. Donc, il n'y a pas de conversion nécessaire pour les accidents. § 5. Il faut indiquer aussi les vices que peuvent présenter les questions ; ils sont de deux espèces : ou bien l'on se trompe, ou bien l'on détourne un mot de l'acception ordinaire. On tombe dans le premier vice, quand on soutient qu'un attribut qui n'appartient pas réellement au sujet lui appartient ; et quand on appelle les choses de noms qui ne leur conviennent pas, par exemple, quand on appelle le platane homme, on détourne le mot de son acception reçue. [2,2] CHAPITRE II. § 1. Un premier lieu pour l'accident, c'est d'examiner si l'on n'a pas donné comme accident un attribut qui appartient au sujet à tout autre titre. C'est surtout relativement aux genres que se commet cette erreur. Par exemple, l'on dit que c'est un accident pour le blanc d'être une couleur ; car, loin que ce soit un accident pour le blanc d'être une couleur, la couleur, au contraire, en est le genre. Il peut arriver parfois que l'interlocuteur qui pose sa thèse, détermine l'espèce de l'attribut par la dénomination même de l'accident ; (110a) et que, par exemple, il dise que c'est un accident de la justice d'être une vertu. Mais dans la plupart des cas, même sans qu'il ait ainsi déterminé la chose, il est de toute évidence qu'il â pris le genre comme accident : par exemple, si l'on dit que la blancheur est colorée ou que la marche a remué ; car jamais l'attribution ne se fait par dérivation paronyme du genre à l'espèce ; mais les genres sont toujours attribués synonymiquement aux espèces, puisque les espèces reçoivent et la dénomination et la définition des genres. Lors donc que l'on dit que le blanc est coloré, on ne donne cet attribut, ni comme genre, puisqu'on le forme par dérivation paronyme, ni comme propre, ni comme définition; car la définition et le propre ne sont à aucune autre chose que le sujet. Il y a bien d'autres choses que le blanc qui sont colorées : par exemple, le bois, la pierre, l'homme, le cheval, etc. Il est donc clair qu'on a pris cet attribut comme accident. § 2. Un autre lieu, c'est d'examiner les sujets dont l'attribut est affirmé ou pris universellement. Il faut regarder aux espèces, et non pas aux cas particuliers qui sont infinis; car l'observation se fait mieux sur un moindre nombre et pas à pas. Or, il faut commencer cet examen par les primitifs, et descendre ensuite jusqu'aux individus : par exemple, si l'adversaire a dit qu'il n'y avait qu'une science unique pour les choses opposées, il faut examiner s'il y a une science unique pour les relatifs, et pour les contraires, et pour les opposés par privation et possession, et pour les opposés par contradiction. Et si l'assertion n'est pas évidente pour ces cas mêmes, il faut pousser les subdivisions jusqu'aux individus, et voir par exemple si la science est unique pour le juste et l'injuste, pour le double et la moitié, pour l'aveuglement et la vue, pour l'être et le non-être ; car si l'on prouve pour un seul cas que la notion n'est pas la même, nous aurons détruit pour cela même l'assertion universelle. Même procédé si l'assertion universelle était négative. Ce lieu peut tout aussi bien servir à établir une assertion qu'à en réfuter une. Si l'on voit en poussant la division que l'attribut appartient à tous les sujets, ou du moins au plus grand nombre, on peut demander à l'interlocuteur de reconnaître cet attribut pour universel, ou de démontrer, en le réfutant, qu'il y a un sujet auquel il n'appartient pas; et si l'interlocuteur ne fait ni l'un ni l'autre, il paraîtra se donner le tort de ne point admettre l'attribut discuté. § 3. Un autre lieu, c'est de faire la définition de l'accident et du sujet auquel il est attribué, ou de tous les deux pris ensemble, ou de l'un des deux pris à part : et de voir ensuite si l'on n'a point pris pour vrai dans les définitions quelque élément qui ne l'est pas. Par exemple, si l'on avance qu'il est possible de faire tort à Dieu, il faut voir ce que c'est que faire tort; car si l'on entend par faire tort faire volontairement du mal, il est évident qu'on ne saurait faire tort à Dieu, puisqu'on ne peut faire de mal à Dieu. Si l'on soutient que l'homme vertueux est envieux, on aura à se demander ce que c'est que l'envieux et l'envie ; car si l'envie est une douleur de ce qui arrive de bonheur à quelque homme honorable, il est évident que l'homme vertueux ne sera pas envieux ; car alors il serait méchant. Si l'on prétend que le grondeur est envieux, on cherchera à définir ce que c'est que l'un et l'autre. (110b) C'est ainsi qu'on verra clairement si l'assertion émise est fausse ou vraie : par exemple, si l'envieux est celui qui s'afflige du succès des gens de bien, et le grondeur celui qui s'afflige du succès des méchants, il est évident que le grondeur ne sera pas envieux. Parfois on doit prendre des définitions à la place de certains mots que les définitions même renferment, et ne point s'arrêter jusqu'à ce qu'on soit arrivé à quelque terme tout à fait connu. C'est que souvent, en prenant la définition tout entière qui a été donnée, on ne découvre pas nettement ce qu'on cherche : mais on le découvre aussitôt, si l'on prend une définition à la place de l'un des mots que renferme la définition initiale. § 4. On peut encore réfuter la question en s'en faisant à soi-même une proposition ; car la réfutation qu'on trouvera de cette façon sera une attaque contre la thèse de l'interlocuteur. Ce lieu, du reste, est à peu près le même que celui qui consiste à voir quels sont les sujets dont l'attribut est affirmé ou nié universellement : la seule différence est dans la forme. § 5. Il faut encore déterminer les choses qu'il convient, et celles qu'il ne convient pas, d'appeler par les noms qu'on leur donne ordinairement. Cela est utile, soit pour soutenir, soit pour réfuter une assertion : par exemple, on peut dire qu'il faut désigner les choses par leurs dénominations habituelles. Mais, quant à distinguer les choses qui ont telle qualité et celles qui ne l'ont pas, il ne faut plus sur cette question s'en rapporter au vulgaire. Ainsi, on peut bien appeler sain ce qui donne la santé, comme tout le monde fait; mais pour savoir si l'objet en question donne ou ne donne pas la santé, ce n'est pas comme le vulgaire qu'il faut dire, c'est comme le médecin. [2,3] CHAPITRE III. § 1. Si le mot qui désigne l'accident a plusieurs acceptions et que l'on ait affirmé ou nié l'accident, il faut montrer l'un ou l'autre des sens divers, si on ne le peut pour tous les deux. Il faut se servir de ce lieu surtout dans le cas où l'homonymie est cachée; car si l'on n'ignore pas que le mot a plusieurs sens, on objectera que l'interlocuteur ne discute pas le sens qu'il a mis lui-même en doute, mais qu'il discute l'autre sens. Ce lieu peut être également employé pour soutenir et réfuter une thèse. Si nous voulons soutenir, nous montrerons que l'un des deux sens appartient au mot, quand nous ne le pouvons pas pour les deux ; et si nous voulons réfuter, nous montrerons que l'un des sens n'appartient pas au mot, si nous ne le pouvons faire pour les deux. Seulement, quand on réfute, il n'est nullement besoin d'obtenir de concession de l'adversaire, soit que la thèse primitive ait nié ou affirmé universellement l'attribut; car si nous montrons que l'accident n'appartient pas à une partie quelconque du sujet, nous aurons réfuté cette assertion qu'il est à tout le sujet : et si nous montrons qu'il est à une seule partie du sujet, nous aurons par cela même réfuté cette assertion qu'il n'est aucunement au sujet. Au contraire, quand on soutient soi-même une thèse, il faut d'abord convenir avec l'adversaire que si l'on prouve que l'accident est à une partie quelconque du sujet, on aura prouvé par cela même qu'il est à tout le sujet, en admettant aussi que cette raison soit convaincante; car il ne suffit pas, (111a) pour montrer que l'accident est à tout le sujet, de discuter sur un seul cas : par exemple, il ne suffit pas de prouver que l'âme de l'homme est immortelle, pour affirmer que toute âme est immortelle. Ici, il faut convenir préalablement que si l'on montre qu'une âme quelconque est immortelle, on aura prouvé par là même que toute âme l'est en général. Du reste, il ne faut employer cette méthode que quand on ne peut pas produire une explication commune à tous les cas, comme le fait le géomètre quand il affirme que le triangle a ses trois angles égaux à deux droits. § 2. Si les divers sens du mot sont parfaitement évidents, il faut, après avoir déterminé séparément, en combien de sens il se dit, soutenir ou réfuter la thèse. Par exemple, si l'on a dit que la règle de conduite morale est l'utile ou le bien, il faut chercher à établir ou à renverser ces deux assertions pour l'objet discuté ; par exemple, en montrant qu'il est beau et utile, ou bien qu'il n'est ni beau ni utile. Si l'on ne peut prouver les deux assertions, il faut prouver l'une d'elles, en indiquant en outre que l'objet est l'une de ces choses et qu'il n'est pas l'autre. Même raisonnement, si la division comprenait plus de deux membres. § 3. Il faut regarder encore aux choses qui ont plusieurs sens, non par simple homonymie, mais de toute autre manière; par exemple, la science unique pour plusieurs choses peut s'entendre, ou de la fin à laquelle tendent les choses, ou de ce qui mène à cette fin : ainsi, la médecine, qui est à la fois la science de ce qui fait la santé et la science du régime. La science unique peut s'entendre encore également des fins des deux choses : c'est en ce sens que l'on dit que la science des contraires est la même; car l'un des contraires n'est pas plus une fin que l'autre. La science unique peut s'entendre, et de la chose en soi, et de la chose par accident. Ainsi, c'est en soi que le triangle a ses trois angles égaux à deux droits, et c'est par accident que l'équilatéral les a de cette façon. C'est en effet parce que le triangle équilatéral est accidentellement triangle, que nous reconnaissons qu'il a les trois angles internes égaux à deux droits. Si donc il ne peut y avoir science unique de plusieurs choses, évidemment, il faut dire absolument qu'elle ne peut pas être ; ou bien si elle peut être de quelque façon, il est clair qu'elle est possible. Il faut continuer la division tant qu'elle est utile : par exemple, si nous voulons soutenir une thèse, il faut produire tous les exemples analogues que nous pourrons, et ne prendre dans les divisions que celles qui peuvent être utiles à nos affirmations. Si au contraire nous voulons réfuter, il faut prendre les exemples opposés à la thèse de l'adversaire, et négliger tout le reste. C'est aussi ce qu'il faut faire, même pour les exemples opposés. Quand on ne sait pas dans combien de sens les mots peuvent être pris, il faut encore établir par les mêmes lieux que telle chose est ou n'est pas l'attribut de telle autre. Par exemple, que la science s'applique à telle chose, soit comme science de la fin de cette chose, ou comme science des moyens servant à cette fin, ou comme science des accidents de cette chose ; de même qu'on peut prouver aussi que le sujet en question n'est d'aucune des manières énoncées. Le même raisonnement qu'on fait ici pour la science pourrait être fait pour le désir, et en général pour toutes les choses qui sont applicables à plusieurs autres; car le désir (111b) s'applique à telle chose comme fin, ainsi, le désir de la santé; ou à des choses qui servent à cette fin, ainsi, le désir de se soigner; ou à des choses purement accidentelles ; ainsi celui qui aime les choses douces désire boire du vin, non parce que le vin est du vin, mais parce que le vin est doux. Il désire en soi ce qui est doux, il ne désire du vin que par accident; et la preuve, c'est que si le vin est aigre, il ne le désire plus; donc il ne le désire que par accident. Ce lieu commun s'applique utilement surtout aux relatifs; car les choses de ce genre sont presque toutes des relatifs. [2,4] CHAPITRE IV. § 1. Il peut encore être utile de passer à un mot plus connu; et, par exemple, il vaut mieux dire d'une expression qu'elle est claire que de dire qu'elle peut être exactement comprise ; et, au lieu de l'activité, il vaut peut-être mieux dire l'amour du travail. Le nouveau mot qu'on choisit étant plus connu, il devient aussi plus facile d'attaquer la thèse. Ce lieu est comme ceux qui précèdent, applicable dans les deux sens, soit pour soutenir, soit pour réfuter une assertion. § 2. Pour montrer que les contraires sont à un même sujet, il faut regarder au genre de ce sujet : par exemple, si nous voulons montrer que dans la sensation il peut y avoir exactitude et erreur, nous dirons que sentir, c'est juger; qu'on peut juger mal ou bien, et que par conséquent aussi on touve exactitude ou erreur dans la sensation. La démonstration se fait donc ici du genre à l'espèce ; juger est genre relativement à sentir ; car celui qui sent fait une sorte de jugement. A l'inverse, on peut aller de l'espèce au genre ; car tous les attributs de l'espèce sont aussi ceux du genre : par exemple, si la science est bonne ou mauvaise, la disposition est aussi bonne ou mauvaise; car la disposition est le genre de la science. Ainsi donc, le lieu antérieurement indiqué est faux, mais le second est vrai, quand il s'agit d'établir la thèse; car il n'est pas nécessaire que tout ce qui est au genre soit aussi à l'espèce. Ainsi, l'animal est ailé et quadrupède, mais l'homme ne l'est pas. Au contraire, tout ce qui est à l'espèce est nécessairement aussi au genre; si l'homme est vertueux, l'animal aussi est vertueux. S'il s'agit de réfuter la thèse, c'est le premier qui est vrai et le second qui est faux ; car tout ce qui est nié du genre est nié aussi de l'espèce, tandis que tout ce qui est nié de l'espèce n'est pas nécessairement nié du genre. § 3. Il faut nécessairement que les choses auxquelles le genre est attribué reçoivent aussi pour attribut quelqu'une des espèces ; et tout ce qui a le genre est dénommé par dérivation paronyme du genre, et a nécessairement aussi quelqu'une des espèces, ou bien est dénommé par dérivation de quelqu'une d'entre elles. Par exemple, si la science est attribuée à quelqu'un, il faut que, soit la grammaire, soit la musique ou telle autre science, lui soit attribuée; et si quelqu'un possède (112a) la science, ou il est désigné par dérivation paronyme du mot même, et alors possédera soit la grammaire, soit la musique ou telle autre science, ou bien il sera nommé par dérivation de l'une de ces sciences, par exemple, grammairien ou musicien. Si donc l'interlocuteur pose quelque attribut qui vienne d'une façon quelconque du genre, par exemple, que l'âme est en mouvement ; il faut examiner si l'âme peut se mouvoir suivant l'une quelconque des espèces du mouvement : par exemple, si elle peut augmenter, ou diminuer, ou être détruite, ou naître, ou avoir telle autre des espèces du mouvement; car si elle ne se meut suivant aucune, c'est qu'évidemment elle ne se meut pas. Ce lieu, du reste, est utile dans les deux sens pour établir ou pour réfuter la thèse; car si l'âme se meut suivant l'une des espèces du mouvement, il est évident qu'elle se meut ; et si elle ne se meut suivant aucun, il est clair qu'elle ne se meut pas. § 4. Quand on manque d'arguments pour attaquer la thèse, il faut essayer de les tirer des définitions réelles de l'objet en question ou des définitions simplement apparentes ; et si une seule définition n'en fournit pas, il faut en examiner plusieurs; car une fois qu'on a fait une définition, il est bien plus facile d'attaquer la thèse, l'attaque étant toujours plus facile contre les définitions. § 5. Il faut regarder aussi pour le sujet proposé de quoi ce sujet est le conséquent, ou bien voir ce qui est nécessairement du moment que ce sujet est. Quand on veut soutenir la thèse, il faut voir de quoi le sujet est le conséquent ; car si l'on montre que cette chose est, dont l'existence entraîne celle du sujet, on aura montré aussi que le sujet en question existe. Au contraire, quand on veut réfuter la thèse, on recherche ce qui est par cela même que le sujet existe; car, si l'on montre que le conséquent du sujet donné n'existe pas, on aura par cela même renversé le sujet en question. § 6. Regardez aussi au temps s'il y a quelque discordance : par exemple, si l'interlocuteur dit que ce qui se nourrit doit nécessairement s'accroître; on peut répondre que les animaux se nourrissent toujours, et que cependant ils ne croissent pas toujours. Même objection, si l'interlocuteur a dit que savoir c'est se souvenir; car ici l'un des sens s'adresse au temps passé, et l'autre s'adresse au présent et à l'avenir. On peut dire qu'on sait et le présent et l'avenir; et, par exemple, on sait qu'il y aura une éclipse de soleil, mais on ne peut se souvenir que du passé. [2,5] CHAPITRE V. § 1. Il y a encore ici une manière sophistique de discuter, c'est de conduire l'adversaire à un point sur lequel nous pourrons avoir des arguments en abondance. Ce point est quelquefois nécessaire, et quelquefois il le paraît seulement; d'autres fois il n'est ni nécessaire, ni ne paraît nécessaire. Il est nécessaire, quand celui qui nous répond nous ayant refusé quelque assertion indispensable à la thèse, on doit diriger l'argumentation sur ce point contesté, et que ce point est précisément un de ceux sur lesquels nous avons de nombreux arguments. Il en est de même encore quand l'adversaire, (112b) qui par suite de la thèse a fait une induction de quelque nouveau terme, cherche à le détruire; car, ce terme détruit, la thèse en question l'est aussi. Parfois, ce point de la discussion n'a que l'apparence d'être nécessaire, lorsqu'il semble utile et tout à fait spécial à la thèse sans l'être toutefois réellement, soit que celui qui soutient la thèse nie ce point, soit que, craignant une induction que probablement la thèse le forcera de faire sur ce point, il cherche à le détruire. Le dernier cas, c'est lorsque ce point, sur lequel portent les argumentations, n'est ni nécessaire ni ne le paraît, et qu'il est possible à l'interlocuteur qui répond de réfuter son adversaire d'une toute autre façon. Il faut du reste bien prendre garde à ce mode de discussion qui vient d'être indiqué en dernier lieu; car il paraît être tout à fait éloigné et en dehors de la dialectique. Celui qui répond doit éviter les difficultés, concéder même des points qui ne sont pas utiles à la discussion, en se réservant toujours d'indiquer ceux qu'il accorde, bien qu'ils soient contraires à son opinion personnelle ; car l'interlocuteur qui interroge est ordinairement embarrassé bien davantage par ces sortes de concessions, s'il vient à ne pas conclure. § 2. De plus, du moment qu'on a dit une chose quelconque, on en a toujours, en certain sens, dit plusieurs ; car chaque chose en a nécessairement à sa suite plusieurs autres : par exemple, si l'on a dit que l'homme est, on a dit implicitement aussi que l'animal est, et que l'animal est vivant, et qu'il est bipède, et qu'il est susceptible d'intelligence et de science. Ainsi donc, que l'on détruise une seule de ces conséquences, et l'on détruit aussi le principe même qui les produit. Or, il faut prendre garde de quitter le point contesté pour passer à un plus difficile ; car tantôt il est plus aisé de réfuter la conséquence, et tantôt c'est l'objet lui-même. [2,6] CHAPITRE VI. § 1. Dans tous les cas où un seul des deux attributs contraires est nécessairement au sujet, par exemple, la santé ou la maladie à l'homme, si nous avons de nombreux arguments pour prouver de l'un qu'il est ou qu'il n'est pas au sujet, nous en aurons également pour l'autre. Ce lieu peut à la fois servir dans les deux sens; car il suffit d'avoir montré que l'un des contraires est au sujet pour avoir montré aussi que l'autre n'y est pas : et réciproquement, si nous montrons que l'un n'y est pas, nous aurons montré par cela même que l'autre y est. Donc, évidemment, ce lieu est bon soit pour réfuter, soit pour soutenir la thèse. § 2. On peut aussi attaquer l'adversaire en transportant la discussion du mot à son explication étymologique, attendu qu'il est plus convenable de la prendre que de conserver le mot sous sa forme propre : par exemple, on pourra dire que l'homme courageux ne signifie pas l'homme plein de bravoure suivant l'acception reçue, mais que cette expression signifie l'homme qui a la rage dans le cœur. De même qu'on peut comprendre par attentif celui qui attend quelque chose, et par heureux celui dont le génie est vertueux; ce qui faisait dire à Xénocrate que celui-là est heureux qui a l'âme vertueuse; car il prétend que l'âme est le génie de chacun de nous. (113a) § 3. Parmi les choses, les unes sont de toute nécessité, les autres sont ordinairement, et d'autres sont indifféremment, selon le hasard. Si l'on pose ce qui est nécessaire comme étant simplement ordinaire, ou ce qui est ordinaire comme étant nécessaire, soit qu'on prenne l'ordinaire lui-même ou le contraire de l'ordinaire, on donne toujours lieu à une attaque. Si l'on considère ce qui est nécessaire comme simplement habituel, évidemment l'on avance que l'attribut n'est pas à tout le sujet, tandis qu'il est à tout le sujet; et alors on s'est trompé. Si au contraire l'on a dit que le plus habituel est nécessaire, on est également dans l'erreur; car on a dit alors que l'attribut est à tout le sujet, quand il n'est pas à tout le sujet. Et de même, si l'on a pris comme nécessaire ce qui est simplement contraire à l'habituel ; car toujours le contraire de l'habituel a moins d'extension que l'habituel lui-même. Si l'on dit par exemple que le plus ordinairement les hommes sont méchants, les bons sont par cela même moins nombreux que les méchants. Ainsi, l'on s'est encore bien plus trompé, si l'on a dit que les hommes étaient nécessairement bons. Et de même encore, si l'on a pris ce qui ne dépend que du hasard comme nécessaire ou comme habituel ; car ce qui dépend du hasard n'est ni nécessaire ni habituel. Or, il est possible que, même sans que l'interlocuteur ait dit positivement qu'il prend le fait comme habituel ou comme nécessaire, si la chose est simplement habituelle, on discute comme si l'interlocuteur l'avait faite absolument nécessaire. Par exemple, s'il a dit sans détermination précise que les enfants abandonnés sont vicieux, il est possible qu'on, discute contre lui comme s'il avait établi qu'ils le sont nécessairement. § 4. Il faut voir encore si l'on n'a point pris la chose même pour accident de la chose, la prenant pour une chose toute différente parce que le nom est différent. C'est ainsi que Prodicus partageait à tort les plaisirs en joie, amusement, contentement; car ce sont là des noms d'une seule et même chose, du plaisir. Si donc quelqu'un donne se réjouir pour attribut à avoir du plaisir, il n'aura fait que donner pour attribut la chose à la chose même. [2,7] CHAPITRE VII. § 1. Comme les contraires se combinent les uns avec les autres de six manières; et que, dans quatre de ces combinaisons, ils forment des oppositions dont les termes s'excluent, il faudra prendre les contraires dans le sens où ils seront utiles, soit pour établir, soit pour réfuter la thèse. On peut voir sans peine que les contraires se combinent de six façons : d'abord, chacun des deux attributs contraires peut se combiner avec chacun des deux sujets, et cela de deux façons. Ainsi, par exemple, faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis : ou bien à l'inverse, faire du mal à ses amis et du bien à ses ennemis : ou bien les deux attributs contraires peuvent se rapporter à un sujet unique : et cela de deux façons aussi. Par exemple, faire du bien, faire du mal à ses amis, ou faire du bien, faire du mal à ses ennemis. Ou bien enfin, un seul attribut pour deux sujets à la fois, et cela de deux manières également : faire du bien à ses amis et faire du bien à ses ennemis, et faire du mal à ses amis et faire du mal à ses ennemis. (113b) Les deux premières combinaisons indiquées ne donnent pas d'opposition dont les termes s'excluent ; car faire du bien à ses amis n'est pas contraire à faire du mal à ses ennemis ; ce sont là deux choses qu'on peut faire à la fois, et qui partent du même sentiment. Faire du mal à ses amis n'est pas non plus contraire à faire du bien à ses ennemis; car ce sont deux choses qu'on doit éviter, et qui partent toutes deux du même sentiment : or, ce qui est à éviter, ne peut être le contraire de ce qui est à éviter, à moins que l'un ne soit dit en excès et l'autre en défaut ; car l'excès paraît aussi bien que le défaut être une chose qu'il faut éviter. Mais les quatre autres combinaisons produisent des oppositions dont les termes s'excluent. Ainsi, faire du bien à ses amis est le contraire de leur faire du mal ; car il vient d'un sentiment tout contraire, et l'un est à faire et l'autre à éviter. Et de même pour les autres combinaisons. Dans chaque couple, en effet, l'une des choses est à faire, et l'autre à éviter; l'une vient d'un bon sentiment, et l'autre d'un mauvais. Il est donc clair, d'après ce qu'on vient de dire, qu'il peut se faire qu'une même chose ait plusieurs contraires. En effet, faire du bien à ses amis a pour contraire faire du bien à ses ennemis et faire du mal à ses amis. Et de même pour tous les autres couples. En y regardant à ce point de vue, on verra que chacune de ces assertions a deux contraires. Donc il faut prendre parmi les contraires celui qui pourra servir à la thèse qu'on soutient. § 2. De plus, s'il y a un contraire à l'accident, il faut examiner s'il est au sujet auquel on dit qu'est l'accident; car si l'un y est, l'autre n'y saurait être, attendu qu'il est impossible que les contraires soient à la fois à une seule et même chose. § 3. Ou bien, il faut voir si l'on n'a point affirmé quelque accident dont l'existence entraîne nécessairement, à sa suite, l'existence simultanée des contraires. Par exemple, si l'on a dit que les idées sont en nous, il s'en suivra que les idées seront à la fois en mouvement et en repos, qu'elles seront sensibles et intelligibles ; les idées sont en repos, elles sont immobiles et intelligibles, pour ceux qui croient à l'existence des idées. Mais une fois en nous, il est impossible qu'elles soient immobiles; car du moment que nous remuons, il y a nécessité que tout ce qui est en nous se meuve aussi avec nous. Il est également évident que si elles sont en nous elles sont sensibles; car c'est par la sensation et la vue que nous reconnaissons la forme qui est dans chaque objet. § 4. En outre, si l'accident est attribué à un sujet qui ait un contraire, il faudra examiner si ce sujet qui reçoit l'accident reçoit aussi le contraire; car c'est une même chose qui est susceptible des contraires. Par exemple, si l'on dit que la haine suit la colère, et que la haine soit dans la partie irascible de l'âme, car c'est là (114a) qu'est la colère, il faut examiner si le contraire de la haine, c'est-à-dire l'affection, est aussi dans la partie irascible; s'il n'y est pas, c'est-à-dire si l'affection est dans la partie concupiscive, la haine n'est pas la conséquence de la colère. Même raisonnement, si l'on dit que la partie concupiscive de l'âme est celle à laquelle appartient l'ignorance; car elle serait capable de science si elle est capable d'ignorance : ce qui semble ne pas être, puisque la partie concupiscive de l'âme n'est pas capable de science. Il faut employer ce lieu, je le répète, quand on veut détruire la thèse. Mais quand on veut la soutenir, on ne peut se servir de ce lieu qui établit que l'accident est à la chose : alors celui-là est utile qui établit qu'il peut y être; car du moment qu'on a prouvé que le sujet n'est pas susceptible du contraire, on a par cela même montré aussi que non seulement l'accident n'est pas au sujet, mais qu'il ne peut pas y être. Mais si nous montrons que le contraire est au sujet, ou que le sujet est susceptible du contraire, nous n'aurons pas encore montré que le contraire est au sujet : nous aurons seulement fait voir qu'il peut y être. [2,8] CHAPITRE VIII. § 1. Comme les oppositions de contraires qui s'excluent sont au nombre de quatre, il faut examiner aussi les contradictions en renversant la consécution régulière, soit qu'on soutienne la thèse, soit qu'on la réfute. Et c'est par l'induction qu'il faut procéder : par exemple, si l'on dit que l'homme est animal, il s'ensuit que ce qui n'est pas animal n'est pas homme. Et de même pour tout autre cas. Ici, en effet, la consécution est en sens inverse; car l'animal suit l'homme, mais le non-animal ne suit point le non-homme : au contraire, c'est le non-homme qui suit le non-animal. Il faut appliquer le même principe à tous les cas; par exemple, si le bien est agréable, ce qui n'est pas agréable n'est pas bien : et si cette dernière proposition n'est pas vraie, l'autre ne l'est pas non plus. Et de même si ce qui n'est pas agréable n'est pas bien, il s'ensuit que le bien est agréable. Ainsi donc, évidemment, la consécution qui est prise en sens inverse par contradiction est également utile, soit pour soutenir la thèse, soit pour la réfuter. § 2. Pour les contraires, il faut examiner si le contraire est bien la suite du contraire, soit dans le sens direct, soit dans le sens inverse; et ce lieu est utile pour établir ou renverser la thèse. Ici encore il faut procéder par induction toutes les fois que cela peut être bon. Ainsi, la consécution est directe dans des cas comme celui-ci : le courage et la lâcheté ont, l'un la vertu pour conséquent, et l'autre le vice; l'une, la vertu, a pour conséquent qu'il faut la rechercher, l'autre, qu'il faut le fuir; et même, pour ces deux derniers termes, la consécution est encore directe, puisque ce qui est à rechercher est le contraire de ce qui est à fuir. Et de même pour tous les autres cas. Au contraire, la consécution est en sens inverse, comme lorsqu'on dit par exemple : La santé est la suite d'une bonne constitution ; et qu'au lieu de dire que la maladie est la suite d'une mauvaise constitution, (114b) on dit au contraire que la mauvaise constitution est la suite de la maladie. Il est clair qu'ici la consécution se fait en sens inverse : mais cette consécution à l'inverse a rarement lieu pour les contraires, et le plus souvent, c'est la consécution directe qu'on emploie. Si donc, le contraire ne suit pas son contraire directement, ni en sens inverse, c'est qu'évidemment dans les termes qu'on discute, l'un ne suit pas l'autre. Or, si pour les contraires, l'un est la conséquence de l'autre, nécessairement il faut qu'il en soit de même pour les termes en discussion. § 3. Cette recherche qu'on applique aux contraires, il faut également l'appliquer aux opposés par privation et possession. Seulement la consécution inverse n'a jamais lieu dans les privations ; mais il est toujours nécessaire que la consécution y soit directe, comme par exemple, la sensibilité est la suite de la vue, et l'insensibilité est la suite de l'aveuglement ; car la sensibilité est opposée à l'insensibilité comme possession et privation, puisque l'une de ces choses est possession et l'autre privation. § 4. Il faut aussi procéder pour les relatifs comme on le fait pour la possession et la privation ; car pour eux aussi, il n'y a que la consécution directe. Par exemple, si le triple est un multiple, le tiers sera aussi sous-multiple; car le triple est relatif au tiers comme le multiple est relatif au sous-multiple. Autre exemple : si la science est perception, ce qui est su sera aussi perçu, et si la vue est sensation, ce qui est vu sera aussi senti. On peut objecter que dans les relatifs la consécution n'est pas nécessairement ainsi qu'on l'a dit ; car le sensible est su, tandis que la sensation n'est pas science. Cependant cette objection ne paraît pas être vraie; car on peut soutenir, comme le font plusieurs philosophes, qu'il ne peut y avoir science des choses sensibles. Ce lieu du reste n'en serait pas moins utile pour prouver le contraire; et par exemple que ce qui est senti n'est pas su, attendu que la sensation n'est pas science. [2,9] CHAPITRE IX. § 1. Regardez aussi, soit que vous établissiez, soit que vous réfutiez la thèse, aux termes conjugués et aux cas. On appelle conjugués les termes qui sont entre eux dans ce rapport où les justes et le juste sont à la justice, où les courageux et le courageux sont à courage. Et de même encore, on dit que les choses qui font et celles qui conservent , sont conjuguées avec les choses qu'elles font ou qu'elles conservent. Par exemple, les choses saines le sont avec la santé, les choses fortifiantes avec la force : et ainsi du reste. Voilà ce qu'on appelle ordinairement conjugués. Les cas sont, par exemple, quand on dit justement, courageusement, sainement, fortement et autres expressions de ce genre. Il semble bien que les cas sont aussi des conjugués, et par exemple, que justement est conjugué avec justice, courageusement avec courage. Mais on entend par conjugués tous ces termes qui sont dans la même conjugaison ou série, justice, juste, le juste, justement. Il est donc clair qu'il suffit d'avoir prouvé un seul de ces termes conjugués, le bon, (115a) le louable, pour que tous les autres soient aussi prouvés; par exemple, si l'on a montré que la justice est une chose louable, juste, le juste, justement, seront aussi parmi les choses louables. On dira par une inflexion de cas tout à fait pareille, que justement est louablement; car louablement vient de louable, comme justement de juste. § 2. Et il faut examiner sous ce point de vue, non pas seulement la chose en question, mais aussi le contraire pour le contraire. Par exemple, on peut dire que le bien n'est pas nécessairement agréable ; car le mal n'est pas nécessairement pénible : et si le mal est nécessairement pénible, le bien aussi est nécessairement agréable; et si la justice est science, l'injustice est par cela même ignorance; et si justement est savamment et prudemment, injustement sera ignoramment et imprudemment. Si ces dernières relations ne sont pas vraies, les autres ne le sont pas non plus, comme dans l'exemple que nous venons de citer tout à l'heure; car on pourrait trouver qu'injustement est plutôt prudemment qu'imprudemment. Mais du reste l'on a déjà exposé ce lieu dans les consentions des contraires; car nous ne faisons pas ici autre chose que de dire que le contraire suit le contraire. § 3. Il faut aussi regarder à la production et à la destruction des choses, à ce qui fait les choses et à ce qui les détruit, soit qu'on établisse, soit qu'on réfute une thèse. En effet, les choses dont la production est bonne, sont bonnes aussi; et si les choses sont bonnes la production en est bonne également aussi. Réciproquement, si la production est mauvaise, ces choses aussi sont mauvaises. C'est à l'inverse pour la destruction; car si la destruction est bonne, c'est que les choses sont mauvaises : et si la destruction est mauvaise, c'est que les choses sont bonnes. L'on en peut dire autant pour ce qui fait les choses et pour ce qui les détruit; car du moment que ce qui fait les choses est bon, les choses aussi sont bonnes : et du moment que ce qui les détruit est bon, c'est que les choses sont mauvaises. [2,10] CHAPITRE X. § 1. Il faut regarder encore si les semblables au sujet sont pris semblablement; par exemple, si la science s'appliquant à plusieurs choses, l'opinion s'y applique aussi ; et si, avoir la vue étant voir, avoir l'ouïe est bien ouïr. Et ainsi du reste, et pour ce qui est réel et pour ce qui n'est qu'apparent. Ce lieu est utile dans l'un et l'autre sens ; car s'il en est de telle façon pour l'un des semblables, il en doit être de même pour tous les autres semblables : et s'il n'en est pas ainsi pour l'un d'eux il n'en sera pas non plus ainsi pour les autres. Il faut encore voir si la similitude demeure également, qu'on applique le semblable à une seule chose ou à plusieurs; car quelque fois il n'y a pas accord dans ces deux cas : par exemple, si savoir c'est penser, savoir plusieurs choses sera penser plusieurs choses. Mais ceci n'est pas exact ; car on peut savoir plusieurs choses, on ne peut pas en penser plusieurs; si donc on ne peut penser plusieurs choses, il n'est pas vrai non plus que pour une seule chose, savoir ce soit penser. § 2. Il faut aussi regarder à ce qu'on peut tirer du plus et du moins; or, il y a quatre lieux pour le plus et le moins; § 3, l'un c'est quand le plus suit le plus; et par exemple, si le plaisir est un bien, le plaisir plus grand est un plus grand bien; (115b) et si être injuste est un mal, être plus injuste est un plus grand mal. Du reste, ce lieu est utile dans les deux sens; car si l'admission de l'accident suit l'admission du sujet, ainsi qu'on l'a dit dans la thèse, il est clair que l'accident est dans le sujet; et si elle ne suit pas, il est clair qu'il n'y est point. Et l'on pourrait se convaincre de la justesse de ce principe par l'induction. § 4. Voici un autre lieu du plus et du moins; c'est de montrer que si l'accident attribué à deux sujets n'est pas à celui à qui il semble plus devoir être, il n'est pas à celui à qui il semble moins devoir appartenir : ou bien, que s'il est à ce à quoi il semble moins devoir être, à plus forte raison est-il au sujet auquel il paraît plus appartenir. § 5. D'autre part, deux accidents étant attribués à un seul sujet, si celui qui semble être le plus n'y est pas, celui qui semble le moins n'y sera pas non plus : ou si cè qui paraît le moins y être, y est, le plus y sera aussi. § 6. En outre, deux accidents étant attribués à deux sujets, si celui qui paraît le plus être à l'un des deux sujets n'y est pas, celui qui reste ne sera pas non plus au sujet qui reste : ou bien, si l'attribut qui semble le moins être à l'un des deux sujets y est cependant, l'attribut qui reste sera aussi au sujet qui reste. § 7. On peut tirer trois lieux de la ressemblance réelle ou apparente, tout à fait analogues à ceux qu'on a exposés pour le plus et le moins, dans les trois dernières nuances dont on a parlé. § 8. Ainsi, soit qu'un seul attribut soit semblable ou paraisse être semblable dans deux sujets, s'il n'est pas réellement à l'un, il ne sera pas non plus à l'autre; mais s'il est à celui-ci, il sera également à celui-là; § 9. soit que deux attributs semblables soient au même sujet, si l'un n'y est pas, l'autre n'y sera pas non plus : mais si l'un y est, l'autre y sera aussi. § 10. Il en serait de même encore, si deux attributs semblables étaient à deux sujets ; car, si l'un des attributs n'est pas à l'un des sujets, celui qui reste ne sera pas non plus au sujet qui reste. Mais si l'un des attributs est à l'un des sujets, l'attribut qui reste sera aussi au sujet qui reste. § 11. On peut donc tirer autant d'arguments qu'on vient de le dire du plus et du moins et du semblable. [2,11] CHAPITRE XI. § 1. On peut encore tirer des arguments de l'apposition. Si une chose ajoutée à une autre la fait bonne ou blanche, sans que cette autre chose fût auparavant bonne ou blanche, la chose ajoutée sera bonne ou blanche, tout comme elle communique ces qualités au tout qu'elle forme avec l'autre chose. § 2. De plus, si une chose ajoutée à une autre qui a déjà certaine qualité, la fait être encore davantage ce qu'elle était, c'est que la première chose elle-même possède aussi cette qualité. Et de même pour les autres cas. Mais ce lieu n'est pas toujours applicable, il l'est seulement dans les cas où peut se produire un accroissement en plus. D'ailleurs ce lieu n'est pas réciproquement utile pour la réfutation; car, de ce que la chose ajoutée ne rend pas la chose bonne, il ne s'ensuit pas que la chose elle-même ne soit pas bonne : (116b) ainsi le bien ajouté au mal ne fait pas que le tout soit nécessairement bon, non plus que le blanc ajouté au noir ne fait pas que le tout soit blanc, pas plus que le doux ajouté à l'aigre. § 3. Si une chose peut avoir plus ou moins tel attribut, elle a aussi cet attribut absolument. En effet, ce qui n'est ni bon ni beau ne peut pas être dit plus ou moins bon ni blanc. Ainsi le mal n'est jamais ni plus ni moins bon ; on pourra dire seulement qu'il est plus ou moins mal. Ce lieu n'est pas réciproquement utile pour réfuter; car bien des choses qui ne sont pas susceptibles de plus sont d'une manière absolue : ainsi on ne dît pas d'un homme qu'il est plus ou moins homme ; mais cela ne fait pas qu'il ne soit point homme. § 4. Il faut porter le même examen à ce qui est limité dans sa façon d'être ou dans le temps ou dans le lieu; car si quelque chose peut être d'une certaine façon, c'est qu'il est déjà absolument. Et de même pour le temps et 4e lieu; car ce qui n'est absolument pas ne peut être d'une certaine façon, ni dans tel temps, ni dans tel lieu. On peut ajouter qu'il y a des hommes naturellement vertueux, d'une certaine façon : des hommes, par exemple, qui sont naturellement généreux ou prudents, mais qui absolument parlant ne sont pas vertueux naturellement. C'est que personne n'est prudent par le seul fait de la nature. Et de même il se peut que dans un certain cas quelqu'une des choses périssables ne périsse pas : mais absolument parlant elle ne peut pas ne pas périr. De même encore, il peut être utile dans tel lieu de suivre tel régime, par exemple, dans certains lieux insalubres, mais d'une manière absolue il n'est pas bon de le suivre. En tel lieu, il peut n'y avoir qu'un seul homme, mais absolument parlant, il n'est pas possible qu'il n'y en ait qu'un seul. Et de même, il peut être bien en tel endroit d'immoler son père, par exemple chez les Triballes, mais absolument parlant ce n'est pas bien. Mais ici ne s'agit-il pas bien plutôt des hommes que du lieu même? En effet, peu importe où ils sont; car partout où ils seront, cette action sera belle pour eux par cela seul qu'ils sont Triballes. Autres exemples: il peut être bon de faire des remèdes à un certain moment, par exemple quand on est malade, mais absolument parlant cela n'est pas bon. Mais ici encore ne s'agit-il pas beaucoup moins du temps que d'une certaine disposition ? car peu importe le moment, il suffit seulement qu'on soit disposé de telle manière. Une chose est absolument ce qu'elle est, quand on pourra dire sans y rien ajouter qu'elle est bonne ou le contraire; par exemple, vous ne direz pas que tuer son père soit bien, mais que c'est bien chez quelques peuples ; donc ceci n'est pas absolument bien. Mais vous direz sans y rien ajouter qu'il est bien d'honorer les dieux; car cela est bien d'une manière absolue. Donc, ce qui sans aucune addition paraît beau ou vilain, ou telle autre chose pareille, le sera d'une manière absolue.