Rhétorique LIVRE III CHAPITRE PREMIER De l'élocution. I. Comme il y a trois questions à traiter en ce qui concerne le discours : premièrement, d'où seront tirées les preuves ; deuxièmement, ce qui touche à l'élocution ; en troisième lieu, comment il faut disposer les parties d'un discours, nous avons dit, au sujet des preuves et de leur nombre, qu'elles se tirent de trois sortes de considérations ; nous avons expliqué celles-ci et la raison pour laquelle il n'y en a que trois sortes. En effet, on considère soit les impressions qui affectent les juges eux-mêmes, soit les dispositions où ils croient que sont les orateurs, soit encore la démonstration qui les amène à être persuadés. On a dit aussi où il faut puiser pour fournir des enthymèmes, car on distingue les formes d'enthymèmes et les lieux. II. C'est maintenant le moment de parler de l'élocution ; et en effet, il ne suffit pas de posséder la matière de son discours, on doit encore parler comme il faut (01) et c'est là une condition fort utile pour donner au discours une bonne apparence. III. D'abord donc on a recherché, suivant l'ordre naturel, - question qui occupe habituellement la première place les faits même dont la connaissance entraîne la probabilité ; en second lieu, la manière d'en disposer l'énonciation ; troisièmement, question de la plus haute portée, mais qui n'a pas été traitée encore, ce qui se rapporte à l’action oratoire (02). En effet, elle ne fut admise que tardivement dans le domaine de la tragédie et de la rapsodie, vu que, primitivement, les poètes jouaient eux-mêmes leurs tragédies. Il est donc évident qu'elle a une place dans la rhétorique, aussi bien que dans la poétique. Certains en ont traité (03) entre autres Glaucon de Téos. IV. Cette action réside dans la voix, qui sera tantôt forte, tantôt faible, tantôt moyenne (et il faut examiner) comment on doit s'en servir pour exprimer chaque état de l'âme, quel usage faire des intonations qui la rendront tour à tour aiguë, grave ou moyenne, et de certains rythmes suivant chaque circonstance, car il y a trois choses à considérer : ce sont la grandeur, l'harmonie et le rythme (04). Dans les concours, c’est presque toujours l'action qui fait décerner le prix, et tout comme, dans cet ordre, les acteurs l'emportent actuellement sur les poètes, il en est de même dans les débats politiques, par suite de l'imperfection des gouvernements (05). V. Sur cette matière, l'art n'est pas encore constitué, parce que l'action n'est venue que tardivement s'appliquer à l'élocution et que, à bien la considérer, elle paraît être futile ; seulement, comme un traité de rhétorique doit d'un bout à l'autre être rédigé en vue de l'opinion, il nous faut nous préoccuper non point de ce qui est bien en soi, mais de ce qui est nécessaire, attendu qu'il convient, à vrai dire, en fait de discours, de ne pas s'appliquer à autre chose de plus qu'à ne pas affliger ni réjouir (l'auditoire). La justice, en effet, c'est de lutter en s'armant des seuls faits, si bien que tout ce qui est étranger à la démonstration est superflu. Toutefois (l'action) a une grande puissance, comme on vient de le dire, par suite de l'imperfection morale des auditeurs. VI. Ainsi donc la question de l'élocution a un côté quelque peu nécessaire en toute sorte d'enseignement, car il est assez important, pour faire une démonstration quelconque, de parler de telle ou telle façon, mais ce n'est pas déjà d'une aussi grande importance (que pour la rhétorique) ; car tout, dans cet art, est disposé pour l'effet et en vue de l'auditeur. Aussi personne ne procède ainsi pour enseigner la géométrie. Lorsque, par conséquent (l'action) interviendra, elle donnera le même résultat que l'hypocritique (06). VII. Quelques-uns ont entrepris de traiter en peu de mots cette dernière question (au point de vue oratoire) ; Thrasymaque (07), par exemple, dans son livre sur l'Art d'exciter la pitié. La faculté hypocritique est une faculté naturelle et indépendante de l'art (08) ; mais, rattachée à l'élocution, elle en devient dépendante. Voilà pourquoi ceux qui ont du talent en ce dernier genre remportent des triomphes à leur tour, comme les orateurs préoccupés de faction ; car les discours écrits valent plutôt par l'expression que par la pensée (09). VIII. Ce furent les poètes qui les premiers commencèrent à provoquer les mouvements de l'âme (10), et c'était naturel ; car les dénominations sont des imitations, et la voix est chez nous la partie la plus apte de toutes à l'imitation : c'est ce qui a donné naissance à la rapsodie, à l'hypocritique et à d'autres arts, du reste. IX. Mais comme les poètes, tout en ne disant que des futilités, semblaient devoir au style la gloire qu'ils acquéraient, il s'ensuit que le style poétique vint le premier ; tel, par exemple, celui de Gorgias. Et maintenant encore, bien des gens dépourvus d'instruction trouvent que ceux qui le pratiquent sont les plus beaux parleurs ; or cela n'est pas : autre est le langage de la prose, autre celui de la poésie, et un fait le démontre : ceux qui composent des tragédies ne l'emploient pas de la même façon ; mais, de même que, des tétramètres ils sont passés au mètre ïambique (11), parce que celui-ci ressemblait plus que tout autre à la prose (12), de même, ils évitent les expressions étrangères au langage de la conversation, ou les termes ornés que recherchaient leurs devanciers et que recherchent encore ceux qui, aujourd'hui, composent des hexamètres (13). Aussi serait-il ridicule d'imiter ceux qui ne font plus eux-mêmes usage de ce genre de style. X. On le voit donc, nous n'avons pas à étudier en détail toute la question de l’élocution, mais seulement l'élocution qui se rapporte à notre objet (14). Quant à l'autre, on en a parlé dans le traité sur la Poétique (15). CHAPITRE II Sur les qualités principales du style. I. Telles étaient les considérations à faire valoir. Maintenant, on devra établir que le mérite principal de l'élocution consiste dans la clarté; la preuve, c'est que le discours, s'il ne fait pas une démonstration, ne remplit pas son rôle. Il consiste aussi à ne tomber ni dans la bassesse, ni dans l'exagération, mais à observer la convenance; car l’élocution poétique ne pécha sans doute point par la bassesse, mais elle ne convient pas au discours en prose. II. Parmi les noms et les verbes, ceux-là rendent l'élocution claire qui sont des termes propres. Quant à ce qui a pour effet de lui ôter la bassesse et de lui donner de l'élégance, ce sont d'autres termes qui ont été expliqués dans le traité de la Poétique. En effet, la substitution d'un mot à un autre donne à l'élocution une forme plus élevée, car l'effet différent que produisent sur nous des étrangers et nos concitoyens est produit également par l'élocution (16). III. Voilà pourquoi il faut donner au langage un cachet étranger, car l'éloignement excite l'étonnement, et l'étonnement est une chose agréable. En poésie, plusieurs éléments amènent ce résultat et sont de mise dans ce genre-là, attendu que l'on voit de plus loin les choses et les personnes dont il est question. Mais, dans le discours pur et simple, ces éléments sont beaucoup moins nombreux, car le sujet est moins relevé. D'autant plus que, dans ce genre-ci, soit qu'on fasse parler le beau langage à un esclave ou à un tout jeune homme, ou qu'on l'applique à des sujets tout à fait secondaires, l'inconvenance n'en sera que plus sensible. Toutefois, même pour traiter de tels sujets, la convenance se prêtera tantôt au langage condensé, tantôt à l'ampleur. Aussi doit-on parler ainsi sans laisser voir l'art, et s'appliquer à ne pas paraître user d'un langage apprêté, mais naturel; car celui-ci amène la conviction et celui-là produit l'effet contraire. En effet, on est alors prévenu contre l'orateur comme s'il était insidieux, de même qu'on se défie des vins mélangés. C'est ainsi que la voix de Théodore prévenait ses auditeurs contre celle des autres acteurs; la sienne ressemblait à celle du personnage, tandis que celles des autres paraissaient affectées. V. L'artifice se dérobe heureusement lorsque l'on compose un discours en choisissant ses termes dans le langage de la conversation. C'est ce que fait Euripide et c'est lui qui, le premier, a donné l'exemple. Comme le discours est formé de noms et de verbes et qu'il y a autant d'espèces de noms qu'on l'a exposé dans la Poétique (17), il faut n'employer que rarement, et en peu d'occasions, les mots étrangers (18), les mots composés et les mots forgés. Quelles sont ces occasions, nous le dirons plus tard (19) ; pour quel motif (elles sont rares), nous l'avons dit (20), c'est que l'on s'éloigne ainsi davantage du style convenable. VI. Le terme propre et familier, la métaphore, telles sont les seules expressions utiles pour l'élocution dans le discours pur et simple. La preuve en est dans ce fait que tout le monde n'emploie que celles-là. En effet, tout le monde use des métaphores dans la conversation, ainsi que des termes familiers et propres. Et par suite, il est évident que, si l'on procède avec habileté, on aura un langage étranger, l'art se dérobera et l'on sera clair, ce qui était tout à l'heure la qualité principale du langage oratoire. VII. Parmi les noms, les homonymies (21) sont surtout utiles au sophiste, car c'est grâce à elles qu'il accomplit sa mauvaise action ; les synonymies seront surtout utiles au poète : or je parle ici des termes à la fois synonymes et propres ; par exemple, poreæesyai et badÛzein (22), qui sont tous deux propres et synonymes l'un de l'autre. Qu'est-ce que signifie chacune de ces qualifications ; combien y a-t-il d'espèces de métaphores ; quelle en est la valeur, soit en poésie, soit dans le discours ; encore une fois, on l'a dit dans la Poétique. VIII. Pour le discours, il faut apporter d'autant plus de travail dans leur application, que cette forme de langage a moins de ressources, comparée à la versification ; que la clarté, l'agrément du style et sa physionomie étrangère sont particulièrement du ressort de la métaphore, et que l'on ne peut trouver cet avantage ailleurs. IX. Il faut aussi parler des épithètes et des métaphores convenables ; cela résultera de l'analogie. Si celle-ci n'existe pas, la métaphore paraîtra manquer de convenance, vu que ce sont les contraires qui paraissent se prêter le mieux au parallèle. Seulement il faut examiner, si l'on donne une robe de pourpre au jeune homme, quelle robe on donnera au vieillard ; car le même vêtement ne convient pas aux deux âges. X. Si tu veux glorifier (il faut) tirer la métaphore de ce qu'il y a de meilleur parmi les choses du même genre ; si tu veux blâmer, la tirer de ce qu’il y a de plus mauvais. J'entends, par exemple, que, comme il y a des contraires dans un même genre, dire que l'un en mendiant fait une prière et que l'autre en faisant une prière mendie, par cela même que des deux côtés il y a des demandes, c'est là faire la chose en question. Iphicrate disait que Callias était un mhtragærthw, et non pas un d&doèxow (23), et celui-ci répondit qu'Iphicrate était, lui, un Žmæhtow(24) que, autrement, il ne l'aurait pas appelé un mhtragærthw, mais un d&doèxow . En effet, les deux termes s'appliquent au culte divin ; seulement l'un est honorable, et l'autre ne l'est pas. Autre exemple : il y a des gens qui qualifient du nom de dionosokñlakew (25) ceux qui, entre eux, s'appellent des texnÝtai (artistes) ; or ces termes sont tous deux des métaphores, appliquées l'une par des gens qui veulent avilir (la profession), l'autre par des gens qui veulent faire le contraire. C'est encore dans le même esprit que les brigands se donnent entre eux, aujourd'hui, le nom de poristaÛ (agents d'approvisionnement). De là vient que, de celui qui a causé un préjudice, on peut dire qu'il a fait erreur et, de celui qui a fait erreur, qu'il a causé un préjudice, ou de celui qui a fait disparaître, qu'il a pris ou qu'il a pillé (26). Dans le vers du Télèphe d'Euripide (27) : "Commandant aux rames et ayant fait voile vers la Mysie," il y a manque de convenance, parce que « commander » dit plus qu'il ne faut. Le poète n'a donc pas dissimulé le procédé. XI. II y a faute aussi dans les syllabes si elles ne représentent pas un son agréable ; comme, par exemple, lorsque Denys, l'homme d'airain (28), dans ses élégies nomme la poésie « le cri de Calliope » (au lieu de chant) attendu que les deux mots signifient un son : mais la métaphore est mauvaise, étant empruntée à des sons non mélodieux. XII. En outre, il ne faut pas tirer de loin les métaphores, mais les emprunter à des objets de la même famille et de la même espèce, de façon que, si les choses ne sont pas nommées, on leur donne l'appellation qui se rattache manifestement au même ordre d'idées. Exemple, cette énigme bien connue (29) J'ai vu un homme qui, avec du feu, collait de l'airain sur la peau d'un autre homme. L'action subie n'est pas nommée, mais dans les termes il y a une idée d'application. L'auteur a donc appelé "collage" l'application de la ventouse (30). Au surplus, il faut, absolument parlant, emprunter des métaphores modérées à des allusions convenablement énigmatiques ; car les métaphores sont des allusions, et c'est à quoi l'on reconnaît que la métaphore a été bien choisie. XIII. Il faut aussi les emprunter à de belles expressions : or la beauté d'un mot, comme le dit Lycimnius (31) réside ou dans les sons, ou dans la signification ; la laideur d'un mot pareillement. En troisième lieu, il y a ce qui renverse un raisonnement sophistique ; car il ne faut pas dire, comme Bryson (32), qu'une parole ne sera jamais déplacée si la signification est la même, soit que l'on emploie telle expression ou telle autre. Cela est faux ; car tel terme est plus propre qu'un autre, même plus rapproché de l'objet dénommé et plus apte à représenter la chose devant les yeux. De plus, tel mot, comparé à tel autre, n'a pas une signification semblable, et, par suite, il faut établir que l'un sera plus beau ou plus laid que l'autre. En effet, tous deux servent à marquer la signification de ce qui est laid et de ce qui est beau, mais non pas en tant que beau, et non pas en tant que laid ; ou, s'il en est ainsi, il y aura du plus ou du moins. Voici d'où l'on doit tirer les métaphores : des mots qui aient de la beauté dans le son, ou dans la valeur, ou dans leur aspect, ou enfin par quelque autre qualité sensible. Il est préférable de dire, par exemple, =odod‹ktulow ®Åw (33), plutôt que foinikod‹ktulow (34), ou, ce qui est encore plus mauvais, eçruyrod‹ktulow (35). XIV. Dans le choix des épithètes, on peut employer des appositions tirées de ce qui est mauvais ou laid ; comme, par exemple, "le meurtrier de sa mère" (36). On peut encore les tirer de ce qui est meilleur, comme "le vengeur de son père (37)". Simonide aussi, comme certain vainqueur aux courses de mules lui accordait une rémunération trop faible, refusa de composer une poésie en son honneur, alléguant qu'il lui répugnait de chanter à propos de mulets ; mais l'autre lui accordant une somme suffisante, il fit ce vers : Salut, filles de cavales rapides comme la tempête, bien que ces mules fussent aussi filles des ânes. XV. Ajoutons l'atténuation. On distingue entre autres celle qui affaiblit l'importance du bien ou du mal. C'est ainsi qu'Aristophane emploie, en manière de plaisanterie, dans les Babyloniens, le terme de miette d'or pour or, petit vêtement pour vêtement, petite injure pour injure, petite maladie pour maladie. Seulement il faut user avec prudence des diminutifs et observer une juste mesure dans l'emploi de l'un ou de l'autre terme (38). CHAPITRE III Sur le style froid. I. Les expressions sont froides, quant au style, dans quatre cas différents. D'abord dans celui des mots composés. Exemple: Lycophron (39) dit : le ciel poluprñsvpow ; (aux nombreuses faces), la terre, megalokñrufow (aux grandes cimes), une rade stenñporow (à l'entrée étroite) (40). Gorgias disait : un flatteur ptvxñmousow (artiste en fait de mendicité) ; il a employé aussi les mots ¡piork®santaw (ceux qui se sont parjurés) et kateuork®santaw (ceux qui ont contre-juré la vérité) (41). Alcidamas: "l'âme remplie de courroux, et la face devenue purÛxrvn (rouge comme du feu) ;"il pensait que son ardeur leur serait telesfñrow (les emporterait vers leur but) ; il faisait de la persuasion le telesfñrow des discours (l'agent qui mène au but) ; il nommait kuanæxrvn (couleur d'azur) la surface de la mer. Toutes ces expressions, en leur qualité de mots composés, appartiennent à la langue poétique. II. Voilà donc une première cause de froideur ; il en est une autre qui consiste dans l'emploi des termes étranges. C'est ainsi que Lycophron appelait Xerxès un homme-colosse, et Scipion un homme-fléau. Alcidamas fait de la poésie "un amusement" ; il parle de l'ŽtasyalÛa (la folie cruelle) de la nature, et d'un homme "aiguillonné par la fureur effrénée de la pensée". III. Une troisième cause réside dans les épithètes lorsqu'elles sont tirées de loin, placées mal à propos ou trop rapprochées. Ainsi, en poésie, l'on dira très bien "un lait blanc..." ; mais, dans le langage de la prose, les épithètes, ou sont hors de mise, ou, si elles font pléonasme, trahissent l'art et rendent manifeste la présence de la poésie. Ce n'est pas qu'on ne doive en faire quelque usage, car elle change le terme habituel et donne au style une physionomie étrangère ; seulement il faut atteindre la juste mesure, car, sans cela, le mal produit serait encore plus grand que si l'on parlait sans art. Dans le premier cas, l'élocution n'est pas bonne, mais dans le second elle est mauvaise. C'est ce qui fait paraître froides les expressions qu'emploie Alcidamas. Car ce n'est pas l'assaisonnement, mais l'aliment de son style, que ces épithètes multipliées, exagérées, brillantes à l'excès. Ainsi, au lieu de dire "la sueur", il dira "la sueur humide" ; il ne dira pas "aux jeux isthmiques", mais "à la solennité des jeux isthmiques" ; ni "les lois", mais "les lois, reines des cités" (42) ; ni "dans la course", mais "dans l'entraînement de l'âme qui nous fait courir" ; ni "ayant reçu un musée", mais "le musée de la nature". Il dira : "le sombre souci de l'âme" ; et non pas "l'auteur de la faveur", mais "l'auteur de la faveur populaire et le dispensateur du plaisir de ses auditeurs" ; et non pas "il recouvrit de rameaux", mais "de rameaux provenant de la forêt" ; non pas "il voila son corps", "mais la pudeur de son corps". Il dira : "le désir, contre-imitateur de l'âme". Ce dernier terme est tout ensemble un mot composé et une épithète, de sorte qu'il devient une expression poétique. Il dira de même "le comble superlatif de la méchanceté". Aussi ceux qui s'expriment poétiquement hors de propos pèchent par le ridicule et par la froideur, et leur verbiage produit l'obscurité ; car, s'ils ont affaire à un auditoire au courant de la question, ils dissipent la notion claire en la couvrant de ténèbres. On a recours, d'ordinaire, aux mots composés, lorsque manque le terme propre et que le mot est bien composé, comme, par exemple, xronotribeÝn (perdre son temps) : mais, si le fait est fréquent, ce sera toujours un langage poétique. Aussi le mot composé est surtout utile à ceux qui font des dithyrambes, lorsqu'ils recherchent les termes sonores. Les mots étranges le seront surtout aux poètes épiques, lesquels recherchent la majesté et la hardiesse ; la métaphore, aux poètes ïambiques, car ceux-ci en font usage encore aujourd'hui, comme nous l'avons dit. IV. En quatrième lieu, la froideur a pour cause la métaphore ; car il y a des métaphores déplacées : les unes parce qu'elles sont ridicules, attendu que les poètes comiques ont aussi recours aux métaphores, les autres par ce qu'elles ont de trop majestueux et de tragique. De plus, elles sont obscures, si l'on va les chercher trop loin. V. Voici des exemples pris dans Gorgias : "Les choses pâles et ensanglantées." - "mais toi, c'est à ta honte que tu as semé cela, et ta moisson a été criminelle." Toutes ces expressions sentent trop la poésie. C'est comme dans Alcidamas : "La philosophie, rempart des lois." - "L'Odyssée, miroir fidèle de la vie humaine,"- "n'offrant aucun agrément aussi grand à la poésie". En effet, toutes ces expressions sont inefficaces pour amener la conviction, par les motifs donnés précédemment. Le mot de Gorgias, sur une hirondelle qui, en volant, laissa tomber sa fiente sur lui, serait tout à fait digne d'un poète tragique : "C'est vraiment honteux, ô Philomèle !" Pour un oiseau, un tel acte n'était pas honteux ; il le serait de la part d'une jeune fille, Le reproche, par conséquent, Pût été bien placé s'il se fût adressé à ce qu'elle a été, mais il ne l'est pas, s'adressant à ce qu'elle est maintenant (43). CHAPITRE IV Sur l’image. 1. L'image est aussi une métaphore, car il y a peu de différence entre elles. Ainsi, lorsque (Homère) dit en parlant d'Achille : "Il s'élança comme un lion (44)," il y a image ; lorsqu'il a dit : "Ce lion s'élança," il y a métaphore. L'homme et l'animal étant tous deux pleins de courage, il nomme, par métaphore, Achille un lion. II. On emploie aussi l'image dans la prose ; seulement c'est rare, attendu qu'elle est propre à la poésie. On place les images de la même manière que la métaphore, car ce sont des métaphores qui se distinguent des autres par la différence qu'on vient d'indiquer. III. Les images sont, par exemple, ce que dit Androtion (45) sur Idrée (46) : qu'il ressemblait à de petits chiens qu'on vient de déchainer ; que ceux-ci se jettent sur les gens et les mordent ; que, tout de même, Idrée, sortant de prison, est inabordable. C'est encore ainsi que Théodamas comparait Archidamus à Euxène, ignorant en géométrie, et, d'après la même relation, Euxène sera un Archidamus géomètre (47) Telle encore la comparaison qui figure dans la République de Platon (48) et d'après laquelle ceux qui dépouillent les morts ressemblent à de petits chiens qui mordent les pierres qu'on leur jette, sans toucher ceux qui les lancent. Telle encore cette image, relative au peuple, qu'il est dans la situation d'un pilote à la main solide, mais qui aurait l'oreille dure (49). Telle l'image relative aux vers des poètes, à savoir : qu'ils ressemblent aux jeunes gens sans beauté ; ceux-ci quand ils n'ont plus la leur de la jeunesse, ceux-là quand ils sont démembrés, ne sont plus reconnaissables (50). Telle l'image de Périclès, visant les Samiens : "Ils ressemblent, disait-il, aux enfants, qui reçoivent la nourriture, mais continuent de pleurer." Telle encore celle qu'il faisait sur les Béotiens : "Ils ressemblent, disait-il, aux chênes verts ; car les chênes verts se cassent entre eux (51) et les Béotiens se battent les uns contre les autres." Démosthène disait du peuple qu'il ressemblait à ceux qui ont des nausées sur un navire. Démocrate comparait les orateurs aux nourrices qui, mangeant les aliments (52), frottent de salive les lèvres des enfants (53). Antisthène comparait le maigre Céphisodote à l'encens qui fait plaisir en se consumant. Il est permis de voir dans tous ces exemples, et des images et des métaphores, de telle sorte que toutes celles qui sont goûtées, étant dites comme métaphores, seront évidemment tout aussi bien des images, et que les images sont des métaphores qui demandent à être expliquées. IV. Il tant toujours que la métaphore réponde à une métaphore corrélative, qu'elle porte sur les deux termes (de la corrélation) et s'applique à des objets de même nature. Si, par exemple, la coupe est le bouclier de Dionysos (Bacchus), on pourra dire, avec le même à-propos, que le bouclier est la coupe d'Arès (Mars) (54). Tels sont les éléments dont se compose le discours (55). CHAPITRE V Il faut parler grec. I. La principale condition à remplir, c'est de parler grec. Cela consiste en cinq choses. II. Premièrement, dans les conjonctions, au cas où l'on veut expliquer qu'elles sont naturellement appelées à se produire au premier rang, comme quelques-uns l'exigent ; de même que m¡n et ¤gÆ m¡n exigent d¡ et õ d¡ (56). Mais il faut, autant que la mémoire le permet, faire correspondre les conjonctions les unes aux autres, en évitant une suspension trop prolongée et le placement d'une conjonction avant celle qui est nécessaire ; car il arrive rarement que ce soit à propos. "Moi, de mon côté, puisqu'il s'est adressé à toi... car Cléon est venu (à moi) me priant, me pressant, - je partis les ayant emmenés avec moi (57)." En effet, dans cet exemple, on a introduit beaucoup de conjonctions avant celle qui devait venir, et, s'il y a un grand intervalle pour arriver à je partis, le sens est obscur. Donc la première condition c'est le bon emploi des conjonctions. III La seconde, c'est d'employer des termes propres et non compréhensif (58). IV. La troisième, d'éviter les termes ambigus ; et cela, à moins que l'on ne préfère le contraire, ce que l'on fait lorsque l'on n'a rien à dire et que l'on veut avoir l'air de dire quelque chose. C'est le cas de ceux qui s'expriment en langage poétique : Empédocle, par exemple ; car une grande circonlocution donne le change et les auditeurs sont dans la situation de beaucoup de gens qui vont trouver les devins. Lorsque ceux-ci prononcent des oracles ambigus, on accepte leur avis : "Crésus, passant l'Halys, détruira une grande puissance." C'est précisément pour s'exposer à une erreur moins grave que les devins énoncent les choses d'après les genres. On trouve mieux, lorsqu'on joue à pair ou non, en disant simplement pair ou impair qu'en disant un nombre, et en disant que telle chose sera qu'en disant dans quel temps. Voilà pourquoi les diseurs d'oracles n'ajoutent pas, dans leur réponse, la détermination du temps. Toutes ces choses-là se ressemblent ; aussi, à moins de quelque motif particulier pris dans cet ordre, il faut les éviter. V. La quatrième distingue, comme l'a fait Protagoras, les genres des noms masculins, féminins et neutres (59) ; car il faut exprimer ces genres correctement : "Elle est venue, et, après avoir causé, elle est partie." VI. La cinquième consiste à nommer correctement ce qui est en grand nombre, en petit nombre et à l'état d'unité : "Ces gens, dès qu'ils furent arrivés, se mirent à me frapper..." Il faut d'une manière absolue bien lire ce qui est écrit, et bien le prononcer, ce qui revient au même. C'est là une chose que la multiplicité des conjonctions rend difficile, ainsi que les phrases qu'il n'est pas aisé de ponctuer, comme celles d'Héraclite (60) ; car la ponctuation, dans Héraclite, est tout un travail, parce qu'on ne voit pas à quel membre se rattache la conjonction, si c'est au précédent ou au suivant. Prenons pour exemple le début de son livre. Il s'exprime ainsi : "Cette raison qui existe toujours les hommes sont incapables de la comprendre." On ne voit pas clairement si c'est après toujours qu’il faut ponctuer (61). VII. De plus, c est faire un solécisme que de ne pas attribuer, dans la liaison des mots entre eux, la, forme qui convient. Par exemple, le mot voyant, qui n'a pas une signification commune, accordé avec le bruit ou la couleur ; tandis que le mot percevant est commun. II y a obscurité lorsque tu parles d'un fait que tu n’as pas annoncé, et que tu vas intercaler une grande incidence ; par exemple : "Je me proposais, en effet, après avoir causé avec lui et fait ceci, puis cela, et de telle ou telle manière, de partir" au lieu de : "Je me proposais, en effet, après avoir causé, de partir puis je fis ceci et cela et de telle manière. " CHAPITRE VI Sur l'ampleur du style. I. Voici ce qui contribue à l'ampleur de l'élocution donner l'explication d'un nom à la place du nom lui-même ; ne pas dire un cercle, par exemple, mais "un plan situé à égale distance du point central" ; tandis que, pour obtenir la concision, le nom, au contraire, sera mis à la place de l'explication (62). II. L'un ou l'autre procédé dépendra du caractère bas ou inconvenant de l'expression. Si la bassesse est dans l'explication, on emploiera le nom ; si elle est dans le nom, l'emploi de l'explication sera préférable. III. Exprimer sa pensée avec des métaphores et des épithètes, pourvu que l'on se garde du style poétique. IV. Du singulier faire le pluriel, à l'exemple des poètes. Bien qu'il y ait un seul port, ils disent néanmoins : "Vers les ports achéens (63)" Ils disent encore : Voici les plis nombreux d'une tablette (64). V. Ne pas joindre (les mots), mais les faire succéder chacun à chacun : "de la femme qui est la nôtre,"et, si l'on recherche la concision, faire le contraire : "de notre femme." VI. Parler avec conjonctions, et, si l'on veut être concis, parler sans conjonctions, mais en évitant le style haché ; par exemple : "étant parti, et ayant causé ; - étant parti, j'ai causé." VII. Pratiquer le procédé avantageux d'Antimaque (65), lequel consiste à parler de choses qui n'importent pas au sujet, comme le fait ce poète à propos de Teumessos (66) : Il est une petite colline exposée au vent... , car on peut amplifier ainsi indéfiniment. Le procédé consistant à dire ce qu'une chose n'est pas peut s'appliquer aux bonnes et aux mauvaises, selon l'utilité qu'on y trouve. De là vient que les poètes introduisent des expressions telles que "le chant sans cordes, le chant sans lyre (67)". Et ils les obtiennent au moyen des formes privatives. Ce procédé fait bon effet dans les métaphores qui reposent sur l'analogie ; comme, par exemple, de dire que (le son de) la trompette est un chant sans lyre. CHAPITRE VII Sur la convenance du style. I. L'élocution sera conforme à la convenance si elle rend bien les passions et les moeurs, et cela dans une juste proportion avec le sujet traité. II. Il y aura juste proportion si l'on ne parle ni sans art sur des questions d'une haute importance, ni solennellement sur des questions secondaires, et pourvu que l'on n'adapte pas un terme fleuri (68) au nom d'une chose ordinaire ; sinon, la comédie apparaît, et c'est ce qui arrive à Cléophon (69) ; il affectait certaines expressions dans le genre de celle-ci : "Vénérable figuier." III. L'élocution rendra l'émotion d'un homme courroucé s'il s'agit d'un outrage. A-t-on à rappeler des choses impies et honteuses ? il faudra s'exprimer en termes (respectivement) sévères et réservés, - Des choses louables ? en termes admiratifs ; - des choses qui excitent la pitié ? dans un langage humble ; et ainsi du reste. IV. L'élocution appropriée à la circonstance rend le fait en question probable ; car notre âme se fait alors cette illusion que l'orateur dit la vérité, parce que, dans des conditions analogues, elle serait affectée de même, et par suite l'on pense, lors même qu'il n'en est pas ainsi, que les choses se passent comme il le dit. V. L'auditeur partage les émotions que l'orateur fait paraître dans ses discours, même s'ils ne disent rien. Voilà d'où vient que beaucoup d'orateurs frappent l'esprit des auditeurs en faisant grand bruit. VI. La manifestation des moeurs est celle qui se fait parles indices, attendu que chaque genre et chaque condition (§jiw) donnent lieu à une manifestation corrélative. J'entends par genre, au point de vue de l'âge, par exemple, un enfant, ou un homme mûr, ou un vieillard ; j'entends aussi un homme ou une femme, un Lacédémonien ou un Thessalien. VII. J'appelle condition ce qui fait que par sa vie un homme est tel ou tel ; car les diverses existences humaines ne sont pas dans une condition quelconque. Si donc l'on emploie des expressions appropriées à la condition, l'on aura affaire aux moeurs. En effet, un homme inculte et un homme éclairé n'auront pas le même langage ni la même manière de parler. Une locution qui produit un certain effet sur les auditeurs et dont les logographes usent à satiété, c'est, par exemple. "Qui ne sait... ?"ou encore : "tout le monde sait... (70)" Là-dessus l'auditeur est gagné, car il rougirait de lie pas partager une connaissance acquise par tous les autres. VIII. L'opportunité ou l'inopportunité dans l'application est un fait commun à tous ces artifices. IX. Or il est un remède rebattu pour corriger avant (l'auditeur) n'importe quelle exagération (71) c'est de se (la) reprocher à soi-même, car il semble alors que l'orateur est dans le vrai, du moment qu'il n'ignore pas ce qu'il fait. X. De plus, ne pas employer en même temps tous les procédés qui sont en corrélation, car c'est un moyen de donner le change à l'auditeur. J'entends par là qu'il ne faut point, si les expressions sont dures, prendre une voix et un visage à l'avenant (72). Sinon, chaque démonstration apparaît telle qu'elle est : mais, si l'on tait l'une de ces choses et non pas (autre sans le laisser voir, l'effet sera le même. Si, par conséquent, l'on exprime les choses douces en termes durs et les choses dures en termes doux, le discours apportera la conviction (73). XI. Les épithètes, les mots composés pour la plupart, et surtout les mots étrangers sont ceux qui conviennent à celui qui parle le langage de la passion. On excuse un homme en colère de dire un malheur "grand comme le ciel (74) " ou "colossal" ; de même lorsqu'il est déjà en possession de son auditoire, et qu'il l'aura enthousiasmé par des louanges, ou des reproches, ou par la colère, ou par l'affection. C'est ainsi qu'Isocrate par exemple à la fin du Panégyrique, met en oeuvre les mots de "gloire" et de "Mémoire (75)" et cette expression : "Ceux qui ont enduré... (76)" Car c'est dans ces termes que s'expriment ceux qu'emporte l'enthousiasme. De cette façon, l'auditoire évidemment accepte un tel langage, une fois mis dans le même état d'esprit. Aussi ce style convient-il pareillement à la poésie ; car la poésie a quelque chose d'inspiré. Il faut donc s'exprimer ainsi, ou bien le faire avec ironie, comme le faisait Gorgias, ou comme on le voit dans le Phèdre (77). CHAPITRE VIII Sur le rythme oratoire. 1. L'élocution ne doit ni affecter la forme métrique, ni être dépourvue de rythme. Si elle est métrique, elle n'est pas probante, car elle paraît empruntée, et eu même temps elle distrait l'auditeur, en portant son attention sur la symétrie et sur le retour de la cadence ; tout comme les gamins préviennent le crieur lorsqu'il demande qui est-ce que l'affranchi adoptera pour patron (78), en disant : "C'est Cléon (79)." II. Si le discours manque de rythme, la phrase ne finit pas. Or il faut que la phrase finisse, mais non pas au moyen du mètre. Un discours sans repos final est insaisissable et fatigant. Toutes choses sont déterminées par le nombre, et le nombre appliqué à la forme de l'élocution, c'est le rythme, duquel font partie les mètres avec leurs divisions. III. Voilà pourquoi le langage, de la prose doit nécessairement posséder un rythme, mais non pas un mètre ; car ce serait alors de la poésie. Du reste, il ne s'agit pas d'un rythme dans toute la rigueur du mot, mais de quelque chose qui en approche. IV. Parmi les rythmes (80), l'héroïque est majestueux et n'a pas l'harmonie propre à la prose (81). L'ïambe se rapproche du langage ordinaire ; aussi, de tous les mètres, ce sont les ïambes que l'on forme le plus souvent en parlant. Mais il faut nécessairement (dans le discours) quelque chose de majestueux et qui transporte l'auditoire. Le trochaïque convient plutôt à la danse appelée cordace, comme le font voir les tétramètres ; car le rythme des tétramètres semble courir. Reste le péan (82) dont Thrasymaque a fait usage le premier. Seulement ses imitateurs ne pouvaient le définir ; or le péan est le troisième rythme et fait suite aux rythmes précités ; car il est dans le rapport de 3 à 2, et, des deux précédents, l'un est dans le rapport de 1 à 1, et l'autre dans celui de 2 à 1. Vient après ces rapports l'hémiole (sesquialtère) ; or c'est celui du péan. V. Quant aux autres, il faut les laisser de côté pour les raisons données plus haut et parce qu'ils sont métriques. Le péan est d'un bon emploi, vu que, considéré isolément, il ne sert pas de mesure aux rythmes précités, de sorte que c'est lui qui se dissimule le mieux. Aujourd'hui donc, on emploie un péan, et cela au début ; mais il faut que le début et la fin différent (83). VI. Il y a deux formes de péans opposées l'une à l'autre : l'une d'elles convient au début ; c'est le péan qui commence par une longue et finit avec trois brèves. Ainsi : Dialogen¢w eàte LukÛan (84)... et Xruseokñma †Ekate, paÝ Diñw (85)... ; l'autre péan, au contraire, est celui où trois brèves viennent en premier lieu et la longue en dernier : MetŒ d¡ gn ìdata t' Èkeanòn ±f‹nise næj (86). Ce péan sert de finale (87), car la syllabe brève, étant incomplète (88), produit quelque chose de tronqué, tandis qu'il faut que la finale soit tranchée au moyen de la longue et soit bien marquée, non point par les soins du copiste, ni par le signe de ponctuation, mais par le rythme. VII. Ainsi donc, comme quoi l'élocution doit être bien rythmée et non pas dépourvue de rythme, quels rythmes la rendent bien rythmée et dans quelles conditions ils la rendent telle, nous venons de l'expliquer. CHAPITRE IX Du style continu et du style périodique. I. Il faut ou que l'élocution soit continue et liée par la conjonction, de même que l'introduction dans les dithyrambes, ou bien qu'elle procède par tours et retours (89), semblable en cela aux antistrophes des anciens poètes. II. L'élocution continue est celle des anciens. "Voici l'exposition de l'histoire d'Hérodote le Thurien (90)..." Précédemment, tous les écrivains employaient ce tour, mais aujourd'hui c'est le petit nombre. J'appelle élocution continue celle qui ne prend fin que lorsque la chose à dire est terminée. Elle manque d'agrément, en raison de son caractère indéfini ; car tout le monde aime à saisir la fin. C'est ainsi que, (dans les courses) arrivé aux bornes, on est essoufflé et l'on est à bout de forces, tandis qu'auparavant, en voyant devant soi le terme (de la course), on ne sent pas encore sa fatigue. Voilà donc ce que c'est que l'élocution continue. III. Elle procède par tours et retours quand elle consiste en périodes. Or j'appelle période une forme d'élocution qui renferme en elle-même un commencement et une fin, ainsi qu'une étendue qu'on peut embrasser d'un coup d'oeil. Elle est agréable et facile à saisir : agréable, parce qu'elle est le contraire de celle qui ne finit pas et que l'auditeur croit toujours posséder un sens, vu qu'on lui présente toujours un sens défini, tandis qu'il est désagréable de ne pouvoir jamais rien prévoir, ni aboutir à rien ; - facile à saisir en ce qu'elle est aisément retenue, ce qui tient à ce que l'élocution périodique est assujettie au nombre, condition la plus favorable à la mémoire, d'où vient que tout le monde retient les vers mieux que la prose ; car ils sont assujettis au nombre, qui leur sert de mesure. IV. Il faut que la période se termine avec le sens et ne soit pas morcelée, comme ces ïambes de Sophocle (sic) : KaludÆn m¡n, ´de gaÝa PelopeÛa Xyonñw... (91) En effet, cette division pourrait faire comprendre tout autre chose que (la pensée du poète), comme qui dirait, dans cet exemple, que Calydon est dans le Péloponnèse. V. La période est tantôt composée de membres, tantôt tout unie. La période composée de membres est à la fois achevée et divisée, avec des repos commodes pour la respiration, établis non pas dans chaque partie comme pour la période précitée, mais dans sa totalité. Le membre est l'une de ces deux parties (92). J'appelle période tout unie celle qui n'a qu'un membre. VI. Les membres, ainsi que les périodes, ne doivent être ni écourtés, ni prolongés. Trop de brièveté fait souvent trébucher l'auditeur ; car il arrive nécessairement, quand celui-ci, lancé sur une certaine étendue dont il mesure le terme en lui-mètre, est brusquement interrompu par un arrêt de la phrase, qu'il trébuche, comme devant un obstacle (93). Par contre, trop de longueur fait que l'auditeur vous abandonne, de même que ceux qui retournent sur leurs pas au delà du terme de la promenade ; car ces derniers abandonnent ceux qui se promènent avec eux. Il en est de même des périodes prolongées. Le discours ressemble alors à une introduction (dithyrambique) et il arrive ce que Démocrite de Chio reproche à Mélanippide (94) en le raillant d'avoir fait des introductions, au lieu de faire des antistrophes : L'homme se nuit à lui-même en voulant nuire à autrui (95). Et l'introduction prolongée nuit surtout à celui qui l'a faite (96). En effet, c'est le cas d'appliquer ce reproche aux périodes à longs membres. Alors, si les membres sont écourtés, il n'y a plus de période. VII. Le style composé de membres procède tantôt par divisions, tantôt par antithèses ; par divisions, comme dans cet exemple : "Je me suis souvent étonné que, parmi ceux qui ont réuni des panégyries et qui ont institué des concours gymniques (97)... ;" - par antithèses ; auquel cas un contraire est placé auprès ou en face de son contraire, ou bien le même est relié à ses contraires. Exemple: "Ils furent utiles à ces deux classes de personnes, ceux qui demeurèrent et ceux qui les suivirent, car, en faveur de ces derniers, ils acquirent plus de bien qu'ils n'en avaient chez eux, et aux autres ils laissèrent assez de terre pour vivre chez eux (98). " Les contraires sont "demeurer, suivre ; assez, plus". - "De sorte que, et pour ceux qui manquaient de bien et pour ceux qui voulaient jouir du leur, la jouissance est opposée à l'acquisition (99)." Autre exemple : "Il arrive souvent, en de telles conjonctures, que les sages échouent et que les fous réussissent (100)." - "Dès lors, ils reçurent le prix de leur bravoure et, peu de temps après, ils obtenaient l'empire de la mer (101)." - "... Naviguer sur le continent et marcher à pied sec sur la mer, après avoir relié les deux rivages de l'Hellespont et creusé le mont Athos (102)." - "Citoyens de par la nature, ils étaient, de par la loi, privés de leur cité (103)." - "Parmi eux, les uns avaient eu le malheur de périr, et les autres la honte de survivre (104)." - "(Il est honteux) que les particuliers aient des serviteurs barbares et que l'État voie avec indifférence nombre de ses alliés tomber en esclavage (105)." - "Avoir la perspective soit de les posséder vivants, soit de les abandonner- après leur mort (106)." Citons encore ce que quelqu'un a dit de Tholaüs et de Lycophron en plein tribunal : "Ces hommes, lorsqu'ils étaient chez eux, vous vendaient ; et, venus chez vous, ils se sont mis en vente (107)." En effet, toutes ce, propositions réalisent ce que nous avons dit. VIII. Ce genre de style est agréable, parce que les contraires sont très reconnaissables et que les idées mises en parallèle n'en sont que plus faciles à saisir. Ajoutons que cette forme ressemble à un syllogisme ; car la réfutation n'est autre chose qu'une réunion des propositions opposées. IX. L'antithèse est donc (une période) de cette nature. Il y a antithèse avec égalité lorsque les membres sont égaux, et antithèse avec similitude, lorsque chacun des membres a les parties extrêmes semblables. Or cela doit nécessairement avoir lieu soit au commencement, soit sur la fin. Le commencement comprend toujours les mots (en entier), mais la fin (seulement) les dernières syllabes, ou les désinences du même mot, ou le même mot (en entier). Voici des exemples de ce qui a lieu au commencement : ƒAgròn gŒr ¦laben Žrgòn par' aétoè (108). DvrhtoÜ t' ¤p¡lonto, par‹rrhtoi t' ¤p¡essin (109). et des exemples de ce qui a lieu sur la fin : VÞ®yhsan aétòn paidÛon tetok¡nai, Žll' aétoè aàtion gegon¡nai (110). ƒEn pleÛstaiw d¤ fontÛsi kaÜ ¤n ¤laxÛstaiw ¤lpÛsi (111). Voici, maintenant, un exemple des diverses désinences du même nom : …Ajiow d¥ stay°nai xalkoèw, oék jiow Ìn xalkoè (112) puis un exemple de la répétition du même mot : "Mais toi, de son vivant, tu le dénigrais en parole, et, maintenant qu'il est mort, tu le dénigres par écrit." Exemple de la ressemblance d'une syllabe : "Quel effet si terrible (deinñn) aurait produit sur toi la vue d'un homme inoccupé (Žrgòn) (113) ? Il est possible que tout cela se rencontre dans la même phrase et qu'une même période ait une antithèse, avec égalité et avec similitude d'assonances finales (homéotéleuton). Quant aux commencements de périodes, on les a énumérés presque (tous) dans les livres adressés à Théodecte (114). X. Il y a aussi de fausses antithèses, comme dans ce vers d'Épicharme : Tantôt j'étais au milieu d'eux, tantôt auprès d'eux. (115). CHAPITRE X Sur les mots d'esprit. I. Ces explications données sur ces points, il faut dire en quoi consiste ce qu'on appelle les propos piquants et les mots heureux. Ces propos ont leur source tantôt dans un naturel bien doué, tantôt dans l'exercice. Montrer ce que c'est est du ressort de l'art qui nous occupe. Parlons-en donc dans tous les détails. II. Le fait d'apprendre aisément est agréable pour touffe monde ; or les mots ont toujours une certaine signification et, par suite, tous les mots qui contribuent à nous enseigner quelque chose sont les plus agréables. Riais le sens des mots étrangers reste obscur et, d'autre part, celui des mots propres est chose connue. La métaphore est ce qui remplit le mieux cet objet ; car, lorsqu'il dit (Homère) (116) que la vieillesse est (comme) la paille, il produit un enseignement et une notion par le genre, l'une et l'autre ayant perdu leurs fleurs. III. Les images employées par les poètes atteignent le même but. Aussi, pour peu que l'emploi ensuit bon, l'élégance se manifeste. En effet, l'image, comme on l'a dit précédemment (117), est une métaphore qui se distingue des autres par une exposition préalable ; de là vient qu'elle est moins agréable, étant trop prolongée. Elle ne dit pas que "ceci est cela" et, par conséquent, l'esprit ne cherche pas même "ceci". IV. Il s'ensuit nécessairement que l'élocution et les enthymèmes sont élégants lorsqu'ils sont promptement compris. Voilà pourquoi l'un ne goûte ni les enthymèmes entachés de banalité (et nous appelons banal ce qui est évident pour tout le monde et ne demande aucun effort d'intelligence), - ni ceux dont l'énoncé ne fait pas comprendre la signification, mais bien plutôt ceux dont le sens est compris dès qu'on les articule, si même il ne l'était pas auparavant (118), ou ceux dont le sens ne tarde guère à être saisi. En effet, dans ce dernier cas, nous apprenons quelque chose, tandis que, dans les précédents, on n'obtient ni l'un ni l'autre résultat (119). V. Ainsi donc, l'on goûte ceux des enthymèmes qui ont ce caractère, d'après le sens des paroles énoncées, et aussi d'après l'expression envisagée dans sa forme, si l'on parle par antithèse. Dans cette phrase : "Et jugeant que la paix commune aux autres était la guerre pour eux-mêmes en particulier (120)... ," on oppose la paix à la guerre. VI. Ensuite d'après les mots, s'ils contiennent une métaphore, et alors il ne faut pas que celle-ci soit étrangère (121) car on aurait peine à la comprendre ; ni banale, car elle ne ferait aucune impression. Puis, si l'on place (les faits) sous les yeux (de l'auditeur), car on voit mieux, nécessairement, ce qui est en cours d'exécution que ce qui est à venir. Il faut donc se préoccuper de ce triple but : la métaphore, l'antithèse et l'exécution (122). VII. Des quatre sortes de métaphores (123), celles qui se font le plus goûter sont les métaphores par analogie. C'est ainsi que Périclès a dit : "La jeunesse qui a péri dans la guerre a laissé un vide aussi sensible dans la cité que si, de l'année, on retranchait le printemps (124)." Leptine, parlant en faveur des Lacédémoniens, a dit qu'il ne fallait pas permettre que la Grèce fût réduite à perdre un oeil (125). Céphisodote (126), voyant Charès insister pour rendre ses comptes au moment de la guerre olynthienne, dit, pour exprimer son indignation, "qu'il tentait de rendre ses comptes en tenant le peuple dans un four." Et, pour exhorter les Athéniens à faire une expédition en Eubée : "Il faut, dit-il, après nous être approvisionnés, lancer le décret de Miltiade (127)." Iphicrate, sur ce que les Athéniens avaient traité avec ceux d'Épidaure et les habitants de la côte, s'écriait dans son indignation : "Ils se sont ôté à eux-mêmes les approvisionnements de guerre." Pitholaüs appelait la trière paralienne (128) "la massue du peuple", et Sestos "le marché au blé du Pirée". Périclès voulait qu'on détruisit Égine, "cette chassie du Pirée (129)." Moeroclès prétendait qu'il n'était pas moins honnête que tel honnête homme dont il citait le nom, alléguant que ce dernier était malhonnête à raison d'un intérêt du tiers (130), tandis que lui-même l'était (seulement) à raison d'un intérêt du dixième. Tel encore l'ïambe d'Anaxandride sur ses filles qui tardaient à se marier : Mes filles qui ont laissé passer l'échéance du mariage... ; et ce mot de Polyeucte sur un certain Speusippe, frappé d'apoplexie, qu'"il ne pouvait se tenir en repos, bien que le hasard l'eût enchaîné dans les entraves d'une maladie pentésyringe (131)" Céphisodote appelait les trières "des moulins ornés (132)". Le Chien (133) disait que "les tavernes étaient les phidities d'Athènes(134)". Ésion dit que "(les Athéniens) répandirent leur ville sur la Sicile". Il y a là une métaphore et le fait est mis devant les yeux. Cette expression, encore : "C'est au point que la Grèce poussa un cri," est, à certains égards, une métaphore et met le fait devant les yeux. De même, Céphisodote recommandait de veiller à ne pas tenir "des réunions nombreuses qui devinssent des assemblées populaires", et Isocrate critiquait "ceux qui se pressent dans les panégyries (135)". Autre exemple dans l'Éloge funèbre : "Il était juste et digne que, sur le tombeau de ceux qui sont morts à Salamine, la Grèce se coupât les cheveux, la liberté étant ensevelie (136), en même temps que leur vaillance." En effet, si l'on avait dit : "Il était juste et digne qu'elle versât des pleurs, leur vaillance étant ensevelie en même temps... ," il y avait métaphore et le fait était mis devant les yeux, tandis que les mots "en même temps que leur vaillance... la liberté," produisent une certaine antithèse. Dans ce mot d'Iphicrate: "Car mes paroles s'ouvrent un chemin au milieu des actes accomplis par Charès," il y a métaphore par analogie, et la locution "au milieu..." met l'image devant les yeux. Cette expression, "exhorter aux dangers," est une métaphore qui met aussi les choses devant les yeux. Lycoléon, plaidant pour Chabrias : " Et vous, dit-il, sans avoir égard à son image en bronze, qui vous supplie..." C'est là une métaphore propre à la circonstance présente, qui n'est pas d'une application générale, mais qui met les choses devant les yeux. Car Chabrias courant un péril, son image supplie ; partant, la matière inanimée s'anime, comme un témoin des actes de la cité (en son honneur). Autre exemple : "S'étudiant de toute façon à rabaisser leurs sentiments (137)." En effet, s'étudier à, marque une insistance. -"L'intelligence est le flambeau que Dieu alluma dans l'âme (138)." Et réellement, les deux mots (139) servent à faire voir quelque chose. - "Nous n'en finissons pas avec les guerres, mais nous les ajournons ; car voilà deux choses qui appartiennent à l'avenir : l'ajournement et une paix faite dans ces conditions (140)" - C'est comme de dire : "Les traités, ce sont des trophées bien plus glorieux que ceux qu'on recueille dans les guerres ; car ceux-ci, on les obtient pour un faible avantage et par l'effet d'un hasard, tandis que les traités sont le fruit de toute la guerre (141)" En effet, les traités c'est comme les trophées : ils sont, les uns et les autres, des signes de la victoire. - "Les cités, elles aussi, rendent un compte sévère en encourant le blâme des hommes (142)". Car la reddition de compte est une sorte de dommage émanant de la justice. Ainsi donc, comme quoi les mots piquants ont leur source dans la métaphore par analogie et dans le fait mis devant les yeux, on vient de l'expliquer. CHAPITRE XI Mettre les faits devant les yeux. I. Il faut dire maintenant ce que nous entendons par un "fait mis devant les yeux" et ce qu’on fait pour qu'il en soit ainsi. II. J'entends par "mettre une chose devant les yeux" indiquer cette chose comme agissant. Par exemple, dire que l'homme de bien est un carré, c'est faire une métaphore, car les deux termes renferment une idée de perfection (143), mais ils n'indiquent pas une action ; au lieu que, dans l'expression : "Ayant la force de l'âge pleinement florissante (144)," il y a une idée d'action. Dans cette autre : "Mais toi, en qualité d'homme libéré, il te convient... (145)" il y a une action. Dans celle-ci : "Alors les Grecs s'étant élancés de là... (146)," il y a action et métaphore. C'est ainsi qu'Homère, en beaucoup d'endroits, anime des êtres inanimés au moyen de la métaphore. III. En toute occasion, le fait de mettre en jeu une action produit une impression goûtée de l'auditeur. En voici des exemples : Et, de nouveau, le rocher sans honte roulait dans la plaine (147). La flèche prit son vol (148). Brûlant de s'envoler (149). (Les traits) restaient immobiles sur le sol désireux de se repaître de chair (150). La lance traverse sa poitrine avec rage (151). En effet, dans tous ces passages, les objets, par cela même qu'ils sont animés, apparaissent comme agissant. Les expressions "être sans honte", "avec rage", etc., indiquent une action ; le poète les a placées au moyen de la métaphore par analogie, et le rapport du rocher à Sisyphe est celui de l'être sans honte à celui sur qui l'on agit sans honte. IV. Il en fait autant, dans des images d'un heureux effet, avec les êtres inanimés : Les (vagues) se soulèvent en courbes blanchissantes ; les unes s'avancent et d'autres arrivent par-dessus (152) On le voit, il donne à toutes choses le mouvement et la vie ; or l'action est (ici) une imitation. V. Il faut, quand on emploie la métaphore, comme on l'a dit précédemment (153), la tirer d'objets propres (au sujet), mais non pas trop évidents. En philosophie, par exemple, tu dois viser à considérer le semblable dans tels objets qui ont entre eux une grande différence. C'est ainsi qu'Archytas a dit : "Un arbitre et un autel sont la même chose, car vers l'un comme vers l'autre se réfugie l'homme qui a subi une injustice." Ou, comme si l'on disait qu'une ancre est la mène chose qu'une crémaillère, car toutes deux font une même chose, seulement elles différent en ce que l'une la fait par en haut, et l'autre par en bas ; - ou encore : "Les (deux) villes ont été mises au mime niveau (154)." Un trait commun à deux choses très différentes, la surface et les ressources, c'est l'égalité. VI. La plupart des propos piquants dus à la métaphore se tirent aussi de l'illusion où l'on jette l'auditeur. En effet, on est plus frappé d'apprendre une chose d'une façon contraire (à celle que l'on attendait) et l'âme semble se dire : " Comme c'est vrai ! c'est moi qui étais dans l'erreur." Les apophtegmes sont piquants lorsqu'ils ne disent pas expressément ce qu'ils veulent dire. Tel, par exemple, celui-ci, de Stésichore : "Leurs cigales chanteront de par terre (155)"Les énigmes bien tournées sont agréables par la même raison ; car on y apprend quelque chose et il s'y trouve une métaphore. Une chose agréable aussi, c'est ce que prescrit Théodore : "user d'expressions nouvelles ; or c'est ce qui arrive lorsque l'application d'un mot est inattendue et non pas, comme il le dit, conforme à l'opinion antérieure (156), mais comme font ceux qui, dans leurs plaisanteries, emploient des expressions défigurées. Le même effet est produit dans les jeux de mots, car il y a surprise, et cela, mime en poésie : le mot qui vient n'est pas celui que l'auditeur avait dans l'esprit : "Il marchait ayant aux pieds... des engelures." On croyait que le poète allait dire - des souliers. Seulement il faut que, aussitôt le mot énoncé, le sens soit bien clair. Quant au jeu de mots, il fait que l'on dit non pas ce qu'on paraît vouloir dire, mais un mot qui transforme le sens. Tel le propos de Théodore s'adressant à Nicon le Citharède : Yr‹ttei se (157). On s'attend à ce qu'il va dire : Yr‹ttei se, "il te trouble," et il y a surprise, car il dit autre chose. Le mot est joli pour celui qui le comprend, attendu que, si l’on ne soupçonne pas que Nicon est Thrace, ce mot ne paraîtra plus avoir de sel. Tel encore cet autre jeu de mots : "Veux-tu le perdre (158) ?" VII. Il faut que les deux applications du mot sur lequel on joue offrent un sens convenable ; c'est alors ( seulement) qu'elles sont piquantes ; comme par exemple de dire : "L'empire (Žrxh) de la mer n'est pas pour les Athéniens une source (Žrxh) de malheurs ; car ils en profitent," ou, comme Isocrate : "L'empire (de la mer) est pour les Athéniens une source de malheurs (159)." Dans les deux expressions, on a dit une chose que l’auditeur ne présumait pas qu'on allait dire et qu'il a reconnue pour vraie. Et en effet, dire que l’empire est un empire, ne serait pas fort habile ; mais il ne parle pas de cette façon et le mot Žrxh ne garde pas sa première signification, en reçoit une autre. VIII. Dans tous les cas analogues, si te mot est amené convenablement par (homonymie, ou par la métaphore, alors, tout va bien. Exemple: "Anaschétos n'est pas Žn‹sxetow (supportable)." Cette phrase renferme une homonymie, mais elle est convenable si l'individu est désagréable. Autre exemple : Tu ne serais pas un hôte plutôt que tu ne dois être un étranger. Ou bien : "pas plus que tu ne dois l'être," Car le mot garde le même sens, et dans : "Il ne faut pas que l'hôte soit indéfiniment un étranger," le mot j¡now est pris (successivement) dans un sens différent (160). Même remarque sur ce vers célèbre d'Anaxandride : Il est, certes, beau de mourir avant d'avoir été digne de la mort. C'est la même chose que si l'on disait : "Il est beau de mourir, bien quel'on ne soit pas digne de la mort " ; ou: "Il est beau de mourir quand on n'est pas digne de la mort ;" ou "quand on ne fait pas des actions dignes de la mort (161)". IX. Ici, c'est la forme de l'expression qui est la même. Plus l'expression est laconique, plus elle accentue l'antithèse, mieux elle vaut. La raison en est due l'antithèse la fait mieux comprendre, et que l'on comprend plus vite ce qui est exprimé brièvement. X. Il faut toujours que l'expression se rapporte à la personne qui en est l'objet, qu'elle soit correctement appliquée si l'on veut frapper juste, et qu'elle ne soit pas vulgaire ; car ces conditions ne vont pas séparément. Exemple : Il faut mourir sans avoir commis aucune faute. Cet exemple n'a rien de piquant. "Il faut qu'une femme digne épouse un homme qui soit digne." Celui-ci aussi manque de sel. C'est autre chose si les deux termes marchent ensemble : "Il est certes digne de mourir sans être digne de mourir." Plus il y a de mots (dans l'antithèse), plus la phrase a de relief. C'est ce qui arrive, par exemple, si les mots renferment une métaphore, et telle métaphore, une antithèse, une symétrie, et s'ils comportent une action. XI. Les images, aussi, comme on l'a dit plus haut (162), sont toujours, à certains égards, des métaphores appréciées ; car elles se tirent toujours de deux termes ; comme la métaphore par analogie. Nous disons, par exemple : "Le bouclier est la coupe de Mars (163) ;" "un arc est une lyre sans cordes." En s'exprimant ainsi, l'on n'emploie pas une métaphore simple ; mais, si l'on dit que l'arc est une lyre, ou que le bouclier est une coupe, la métaphore est simple. XII. On fait aussi des images de cette manière-ci : par exemple, un joueur de flûte est assimilé à un singe (164), l'oeil du myope l'est à une lampe dont la mèche est mouillée. En effet, tous deux se contractent. XII. Les images sont heureuses lorsqu'elles renferment une métaphore, car on peut, par assimilation, appeler le bouclier "coupe de Mars", les ruines "haillons d'une maison", Nicérate "un Philoctète mordu par Pratys", assimilation faite par Thrasymaque, voyant Nicérate vaincu par Pratys dans un concours de rapsodie, et qui avait, lut aussi, les cheveux longs et une tenue misérable (165). C'est surtout dans ces figures que les poètes échouent, s'ils ne les rendent pas bien, fussent-ils appréciés (d'ailleurs) ; j'entends par là s'ils les rendent ainsi : Il porte des jambes torses comme des branches de persil. Comme Philammon, lorsqu'il se bat avec le ballon de gymnastique (166)... Tous les exemples analogues sont des images ; or les images sont des métaphores, nous l'avons dit souvent. XIV. Les proverbes aussi sont des métaphores par lesquelles on passe d'une espèce à une autre espèce. Ainsi, que l'on introduise chez soi une chose avec la conviction qu'elle sera bonne, puis, qu'elle tourne en dommage : "C'est comme le lièvre pour le Carpathien," dira-t-on (167). En effet, tous deux ont éprouvé ce qu'on vient de dire. Par quels moyens on peut tenir des propos piquants et à quelles causes ils se rattachent, c'est expliqué à peu près (complètement). XV. Les hyperboles de bon goût sont aussi des métaphores. Par exemple, on dira d'un homme au visage balafré : "Vous croiriez voir un panier de mûres". En effet, les meurtrissures sont rouges ; mais, le plus souvent, c'est abusif. La locution "comme ceci et cela" est une hyperbole qui ne diffère que par l'expression. Dans l'exemple : Comme Philammon se battant avec le ballon de gymnastique... , vous croiriez que Philammon combat un ballon. Dans celui-ci : Il porte des jambes torses, comme des branches de persil, on croirait qu'il a non pas des jambes, mais des branches de persil torses. XVI. Les hyperboles ont quelque chose de juvénile, car elles marquent de la véhémence ; c'est pourquoi elles viennent souvent à la bouche des gens en colère : Non, quand il me donnerait autant (de présents) que de grains de sable ou de poussière, je n'épouserais pas la fille d'Agammnon, fils d'Atrée ; non, quand même elle rivaliserait en beauté avec Aphrodite (aux cheveux) d'or, et en talents avec Athéné (168). Les hyperboles sont principalement en usage chez les orateurs athéniens. Pour la raison donnée plus haut, elles ne conviennent pas dans la bouche d'un vieillard. CHAPITRE XII A chaque genre convient une diction différente. I. Il ne faut pas ignorer que chaque genre (oratoire) s'accommode d'un genre différent d'élocution. On n'emploie pas la même dans le discours écrit et dans le discours débité en public, ni la même dans les harangues et au barreau. Seulement il faut posséder ce double talent : d'abord celui de savoir parler grec, ensuite de ne pas être réduit à se taire lorsqu'on veut se mettre en communication avec les autres, ce qui est le sort de ceux qui ne savent pas écrire. II. L'élocution écrite est celle qui a le plus de précision ; celle des débats se prête le mieux à l'action. Cette dernière est de deux espèces : elle est morale, elle est pathétique. Aussi les acteurs recherchent l'un et l'autre de ces caractères dans les drames, et les poètes dans leurs interprètes. Ceux dont les couvres se prêtent à la lecture ont une renommée soutenue. Chérémon, par exemple (169) ; car il est précis comme un logographe. Il en est de même de Lycimnius (170), parmi les poètes dithyrambiques. Comparés entre eux, les discours écrits paraissent maigres dans les débats, et ceux des orateurs, qui font bon effet à la tribune, semblent être des oeuvres d'apprentis (171) dans les mains des lecteurs. Cela tient à ce qu'ils sont faits pour le débat. Aussi les productions destinées à l'action, abstraction faite de la mise en scène, ne remplissant plus leur fonction, ont une apparence médiocre. Ainsi, par exemple, l'absence des conjonctions et les répétitions sont désapprouvées, à bon droit, dans un écrit ; tandis que, dans une oeuvre faite pour le débat, les orateurs même peuvent recourir à ces procédés, vu que ce sont des ressources pour l'action. III. Du reste, il faut varier les expressions pour dire la même chose, ce qui sert à amener les effets dramatiques : "Cet homme vous a volés ; cet homme vous a trompés ; cet homme enfin a essayé de vous livrer." C'est ainsi, pareillement, que procédait l'acteur Philémon dans la Gérontomanie d'Anaxandride (172), quand il dit : "Rhadamanthys et Palamède, etc... ," et dans le prologue des Eusèbes, quand il dit. "moi ". En effet, si l'on ne met pas d'action en prononçant ces paroles, c'est le cas de dire : "Il porte une poutre (173)." IV. Il en est de même de l'absence de conjonctions : "Je suis arrivé, je l'ai recherché, je lui ai demandé... " Il faut mettre de l'action et ne pas prononcer ces mots en les disant tour à tour dans le même sentiment et sur le même ton. Les phrases dépourvues de conjonction offrent encore une particularité, c'est qu'il semble que l'on dise plusieurs choses dans le même moment ; car la conjonction isole plusieurs choses qui se succèdent ; de sorte que, si on la supprime, il est évident que la pluralité cède la place à l'unité, et de là résulte une gradation : "J'arrive, je prends la parole, je fais de nombreuses supplications ; mais il semble dédaigner ce que je dis, ce que j'affirme." Homère recherche cet effet dans ce passage : Nirée de Symé... Nirée, fils d'Aglaé... Nirée, le plus beau des hommes (174)... En effet, celui de qui l'on dit plusieurs choses doit, nécessairement, être nommé plusieurs fois. Par suite, si on le nomme plusieurs fois, on semble dire de lui plusieurs choses. De cette façon il l'a grandi, tout en ne le mentionnant qu'une seule fois, grâce à l'illusion qu'il produit, et il en fixe le souvenir, bien qu'il n'en reparle plus nulle part. V. Quant à l'élocution propre aux harangues, elle ressemble tout à fait à un tableau ; car plus les objets figurés sont nombreux, plus il faut se mettre loin pour le contempler. Aussi, dans l'une comme dans l'autre, les détails négligés et imparfaits ont l'apparence de la précision. L'élocution judiciaire demande plus d'exactitude, surtout quand on a affaire à un juge unique ; car, dans ce cas, il n'y a pas moyen de recourir aux artifices oratoires, attendu que l'on voit aisément ce qui se rattache à l'affaire et ce qui pourrait y être étranger. Il n'y a pas de débat et, par suite, la décision survient purement et simplement. C'est ce qui fait que les mêmes orateurs ne sont pas également goûtés dans toutes ces sortes de causes ; mais où l'on met le plus d'action, c'est là qu'il y aura le moins de précision, et cela aura lieu quand on donnera de la voix et, principalement, quand elle sera forte. L'élocution démonstrative est, plus que toute autre, propre au discours écrit ; car elle est faite pour la lecture ; vient en second lieu l'élocution judiciaire. VI. Pour ce qui est de distinguer, en outre, quand l'élocution doit être agréable et (quand elle doit être) sublime, c'est chose superflue ; car pourquoi exiger ces qualités plutôt que la tempérance ou la générosité et quelque autre mérite moral ? Il est évident que les conditions précitées la rendront agréable, pour peu que nous avons défini en bons termes celles qui constituent sa qualité principale. En effet, à quoi tiendra qu'elle soit nécessairement claire, exempte de trivialité, mais convenable ? C'est que, si elle est diffuse, elle manquera de clarté ; et pareillement, si elle est trop concise, mais que la juste mesure se trouve au degré intermédiaire. Les conditions énoncées plus haut la rendront agréable, si l'on fait un heureux mélange de langage moral et étranger, de rythme et d'arguments persuasifs bien amenés. Nous nous sommes expliqué sur l'élocution, sur ses divers genres considérés ensemble, et sur chacun d'eux en particulier. Il nous reste à parler de la disposition. CHAPITRE XIII De la disposition. I. Il y a deux parties dans le discours ; car il faut nécessairement exposer le fait qui en est le sujet, puis en donner la démonstration. Aussi personne ne peut se dispenser de démontrer, quand on n'a pas commencé par un exposé. En effet, celui qui démontre démontre quelque chose, et celui qui fait un exorde le fait en vue d'une démonstration. II. Ces deux parties sont donc : l'une, la proposition (175), l'autre, la preuve ; c'est comme si l'on établissait cette distinction que l'une est la question posée, et que l'autre en est la démonstration. III. Aujourd'hui (les rhéteurs) établissent des distinctions ridicules, car la narration n'appartient, en quelque sorte, qu'au seul discours judiciaire ; or comment admettre que, pour le genre démonstratif et pour les harangues, une narration, telle qu'ils l'entendent, soit ou bien ce que l'on objecte à la partie adverse, ou l'épilogue (la péroraison) des discours démonstratifs ? L'exorde, la discussion contradictoire et la récapitulation ont leur place dans les harangues, alors qu'il y a controverse : et en effet, l'accusation et la défense interviennent souvent ; seulement, ce n'est pas en tant que délibération. La péroraison, en outre, n'appartient pas à toute espèce de discours judiciaire, à celui, par exemple, qui est de peu d'étendue, ou dont le sujet est facile à retenir ; car on peut alors la retrancher pour éviter la prolixité. IV. Ainsi donc, les parties essentielles sont la proposition et la preuve. Ces parties sont propres (au sujet). Les plus nombreuses qu'il puisse y avoir sont l'exorde, la proposition, la preuve, la péroraison. Les arguments opposés à l'adversaire rentrent dans la classe des preuves. La controverse est le développement des arguments favorables à l'orateur, et, par suite, une partie des preuves, car on fait une démonstration lorsque l'on met en oeuvre cette partie ; mais il n'en est pas de même de l'exorde, ni de la péroraison, laquelle a plutôt pour objet de remémorer. V. Par conséquent, si l'on établit de telles distinctions, ce que fait Théodore, on aura la narration, la narration additionnelle, la narration préliminaire, la réfutation et la réfutation additionnelle ; mais alors il faut nécessairement que celui