[1,0] DE LA PRODUCTION ET DE LA DESTRUCTION DES CHOSES - LIVRE I. [1,1] CHAPITRE PREMIER. § 1. <314b> Pour nous rendre compte de la production et de la destruction des choses qui naissent et qui meurent naturellement, il nous faut, comme pour tout le reste, considérer à part leurs causes et leurs rapports. Nous aurons aussi, en traitant de l'accroissement et de l'altération, à voir ce qu'est chacun de ces phénomènes, et à examiner si la <5> nature de la production et celle de l'altération sont les mêmes, ou si elles sont distinctes en réalité, comme elles le sont par les noms qui les désignent. § 2. Parmi les anciens, les uns ont pensé que ce qu'on appelle production absolue n'est qu'une altération ; les autres ont pensé que la production des choses et l'altération sont des phénomènes différents. Ceux qui prétendent que l'univers est un tout uniforme, et qui font sortir toutes les choses d'un seul et même principe, ceux-là doivent nécessairement <10> regarder la production comme une simple altération, et supposer que ce qui naît, à proprement parler, ne fait qu'être altéré. Au contraire, ceux qui admettent que la matière se compose de plus d'un principe, tels qu'Empédocle, Anaxagore et Leucippe, ceux-là doivent avoir une opinion tout opposée. § 3. Anaxagore cependant a méconnu en ceci l'expression propre; et souvent, dans son langage, il confond naître et mourir <15> avec changer. Du reste, il reconnaît la pluralité des éléments, comme le font d'autres philosophes. Ainsi, Empédocle a dit que les éléments des corps étaient au nombre de quatre, et qu'avec les principes moteurs tous les éléments étaient au nombre de six. Quant à Anaxagore, il les a crus en nombre infini, ainsi que le croyaient Leucippe et Démocrite. En effet, Anaxagore reconnaît pour éléments les corps composés de parties similaires, les Homoeoméries, tels que l'os, la chair et <20> la moelle, et toutes les autres substances, dont chaque partie est synonyme du tout. § 4. Démocrite et Leucippe prétendent que tous les corps sont composés primitivement d'indivisibles ou d'atomes, lesquels sont infinis, et par le nombre et par leurs formes, et que les corps ne diffèrent essentiellement entre eux que par les éléments dont ils sont formés, et par la position et par l'ordre de ces éléments. § 5. Anaxagore semble <25> ici d'une opinion opposée à celle d'Empédocle; car ce dernier dit que le feu, l'eau, l'air et la terre, sont les quatre éléments, et qu'ils sont plus simples que la chair ou l'os, ou telles autres des Homoeoméries, ou corps à parties similaires. Anaxagore, au contraire, prétend que les corps similaires sont simples, et qu'ils sont les vrais éléments, tandis que la terre, le feu et l'air, sont des composés, et que les germes des éléments sont répandus partout. § 6. <315a> Ainsi donc, quand on prétend faire sortir toutes les choses d'un élément unique, il faut nécessairement considérer la production et la destruction des choses comme une simple altération. Alors, le sujet des phénomènes demeure toujours un, et toujours le même; et c'est précisément d'un sujet de ce genre qu'on peut dire qu'il subit une altération. Mais quand on reconnaît plusieurs espèces de substances, on doit trouver aussi que l'altération diffère de la production ; <5> car alors la production et la destruction des choses ont lieu par suite de la combinaison et de la séparation des éléments. C'est en ce sens qu'Empédocle a pu dire : « .... II n'est pour rien de nature constante, Et tout n'est que mélange et séparation. » § 7. C'est là, comme on le voit, un langage qui convient parfaitement à l'hypothèse de ces philosophes ; et c'est bien aussi la manière dont ils s'expriment. <10> Ainsi, ces philosophes eux-mêmes sont forcés de reconnaître que l'altération est quelque chose de différent de la production ; et cependant il est impossible qu'il y ait altération réelle, d'après les principes qu'ils énoncent. Du reste, il est assez facile de se convaincre de l'exactitude de l'opinion que nous émettons ici. En effet, de même que la substance restant en repos, nous voyons qu'elle éprouve en elle-même un changement de grandeur que l'on appelle accroissement et diminution, de même aussi nous pouvons y observer l'altération. § 8. <15> Mais d'autre part, il n'est pas moins impossible d'expliquer l'altération d'après ce que disent ceux qui admettent plus d'un principe; car les affections qui nous font dire qu'il y a altération sont des différences des éléments, je veux dire, le chaud et le froid, le blanc et le noir, le sec et l'humide, le mou et le dur, et toutes les autres propriétés analogues, <20> ainsi que le dit encore Empédocle : « Le soleil est partout blanc et plein de chaleur; Partout la pluie étend son voile et sa froideur. » II fait les mêmes distinctions pour tout le reste des choses; et par conséquent, si l'eau ne peut venir du feu, ni la terre venir de l'eau, il s'ensuit que le noir ne peut pas davantage venir du blanc, ni le dur venir du mou : et le même raisonnement s'appliquerait à tous les autres changements. <25> Or, c'était là précisément ce qu'on entendait par altération. § 9. Mais n'est-il pas évident qu'il faut toujours supposer l'existence d'une seule et unique matière pour les contraires, soit qu'elle change en se déplaçant dans l'espace, soit qu'elle change par accroissement ou diminution, soit qu'elle change par altération ? <315b> Il faut qu'il n'y ait qu'un seul élément, et une seule et même matière, pour toutes les qualités qui changent les unes dans les autres; et si l'élément est unique, il y a aussi altération. § 10. Ainsi, Empédocle nous paraît contredire les faits les plus réels, et tout ensemble se contredire lui-même ; car il prétend <5> à la fois que les éléments ne peuvent venir les uns des autres, mais qu'au contraire tout le reste vient d'eux ; et en même temps, après avoir ramené à l'unité la nature toute entière, la Discorde exceptée, il tire ensuite chaque chose de l'unité qu'il a imaginée. A l'entendre, les choses se séparant de cette unité élémentaire par certaines différences et par certaines modifications, telle chose est devenue de l'eau, et telle autre, du feu. <10> C'est ainsi qu'il appelle le soleil blanc et chaud, et la terre lourde et dure. Mais ces différences étant supprimées, et elles peuvent l'être, puisqu'elles sont nées à un certain moment, il est évident que la terre alors peut venir de l'eau, tout aussi bien que l'eau venait de la terre. De même encore pour toutes les autres choses qui ont dû se modifier et changer, non pas seulement à l'époque dont il parle, mais qui changent également aujourd'hui. § 11. <15> Ajoutez que, dans le système d'Empédocle, il y a des principes d'où les choses peuvent naître et se séparer de nouveau, d'autant plus aisément que, à l'en croire, il y a un combat perpétuel et réciproque entre la Discorde et l'Amour. Voilà comment tous les choses semblent naître alors d'un seul principe ; car le feu, l'eau et la terre, étant encore unis, ne formaient pas tout l'univers. Mais avec cette théorie, <20> on ne sait pas s'il faut leur reconnaître un seul principe ou plusieurs, je veux dire à la terre, au feu, et aux éléments de cet ordre. C'est qu'en effet, en tant qu'on suppose, comme matière, un principe d'où sortent la terre et le feu changeant par le mouvement qui se produit, il n'y a bien alors qu'un seul et unique élément. Mais en tant que cet élément lui-même est produit par la réunion de ces substances, qui se combinent, il s'ensuit que ces substances, avant leur réunion, sont elles-mêmes plus élémentaires, et <25> antérieures par leur nature. § 12. Mais il nous faut, à notre tour, parler d'une manière générale de la production et de la destruction des choses, entendues au sens absolu. Nous rechercherons si elle est ou n'est pas, et nous dirons comment elle est. On parlera aussi des autres mouvements simples, tels que l'accroissement et l'altération. [1,2] CHAPITRE II. § 1. Platon n'a donc étudié la production et la destruction <30> qu'en considérant la manière dont elles sont dans les choses, et encore n'a-t-il pas étudié la production dans toute sa généralité, mais seulement celle des éléments. Il n'a rien dit sur la formation de tous les corps du genre de la chair, des os et autres corps analogues; il n'a pas parlé non plus, ni de l'altération ni de l'accroissement, et il n'a pas montré comment il les conçoit dans les êtres. § 2. Du reste, on peut affirmer que personne, si l'on en excepte Démocrite, n'a parlé d'aucun de ces sujets autrement que d'une façon toute superficielle. <35> Quant à lui, il semble bien avoir songé à toutes les questions; mais il diffère de nous en expliquant la manière dont les choses se passent. <316a> Personne, comme nous venons de le dire, n'a pensé à expliquer l'accroissement, si ce n'est peut-être dans le sens où tout le monde comprend ce phénomène, c'est-à-dire en disant que les corps s'accroissent, parce que le semblable vient se joindre au semblable. Mais comment ce phénomène a lieu, c'est ce qu'on n'a point encore expliqué. § 3. D'ailleurs, on n'a pas étudié non plus davantage la question du mélange, ni aucune des questions de ce genre, et par exemple, <5> la question de savoir comment les choses peuvent agir ou souffrir, et comment telle chose produit et telle autre souffre les actions naturelles. § 4. Démocrite et Leucippe, en ne s'attachant qu'aux formes des éléments, en font sortir l'altération et la production des choses. Ainsi, c'est de la division et de la combinaison des atomes que viennent la production et la destruction ; c'est de leur ordre et de leur position que vient l'altération. Mais comme ces philosophes trouvent la vérité <10> dans la simple apparence, et que les phénomènes sont à la fois contraires et en nombre infini, ils ont dû faire les formes des atomes infinies aussi, de telle sorte que, selon les changements de la disposition, la même chose peut sembler contraire à tel ou tel observateur. Elle semble transformée, pour peu que la moindre parcelle étrangère vienne s'y mêler et s'y ajouter, et elle semble totalement différente par le déplacement d'une seule de ses parties. C'est ainsi qu'avec les mêmes lettres on peut faire à son choix une tragédie et une comédie. § 5. Mais, comme tout le monde, presque sans exception, croit en général que la production et l'altération des choses sont des phénomènes très différents, et que les choses, pour se produire ou se détruire, doivent se combiner ou se séparer, tandis qu'elles s'altèrent par les changements de leurs propriétés, il faut nous arrêter à ces questions, qui offrent, en effet, de nombreuses et réelles difficultés. <20> Si l'on ne fait de la production des choses, par exemple, qu'une combinaison, cette théorie a une foule de conséquences insoutenables. Mais il y a d'autres arguments en sens contraire non moins décisifs, et qu'il est très difficile de réfuter, démontrant que la production ne peut pas être autre chose qu'une simple combinaison, et que, si la production n'est pas une combinaison, dès lors il n'y a plus du tout de production, et qu'elle n'est qu'une altération. Il n'en faut pas moins essayer de résoudre ces difficultés, toutes graves qu'elles sont. § 6. Le point essentiel, <25> au début de toute cette discussion, c'est de savoir si les choses se produisent, s'altèrent, et s'accroissent, ou souffrent les phénomènes contraires à ceux-là, parce qu'il y a des atomes, c'est-à-dire des grandeurs primitives indivisibles ; ou bien s'il n'y a pas du tout de grandeurs indivisibles. Ce problème est de la plus haute importance. D'autre part, en supposant qu'il y ait des atomes, on peut se demander encore si, comme le veulent Démocrite et Leucippe, ces grandeurs indivisibles sont des corps, ou si ce sont de simples surfaces, comme on le dit dans le Timée. § 7. Mais il est absurde, <30> ainsi que nous l'avons démontré ailleurs, de pousser l'analyse des corps jusqu'à les réduire en surfaces; et par conséquent, il serait plus raisonnable de croire que les atomes sont des corps. J'avoue du reste que cette opinion offre aussi bien peu d'apparence de raison. On peut néanmoins, dans ce système, ainsi qu'on l'a dit, <35> expliquer l'altération et la production des choses, en métamorphosant le même corps selon sa rotation, selon son contact, ou selon les différences de ses formes. C'est là ce que fait Démocrite, <316b> et voilà ce qui l'amène à nier la réalité de la couleur, attendu que, selon lui, c'est la rotation seule des corps qui la produit. Mais ceux qui admettent la division des corps en surfaces ne peuvent plus rendre compte de la couleur; car en accumulant des surfaces qui ont de la largeur les unes avec les autres, on arrive uniquement à produire des solides ; mais l'on ne saurait jamais réussir à en tirer aucune qualité corporelle. § 8. <5> La cause qui a fait que ces philosophes ont aperçu moins bien que d'autres les phénomènes sur lesquels tout le monde est d'accord, c'est le défaut d'observation. Au contraire, ceux qui ont donné davantage à l'examen de la nature sont mieux en état de découvrir ces principes, qui peuvent s'étendre ensuite à un si grand nombre de faits. Mais ceux qui, se perdant dans des théories compliquées, n'observent pas les faits réels, n'ont les yeux fixés que sur un petit nombre de phénomènes ; et ils se prononcent plus aisément. § 9. <10> C'est encore ici qu'on-peut bien voir toute la différence qui sépare l'étude véritable de la nature et une étude purement logique; car pour démontrer, par exemple, qu'il y a des atomes ou grandeurs indivisibles, ces philosophes prétendent que, s'il n'y en avait pas, le triangle même, le triangle idéal, serait multiple, tandis que, sur cette question, Démocrite paraît ne s'en être rapporté qu'à des études spéciales et toutes physiques. Du reste, la suite de cette discussion fera mieux voir ce que nous voulons dire. § 10. C'est une grande difficulté <15> de supposer que le corps existe, qu'il est une grandeur divisible à l'infini, et qu'il est possible de réaliser cette division. Que restera-t-il, en effet, dans le corps qui puisse échapper à une division pareille ? Si l'on suppose <20> qu'une chose est divisible absolument, et qu'on puisse réellement la diviser ainsi, il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'elle pût être absolument divisée, bien qu'elle ne le fût pas en réalité, ni à ce qu'elle le fût effectivement. Il en est donc de même si l'on divise la chose par moitié ; et, d'une manière toute générale, si une chose naturellement divisible à l'infini, vient à être divisée, il n'y aura point là d'impossibilité, pas plus qu'il n'y a rien d'impossible à supposer qu'elle puisse être divisée en dix mille fois dix mille, bien que personne ne puisse pousser la division jusque-là. § 11. Puisque le corps est censé doué de cette propriété, admettons qu'il soit absolument ainsi divisé. Mais alors que restera-t-il donc après toutes ces divisions ? Sera-ce une grandeur? Mais cela n'est pas possible ; car alors il y aurait quelque chose qui aurait échappé à la division ; et l'on supposait, au contraire, que le corps était divisible sans aucune limite et absolument. <25> Mais s'il ne reste plus ni corps ni grandeur, et qu'il y ait cependant encore division, ou bien cette division ne portera que sur des points, et alors les éléments qui composeront le corps seront sans aucune grandeur ; ou bien, il n'y aura plus rien du tout. § 12. Par conséquent, soit que le corps vienne de rien, soit qu'il soit composé, c'est toujours réduire le tout à n'être qu'une apparence. Même en admettant que le corps puisse venir de points, il n'y aura pas là encore de quantité. <30> En effet, quand tous ces points se touchaient pour former une seule grandeur, que la grandeur était bien une, et que tous y étaient, tous ces points réunis ne faisaient pas que le tout fût plus grand ; car divisé en deux ou plusieurs points, le tout n'est ni plus grand ni plus petit qu'auparavant ; de telle sorte qu'on aurait beau réunir tous ces points, on n'arriverait jamais à en composer une vraie grandeur. § 13. Si l'on dit que, par la division, on arrive à ne plus avoir qu'une sorte de sciure du corps, <317a> même dans cette hypothèse c'est toujours d'une certaine grandeur que le corps provient, et il reste la même question : à savoir, comment ce dernier corps est divisible à son tour. Si l'on dit que ce qui s'est détaché n'est pas un corps, mais que c'est quelque forme séparable, ou quelque propriété, il en résulte que la grandeur se réduit à des points et à des contacts modifiés de cette façon. Alors il est absurde de croire que la grandeur puisse jamais venir de choses qui ne sont pas des grandeurs. § 14. <5> Mais de plus, dans quel lieu seront ces points, soit qu'on les suppose sans mouvement, soit qu'on les suppose mobiles? Il n'y a bien toujours qu'un seul contact pour deux choses; mais il faut aussi supposer qu'il existe quelque chose qui n'est ni le contact, ni la division, ni le point. Si donc l'on admet que tout corps quelconque, quelque dimension qu'il ait, peut être toujours divisible absolument, voilà les conséquences auxquelles on arrive. § 15. D'autre part, si, après la division, je puis recomposer le bois que j'ai scié, ou telle autre matière, en lui rendant sa première unité et en la refaisant toute pareille à ce qu'elle était, <10> il est clair que je puis toujours faire la même chose, en quelque point que je coupe le bois. Donc, en puissance le corps est toujours divisible absolument et sans limite. Qu'y a-t-il donc ici en dehors et à part de la division, si l'on dit que c'est une propriété du corps ? On peut toujours demander comment le corps se résout en des propriétés de ce genre, comment il peut en être formé, et comment ces propriétés peuvent être séparées du corps. § 16. Si donc il est impossible <15> que les grandeurs se composent de simples contacts, ou de points, il faut nécessairement qu'il y ait des corps et des grandeurs indivisibles. Mais cette supposition même des atomes crée une impossibilité non moins insurmontable. Bien qu'on ait examiné cette question ailleurs, on n'en doit pas moins essayer de la résoudre encore ici ; et pour y parvenir, il faut la reprendre tout entière dès le principe. § 17. Nous dirons donc d'abord qu'il n'y a rien d'absurde à soutenir <20> que tout corps sensible est à la fois divisible et indivisible en un point quelconque, attendu qu'il se peut qu'il soit divisible en simple puissance, et indivisible en réalité. Mais ce qui paraît tout à fait impossible, c'est qu'un corps soit ensemble l'un et l'autre en puissance ; car si cela était possible, ce ne pourrait jamais être de cette façon que le corps eût tout ensemble les deux propriétés d'être indivisible et divisible en réalité, mais seulement de pouvoir être réellement divisible en un point quelconque. <25> Il n'en restera donc absolument rien, et le corps se sera perdu dans quelque chose d'incorporel. En admettant qu'il pût renaître, soit en venant de points, soit même en ne venant absolument de rien du tout, comment cette reproduction du corps serait-elle possible ? § 18. Ce qui est évident, c'est que le corps se divise réellement en parties distinctes et séparées, et en grandeurs toujours de plus en plus petites, qui s'éloignent les unes des autres, et qui s'isolent. <30> Mais ce qui n'est pas moins certain, c'est que ce morcellement partiel ne peut être poussé à l'infini, et qu'il n'est pas non plus possible de diviser le corps en un point quelconque; car cette division indéfinie n'est pas praticable, et elle ne peut aller que jusqu'à une certaine limite. § 19. Il faut donc qu'il y ait des atomes ou grandeurs invisibles, surtout si l'on admet que la production et la destruction des choses se font, l'une par désunion, l'autre par réunion. Tel est le raisonnement qui semblerait démontrer qu'il y a nécessairement des grandeurs indivisibles, des atomes. <317b> Mais nous nous faisons fort de prouver que ce raisonnement repose, sans le savoir, sur un paralogisme caché, que nous allons dévoiler. § 20. Comme le point ne tient pas au point, la divisibilité absolue peut, en un sens, appartenir aux grandeurs, et en un autre sens, ne peut pas leur appartenir. En admettant cette théorie, <5> on semble admettre aussi qu'il n'y a plus que le point, qui est partout et en tous sens. Par une conséquence nécessaire, la grandeur en se divisant se réduit à rien ; car le point étant partout, le corps ne peut se composer que de contacts ou de points. § 21. Or cela revient à dire que le corps est absolument divisible, puisqu'il y a partout un point quelconque, que tous ensemble sont comme chacun en particulier, et qu'effectivement il n'y en a pas plus d'un seul ; car les points ne sont pas à la suite les uns des autres. Par conséquent non plus, le corps n'est pas absolument divisible ; <10> car si le corps est divisible à son milieu, il le sera également dans le point qui tient à celui-là. Mais l'instant ne continue pas l'instant, non plus que le point ne continue le point. Or, c'est en cela précisément que consistent la division et la composition des corps, de telle sorte qu'il y ait aussi union et désunion de parties. Mais le corps néanmoins ne se réduit pas en atomes, et il ne provient pas d'atomes, théorie qui renferme bien des difficultés insolubles. Le corps ne peut pas être formé <15> non plus de manière à ce que la division y soit possible sans aucune limite. Si le point suivait en effet le point, il en serait ainsi ; mais le corps se résout en parties de plus en plus petites, et la combinaison a lieu entre les plus petites parties. § 22. La production absolue et parfaite des choses ne se borne pas, comme on le prétend, à l'union des éléments et à leur désunion, pas plus que l'altération n'est un simple changement dans le continu. Mais c'est là une erreur complète, que tout le monde commet. <20> Encore une fois, il n'y a pas de production et de destruction absolues des choses, par union et désunion d'éléments ; il y en a seulement, quand une chose tout entière change, en venant de telle autre. § 23. Parfois aussi, l'on pense que l'altération est un changement quelconque du même genre; mais il y a ici une différence considérable. Dans le sujet, une partie se rapporte à l'essence, et l'autre à la matière. <25> C'est seulement quand il y a changement dans ces deux choses qu'il y a vraiment production et destruction ; il n'y a que simple altération, quand il y a changement dans les propriétés et les qualités accidentelles de la chose. § 24. C'est en se désunissant et en s'unissant que les choses deviennent facilement destructibles ; par exemple, quand les eaux se divisent en petites gouttelettes, elles deviennent plus vite de l'air, tandis que, si elles restent en masse, elles le deviennent plus lentement. § 25. Ceci, du reste, sera plus clair dans ce qui va suivre. Mais ici nous avons voulu seulement prouver qu'il est impossible que la production des choses soit une simple combinaison, comme l'ont prétendu quelques philosophes. [1,3] CHAPITRE III. § 1. Ceci fixé, il faut rechercher d'abord s'il y a bien réellement quelque chose qui naisse et qui meure d'une manière absolue, ou s'il n'y a rien qui naisse et meure, à proprement parler. Dans ce cas, il faut rechercher si une chose quelconque ne vient pas toujours d'une autre chose d'où elle sort : comme, par exemple, du malade <35> vient le bien portant, et du bien portant vient le malade, ou comme le petit vient du grand, et le grand vient du petit, toutes les autres choses sans exception se produisant de cette même manière. <318a> Que si l'on admet une production absolue, alors il faudra que l'être vienne absolument du non-être, du néant, de telle sorte qu'il serait vrai d'affirmer que le néant appartient à certains êtres. Une production relative peut bien venir d'un non-être relatif; et par exemple, le blanc peut venir du non-blanc, ou le beau vient du non-beau ; mais la production absolue doit venir de l'absolu non-être. § 2. <5> Or, l'Absolu en ceci exprime, ou le primitif dans chaque catégorie de l'être, ou l'universel, c'est-à-dire, ce qui renferme et contient tout. Si c'est le primitif que signifie l'absolu, il y aura production de substance, venant de ce qui n'est pas substance. Mais ce qui n'a pas de substance, et ce qui n'est point telle chose déterminée ne peut évidemment être non plus à aucune autre des catégories, <10> telles que la qualité, la quantité, le lieu, etc. ; car alors ce serait admettre que les qualités des substances en peuvent être séparées. Si c'est le non-être d'une façon générale que signifie l'absolu, c'est alors la négation universelle de toutes choses; et par conséquent, ce qui naît et se produit doit nécessairement naître de rien. § 3. Du reste, nous avons parlé ailleurs de ce sujet, et nous en avons traité déjà plus au long. Mais nous résumerons ici notre pensée, et nous dirons en peu de mots <15> qu'en un sens il peut y avoir absolue production de quelque chose venant du néant, du non-être, et qu'en un autre sens, rien ne peut jamais venir que de ce qui est. C'est qu'en effet ce qui est en simple puissance et n'est pas en réalité, doit être préalablement et nécessairement des deux façons que nous venons d'indiquer. Mais il n'en reste pas moins à examiner, avec le plus grand soin, cette question, dont la difficulté peut encore nous étonner même après les développements qui précèdent, à savoir comment la production absolue peut avoir lieu, soit qu'elle vienne de ce qui est en puissance, soit qu'elle ait lieu de toute autre façon. § 4. <20> On peut rechercher, en effet, s'il y a uniquement production de la substance et de telle chose déterminée et réelle, ou s'il n'y a pas aussi production de la qualité, de la quantité, du lieu etc. Mêmes questions également pour la destruction. Que si réellement quelque chose vient à se produire et à naître, il est évident qu'il doit y avoir une certaine substance qui est au moins en puissance, si elle n'est pas en réalité, et en entéléchie, d'où sortira la production de la chose, et dans la quelle la chose devra se changer de toute nécessité, quand elle est détruite. § 5. <25> Se peut-il qu'une des autres catégories qui sont en toute réalité, en entéléchie, appartienne à cet être en puissance ? En d'autres termes, peut-on appliquer les idées de quantité, de qualité, de lieu, à ce qui n'est telle chose qu'en puissance, et est en puissance uniquement, sans être telle chose d'une manière absolue, ni même sans être absolument du tout ? Car si cet être n'est aucune chose en réalité, mais qu'il soit toutes choses en puissance, le non-être ainsi compris peut avoir une existence séparée ; et alors on en arrive à cette conséquence, qu'ont encore redoutée par dessus <30> tous les premiers philosophes, de faire naître les choses du pur néant. Mais si l'on n'admet pas que ce soit un être véritable ou une substance, et que ce soit quelque autre des catégories indiquées, alors on suppose, ainsi que nous l'avons déjà dit, que les qualités et les affections peuvent être séparées des substances. § 6. Tels sont les problèmes qu'il faut discuter ici, dans la mesure qui convient, de même qu'il nous faut rechercher quelle est la cause qui rend la production des êtres éternelle, soit la production absolue, soit la production partielle. <318b> Or, comme il n'y a, selon nous, qu'une seule et unique cause d'où part le principe du mouvement, et comme il n'y a également qu'une seule et unique matière, il faut expliquer ce que c'est que cette cause. § 7. Mais déjà nous en avons parlé dans notre Traité du mouvement, quand nous y avons établi qu'il y a, d'une part, quelque chose d'immobile durant toute l'éternité, et d'autre part, quelque chose qui est mis au contraire dans un éternel mouvement. <5> L'étude du principe immobile des choses relève d'une philosophie différente et plus haute ; mais quant au moteur qui meut tout le reste, parce qu'il est mis lui-même dans un mouvement continu, nous en parlerons plus tard, en expliquant quelle est la cause de chacun des phénomènes particuliers. Ici nous nous bornerons à traiter de cette cause qui se présente sous forme de matière, et qui fait que la production des choses et leur destruction ne font jamais défaut dans la nature. <10> Mais cette discussion éclaircira peut-être, du même coup, le doute que nous venons d'élever tout à l'heure, et l'on verra comment il faut entendre aussi la destruction absolue et l'absolue production des choses. § 8. D'ailleurs, c'est déjà une question bien assez embarrassante que de savoir quelle peut-être la cause qui entretient et enchaîne la génération des choses, si l'on suppose que ce qui est détruit s'en retourne dans le néant, et que le non-être n'est rien ; <15> ce qui n'est pas, n'étant ni substance, ni qualité, ni quantité, ni lieu, etc. Car alors, puisque à tout instant quelqu'un des êtres disparaît et s'éteint, comment se fait-il que le monde entier n'ait pas été déjà depuis si longtemps épuisé mille fois, si la source d'où vient chacun de ces êtres est limitée et finie? Certes si cette perpétuelle succession ne cesse jamais, ce n'est pas que la source d'où proviennent les êtres soit infinie ; <20> car cela est tout à fait impossible, puisqu'en réalité rien n'est infini, et que c'est même seulement en puissance que quelque chose peut être infini dans la division. Or nous avons démontré que la division était seule à être incessante et à ne jamais manquer, parce qu'on peut toujours prendre une quantité de plus en plus faible. Mais ici nous ne voyons rien de pareil. La perpétuité de la succession ne devient-elle pas nécessaire par cela seul que la destruction d'une chose est la production d'une autre, et que, réciproquement, <25> la production de celle-ci est la mort et la destruction de celle-là ? § 9. Par là, on aura une cause qui pourra suffire à tout expliquer pour la production et la destruction des choses : ici, dans leur généralité, et là, dans chacun des êtres particuliers. Mais il n'en faut pas moins rechercher pourquoi, en parlant de certaines choses, on dit d'une manière absolue qu'elles se produisent et qu'elles se détruisent, tandis qu'en parlant de telles autres choses, on ne le dit pas absolument, s'il est bien vrai que la production <30> de tel être soit la même chose que la destruction de tel autre, et si à l'inverse la destruction de celui-ci est bien la production de celui-là. § 10. Cette différence d'expression demande aussi à être expliquée, puisque nous disons d'un être qu'il est, dans tel cas, absolument détruit, et non pas qu'il l'est seulement sous tel rapport; et puisque nous prenons la production dans un sens absolu, aussi bien que la destruction. Ainsi telle chose devient telle autre chose ; mais elle ne devient pas absolument. Voilà, par exemple, comment nous disons de quelqu'un qui apprend, qu'il devient savant, <35> mais nous ne disons pas pour cela qu'il devient et se produit absolument. En se rappelant ce que nous avons dit bien souvent, <319a> à savoir que tels noms expriment une substance réelle et que tels autres ne l'expriment pas, on peut voir d'où vient la question ici posée ; car il importe beaucoup de déterminer ce en quoi se change l'objet qui change. Par exemple, la transition d'un objet qui devient du feu peut être une production absolue ; mais c'est aussi la destruction de quelque chose, par exemple, de la terre. De même, la production de la terre <5> est bien sans doute aussi une production ; mais ce n'est pas une production absolue, bien que ce soit une destruction absolue, et par exemple, la destruction du feu. § 11. C'est en ce sens que Parménide ne reconnaît que deux choses au monde : l'être et le non-être, qui sont pour lui le feu et la terre. Peu importe, du reste, de faire l'hypothèse de ces éléments, ou d'autres éléments pareils ; car nous ne recherchons que la manière dont les phénomènes se passent, et non leur sujet. Ainsi, la modification qui mène les choses à l'absolu <10> non-être, c'est une destruction absolue ; et au contraire, ce qui les mène absolument à l'être, c'est une absolue production. Mais quelles que soient les substances où l'on considère la production et la destruction, soit le feu, soit la-terre, soit tout autre élément analogue, la production et la destruction n'en sont pas moins toujours, l'une de l'être, et l'autre du non-être. § 12. Telle est donc une première différence d'expression, qu'on peut établir entre la production et la destruction absolues, et entre la production et la destruction qui ne sont pas absolues. Une autre différence qui peut les distinguer, c'est la matière où elles ont lieu, quelle que soit cette matière. Celle dont les différences expriment <15> davantage telle ou telle réalité, est aussi davantage de la substance ; et celle dont les différences expriment davantage la privation est davantage du non-être. Ainsi, la chaleur est une certaine catégorie et une espèce réelle ; au contraire, le froid n'est qu'une privation ; et c'est par ces mêmes différences que la terre et le feu se distinguent. § 13. Pour le vulgaire, ce qui constitue surtout la différence de la production et de la destruction, c'est que l'une est perceptible aux sens, et que l'autre ne l'est pas. <20> Quand il y a changement en une matière sensible, le vulgaire dit que l'objet naît et se produit, et qu'il meurt et se détruit quand il change en une matière invisible. C'est que les hommes définissent en général l'être et le non-être, selon qu'ils sentent la chose ou ne la sentent pas ; de même qu'ils prennent pour l'être ce qu'on connaît, et pour le non-être, ce qu'on ignore. Mais alors c'est la sensibilité qui remplit la fonction de la science. De même donc que les hommes ne conçoivent <25> leur propre vie et leur être que par ce qu'il sentent ou peuvent sentir, de même aussi conçoivent-ils l'existence des choses, cherchant bien à connaître la vérité, mais ne la trouvant pas dans ce qu'ils disent. § 14. C'est que la production et la destruction absolues des choses sont tout autres, selon qu'on les considère d'après l'opinion commune, ou dans leur réalité véritable. C'est ainsi que l'air et le vent existent moins, comme corps, si l'on s'en rapporte au simple témoignage des sens ; et voilà pourquoi <30> l'on croit que les choses qui sont détruites absolument, se détruisent en se changeant en ces éléments, tandis que l'on croit que les choses naissent et se produisent, quand elles se changent en quelque élément qu'on puisse toucher; et par exemple, en terre. Mais dans la vérité, ces deux éléments sont substance et espèce, bien plus que la terre elle-même. § 15. On a donc expliqué ce qui fait qu'il y a la production absolue, en tant que destruction de quelque chose, et la destruction absolue, en tant que production <35> de quelque chose aussi. Cela tient en effet à ce que la matière est différente, soit parce que l'une est substance, <319b> tandis que l'autre ne l'est pas, soit parce que l'une est davantage, et que l'autre est moins, ou bien enfin que la matière d'où vient la chose, et celle où elle va, est plus ou moins sensible. On dit des choses, tantôt qu'elles naissent et deviennent absolument, et tantôt on dit limitativement qu'elles deviennent telle ou telle chose, sans qu'elles viennent l'une de l'autre réciproquement, à la manière dont nous l'entendons ici. <5> Nous nous bornons en effet maintenant à expliquer pourquoi, toute production étant la destruction de quelque autre chose, et toute destruction étant la production d'une autre chose aussi, nous n'attribuons pas dans le même sens la production et la destruction aux choses qui changent les unes dans les autres. § 16. Ceci du reste ne résout pas la question que nous nous posions en dernier lieu. Mais cela nous explique pourquoi de quelqu'un qui apprend, on dit qu'il devient savant, <10> et non pas qu'il devient absolument; tandis que d'une chose qui pousse naturellement, on dit d'une manière absolue qu'elle naît et devient. Ce sont là les déterminations, les différentes catégories, dont les unes expriment l'être réel et particulier, les autres la qualité, les autres la quantité. Par suite, de toutes les choses qui n'expriment pas une substance, on ne dit point d'une manière absolue qu'elles deviennent, mais qu'elles deviennent telle ou telle chose. Cependant, pour tous les cas également, la production ne s'applique expressément qu'aux objets placés dans une des deux séries. Par exemple; dans la catégorie de la substance, on dit que la chose devient, <15> si c'est du feu qui se produit ; on ne le dit pas, si c'est de la terre ; dans la catégorie de la qualité, on dit que la chose devient, si l'être devient savant, et non pas s'il devient ignorant. § 17. Ainsi donc, voilà comment nous expliquons pourquoi certaines choses se produisent d'une manière absolue, et comment d'autres ne se produisent, ni d'une manière absolue, ni du tout, jusque dans les substances elles-mêmes. Nous avons dit aussi pourquoi le sujet, en tant que matière, est la cause de la production continue et éternelle des choses, <20> attendu qu'il peut indifféremment se changer dans les contraires, et que, pour les substances, la production d'un phénomène est toujours la destruction d'un autre; et réciproquement, que la destruction de celui-ci est la production de celui-là. § 18. Du reste, il n'y a pas non plus à se demander pourquoi c'est cette destruction éternelle des êtres qui fait que quelque chose peut se produire ; car de même qu'on dit qu'une chose est détruite absolument, quand elle passe à l'insensible et au non-être, de même on peut dire qu'elle se produit et vient du non-être, quand elle vient de l'insensible. <25> Par conséquent, soit qu'il y ait, soit qu'il n'y ait pas préalablement un sujet, la chose vient toujours du néant; de telle sorte que, tout à la fois, la chose, en se produisant vient du non-être, et qu'en se détruisant, elle retourne au non-être encore. C'est bien là ce qui fait qu'il n'y a ni cessation ni lacune ; car la production est la destruction du non-être, et la destruction est la production du néant. § 19. Mais on pourrait se demander si ce non-être absolu <30> est le second des deux contraires ; et par exemple, la terre et tout ce qui est lourd étant le non-être, si c'est le feu et tout ce qui est léger qui est, ou qui n'est pas l'être. Mais on peut dire encore que la terre est l'être, et que le non-être est la matière de la terre, comme il l'est également du feu. Mais la matière de l'un et de l'autre de ces éléments est-elle donc différente? Et est-il impossible qu'ils viennent l'un de l'autre, non plus que des contraires? <320a> Car le feu, la terre, l'eau et l'air ont des contraires ; ou bien, leur matière est-elle la même en un sens, et n'est-elle différente qu'en un autre sens ? Car ce qui est le sujet de part et d'autre est identique, et c'est le mode seul d'existence qui ne l'est pas. <5> Mais arrêtons-nous à ce que nous venons de dire sur ce sujet. [1,4] CHAPITRE IV. § 1. Il faut maintenant expliquer en quoi diffèrent la production et l'altération ; car nous pensons que ces changements des choses sont tout à fait distincts l'un de l'autre, attendu que le sujet qui est un être réel, et la modification, qui, naturellement, est attribuée au sujet, sont quelque chose de tout différent, et qu'il peut y avoir changement <10> de l'un et de l'autre. § 2. Il y a altération quand le sujet demeurant le même et étant toujours sensible, il subit un changement dans ses propriétés spéciales, qui peuvent être d'ailleurs ou contraires ou intermédiaires. Ainsi par exemple, le corps est bien portant ; et ensuite il est malade, tout en restant le même. C'est encore ainsi que l'airain est tantôt arrondi, et tantôt anguleux, tout en restant le même substantiellement. § 3. Mais lorsque l'être vient à changer tout entier, <15> sans qu'il reste rien de sensible, en tant que seul et même sujet, et que, par exemple, le sang se forme en venant de toute la semence, que l'air vient de toute l'eau, ou réciproquement, l'eau de tout l'air; alors il y a, dans ce cas, production de l'un, et destruction de l'autre. C'est surtout vrai, lorsque le changement passe de l'insensible au sensible, soit pour le sens du toucher, soit pour tous les autres sens ; par exemple, lorsqu'il y a production d'eau, ou lorsqu'il y a dissolution <20> de l'eau en air ; car l'air est comparativement à peu près insensible. § 4. Mais si dans ces choses, il subsiste quelque qualité identique pour les deux termes de l'opposition, dans l'être qui naît, et dans celui qui est détruit ; et si par exemple, lorsque l'eau se forme en venant de l'air, ces deux éléments sont également diaphanes et froids, alors il ne faut plus que l'une de ces deux propriétés seulement appartienne au corps dans lequel se fait le changement. Quand il n'en est pas ainsi, ce n'est qu'une simple altération ; <25> par exemple, dans le cas où l'homme musicien est venu à disparaître, et l'homme non-musicien s'est produit et a paru. Mais l'homme n'en demeure pas moins toujours le même. Si donc ce n'était pas essentiellement une propriété ou affection de cet être que l'habileté; ou l'ignorance, en fait d'art musical, alors il y aurait production de l'un des phénomènes et destruction de l'autre. Aussi voilà pourquoi ce ne sont là que des modifications de l'homme, tandis que c'est production et destruction de l'homme qui est musicien, et de l'homme qui ne sait pas la musique. <30> Il n'y a là qu'une affection du sujet qui subsiste, et c'est là précisément ce qu'on appelle une altération. § 5. Lors donc que le changement d'un terme contraire à l'autre se fait en quantité, c'est augmentation et diminution ; quand c'est dans le lieu, c'est translation ; quand c'est en propriété spéciale et en qualité, c'est altération proprement dite. Mais lorsque rien <320b> ne demeure absolument du sujet, dont l'un des contraires est une affection ou un accident, c'est qu'il y a production, d'une part, et destruction, d'autre part. § 6. Or c'est la matière qui est, éminemment et par excellence, le sujet susceptible de la production et de la destruction ; et en un certain sens, elle est aussi ce qui subit les autres espèces de changements, parce que tous les sujets, quels qu'ils soient, sont susceptibles de certaines oppositions par contraires. <5> Du reste, nous nous arrêtons ici, dans ce que nous avions à dire sur la production et la destruction, et aussi sur l'altération, pour expliquer si elles sont ou ne sont pas, et comment elles sont. [1,5] CHAPITRE V. § 1. Nous avons encore à parler de l'accroissement, et à dire en quoi l'accroissement diffère de la production et de l'altération, et comment les choses qui s'accroissent peuvent croître, et les choses qui diminuent, diminuer. § 2. <10> Il faut donc examiner d'abord si la différence de ces phénomènes, les uns aux autres, consiste uniquement dans le sujet auquel ils se rapportent. Un changement qui se fait de tel être à tel autre être, et par exemple, de la substance en simple puissance à la substance en réalité, en entéléchie, est-il une production, une génération ? Le changement qui a lieu en grandeur, est-il accroissement et diminution? Ou enfin, celui qui a lieu en qualité est-il une altération ? <15> Mais les deux derniers phénomènes dont on vient de parler, ne sont-ils pas toujours des changements de choses qui, de la puissance, passent à la réalité, à l'entéléchie? Ou bien aussi, n'est-ce pas le mode du changement qui diffère? Ainsi l'objet qui est altéré, non plus que l'objet qui naît et devient ne paraissent pas nécessairement devoir changer de lieu. Mais ce qui croit, et ce qui décroît ; doit en changer, tout en en changeant autrement que l'objet qui se meut dans l'espace. § 3. Car l'objet <20> mu dans l'espace change tout entier de place, tandis que ce qui s'accroît ne change que comme une chose qui glisse et s'étend ; le sujet demeurant en place, ses parties seules changent de lieu. Mais ce n'est pas comme celles de la sphère, tournant sur elle même ; car celles-là changent de place le corps tout entier ; la sphère demeurant dans le même lieu. Au contraire, les parties de l'objet qui s'accroît tiennent toujours de plus en plus de place, de même que celles de l'objet qui décroît en tiennent de moins en moins. § 4. <25> On le voit donc : le changement dans un objet qui naît, dans celui qui s'altère et dans celui qui s'accroît, diffère non pas seulement par l'objet qui subit le changement, mais aussi par la manière dont le changement se fait. Mais quant à l'objet propre auquel s'applique le changement de l'accroissement et du décroissement, croître et décroître paraissant ne s'appliquer qu'à une grandeur, comment doit-on concevoir qu'il s'accroît ? Doit-on comprendre qu'il se forme, <30> dans ce cas, corps et grandeur réelle de ce qui n'est corps et grandeur qu'en simple puissance, et qui en réalité, en entéléchie, n'a ni corps ni grandeur véritable ? Mais cette explication même peut se prendre en un double sens ; et l'on peut, encore se demander de laquelle des deux façons l'accroissement doit avoir lieu. Vient-il de la matière qui serait isolée et séparée en elle-même ? Ou vient-il de la matière qui serait dans un autre corps ? Mais ces deux manières de comprendre l'accroissement, ne sont-elles pas également impossibles? <321a> Si en effet la matière de l'accroissement est isolée, ou elle n'occupera aucune portion de l'espace, ou elle sera comme un point, ou bien elle ne sera que du vide ; et ce sera un corps non-perceptible à nos sens. Dans l'une de ces deux suppositions, elle ne peut pas être ; et dans l'autre, elle doit exister nécessairement dans un lieu ; car ce qui en provient doit toujours être quelque part, de telle sorte que ce corps y est aussi, ou par lui-même, ou indirectement. § 5. Mais si l'on suppose que la matière est dans un corps, et qu'elle y soit séparée, de manière qu'elle ne fasse point partie de ce corps, ni par elle-même, ni par accident, il résultera de cette hypothèse une foule d'impossibilités manifestes. Je m'explique : par exemple, s'il se forme de l'air, venant de l'eau, ce ne sera pas parce que l'eau change, mais parce que la matière de l'air sera renfermée dans l'eau, qui le produit, comme dans une espèce de vase ; <10> car rien n'empêche que les matières ne soient en nombre infini, de façon qu'elles puissent aussi se produire en réalité et en entéléchie. Il faut ajouter de plus que ce n'est pas même ainsi que l'air paraît venir de l'eau, comme s'il sortait d'un corps qui resterait toujours ce qu'il était. Il vaut donc mieux supposer que la matière est inséparable dans tous les corps, une et identique, numériquement parlant, bien qu'elle ne soit pas une et identique au point de vue de la raison. § 6. C'est par les mêmes motifs <15> qu'il ne faut pas supposer que la matière du corps n'est que des points ou des lignes ; car la matière est précisément ce dont les points et les lignes sont les extrémités ; elle ne peut jamais exister sans quelque propriété, ni sans forme. Ainsi donc, une chose vient toujours d'une autre chose absolument, ainsi qu'on l'a déjà dit ailleurs ; et elle vient d'une chose qui existe en réalité, en entéléchie, soit de même genre, soit de même forme. <20> Par exemple, le feu est produit par le feu ; l'homme est produit par l'homme ; c'est-à-dire par une réalité, une entéléchie ; car le dur ne peut venir de la simple qualité de dur ; la matière est la matière d'une substance corporelle, c'est-à-dire d'un corps spécial et déterminé, puisque le corps ne peut jamais être quelque chose de commun. Elle est la même, soit pour la grandeur, soit pour la propriété de cette grandeur, séparable aux yeux de la raison, mais non séparable dans l'espace, à moins qu'on ne suppose que les propriétés puissent être séparées des corps qui les possèdent. § 7. <25> Il est donc évident, d'après cette discussion, que l'accroissement dans les choses n'est pas un changement qui viendrait d'une grandeur en simple puissance, mais sans aucune dimension en réalité, en entéléchie ; car alors la qualité commune serait séparable ; et l'on a dit, antérieurement ailleurs, que c'était là une chose impossible. <30> De plus, un changement de ce genre s'applique spécialement, non pas à l'accroissement, mais à la production ; car l'accroissement n'est que le développement d'une grandeur préexistante, de même que la diminution n'est que son amoindrissement. Voilà pourquoi il faut que l'objet qui s'accroît ait d'abord une certaine grandeur. Par conséquent, il ne se peut pas que l'accroissement, qui passe à l'entéléchie de la grandeur, vienne d'une matière dénuée de toute grandeur ; car ce serait là bien plutôt une production, et ce ne serait pas un véritable accroissement. § 8. Il est donc préférable de reprendre cette étude entière, <321b> comme si nous en étions tout à fait au début, et de rechercher quelles peuvent être les causes de l'accroissement et de la diminution des choses, après avoir constaté ce qu'on entend par s'accroître ou diminuer. Dans un objet qui croit, il semble donc que toutes les parties, sans exception, s'accroissent. De même, dans la diminution, toutes les parties de l'objet semblent devenir de plus en plus petites. <5> De plus, l'accroissement paraît avoir lieu, parce que quelque chose se joint au corps ; et le décroissement, parce que quelque chose en sort. Mais l'accroissement ne peut se faire nécessairement que par quelque chose qui est incorporel ou corporel. Si c'est par l'incorporel, alors la partie commune serait séparable ; or il est impossible qu'il y ait une matière séparée de toute grandeur, ainsi qu'on vient de le dire. Si c'est par quelque chose de corporel que l'accroissement a lieu, il en résulte alors qu'il y aura deux corps dans un seul et même lieu, à savoir celui qui s'accroît et celui qui fait croître. Or c'est là encore une impossibilité. § 9. On ne peut pas <10> même dire que l'accroissement et la diminution des choses puissent avoir lieu de la même façon que quand, par exemple, l'air vient de l'eau, puisque alors le volume de l'air est devenu plus considérable. Ce n'est donc plus là un simple accroissement de l'eau ; c'est la production d'un corps nouveau, dans lequel le premier corps a changé ; et c'est la destruction de son contraire. Ce n'est là l'accroissement ni de l'un ni de l'autre. Mais, ou ce n'est même l'accroissement de rien, ou bien c'est l'accroissement de ce qui est commun aux deux objets, celui qui est produit, aussi bien que celui qui est détruit ; et cette partie commune est un corps aussi. <15> L'eau non plus que l'air ne s'est pas accrue ; seulement l'un a disparu et péri, tandis que l'autre s'est produit ; et il faut qu'il y ait un corps, puis qu'il y a eu accroissement. § 10. Mais il y a là encore une impossibilité nouvelle ; car il faut rationnellement conserver les conditions indispensables sans lesquelles on ne peut concevoir le corps qui s'accroît, ou celui qui diminue. Or, il y en a trois : l'une, c'est que toute partie quelconque devient plus grande dais une grandeur qui s'accroît : <20> par exemple, si c'est de la chair, une partie quelconque de la chair s'accroît. La seconde condition, c'est que l'accroissement a lieu par une certaine adjonction au corps; et troisièmement enfin, il faut tout à la fois que l'objet s'accroisse et qu'il persiste. En effet, lorsqu'une chose se produit ou disparaît absolument, elle ne persiste point; mais quand elle subit une altération, ou un accroissement, ou une réduction, cette chose, tout en étant accrue ou altérée, demeure et subsiste la même. Ici, c'est la qualité de la chose qui seule cesse d'être la même ; <25> là, c'est la grandeur même qui ne reste pas identique. Si donc l'accroissement était bien ce qu'on a prétendu, la chose accrue pourrait alors s'accroître sans que rien vînt s'y adjoindre, ni que cette chose persistât, de même qu'elle pourrait dépérir, sans que rien en sortît, et sans que la chose accrue subsistât davantage. Mais il faut absolument conserver ces conditions, puisqu'on a supposé que c'était là, en effet, l'accroissement. § 11. On pourrait encore demander : <30> Qu'est-ce qui s'accroît précisément? Est-ce le corps auquel vient s'ajouter quelque chose? Par exemple, lorsque telle cause fait accroître la cuisse dans le corps d'un homme, est-ce bien la cuisse elle-même qui devient plus grosse ? Et pourquoi ce qui fait grossir la cuisse, <35> c'est-à-dire la nourriture, ne s'accroit-il pas aussi ? Pourquoi donc, en effet, les deux ne s'accroissent-ils pas à la fois ? Car ce qui s'accroît et ce qui accroît sont plus grands; comme en mêlant de l'eau et du vin, la quantité de l'un et de l'autre devient plus grande également. Ne peut-on pas dire que cela tient à ce que, dans un cas, la substance demeure et subsiste, tandis que la substance, et c'est ici la substance de la nourriture, disparaît dans l'autre cas ? Ici encore c'est l'élément dominant, qui donne son nom au mélange, comme quand on dit que le mélange est du vin, <322a> parce que le mélange entier fera l'effet de vin et non pas d'eau. § 12. Il en est de même aussi pour l'altération. Si, par exemple, la chair subsiste et reste toujours ce qu'elle est, et s'il survient à la chair une qualité essentielle qui n'y était pas antérieurement, la chair alors a été simplement altérée. <5> Mais parfois, ce qui altère la chose, ou ne souffre rien lui-même dans sa propre substance, qui n'a pas été altérée ; ou quelquefois il est altéré aussi. Mais ce qui altère, ainsi que le principe du mouvement, est dans l'objet accru et dans l'objet altéré ; car c'est en eux que se trouve le principe moteur. Or il se peut aussi que ce qui entre dans le corps y devienne plus grand, en même temps que le corps qui le reçoit et en profite ; par exemple, si l'élément qui entre y devient de l'air. Mais en souffrant cette transformation, il est détruit ; et le principe moteur n'est plus en lui. § 13. <10> Après avoir suffisamment exposé ces difficultés, il faut essayer de découvrir la solution de ce problème, en admettant toujours les conditions suivantes : que l'accroissement n'est possible qu'autant que le corps accru demeure et persiste, et que rien ne peut s'accroître sans que quelque chose ne vienne s'y ajouter, ni diminuer sans que quelque chose n'en sorte ; que de plus tout point sensible quelconque du corps accru ou diminué est devenu ou plus grand ou plus petit ; <15> que le corps n'est pas vide ; que deux corps ne peuvent jamais être dans le même lieu; et enfin que le corps où l'accroissement se produit, ne peut pas s'accroître par de l'incorporel. § 14. Nous arriverons à la solution cherchée, en admettant d'abord que les corps à parties non-similaires peuvent s'accroître, parce que ce sont les corps à parties similaires qui s'accroissent ; car les premiers ne sont composés que des seconds. Il faut ensuite remarquer que, quand on parle de la chair et de l'os, et de toute autre partie <20> analogue des corps, ceci peut se prendre en un double sens, comme pour toutes les autres choses qui ont leur espèce et leur forme dans la matière ; car la matière et la forme sont également appelées de la chair et de l'os. Dire que. toute partie quelconque d'un corps s'accroît, et que quelque élément nouveau vient s'y adjoindre, c'est là une assertion qui est possible selon la forme; mais elle ne l'est pas selon la matière. Il faut penser qu'il en est ici comme lorsqu'on mesure de l'eau avec une mesure qui reste la même ; l'eau qui survient est autre, et toujours autre. <25> C'est également ainsi que s'accroît la matière de la chair, et il n'y a pas addition à toute partie quelconque ; mais telle partie s'écoule et telle autre s'agrège ; et l'adjonction n'a lieu qu'à toute partie quelconque de la figure et de l'espèce. §15. Mais pour les corps composés de parties non-similaires, par exemple, pour la main, il est plus évident que tout s'accroît d'une manière proportionnelle ; car, dans ce cas, <30> la matière de l'espèce étant différente, elle est plus facile à distinguer que pour la chair et pour les corps à parties similaires. Voilà pourquoi, même sur un mort, il semble qu'on reconnaîtrait encore de la chair et des os plus aisément qu'on n'y retrouve la main et le bras. Ainsi, en un sens on peut dire que toute partie quelconque de la chair s'accroît; et en un autre sens, on ne peut pas dire que toute partie s'accroisse. Selon la forme, il s'est joint quelque chose à toute partie quelconque, mais non pas suivant la matière. <35> Cependant le tout est devenu plus grand, parce que quelque chose est venu s'y ajouter, qu'on appelle la nourriture et qu'on appelle aussi le contraire. Mais ce quelque chose <322b> ne fait que changer dans la même espèce ; comme par exemple, lorsque l'humide vient s'adjoindre au sec, et qu'en s'adjoignant, il change en devenant sec lui-même. En effet, il se peut tout à la fois que le semblable s'accroisse par le semblable, et, dans un autre sens, que ce soit par le dissemblable. § 16. On pourrait encore demander ce que doit être exactement la chose qui produit l'accroissement. <5> Il est clair que ce nouvel élément doit être le corps en puissance. Par exemple, si c'est de la chair qu'il accroît, il doit être chair en puissance, tout en étant en réalité et en entéléchie une autre chose ; et cette autre chose a dû se détruire pour devenir de la chair. Ainsi donc, elle n'est pas en soi ce qu'elle devient ; car alors il y aurait production et non pas simple accroissement. Mais la chose qui s'accroît est précisément dans celle-là. Qu'a donc éprouvé le corps par cet élément nouveau, pour qu'il se soit ainsi accru? A-t-il subi un mélange, comme lorsqu'on verse de l'eau dans du vin, de manière à ce que le mélange entier puisse faire encore du vin? <10> Ou bien, de même que le feu brûle quand il touche quelque chose de combustible, de même dans le corps qui s'accroît et qui, en réalité et en entéléchie, est de la chair, la substance intérieure, qui a la force d'accroître, fait-elle de la chair réelle et en entéléchie de la chair en puissance qui s'est approchée d'elle ? Il faut donc que cet élément nouveau coexiste et soit avec l'autre ; car s'il était à part, ce serait une production réelle. C'est ainsi que l'on peut faire du feu avec du feu, qui existe préalablement, en jetant du bois dessus; <15> de cette façon, ce n'est bien qu'un accroissement, tandis que, quand les bois eux-mêmes viennent à brûler, il y a production véritable. § 17. Mais la quantité, prise dans son sens universel, ne se produit pas plus ici que ne pourrait se produire l'animal, lequel ne serait ni homme, ni aucun animal particulier. De fait, il en est ici de la quantité, comme là il en est de l'universel. Ainsi donc, la chair et l'os nu, la main, ou les nerfs et les parties similaires de ces organes, s'accroissent, parce qu'une certaine quantité de matière vient sans doute s'y ajouter, mais sans que cette matière soit une quantité appréciable de chair. <20> En tant donc que l'élément nouveau est l'un et l'autre en puissance, et par exemple une certaine quantité de chair, en ce sens, cet élément accroit le corps ; car il faut qu'il devienne de la chair, et de la chair en une certaine quantité. Mais c'est en tant seulement qu'il est de la chair, que l'élément ajouté peut nourrir le corps. C'est par là que, rationnellement, la nourriture et l'accroissement diffèrent l'un de l'autre. Voilà aussi pourquoi le corps est nourri tout le temps qu'il vit et dure, et même qu'il dépérit ; mais il ne s' accroît pas sans cesse. <25> Au fond, la nutrition est identique et se confond avec l'accroissement ; mais leur être est différent. Ainsi donc, en tant que l'élément qui vient s'ajouter est en puissance, une certaine quantité de chair peut accroître la chair ; mais c'est seulement en tant qu'il est chair en puissance, qu'il peut être nourriture. § 18. <20> Cette forme, ou cette espèce sans matière est dans la matière, comme une puissance immatérielle ; mais s'il vient s'ajouter au corps quelque matière qui, en puissance, est immatérielle, tout en ayant aussi en puissance la quantité ces corps immatériels seront alors plus grands. Mais si cette matière ajoutée en arrive à ne pouvoir plus rien produire, et si, de même que l'eau en se mêlant de plus en plus au vin arrive à le rendre de plus en plus aqueux, et à le convertir enfin tout à fait en eau, alors elle pourra amener la destruction de la quantité ; mais la forme et l'espèce n'en demeureront pas moins. [1,6] CHAPITRE VI. § 1. <323a> Comme il faut, en étudiant la matière et conséquemment les éléments, dire tout d'abord s'ils sont ou ne sont pas, si chacun d'eux est éternel ou s'ils sont créés d'une façon quelconque, et, étant créés, s'ils peuvent tous se produire mutuellement de la même manière, ou si l'un d'eux est antérieur aux autres, <5> il s'ensuit qu'il est nécessaire de bien déterminer préalablement les choses dont on n'a parlé jusqu'à cette heure que d'une façon très vague et très insuffisante. § 2. En effet, tous ceux qui admettent la création pour les éléments eux-mêmes, aussi bien que pour les composés qui en résultent, se bornent à tout expliquer par la réunion et la désunion, par la passivité et par l'action. Mais l'union n'est qu'un mélange ; et l'on ne nous a pas défini clairement ce que nous devons entendre par le mélange des corps. D'autre part, il n'est pas possible non plus qu'il y ait altération, <10> ni désunion ou réunion, sans un sujet qui agisse et qui souffre ; car ceux qui admettent la pluralité des éléments, les font naître de l'action et de la souffrance réciproques des uns sur les autres. § 3. Cependant il faut bien toujours arriver à dire que toute action vient d'un seul et unique élément ; et voilà comment Diogène avait raison en soutenant que, si tous les éléments ne venaient pas d'un seul, ils ne pourraient avoir entr'eux ni action <15> ni souffrance réciproques, et que, par exemple, le chaud ne pourrait pas se refroidir, ni le froid s'échauffer de nouveau. Ce n'est pas, disait-il, la chaleur et le froid qui se changent l'un dans l'autre ; mais évidemment c'est le sujet qui subit le changement. Par conséquent, concluait Diogène, dans les corps où il peut y avoir action et souffrance, il faut nécessairement qu'il y ait une seule nature sujette à ces deux phénomènes. Sans doute, soutenir que toutes les choses <20> sont dans ce même cas, ce ne serait pas exact ; et ceci ne s'observe en effet que dans les choses subordonnées les unes aux autres. § 4. Mais si l'on veut s'expliquer nettement l'action, la souffrance et le mélange, il faut, nécessairement aussi, étudier ce que c'est que le contact des choses entr'elles. Les choses ne peuvent pas réellement agir et souffrir l'une par l'autre, quand elles ne peuvent pas se toucher mutuellement ; et si elles ne se sont pas touchées antérieurement, d'une façon quelconque, elles ne peuvent pas du tout être mêlées l'une à l'autre. <25> Il faut donc d'abord définir ces trois phénomènes : le contact, le mélange, et l'action. § 5. Partons de ce principe : c'est que, pour toutes les choses où il y a mélange, il faut absolument qu'elles puissent se toucher entr'elles; et si l'une agit et que l'autre souffre, à proprement parler, il faut encore que ce contact soit possible. voilà notre motif pour parler d'abord du contact. § 6. Mais, <30> de même que la plupart des autres mots sont pris en plusieurs sens, tantôt par homonymie, et tantôt par dérivation d'autres mots qui leur sont antérieurs, de même cette diversité d'acceptions se représente pour le mot de Contact. Toutefois le contact proprement dit ne peut s'appliquer qu'aux choses qui ont une position, et il n'y a de position que pour les choses qui ont aussi un lieu ; car il faut entendre le contact et le lieu comme le font <323b> les mathématiques, soit que chacun d'eux, le lieu et le contact, soient séparés des choses, soit qu'ils existent de toute autre façon. Si donc, ainsi qu'on l'a démontré antérieurement, se toucher c'est avoir ses extrémités réunies, on peut dire que ces choses-là se touchent, qui, ayant des grandeurs et des positions déterminées, ont leurs extrémités réunies ensemble. § 7. Mais la position appartenant aux choses qui ont aussi un lieu, et la première différence du lieu étant le haut et le bas, avec les autres oppositions de ce genre, il s'ensuit que toutes les choses qui se touchent doivent avoir pesanteur ou légèreté, ou ces deux propriétés à la fois, ou au moins l'une des deux. Or, ce sont les choses de cette espèce qui sont susceptibles d'agir et de souffrir. <10> On doit donc évidemment en conclure que ces choses-là se touchent naturellement, qui, étant des grandeurs séparées et distinctes, auront leurs extrémités bout à bout, et pourront l'une mouvoir, et l'autre être mue, réciproquement l'une par l'autre. Mais comme le moteur ne meut pas de la même manière que meut à son tour l'objet mu, et que ce dernier ne peut mouvoir qu'autant que lui-même est mis en mouvement, tandis que l'autre peut mouvoir tout en restant lui-même immobile, il est évident que nous pourrons appliquer les mêmes distinctions au corps qui agit ; <15> car, dans le langage commun, on dit tout aussi bien que ce qui meut agit, et que ce qui agit meut. § 8. Cependant il y a ici quelque différence ; et il faut bien distinguer : c'est que tout ce qui meut ne peut pas toujours agir, comme nous le verrons en opposant ce qui s'agit à ce qui souffre. Un corps ne souffre que dans les cas où le mouvement est une affection ou passion ; et il n'y a passion que dans le cas où le corps est simplement altéré; par exemple, dans le cas où il devient chaud, ou devient blanc. Mais l'idée de mouvoir a plus d'extension que celle d'agir. <25> Donc il est évident que parfois les moteurs doivent toucher les choses qu'ils meuvent, et que parfois ils ne les touchent pas. § 9. La définition du contact, prise dans son sens le plus général, s'applique aux corps qui ont une position, l'un des corps en contact pouvant mouvoir, et l'autre pouvant être mu, et le moteur et le mobile n'ayant d'autre rapport entr'eux que celui d'action et de souffrance. § 10. <25> Dans les cas les plus ordinaires, la chose qui est touchée touche la chose qui la touche ; car presque tous les objets que nous pouvons observer sont mis en mouvement avant de mouvoir aussi à leur tour ; et dans tous ces cas, il semble qu'il y a nécessité que l'objet qui est touché touche l'objet qui le touche. Mais nous disons qu'il se peut parfois aussi que le moteur seul touche l'objet auquel il donne le mouvement, et que l'objet qui est touché ne touche pas l'autre qui le touche. <30> Comme les corps homogènes ne meuvent que quand ils sont mus eux-mêmes, il faut, ce semble, qu'un corps qui est touché, touche aussi. Par conséquent, s'il y a quelque moteur qui, tout en étant lui-même immobile, communique le mouvement, il faudra qu'il touche l'objet qu'il meut, sans que rien le touche lui-même. C'est ainsi, en effet, que nous disons quelquefois que la personne qui nous fait de la peine, nous touche sans que nous la touchions nous-mêmes. § 11. Voilà ce que nous avions à dire sur le contact, considéré dans les objets naturels. [1,7] CHAPITRE VII. § 1. <324a> A la suite de ce qui précède, nous allons expliquer ce qu'on doit entendre par agir et souffrir. Nous avons reçu des philosophes antérieurs à nous des théories assez divergentes entr'elles sur ce sujet. Cependant ils conviennent assez unanimement que le semblable ne peut rien souffrir du semblable, parce que l'un n'est pas plus <5> actif ni passif que l'autre ; et que les semblables ont toutes leurs qualités absolument identiques. Puis, on ajoute que ce sont naturellement les corps dissemblables et les corps différents qui ont action et passion réciproques les uns sur les autres. Par exemple, quand un feu moindre est éteint par un feu plus grand, nos philosophes prétendent que le feu qui est moindre souffre en effet par suite de l'opposition des contraires, beaucoup étant le contraire de peu. § 2. <10> Démocrite est le seul, à part de tous les autres, qui ait avancé en ceci une opinion particulière. Il soutient que ce qui agit et ce qui souffre est au fond identique et semblable, parce qu'il n'accorde pas que des choses différentes et tout autres puissent souffrir quoi que ce soit les unes des autres ; et si certaines choses, tout en étant différentes entr'elles, ont les unes sur les autres quelqu'action réciproque, ce phénomène, selon lui, se passe en elles non pas en tant qu'elles sont différentes, mais en tant qu'elles ont au contraire un point quelconque de ressemblance et d'identité. § 3. <15> Telles sont donc les opinions émises avant nous. Mais les philosophes qui les soutiennent peuvent sembler se contredire entre eux ; et, la cause de leurs dissentiments à cet égard, c'est que dans une question où il fallait considérer l'ensemble du sujet, ils n'en ont considéré, les uns et les autres, qu'une seule partie. § 4. Il est bien vrai que ce qui est tout à fait semblable et ne diffère absolument d'aucune façon que ce soit, ne peut absolument rien souffrir, ni rien éprouver de la part de son semblable. <20> Pourquoi l'un des deux objets, en effet, agirait-il plutôt que l'autre ? S'il est possible que la chose souffre en quelque manière de son semblable, alors elle pourra se faire souffrir aussi elle-même. Or, ceci étant admis, il en résulterait que rien au monde ne serait impérissable, ni immobile, si l'on suppose que le semblable, en tant que semblable, peut agir, puisqu'alors tout être quelconque pourra se donner le mouvement à lui-même, et le donner tout aussi bien à l'être qui est tout à fait différent, et qui n'a rien du tout d'identique. <20> En effet, la blancheur ne peut subir aucune action de la part d'une ligne, ni une ligne rien éprouver de la part de la blancheur, si ce n'est peut-être par accident et indirectement : dans le cas, par exemple, où la ligne serait par hasard blanche ou noire ; car les choses ne peuvent pas modifier spontanément leur nature, quand elles ne sont pas contraires entr'elles, ou qu'elles ne viennent pas de contraires. § 5. Mais comme <30> agir et souffrir ne sont pas naturellement la propriété de la première chose venue et prise au hasard, et qu'ils ne se produisent que dans les choses qui sont contraires entr'elles, ou qui ont entr'elles une certaine contrariété, il en résulte nécessairement que l'agent et le patient doivent être semblables et identiques, au moins par leur genre, et qu'ils sont dissemblables et contraires par leur espèce. Ainsi, la nature veut que le corps subisse l'action du corps, que la saveur subisse l'action de la saveur, la couleur de la couleur ; en un mot, qu'un objet homogène puisse souffrir une action de la part de l'objet homogène. <324b> La cause en est que tous les contraires sont dans le même genre, et que les contraires agissent et souffrent les uns de la part des autres. Donc il faut nécessairement qu'en un sens, l'agent et le patient soient pareils ; et en même temps, il faut aussi qu'ils soient dissemblables et différents entr'eux. § 6. <5> Puis donc que l'agent et le patient sont les mêmes et semblables en genre et dissemblables en espèce, et que ce sont là les rapports des contraires, il s'ensuit évidemment que les contraires et les intermédiaires agissent et souffrent réciproquement, les uns à l'égard des autres. C'est en eux absolument que se passent la destruction et la production des choses. Aussi, est il tout simple que le feu échauffe et que le froid refroidisse; <10> en un mot, qu'une chose qui agit assimilé à elle la chose qui souffre son action; puisque ce qui agit et ce qui souffre sont des contraires, et que la production est précisément le passage de la chose à son contraire. Il en résulte que nécessairement ce qui souffre se change en ce qui agit ; et c'est seulement ainsi qu'il y aura production aboutissant au contraire. § 7. Voilà ce qui explique très bien comment, sans dire expressément les mêmes choses, nos philosophes peuvent cependant, des deux parts, arriver à découvrir la nature et la vérité. <15> Ainsi, tantôt nous disons que c'est le sujet même qui souffre, quand, par exemple, nous disons que telle personne se guérit, qu'elle s'échauffe, qu'elle se refroidit, et qu'elle éprouve telles autres affections du même genre ; et tantôt aussi, nous disons que c'est le froid qui devient chaud, ou que c'est la maladie qui devient la santé ; et des deux parts, l'expression est vraie. § 8. Il en est de même aussi en ce qui concerne l'agent ; et nous disons parfois que c'est telle personne qui échauffe telle chose, et parfois aussi que c'est la chaleur qui échauffe ; car tantôt c'est la matière qui souffre l'action ; et tantôt aussi, c'est le contraire qui souffre. Ainsi, c'est en regardant les choses sous ce point de vue que les uns ont prétendu que l'être qui agit et celui qui souffre doivent avoir quelque chose d'identique ; et que les autres, regardant d'un côté différent, ont prétendu que c'était tout le contraire. § 9. Mais le raisonnement qu'on peut faire, pour expliquer <25> ce que c'est qu'agir et souffrir, est le même que celui par lequel on explique ce que c'est que mouvoir et être mu. Ainsi, l'expression de moteur se prend aussi en deux sens. D'abord, la chose où se trouve le principe du mouvement semble être le moteur, puisque le principe est la première des causes ; et c'est, en second lieu, le dernier terme relativement à l'objet qui est mu, et à la production de la chose. §10. La même observation s'applique à l'agent ; et c'est ainsi que nous disons également, et que c'est le médecin qui guérit, ou que c'est le vin qu'il ordonne au malade. <30> Rien n'empêche donc que le premier moteur, dans le mouvement qu'il donne, ne reste lui-même immobile ; parfois même il y a nécessité qu'il le soit ; mais le dernier terme doit toujours, pour mouvoir, être d'abord mu lui-même. § 11. Dans l'action aussi, le premier terme n'est pas affecté, et il est impassible ; mais il faut que le dernier terme, pour pouvoir agir, souffre aussi lui-même quelqu'action préalablement. Toutes les choses qui n'ont pas la même matière agissent sans souffrir elles-mêmes et en restant impassibles : <35> par exemple, l'art de la médecine ; car tout en faisant la santé, elle n'éprouve aucune action de la part du corps qu'elle guérit. <325a> Mais la nourriture, en faisant la santé, souffre et éprouve elle-même aussi quelque affection ; car ou elle est échauffée, ou elle est refroidie, ou elle éprouve telle affection différente, en même temps qu'elle agit. C'est que d'une part, la médecine est ici, en quelque sorte, comme le principe, tandis que, d'autre part, la nourriture est le dernier terme, qui touche l'organe auquel elle s'applique. Ainsi donc, toutes les choses actives qui n'ont pas leur forme <5> dans la matière restent impassibles ; et toutes celles qui ont leur forme dans la matière peuvent souffrir quelqu'action. Nous disons aussi que la matière indifféremment est la même, pour un quelconque des deux termes opposés, et nous la considérons comme étant pour eux leur genre commun. Mais ce qui peut devenir chaud doit nécessairement s'échauffer, quand l'objet qui échauffe est présent et tout proche de lui. Aussi voilà pourquoi, parmi les choses qui agissent, les unes, comme je viens de le dire, <10> sont impassibles, et que les autres, au contraire, peuvent souffrir, et comment il en est pour les agents tout de même que pour le mouvement. Là, en effet, le moteur primitif est immobile; et, ici, parmi les agents, c'est le premier acteur qui est impassible, et à l'abri de toute souffrance. § 12. Mais si l'agent est cause, tout aussi bien que le moteur, d'où vient que le principe du mouvement, le but en vue duquel se fait tout le reste, n'exerce pas lui-même d'action ? Par <15> exemple, la santé n'est pas un agent, et l'on ne pourrait l'appeler ainsi que par pure métaphore. Dès que l'agent existe, il s'ensuit que le patient qui souffre l'action devient quelque chose; mais quand les qualités sont tout acquises et présentes, le sujet n'a plus à devenir; il est déjà tout ce qu'il doit être. Les formes et les fins des choses sont, on peut dire, des qualités et des habitudes, tandis que c'est la matière qui, en tant que matière, est toute passive. Ainsi donc, le feu a sa chaleur dans la matière ; et si la chaleur était quelque chose de séparable de la matière du feu, elle ne pourrait rien éprouver ni souffrir. <20> Mais il est impossible, sans doute, que la chaleur soit séparée du feu qui échauffe ; et s'il y a des choses qui soient séparées de cette manière, ce que nous venons de dire ne serait vrai que pour celles-là. § 13. En résumé, nous nous bornons aux considérations précédentes pour expliquer ce que c'est qu'agir et souffrir, pour faire voir à quelles choses l'un et l'autre appartiennent, par quel moyen et comment l'action et la passion se produisent. [1,8] CHAPITRE VIII. § 1. <25> Exposons encore une fois comment les deux phénomènes de l'action et de la passion sont possibles. Parmi les philosophes, les uns pensent que, quand une chose souffre passivement un effet quelconque, c'est que l'agent qui produit l'effet en dernier ressort et principalement, pénètre dans cette chose par certains pores ou conduits. C'est ainsi, disent-ils, que nous voyons, que nous entendons, et que nous percevons toutes nos autres perceptions des sens. Si, de plus, les objets peuvent être vus au travers de l'air, de l'eau <30> et des corps diaphanes, c'est que ces corps ont des pores qui sont invisibles, à cause de leur petitesse, mais d'ailleurs fort serrés et rangés régulièrement en ordre ; plus les corps sont diaphanes, plus ils ont de ces pores en grand nombre. § 2. C'est ainsi que des philosophes se sont expliqué les choses, comme l'a fait, par exemple, Empédocle. Mais on n'a point borné cette théorie à l'action et à la souffrance, et l'on a même prétendu que les corps ne se mélangeaient entre eux que quand leurs pores <35> étaient réciproquement commensurables. <325b> Leucippe et Démocrite ont tracé ici mieux que personne le vrai chemin ; et ils ont tout expliqué d'un seul mot, en prenant le point de départ réel qu'indique la nature. En effet, quelques anciens ont cru que l'être est nécessairement un et immobile. Selon eux, le vide n'existe pas, et il ne peut pas y avoir de mouvement dans l'univers, puisqu'il n'y a pas de vide séparé des choses. <5> Ils ajoutaient qu'il ne peut pas non plus y avoir de pluralité, du moment qu'il n'y a pas de vide qui divise et isole les choses ; que, du reste, prétendre que l'univers n'est pas continu, mais que les êtres qui le composent se touchent, tout séparés qu'ils sont, cela revient à dire que l'être est multiple et n'est pas un, et qu'il y a du vide ; que si l'être est absolument divisible en tous sens, dès-lors, il n'y a plus d'unité pour quoi que ce soit, de sorte qu'il n'y a pas davantage de pluralité, et que le tout est entièrement vide ; <10> que si l'on suppose que l'univers soit mi-partie d'une façon et mi-partie de l'autre, cette explication, disent-ils, ressemble par trop à une hypothèse toute gratuite ; car alors, jusqu'à quel point et pourquoi telle partie de l'univers est-elle ainsi et est-elle pleine, tandis que telle autre partie est divisée ? Et de cette façon, on arrive également, selon eux, à soutenir nécessairement qu'il n'y a pas de mouvement dans l'univers. § 3. C'est en partant de ces théories, en bravant et en dédaignant le témoignage des sens, sous prétexte qu'on doit suivre uniquement la raison, que quelques philosophes en sont venus à croire que l'univers est un, <15> immobile et infini ; car autrement, la limite, selon eux, ne pourrait que confiner au vide. § 4. Telles sont donc les théories de ces philosophes, et telles sont les causes qui les ont poussés à comprendre ainsi la vérité. Sans doute, si l'on s'en tient à de purs raisonnements, ceux-là semblent acceptables ; mais, si l'on veut considérer les faits, <20> c'est presqu'une folie que de soutenir de pareilles opinions ; car, il n'y a pas de fou qui soit allé jusqu'à ce point d'aberration, de trouver que le feu et la glace sont une seule et même chose. Mais confondre les choses belles en soi avec celles qui ne nous le paraissent que par l'usage, sans trouver, d'ailleurs, aucune différence entr'elles, ce ne peut être que le résultat d'un véritable égarement d'esprit. § 5. Quant à Leucippe, il se croyait en possession de théories qui, tout en s'accordant avec les faits attestés par les sens, ne devaient pas compromettre, selon lui, ni la production <25> ni la destruction, ni le mouvement ni la pluralité des êtres. Mais, après cette concession faite à la réalité des phénomènes, il en fait d'autres à ceux qui admettent l'unité de l'être, sous prétexte qu'il n' y a pas de mouvement possible sans le vide, et il accorde que le vide est le non-être, et que le non-être n'est rien de ce qui est. Ainsi, d'après lui, l'être, proprement dit, est excessivement nombreux ; l'être, ainsi entendu, ne peut pas être un ; et, loin de là, <30> ces éléments sont en nombre infini, et sont seulement invisibles à cause de la ténuité extrême de leur volume. Leucippe ajoute que ces particules se meuvent dans le vide, car il admet le vide, et qu'en se réunissant, elles causent la production des choses, et qu'en se dissolvant, elles en causent la destruction ; que les choses agissent ou souffrent, selon qu'elles se touchent mutuellement, et qu'ainsi, elles ne sont pas une seule et même chose ; et que, se combinant et s'entrelaçant les unes aux autres, elles produisent tout l'univers. <35> Leucippe en conclut que jamais la pluralité ne saurait sortir de la véritable unité, pas plus que l'unité ne peut venir davantage de la vraie pluralité, et que tout cela est absolument impossible, de part et d'autre. <326a> Enfin, de même qu'Empédocle et quelques autres philosophes, qui prétendent que dans les choses l'action qu'elles souffrent et subissent s'exerce par le moyen des pores, Leucippe croit de même que toute altération et toute souffrance des choses ont lieu de cette même manière, la dissolution et la destruction se produisant par le moyen du vide, et l'accroissement se faisant, également, par le moyen des particules solides, qui entrent dans les choses. § 6. <5> Pour Empédocle, il doit tenir nécessairement à peu près le même langage que Leucippe ; car il dit qu'il doit y avoir des particules solides et indivisibles, si les pores ne sont pas absolument continus. Or, cette continuité des pores est impossible ; car alors, il ne pourrait y avoir rien de solide, si ce n'est les pores ; et tout, sans exception, ne serait plus que du vide. Donc, il faut, selon Empédocle, que les particules qui se touchent soient <10> indivisibles, et que les intervalles seuls qui les séparent soient vides ; et c'est là ce qu'il appelle les pores. Or, ces opinions sont aussi celles de Leucippe sur l'action et la passion dans les choses. § 7. Telles sont les explications qu'on a données sur la façon dont les choses sont tantôt actives et tantôt passives. Ainsi, l'on voit ce qu'il en est réellement pour ces philosophes, et comment ils s'expriment à cet égard, en soutenant des systèmes qui sont à peu près d'accord avec les faits. § 8. <15> Mais, dans les théories d'autres philosophes, tels qu'Empédocle, on aperçoit moins nettement comment ils conçoivent la production, la destruction, l'altération des choses, et la manière dont ces phénomènes ont lieu. Ainsi pour les uns, les éléments primitifs des corps sont indivisibles; ils ne diffèrent entr'eux que par les formes, et c'est de ces éléments que les corps sont primitivement composés, et c'est en eux que, définitivement, ils se dissolvent. Mais, quant à Empédocle, <20> on voit bien assez clairement qu'il pousse la production et la destruction des choses jusqu'aux éléments eux-mêmes. Du reste comment peut se produire et se détruire la grandeur compacte de ces éléments ? C'est ce qui n'est pas du tout clair dans son système ; c'est, en outre, ce qu'il ne saurait expliquer, puisqu'il nie que le feu même soit un élément, ainsi qu'il nie également l'existence de tous les autres. Platon a soutenu la même thèse dans le Timée; <25> car, tant s'en faut que Platon s'exprime sur ce point comme Leucippe, que l'un admet que les indivisibles sont des solides, et l'autre, qu'ils ne sont que des surfaces; que l'un soutient que tous les solides indivisibles sont déterminés par des figures dont le nombre est infini, et l'autre, qu'ils ont des figures finies et précises. Le seul point où tous les deux s'accordent, c'est qu'ils admettent l'existence des indivisibles, et leur limitation par des figures. § 9. <30> Si c'est bien de là en effet que viennent les productions et les destructions des choses, il y aurait dès lors, pour Leucippe, deux manières de les concevoir, le vide et le contact. C'est ainsi, selon lui, que chaque chose serait distincte et divisible.. Mais, pour Platon au contraire, il n'y a que le contact tout seul, puisqu'il rejette l'existence du vide. Nous avons parlé, dans nos recherches antérieures, du système des surfaces indivisibles ; et quant aux solides indivisibles, ce n'est pas le lieu ici d'examiner plus longuement les conséquences de cette théorie, que nous laisserons de côté pour le moment. § 10. Mais en nous permettant une légère digression, nous dirons que, <326b> nécessairement, dans ces systèmes, tout indivisible doit être impassible; car il ne saurait être passif et souffrir aucune action que par le vide, qu'on n'admet pas ; et il ne peut produire non plus aucune action sur quoi que ce soit, puisqu'il ne peut être, par exemple, ni dur, ni froid. Certainement, il est absurde de se borner à accorder la chaleur uniquement à la forme sphérique ; <5> car dès lors, il y a nécessité aussi que la qualité contraire, c'est-à-dire le froid, appartienne à quelqu'autre figure que la sphère. Mais si ces deux qualités existent dans les choses, je veux dire la chaleur et le froid, il serait absurde de croire que la légèreté et la pesanteur, la dureté et la mollesse, n'y peuvent pas être également. Je reconnais que Démocrite <10> prétend que chaque indivisible peut être plus pesant, s'il est plus considérable, de telle sorte qu'évidemment aussi il pourra être plus chaud. § 11. Mais il est impossible que, étant ainsi qu'on le dit, ces indivisibles ne subissent pas d'influence les uns de la part des autres, et que, par exemple, ce qui est médiocrement chaud ne subisse pas d'influence de la part de ce qui a une chaleur infiniment plus forte. Mais si le dur subit une influence, le mou doit aussi en subir une ; car on ne dit d'une chose qu'elle est molle qu'en pensant à une action qu'elle peut souffrir, puisque le corps mou est précisément celui qui cède aisément à la pression. § 12. D'ailleurs il n'est pas moins absurde de n'admettre dans les choses absolument rien que la forme ; et, si l'on admet la forme, de n'en supposer qu'une seule, soit, par exemple, le froid, soit la chaleur; car il ne peut pas y avoir une seule et même nature pour ces deux phénomènes opposés. § 13. Il y a une égale impossibilité, il est vrai, à supposer que l'être, en restant un, puisse avoir plusieurs formes ; car étant indivisible, il éprouverait ses affections diverses dans le même point. Par conséquent, il aurait beau souffrir, et, par exemple, être refroidi, par cela même il produirait aussi quelqu'autre action, ou il souffrirait même quelqu'autre affection quelconque. § 14. On pourrait faire les mêmes remarques pour toutes les autres affections ; car soit qu'on admette des solides indivisibles, soit qu'on admette des surfaces indivisibles, les conséquences sont les mêmes, puisqu'il n'est pas possible que les indivisibles soient, tantôt plus rares, et tantôt plus denses, s'il n'y a pas de vide dans les indivisibles. § 15. Il est tout aussi absurde de supposer que de petits corps sont indivisibles, et que de grands corps ne le sont pas. <25> Dans l'état présent des choses, la raison comprend, en effet, que les corps plus grands peuvent se broyer bien plus aisément que les petits, attendu qu'ils se dissolvent sans peine, précisément parce qu'ils sont grands, et qu'ils touchent et se heurtent à beaucoup de points. Mais pourquoi les indivisibles se trouveraient-ils absolument dans les petits corps plutôt que dans les grands ? § 16. De plus, tous ces solides ont-ils une seule et même <30> nature, ou bien diffèrent-ils les uns des autres, les uns étant de feu, et les autres, de terre selon leur masse ? S'il n'y a qu'une seule et même nature pour tous, quelle cause peut les avoir divisés ? Ou bien, pourquoi, en se touchant, ne se réunissent-ils pas tous, par leur contact, en une seule et même masse, comme de l'eau quand elle touche de l'eau? La dernière eau ajoutée ne diffère en rien de celle qui la précédait. Mais si ces indivisibles sont différents les uns des autres, alors que sont-ils? <35> Evidemment, il faut admettre que ce sont là les principes et les causes des phénomènes, bien plutôt qu'ils n'en sont les simples formes ; <327a> et d'autre part, si l'on dit qu'ils diffèrent de nature, ils peuvent alors, en se touchant mutuellement, agir ou souffrir les uns par les autres. § 17. Bien plus, quel sera le moteur qui les mettra en mouvement ? Si ce moteur est différent d'eux, alors l'indivisible est passif. Si chaque indivisible se meut lui-même, ou il deviendra divisible, moteur en une partie, et <5> mobile dans une autre, ou bien les contraires coexisteront dans la chose. La matière alors sera une, non pas seulement numériquement, mais aussi en puissance. § 18. Ceux donc qui prétendent que les modifications subies par les corps se produisent par le mouvement des pores, doivent prendre garde ; car s'ils admettent que le phénomène a lieu même quand les pores sont pleins, ils leur prêtent alors un rôle bien inutile, puisque, si le corps, en cet état, souffre de la même façon, on peut supposer que, sans avoir de pores, et étant lui-même continu, il pourrait tout aussi bien souffrir tout ce qu'il souffre. § 19. Mais comment la vision pourrait-elle se produire de la façon dont on l'explique dans ce système? Il n'est pas plus possible en effet qu'elle passe par les contacts au travers des objets diaphanes, qu'au travers des pores, si ces pores sont tous pleins. <15> Où sera donc la différence d'avoir ou de ne point avoir de pores, puisque tout sera plein également? Que si ces pores même sont supposés vides, et s'il doit y avoir des corps en eux, alors se représenteront les mêmes difficultés. Mais si l'on suppose que les pores ont de si petites dimensions qu'ils ne puissent plus recevoir un corps quelconque, c'est une opinion ridicule de s'imaginer que le petit est vide, et que le grand ne l'est pas, quelle que soit son étendue, et d'aller croire que le vide soit autre chose que la place du corps, de telle sorte <20> qu'évidemment, il faudrait que le vide fût toujours en volume égal au corps lui-même. § 20. En un mot, il est bien inutile de supposer des pores. Si une chose n'agit pas par son contact sur une autre, elle n'agira pas davantage parce qu'elle traversera des pores; et si c'est par le contact qu'elle agit, alors, même sans pores, les choses agiront ou souffriront l'action toutes les fois que la nature les aura mises, l'une envers l'autre, dans une relation de ce genre. § 21. On voit enfin, par tout ceci, qu'imaginer des pores dans le sens où quelques philosophes les ont compris, c'est une erreur complète ou une hypothèse bien vaine. Les corps étant absolument divisibles en tous sens, il est ridicule de supposer des pores, puisque, en tant que les corps sont divisibles, ils peuvent toujours se séparer. [1,9] CHAPITRE IX. § 1. Quant à nous, remontant au principe que nous avons si souvent énoncé, reprenons l'explication de la manière dont la production, l'action et la souffrance ont lieu dans les choses. Si, en effet, une chose a telle propriété tantôt en simple puissance, tantôt en réalité, en entéléchie, et si naturellement elle peut souffrir dans telle de ses parties, et ne pas souffrir dans telle autre, mais que, pour sa totalité, elle souffre dans la proportion même où elle a cette propriété, il est clair qu'elle souffrira plus ou moins selon que cette propriété sera plus ou moins forte en elle. C'est en ce sens surtout qu'on pourrait plus aisément admettre l'existence des pores ; ils seraient ainsi dans les corps, comme, dans les métaux, s'étendent quelquefois des veines continues de la matière susceptible d'une certaine affection. § 2. Ainsi tant que la chose est homogène et qu'elle est une, elle est impassible. Il en est encore de même, quand les choses ne se touchent pas entr'elles, ou n'en touchent pas d'autres qui peuvent, par leur nature, agir ou souffrir ; je veux dire, par exemple, que non seulement le feu échauffe au contact, mais qu'il échauffe aussi à distance ; car le feu échauffe l'air, et l'air échauffe le corps, parce que l'air peut, par sa nature, à la fois agir et souffrir. § 3. Mais quand on dit qu'une chose peut souffrir dans une de ses parties et peut ne pas souffrir dans une autre, on doit expliquer ce qu'on entend par là, après la définition donnée dans le principe. Si en effet, la grandeur n'est pas absolument divisible en tous sens, mais qu'il y ait quelque chose, corps ou surface, qui soit indivisible en elle, il s'ensuivrait qu'il n'y a plus de grandeur qui puisse être totalement passive. Mais il n'y aurait plus rien non plus qui pût être continu. Or, si c'est là une erreur et que tout corps soit toujours divisible, il n'importe plus que le corps soit divisé réellement, et comme tel susceptible de contacts, ou qu'il soit simplement divisible ; car du moment qu'il peut être divisé aux points de contact, ainsi qu'on le prétend, il peut être regardé comme divisé, même avant de l'être ; et il sera divisible, puisque rien de ce qui est impossible ne se produit jamais. § 4. Ce qui rend tout à fait absurde de soutenir que l'action et la passion ont lieu de cette manière, par la scission des corps, c'est que cette théorie supprime et détruit l'altération. Ainsi, nous voyons qu'un même corps, sans cesser d'être continu, est tantôt liquide, tantôt coagulé, sans qu'il souffre cette modification, ni par la division de ses parties, ni par leur combinaison, ni par leur déplacement, ni par leur contact, comme le prétend Démocrite. Car le corps n'a eu ni à changer de position, : ni à changer de place, ni à changer de nature, pour devenir coagulé, de liquide qu'il était. On ne voit pas non plus que les choses durcies et coagulées soient actuellement indivisibles dans leur masse ; mais le corps tout entier est également liquide, et parfois il devient tout entier dur et il se coagule. § 5. Enfin, dans ce système, il ne saurait plus y avoir ni accroissement des choses, ni dépérissement; car, aucun corps n'aura pu devenir plus grand s'il n'y a qu'une simple addition, et s'il ne change pas tout entier lui-même, par suite du mélange d'une chose étrangère, ou par suite de quelque changement qui se passe en lui. § 6. Nous nous bornerons à ce que nous venons de dire, en ce qui concerne la production des choses, leur action, leur génération et leurs modifications réciproques. Ceci suffit également pour comprendre dans quel sens ces phénomènes sont possibles, et comment ils ne le sont pas, d'après les explications qui en ont été quelquefois données. [1,10] CHAPITRE X. § 1. Il nous reste à étudier ce que c'est que le mélange des choses, et nous suivrons ici la même méthode que précédemment ; car, c'est là le troisième des sujets que nous nous étions proposé d'examiner, au début de ces recherches. Il faut donc voir ce qu'est le mélange, ce qu'est la chose susceptible d'être mélangée, quelles sont les choses entre lesquelles le mélange peut se faire, et comment ce phénomène s'accomplit. § 2. D'autre part, on peut même aussi se demander s'il existe bien réellement un mélange des choses, ou si ce n'est là qu'une erreur; car, on peut croire qu'une chose ne doit jamais se mêler à une autre, ainsi que le prétendent quelques philosophes. En effet, disent-ils, quand les choses qui ont été mêlées subsistent encore et ne sont pas altérées, on ne peut pas dire qu'elles sont actuellement plus mêlées qu'elles ne l'étaient auparavant ; mais elles sont toujours au même état. Si l'une des deux choses est venue à disparaître, dans le mélange, on ne peut plus dire qu'elles sont mêlées, mais seulement que l'une existe et que l'autre n'existe plus, tandis que le mélange ne peut vraiment avoir lieu qu'entre des choses qui existent également. Enfin, ajoutent-ils, il n'y a pas non plus de mélange, et par la même raison, si les deux choses qui se réunissent viennent toutes les deux à être détruites en se mêlant ; car il est bien impossible que des choses qui ne sont plus du tout puissent être mélangées. § 3. Cette théorie, comme on le voit, a pour but de déterminer en quoi le mélange des choses diffère de leur production et de leur destruction, et aussi en quoi la chose mélangée diffère de la chose produite, et de la chose détruite ; car, évidemment, le mélange doit différer en supposant qu'il soit réel. Une fois ces questions éclaircies, celles que nous nous étions posées se trouveront résolues. § 4. C'est là ce qui fait aussi qu'on ne peut pas dire que la matière s'est mêlée au feu qui l'a consumée, ni même qu'elle s'y mêle pendant qu'elle brûle, de même qu'on ne pourrait pas dire qu'elle se mêle à elle-même, dans les parties du feu, pas plus qu'au feu lui-même ; mais on dit simplement que le feu s'est produit, et que la matière combustible s'est détruite. De même encore, on ne peut pas dire davantage, ou de la nourriture, que c'est en se mêlant au corps, ou de la forme du cachet, que c'est en se mêlant à la cire, qu'elles donnent une certaine figure à la masse entière. On doit reconnaître aussi que, ni le corps et la blancheur, ni, en un mot, les qualités et les affections des corps ne peuvent se mêler aux choses, puisqu'on voit, au contraire, que les deux subsistent. La blancheur et la science ne peuvent pas davantage composer réellement un mélange, non plus qu'aucune des qualités ou attributs qui ne sont pas séparables. § 5. Aussi, est-ce se tromper que de soutenir que toutes choses ont été jadis confondues, et que tout s'est trouvé mêlé ; car tout ne peut point se mêler indifféremment à tout. Il faut toujours que chacune des deux. choses qui se mêlent puisse subsister séparément; or, jamais les qualités des choses n'en peuvent être séparées. Mais comme parmi les choses, les unes sont en simple puissance et les autres en toute réalité, il s'ensuit que les choses qui se mêlent peuvent, en un sens, exister encore, et, en un autre sens, ne plus exister. Si, en réalité, le produit qui résulte du mélange est quelque chose de différent, il n'en est pas moins toujours, en puissance, les deux choses qui existaient avant de se mélanger et de se perdre dans le mélange. C'est là, précisément, la réponse à la question que soulevait la théorie dont nous venons de parler ; et il semble que les mélanges se forment de choses qui étaient antérieurement séparées, et qui peuvent l'être encore de nouveau. Ainsi, les choses mélangées ne subsistent pas en réalité, comme demeure et subsiste le corps et la blancheur qui le caractérise; et elles ne sont pas non plus détruites, soit l'une des deux isolément, soit toutes deux à la fois, puisque leur puissance se conserve toujours. § 6. Mais laissons ceci de côté, et passons à la question suivante, qui consiste à savoir si le mélange est quelque chose que puissent percevoir nos sens. Par exemple, lorsque ,les choses mélangées sont divisées en parties assez petites, et qu'elles sont placées assez proche les unes des autres pour que l'une ne soit plus sensiblement distincte de l'autre, y a-t-il alors ou n'y a-t-il pas mélange ? Mais n'est-il pas possible aussi que, dans le mélange, les choses quelconques soient placées, parties par parties, les unes à côté des autres? Car on appelle encore cela un mélange ; et c'est ainsi que l'on dit que la paille est mêlée au grain, quand, à côté de chaque grain, est placé un brin de paille. § 7. Si un corps est divisible, et si un corps, quand il est mêlé à un autre corps, doit lui être homogène, il faudrait que toute partie quelconque du mélange s'unit à une autre partie quelconque. Mais comme le corps ne peut jamais être divisé en ses parties les plus petites, et comme la juxtaposition n'est pas du tout le mélange et est tout autre chose, évidemment on ne peut plus dire que les choses sont mélangées, quand elles se conservent ce qu'elles sont, en petites particules. Alors il y a juxtaposition ; mais il n'y a ni mixtion, ni mélange ; et la définition d'une partie du mélange ne pourra plus être la même que celle qu'on donnerait du mélange tout entier. Quant à nous, nous disons que, pour qu'il y ait un vrai mélange, il faut que la chose mélangée soit composée de parties homogènes ; et, de même qu'une partie d'eau est de l'eau, de même aussi doit être une partie quelconque du mélange. Mais si le mélange n'est qu'une juxtaposition faite de particules à particules, aucun des faits que nous venons d'analyser n'aura lieu ; et ce sera seulement pour les yeux que les deux choses paraîtront mélangées. Aussi la même chose paraîtra mélangée à tel observateur qui n'aura pas la vue bien perçante, tandis que Lyncée trouvera qu'il n'y a pas de mélange. § 8. La division n'explique pas le mélange, non plus que ne l'explique la réunion d'une partie quelconque à une autre partie, puisque la division ne saurait avoir lieu de cette manière. Donc, ou il n'y a pas de mélange possible, ou il faut se mettre à un autre point de vue pour exposer comment ce phénomène peut avoir lieu. Rappelons d'abord que , parmi les choses, ainsi que nous l'avons dit, les unes sont actives, les autres sont passives sous l'action de celles-là. Les unes ont une influence réciproque ; ce sont celles dont la matière est la même, pouvant agir les unes sur les autres, ou souffrir les unes par les autres également. D'autrès agissent, tout en restant impassibles; ce sont celles dont la matière n'est pas la même ; et pour celles-là, il n'y a pas de mélange possible. Voilà comment la médecine ne se mêle pas aux corps pour faire la santé, et pourquoi la santé ne s'y mêle pas non plus. § 9. Même, parmi les choses qui peuvent agir et souffrir réciproquement, toutes celles qui sont faciles à se diviser, quand elles se mêlent en grand nombre à un petit nombre d'autres choses, et en quantité considérable à une quantité peu considérable, ne produisent pas précisément un mélange, mais seulement un accroissement de l'élément qui prédomine. Alors l'une des deux choses mélangées se change en celle qui prédomine ; ainsi, une goutte de vin ne se mêle pas à une quantité d'eau qui serait de dix mille amphores ; car, dans ce cas, l'espèce est dissoute et change, en disparaissant dans la masse d'eau toute entière. Mais, lorsque les quantités sont à peu près égales, alors chacun des éléments perd de sa nature pour prendre de celle de l'élément qui est prédominant. Le mélange ne devient pas un des deux absolument ; mais il devient quelque chose d'intermédiaire et de commun. § 10. Il est donc évident qu'il n'y a mélange que lorsque des choses qui agissent ont une certaine opposition entr'elles; car alors , elles peuvent souffrir quelqu'effet l'une par l'autre. De petites choses, approchées de petites choses, se mélangent davantage; car elles s'intercalent plus aisément et plus vite les unes dans les autres. Mais une grande quantité, sous l'action d'une autre quantité, grande aussi, ne produit cet effet qu'à la longue. § 11. Ainsi, parmi les choses divisibles et passives, celles qui se délimitent aisément , peuvent se mélanger ; car ces choses se divisent sans peine en petites parties. C'est là, précisément, ce qu'on entend par se délimiter aisément ; par exemple, les liquides sont de tous les corps, ceux qui sont le plus susceptibles de mélange ; car le liquide est, parmi les choses divisibles, celle qui se détermine et se délimite le plus aisément, pourvu qu'il ne soit pas visqueux ; les corps visqueux ne font que rendre le volume total plus grand et plus considérable. Mais, lorsque l'un des deux corps qui se mêlent est seul à être passif, ou qu'il l'est beaucoup, et que l'autre l'est fort peu, le mélange, résultant des deux, ou n'est pas du tout plus considérable, ou ne l'est guère davantage. C'est ce qui arrive pour l'étain mêlé à l'airain ; car, il y a certains corps qui sont assez indécis les uns à l'égard des autres, et sont d'une nature ambiguë. On peut observer que ces corps-là ne se mêlent qu'imparfaitement et dans une certaine mesure ; on dirait que l'un est un simple réceptacle, tandis que l'autre est la forme. C'est là justement ce qui arrive pour ces deux corps qui viennent d'être nommés; car, l'étain qui est comme une simple affection de l'airain sans matière, disparaît presque complètement et s'évanouit par le mélange, auquel il ne fait que donner une certaine couleur. Le même phénomène arrive aussi pour d'autres corps. § 12. On voit donc, d'après tous les détails précédents, que le mélange est possible et ce qu'il est; on voit comment il se produit, et quelles sont les choses entre lesquelles il peut avoir lieu. Ce sont celles qui peuvent souffrir une action les unes de la part des autres, et qui sont facilement déterminables et facilement divisibles. Les substances de ce genre ne sont pas nécessairement détruites dans le mélange; mais elles n'y restent pas non plus absolument les mêmes ; leur mélange n'est pas une simple juxtaposition, et les deux corps ne sont plus perceptibles aux sens. Mais on dit d'une chose qu'elle est mélangée, lorsque, pouvant se déterminer facilement, elle peut tout à la fois agir et souffrir, et qu'elle se mêle à une chose qui a aussi ces mêmes propriétés ; car la chose mélangée ne l'est jamais que relativement à une chose qui lui est homonyme. En un mot, le mélange est l'union, avec altération, des choses mélangées.