[26,0] LETTRE XXVI à Irénée. {Ambroise} Ayant repris le sujet de la lettre précédente {à propos de la clémence}, il revient aux juifs qui présentent à Jésus-Christ la femme adultère et il compare à ces mêmes juifs les évêques qui sollicitent la mort des coupables. Ensuite, indiquant le lieu où cette femme lui fut présentée, il parle beaucoup de la rémission des péchés. Enfin, il parcourt toutes les parties de cette histoire de l'évangile et les explique en détail. Ambroise à Irénée. [26,1] Quoique dans ma lettre précédente j'ai déjà résolu la question que vous m'avez proposée, je ne différerai pas néanmoins de faire une réponse plus longue et plus étendue à celui que j'aime comme mon fils et qui me l'a demandée. 2. Cette question a toujours été célèbre aussi bien que le pardon accordé à cette femme dont l'histoire est rapportée dans l'évangile de saint Jean et qui, étant coupable d'adultère, fut présentée à Jésus-Christ ; car la malice des juifs concerta cette intrigue pour accuser le sauveur afin que, s'il pardonnait à cette femme, la sentence qu'il aurait prononcée en sa faveur parût être contraire à la loi ; que, si, au contraire, il la condamnait selon la loi, il perdît la réputation de douceur qu'il s'était acquise. 3. Mais cette question est devenue plus importante depuis que des évêques ont commencé d'accuser dans les jugements publics des hommes coupables des crimes les plus énormes, que les uns les ont poursuivis jusqu'à les faire condamner à perdre la tête et à subir le dernier supplice et que les autres enfin ont approuvé ces sortes d'accusations et les triomphes sanglants de ces prélats. Que disent-ils, en effet, pour s'excuser que ce que disaient les juifs, qu'on doit punir selon les lois ceux qui commettent ces crimes, et qu'ainsi il avait fallu que les évêques accusassent dans les jugements publics les coupables qui avaient mérité d'être punis selon les lois. La cause est la même mais le nombre est moindre, c'est-à-dire que la question traitée dans le jugement n'est pas différente, mais que la honte que le supplice des coupables a attiré sur les accusateurs est bien différente. Jésus-Christ n'a pas souffert qu'une femme fût punie selon la loi et ils assurent qu'un plus petit nombre a été puni. 4. Mais en quel lieu Jésus-Christ a-t-il prononcé ce jugement ? car il a souvent daigné accommoder ses discours à la qualité des lieux où il enseignait ses disciples. Ainsi dans le portique de Salomon, c'est-à-dire du sage, il disait en se promenant : "moi et mon père ne sommes qu'une même chose". (Jean, 10, 30) Et dans le temple de dieu, il disait : "ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais de celui qui m'a envoyé". (Jean 7, 16) Il exerce aussi ce jugement dans le temple, comme il est marqué dans la suite. "Jésus-Christ dit ces paroles auprès du tronc pendant qu'il enseignait dans le temple et personne ne l'arrêta". (Jean 8, 20) Qu'est-ce que le tronc ? C'est le lieu où sont déposés les aumônes des fidèles, la nourriture des pauvres, le soulagement des indigents. Jésus-Christ étant auprès de ce tronc, comme le rapporte saint Luc (Luc 21, 5), préféra les deux oboles qu'une veuve y jeta à tous les dons des riches, confirmant par son divin témoignage que les sentiments d'un coeur plein de charité sont infiniment plus estimables que les plus abondantes largesses. [26,5] Voyons sur quel sujet parlait auprès du tronc celui qui portait un tel jugement car ce n'est pas sans raison qu'il a préféré cette femme qui y jetait deux oboles. Sa pauvreté était précieuse et riche par le mystère de la foi. Ce sont là les deux pièces de monnaie que le samaritain évangélique laissa au maître de l'hôtellerie pour guérir les blessures de l'homme qui était tombé entre les mains des voleurs. Cette veuve, donc en apparence devenue la figure de l'Église, a apporté dans ce tronc sacré de quoi guérir les blessures des pauvres et appaiser la faim des étrangers. 6. Il faut maintenant que vous repassiez dans votre esprit sur quoi roule le discours de Jésus-Christ ; il répartissait au peuple l'argent éprouvé au feu de ses paroles toutes célestes et il comptait à ceux qui l'aimaient la monnaie marquée de l'image du roi. Personne n'a plus mis dans le tronc que celle qui a porté tout ce qu'elle avait. Elle rassasiait ceux qui avaient faim ; elle enrichissait les pauvres ; elle éclairait les aveugles ; elle rachetait les captifs ; elle guérissait les paralytiques; elle ressuscitait les morts et, ce qui est encore plus, elle renvoyait les pécheurs absous et pardonnait les péchés. Ce sont là les deux pièces que l'Église a mises dans le tronc après les avoir reçues de Jésus-Christ. Que sont, en effet, ces deux pièces de monnaie sinon l'argent de l'ancien et du nouveau testament ? L'argent de l'écriture c'est notre foi, car ce qu'on y lit est estimé selon qu'on en a l'intelligence. La rémission des péchés est donc l'argent de l'un et de l'autre testament. Elle a été annoncée en figure par l'agneau. Elle a été accomplie en vérité par Jésus-Christ. 7. Aussi lisez-vous dans l'exode que la purification de sept jours ne se faisait pas sans celle de trois jours. La purification de sept jours selon la loi était celle qui, sous l'apparence du sabbat présent, a annoncé le sabbat sprituel. La purification de trois jours selon la grâce est celle qui est attestée par l'évangile parce que Jésus-Christ est ressuscité le troisième jour. La pénitence des péchés doit être là où l'on impose la peine. La grâce est là où l'on accorde la rémission des péhés. La pénitence précède, la grâce suit, la pénitence n'est donc pas sans la grâce, ni la grâce sans la pénitence. Car la pénitence doit d'abord condamner le péché afin que la grâce puisse l'effacer. C'est pourquoi saint Jean portant la figure de la loi a baptisé pour la pénitence et Jésus-Christ pour la grâce. 8. Le septième jour signifie le mystère de la loi et le huitième celui de la résurrection, comme vous pouvez le lire dans l'Ecclésiaste (Eccl. 11,2) : "Donnez part à ces sept et à ces huit". Vous avez aussi lu dans le prophète Osée que dieu lui dit (Osée 3,1) : "Achetez-vous une prostituée quinze deniers", parce que par le double argent de l'ancien et du nouveau testament, c'est-à-dire par le prix entier de la foi, on achète cette femme suivie du cortège des nations étrangères et plongées dans l'égarement et dans l'impureté. 9. "Je l'achetai", dit-il, "un boisseau d'orge et un demi boisseau et une pinte de vin". L'orge signifie qu'il appellait à la foi des hommes imparfaits pour les rendre parfaits. Par le boisseau on entend une figure pleine. Par le demi boisseau une mesure demi pleine. La mesure pleine se trouve dans l'évangile, la demi pleine dans la loi dont le nouveau testament est la plénitude, d'autant que Jésus-Christ a dit (Matth. 5) : "Je ne suis pas venu détruire la loi mais l'accomplir". [26,10] Ce n'est pas aussi sans raison qu'il y a quinze psaumes de David, nommés des degrés, et que le soleil remonta de quinze degrés lorsque le saint roi Ezechias fut assuré de la prolongation de sa vie. Car il était marqué par là que le soleil de justice viendrait éclairer par la lumière de sa présence les quinze degrés de l'ancien et du nouveau testament, par lesquels notre foi nous fait monter à la vie éternelle. C'est ce qui me fait croire que ce que nous avons lu aujourd'hui dans saint Paul (Gal. 1, 18) qu'il demeura quinze jours chez saint Pierre est mystérieux. Car il me semble que les apôtres, ayant ensemble diverses conférences sur l'interprétation des divines écritures, l'éclat d'une grande lumière brilla dans l'univers et les ombres de l'ignorance furent dissipées. Revenons maintenant à cette femme adultère qui a obtenu son pardon. 11. Les scribes et les pharisiens la présentèrent à notre seigneur Jésus-Christ avec cette intention criminelle que, s'il lui pardonnait, il semblât violer la loi et, si, au contraire, il la condamnait, il parût renoncer à la fin de sa venue qui consistait à remettre les péchés à tous les hommes. Il a dit plus haut (Jean, 8, 15) : "Je ne juge personne". La présentant donc à Jésus-Christ, ils lui dirent (Jean 8, 4) : "Nous avons surpris cette femme en adultère. Or, il est écrit dans la loi de Moïse de lapider les adultères ; quel est sur cela votre sentiment" ? 12. Dans le temps qu'ils parlaient ainsi, Jésus-Christ écrivait avec le doigt sur la terre la tête baissée et, comme ils attendaient sa réponse, il leva la tête et leur dit : "Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre". Quoi de plus divin que cette maxime que celui-là punisse le péché qui est lui-même exempt de péché. Car comment souffrir qu'un homme punisse les péchés d'autrui et qu'il soit l'apologiste de ses propres crimes ? Ne se condamne-t-il pas lui-même plus rigoureusement lorsqu'il condamne dans un autre le crime qu'il commet lui-même ? 13. Il parla ainsi et il écrivait sur la terre et qu'écrivait-il ? (Matth. 7, 3) "Vous voyez la paille qui est dans l'oeil de votre frère et vous ne voyez pas la poutre qui vous crève les yeux". Car l'impureté est une paille, elle s'enflamme vite et elle se consume de même, au lieu que l'incrédulité sacrilège des juifs, qui leur faisait méconnaître l'auteur de leur salut, publiait hautement l'énormité de leur crime. 14. Or, Jésus-Christ écrivait sur la terre avec le doigt dont il avait écrit la loi. Les pécheurs sont écrits sur la terre, les justes dans le ciel. C'est ce que le sauveur disait à ses apôtres (Luc 10, 20) : "Réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel". Il écrivit pour la seconde fois afin que vous sachiez que les juifs sont condamnés par les deux testaments. [26,15] Les Pharisiens, ayant entendu cette parole, se retirèrent l'un après l'autre, les vieillards sortant les premiers et pensant à leur conscience. Jésus demeura seul et la femme debout au milieu de la place. L'évangile dit fort bien qu'ils sortirent dehors ne voulant pas être avec Jésus-Christ. La lettre est au dehors, les mystères sont au dedans. Car ceux, qui vivaient sous les ombres de la loi et qui ne pouvaient voir le soleil de justice, ne cherchaient pas dans les divines écritures le fruit mais les feuilles d'un arbre stérile. 16. Enfin, lorsqu'ils se furent retirés, Jésus demeura seul et la femme se tenait debout au milieu de la place. Jésus, devant pardonner le péché, demeure seul, comme il dit lui-même (Jean 16, 32) : "Le temps va venir et il est déjà venu que vous serez dispersés chacun de son côté et que vous me laisserez seul". Car ce n'a été ni un envoyé ni un ambassadeur mais le seigneur même qui a sauvé son peuple. Il demeure seul parce que le privilège de remettre les péchés ne peut lui être commun avec aucun homme. Ce don n'appartient qu'à celui-là seul qui a porté le péché du monde. Cette femme mérita l'absolution de son crime parce que, pendant que les juifs se retiraient, elle demeura seule avec Jésus. 17. Alors Jésus, levant la tête, dit à cette femme : "Où sont vos accusateurs ? Personne ne vous a condamnée à être lapidée ? Elle lui dit : non, seigneur. Jésus lui répondit : je ne vous condamnerai pas non plus, allez et gardez-vous de pécher à l'avenir". Voyez, mon cher lecteur, les mystères divins et admirez la clémence de Jésus-Christ. Il baisse la tête lorsque cette femme est accusée, il la lève d'abord que les accusateurs ont disparu ; tant il est vrai qu'il ne veut condamner personne et qu'il veut pardonner à tous. 18. Or, en disant "Personne ne vous a condamnée à être lapidée", il détruit en peu de mots tous les arguments des hérétiques qui soutiennent qu'il ignore le jour du jugement et que ce n'est pas à lui, comme il le dit, de les faire asseoir (Jacques et Jean) à sa droite ou à sa gauche. Il dit de même ici : "Personne ne vous a condamnée à être lapidée". Comment demande-t-il ce qu'il voit de ses propres yeux ? Mais il interroge pour nous afin que nous sussions qu'elle n'avait pas été lapidée. C'est en effet d'un sentiment de compassion qu'est venue la coutume que nous avons d'interroger très souvent sur des choses que nous voyons. C'est pour cela que cette femme répondit : "non, seigneur", comme si elle disait : qui peut lapider celle que vous ne condamnez pas ? qui peut punir un autre en gardant la condition marquée par une telle sentence. 19. Jésus lui répondit : "Je ne vous condamnerai pas non plus". Remarquez avec qulle sagesse il a formé son arrêt afin que les juifs ne puissent le calomnier d'avoir absous cette femme et que s'ils voulaient se plaindre ils fissent retomber la calomnie sur leur propre tête. Car le sauveur renvoye bine plus cette femme qu'il ne lui pardonne. Il l'a renvoyé parce qu'elle n'a plus d'accusateurs, non parce que son innocence est prouvée. De quoi pourraient-ils donc se plaindre, puisqu'ils ont, les premiers, abandonné la poursuite du crime et qu'ils n'ont pas fait exécuter l'arrêt qui la condamnait au supplice ? 20. Enfin, il dit à cette pécheresse: "Allez et gardez-vous de pécher à l'avenir". Il a corrigé la coupable et il n'a pas pardonné le crime, car le crime est condamné avec bien plus de sévérité si celui qui l'a commis commence à le haïr et à le punir en lui-même. En effet, lorsqu'on fait mourir un criminel, on punit plutôt sa personne que son crime au lieu que, lorsqu'on quitte le péché, la peine qu'on s'impose obtient l'absolution de la personne. Que signifient donc ces paroles: "Allez et gardez-vous de pécher à l'avenir" ?, c'est-à-dire depuis que Jésus-Christ a racheté, que la grâce corrige en vous ce que le supplice n'aurait fait que châtier sans le corriger. Adieu, mon cher fils, aimez-moi comme un fils aime son père parce que je vous aime comme un père aime son fils.